Skip to main content

Full text of "Magasin liiéraire : littérature, histoire, beaux-arts, voyages, romans, nouvelles, feuilletons, extraits d'ouvrages inédits et des publications nouvelles"

See other formats


f 


'^\''4 


^ 


*f«,. 


i'ir 


1' 


m 


^m 


itf? 


sJàLT^ 


f 


^^^1^ 


■m 


.♦, 


'^   ■^<^:<^ 


m 


m 


i*  .1  ■ 


^*]a 


^w\îy-;fc^-Q- 


é^y 


^ 


.^ 


'y 


-*»t'^ 


.99  c> 


^ 


ë©l.-Q 


'z*^- 


'3^r; .  '^ 


f^iO. 


è 


,iÇSN 


^:B 


1*^ 


Q:o^ 


vf^ 


f>*^ 


àOC 


"  es 


\-  ÏM: 


m 


ï» 


>*' 


a^3f! 


ft.é^î  ^'Oàa 


m 


LE 


MAGASIN  LITTÉRAmE 


LITTÉRATIRE,   HISTOIRE,  BEUX-ARTS,  VOYAGES, 


IE®MA1&\  ^©lUflELLIlîB,  IFOTLL1T®I^'SIE» 


EXTRAIT  D'Ol  VRAGES  IIVEDITS  ET  DE  PUBLICATIOt^S  NOUVELLES, 


»-S'<©>-5 


'  /  a  6.  ^  (yuiue/ a  .^ece^^nme  ^é4^ 


:*-^^^^B- 


T03IE  PREMIER. 


PARIS, 

BOULK  tT  CO.MP.M^ME.  IMPRIMEliRS-KDITEl'RS.  RIE  COO-HEROX.  3. 

184S. 


SOMMAIRES 


DES  Ot^-RAGES  COlNTEiNliS    DA^'S  LE  TOME  l'REMIEU. 


Jnlllrl  Ig'il. 

ronrrtAiT  i>E  >i.  T!Im:rs. 

y'otice  biographique  Sur  ji.  TiiîF.ns. 

Le  Lion  .-iinoureiix,  par  .M.  FRKiiF.nic  SoriiÉ. 

P  é-ie.  ■  Lf  2"  Acjiil,  iwr  AL  VitTon  Hico. 

Pierre  (jrassoii,  pnr  JL  i>E  Balzac. 

Piiliefrni,  par  AL  (iiiAKLr»  Nouirn. 

Lu  Dieu  île  iries  am\<.  p.ir  AL  AIérv. 

Les  Aléeimteris.  scèiie-i  pupulaire-.  pnr  IL  Mo>"MEB. 

Pcirlrail  de  AL  Tiniins. 

Porlrail  de  M    Aldi.T:. 

'Lriiis  jijiirs  de  rt^rie  du  Paj-e  Léi  n  X,   pai  AL  Léon 

lio/LAN. 

Le  Capifaine  Bleu,  par  A!    FiiAM  !s  AVfy. 

Nouvelles  à  la  ALiiii  juin.. 

Eludes  de  voyage»  :  un  Uève.  par  A!   Pail  AVEitxtn. 

Drames  liisloriques  niariliuies.  par  Al    La<;jhvi!'.iu;. 

Les  tiuèpes  îjuillet  ,  par  .AL  Ai.piiosk  Karii 

Lue  Goulle  d'eau,  par  AL  Eigknk  Oiinot. 

Poésies.  —  Rimes  héroïques.  —  Egmont.  —  Le  (;id. 
Lucius  Fackland.  —  .leaniie'd'.Vrc.  —  Al"'c  Roi.- 
i.AM).  —  (;iirislophe  Colomb  ,  par  M.  Aigistk 
Barbikr. 

Il)  Carême  d'artiste,  par  AI.  des  Gimkes. 

l'elile  coméiiie  avant  le  drame. — Le  plus  beau  Drame 
de  l'époiiuo.  -  Oripiiie  de  quel(|ucs  objets  de  toilette. 

II. 


AOÛl  I8U. 
l'ORTRAlT  DE  M.  GUIlOr. 

ISolice  biographique  s.r  AL  Giizot. 
La  Cinijuantaine,  par  AL  (Charles  de  liEiiNAiin. 
Le  rogne  d'Elisabeth  d'Angleterre,  par  AL  (îiizoT. 
Souvenirs  des  Etats-Unis,  par  Al.  (Iaïmardet. 
Jacques  IV  et  Jacques  \ ,  par  AL  ai.ex.  Diiias. 
Deux  ALnriages  sous  Louis  XIII,  par  F.  Tuojias. 
Cne  destinée  d'Artiste,  par   AL  STÉriiEN  de  ea  ALv- 

DELE1>E. 

La  Pension  des  capitaines  à  Commcrcy,  par  AI.  E.MILE 

AIaRCO  de  SAI>T-HlLAinE. 

Portrait  de  Al.  de  Brogi.ie. 
Portrait  de  AL  Pasquer. 

Cne  Sorcière  au  Sénégal,  par  AI.  Be>oit. 
Poésie  :  Le  Chemin  de  (er.  par  AL  AIérv. 
Nouvelles  à  la  Alain  juillet  . 
Les  tîiièpes  (aoilt  .  par  AL  .Vi.piiosE  Karr. 
Le  Salon  de  .M"i<?  'rliicr,-,  | 

BOIS 

Le  bel  Homme  et  l'Homme   beau,  par  M™»  Emile  de 

(fIRARDIN. 


pir  la  Alarqui^e  DE    A'ieux- 


III. 


Keplviiibre  I8tt. 

rORTRAIT  DE  M.   DE  lAMAnTlNP. 

Xolice  biographique  sur  w    i»  i  '.martot. 

Le  Al.iitre  d'Ecnli',  par  AI    I  RÉfiin:(   Soii.if. 

Sou\enirs  de  Alar>eille.  par  Al.  \i  i  \  \mire  Dcmas. 

De  i\  \i(es  niiuveauv,  p.ir  AL   Ai  i  \amiri    Himas. 

Phy.^iologie  du  AlaLule,  p.ir  .M    1'  ItHiNARIi. 

Portrait  d<>  AL  BEiMni.ii. 

l'iirlr.iit  (!.■  AI    Di  iMh. 

Ali'iniiires  de  .M""'  L.ifi'arj^e,  écrits  |  «r  elle-même. 

l  n  huit  punr    un    iieui,    ra><a-siiiat    ilu    Courrier  de 

Lyon,  par  le  idinmandenr  l.i  o  I.esim's. 
H.irbe-Bleue  en  Cliiue,  mu  la  -eplieim-  Femme. 
In  Duel  snus  Al.i/ariii.  par  .M.  Désessvri.s. 
Les  PiMisioniLd^  ii  vuiiures.  par  Al,  Pvii  he  tvoi  i». 
.VouM-llcs  à  la  Alain    .ini'n  . 

l.'O'iservateiir  du  lto>pliore.  par  Al.  Kii.i'ne  (il  isor 
Lis  G'i.'-pe?   «-ptemb'-e  .par  Al.  Aii>iio\<>  K  vrh. 


IV. 
Octobre  ISltt. 

PORTRAIT  DE  M     CHARLES  NODIER. 

IS'utice  biographique  sur  M.  Charles  Nodier. 

Le  capitaine  Lambert   Ue  partie),  par  Al   Cu.  RaBOI". 

Tahary  lliiinnète  homme.  S  Henry  Beiiiiioid. 

Cn  Rêve  de  l'Impératrice  Joséphine,  par  H.  RaiS50>. 

Double  Erreur,  par  AI.  JlLES  Janin. 

Le  bonheur  d'un  Amant  malheureux,  par  AI.     erine 

Portrait  de  .AL  de  Ra.mki  teai". 

Alilady  Alont.iigne,  par  Al'"e  la  duchesse  u'.Vbrantés. 

Poésie:  Notre-Dame  de    l'olède,  par  .AI.  TllÉopuiLE 

Gauthier. — Fuite  dellodrigue,  pur.Al.DESCUAHP:». 
Le  Pactole  ,  par  AL  Eeoéne  Geinot. 
Nouvelles  à  la  Alain  Septembre,. 
Physiologie  de  l'Homme  marié,  par  Al.  P.  de  Kock 
Physiologie   du    (.unsei'.-d'Elat    sous    le    Consul. it  et 

l'Empiri ,  par  un  ancien  auditeur. 
Les  Cnntreb.uidiers  de  Penmarck,  par  Al.  Derièoe. 
Sœur  ILitilde,  piir  .Al"  «^  Eujénie  Foa. 
Le  Priijel  d'un  Oime,  par  .AI    AIarie  Avcarii. 
lu  P.iin  et  une  F'enétri'.  par  AL  S.  Henrv  Bertiioid. 
In  Prisonnier  d'Etal   par  .M.  Horace  Raisson. 
Le  (iorati,  par  .AI.  Adolpue  Pezant. 
Aloët,  par  M.  JfLES  Jamn. 

V. 
Novembre  l^U. 

PORTRAIT  DE   M.    JlLES  .lAMN. 

Notice  biographique  tur  .m.  jcees  j«mn. 

La  Sémiramide,  par  AI.  .AIéuy. 

Le  capitaine  L.imbcrt   i'  partie  .  par  .M.  (^ii.  It  inni 

Poésie  :  Hymne,  par  .AI.  Aictoh  IUgo. 

Ri'latinn  de  la  missinn  du  général  comte  Betker  HUprés 

de  Na])oléou  en  181.'). 
Cliristuplie  Culomli.  par  AIartinez  dk  la  Rosa. 
La  Alaisiiu  du  Diable,  par  Al.  Itiioi  k  den  Broa.n. 
Souvenirs,  par  AL  le  (I.  de  Vai blanc,  anc.  ministre. 
Le  Balafré,  rom.in  historique,  par  .AI.  DnissF.T. 
Tragc-die.  par  .AL  J    Janin. 
Perir.iit  de  .AI.  I!over-<!oi  lard. 
Cn  A'iilleur  de  l'alVaire  F'iialdés,  par  AL  V.  Xuo.mas. 
.Niiuielli'S  à  la  Alain.  —  -Apologie  du  Chat. 
Les  Guêpes   n  \emliic  .  \niT  AI.  .\LriioNSE  Karr. 
La  .Maile  du  Tragédien,  par  .AI.  Li.o  Lrspts. 
(iors  et  Piano-.  —  Promenades  en  omnibus.  —  Le,: 

principanv  liourinands  sons  le  régime  inipériûl. 
Vue  lettre  d'.Vnnf  de  Boleyu. 

M. 

Iléoriiibre  IS'il. 

PORIRAII    Dl     M     ALPHONSE    KVIIH 

.\olice  biitf/raphique  sur  m.  alphonsl  karr. 
(ne  Consullalioii   p.ir  Al.  Charles  de  Bernard. 
La  Sceur  cad'tte,  par  .M.  (iEurge  Sand. 
l.'.Ablié  d'Or-Saint,  par  AL  T.  D.  de  Santinv. 
.Alémoire  d'un  Jacobin,  par  Al.  .Alphonse  Plvrvt. 
L'Héritier  du  Doge,  par  .M.  AIicuel  Ra\.mond. 
Le,-  Incoinéniens  de  la  (;cléhrilé  p.ir  AI.  H.  Bertikii  i> 
Le  Parterre  d'un  Théâtre,  par  Al    P»i  i  de  Koi  k. 
L'.issurance  mutuelle,  par  Al.  Frédéric  liio^i  is. 
Aladame  Palmyre.  par  AL  AA'iiiielu  Tenini. 
L'adminiMralion  jugée  par  un  miiiislre.  par  .AI  (ii  izoT. 
Petite  Chronique  du  XIX^  siè<li>    par  un  chrviii:(|iieiir 

inconnu. 
Esprit  du  Prince  de  Talleyiand. 
Ruines  historiques,  par  .AI.  .A.LEV.  Dela>ebgm:. 
Deuï  lettres  de  (ÀigUostro. 

Episode  de  la  Révolution,  par  Al.  George  Deval. 
-Vnecd  ite  de  I7SS,  par  AL  de  Saint-Ei  mont. 
Portrait  de  Al    d'Aigoiil 
lîii  <;orsaire.  car  Al.  F'egéne  Si  i  . 
Poésie:  Le;  Jeuv  Homes,  par  \l    Kviiiiimimt. 
Nouvelles  à  la  Alain    iio>emlire  . 
AI""  Devienne,  jwr  un  chroniquoiir  liiconnii. 
Les  (iiièjies  déivmbre    par  .AI.  .Vi.riioNsE  Kai^k 
Ce  que  c'e-l  qu'une  aciriiv. 
AL'e  Damore.iT  i  S:ii:;t  PêTr-lMiuij. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/magasinliirair01pari 


Juillet  1Sj:i1. 


nOWIXE  WHA]%fCS  J»^«  A]%f, 


-K'  1. 


ITTÉM 


037  S'ABONNE 

A  Paris, 

RUE  COQ -HÉRON,  N»  3, 

Au  bureau  du  Journal. 
Et  m  province, 

er.  les  Libiaiies  ,  les  Direcleurs 
lies  Postes  cl  des  Messageries. 

(AFFRANCnm.) 


Ctttcrûtur*,  j^istoiu,  Sfxences,  i3ta\xx-J<vi3^  iHemoirts,  HTœurs,  ï)o^aQss, 


W)WmË,B  l®l¥l]L2.3li»  FlWIEjJLjlfOlîgt 


EXTRAITS   D'OUVMGES  INÉDITS,   PIJBLICATIONS  NOUVELLES,  REVOES. 


ABOIUNEMENS  ' 

Un  an 12  t.  n 

Six  mois 6     50  e. 

Trois  mois.  ...     3     50 

Un  mois 1     25 

Étranger:  2  fr.  en  sus  par  an. 

Oo  tire  à  vue  sur  les  personnes  qai  I 
demandent,  et  il  est  ajoalc  un  fr-  ai 
mandat  pour  frais  de  reeourrcœeni 

(AFFBA>CUIB.} 


Le  Magasin  LiTiÉRAïKE  se  compose  d'un  choix  d'articles  fait 
parmi  les  meilleurs  Feuilletons,  Romans  et  Nouvelles  qui  parais- 
sent chaque  mois,  soit  dans  les  Journaux,  les  Revues,  ou  les 
Livres.  Ou  y  trouve  des  Récits  de  voyajjcs,  des  Tableaux  de 
mœurs,  des  Etudes  d'art  et  des  Esquisses  biographiques  em- 
pruntés aux  meilleurs  écrivains  de  France  et  de  l'étranger. 

En  vertu  d'un  traité  spécial  passé  avec  la  Société  des  Gens  de 
Lettres,  le  M,\(;a.sin  LmÉRAiRE,  outre  ses  articles  entièrement 
inédits ,  reproduit  notamment  les  publications  de  MM.  Victor 
IlLGO,  Charles  Nodier,  de  Balzac,  Alexaadre  Dlmas,  Frédéric 
SouLiÉ,  Charles  de  Bernard,  Méry,  Eugène  Sue,  Léon  Gozlan, 
Roger  de  Beauvoir,  Elie  Berthet,  et  généralement  les  ouvrages 
de  MM.  les  écrivains  les  plus  distingués. 

Il  parait  chaque  mois  (le  quinze)  un  numéro  composé  de  huit 
feuilles,  imprimé  sur  beau  papier  satiné ,  grand  in-quarto  à  deux 
colonnes,  avec  couverture  imprimée.  Le  prix  de  chaciuc  numéro, 
qui  contient  10,800  lignes  (ou  760  mille  lettres),  c'est-à-dire  la 
matière  de  plus  de  cinq  volumes  in-octavo ,  est  de  UN  FRANC 
VINGÏ-CINQ  CENTLMES. 

Le  prix  de  labonnement  annuel  est  de  DOUZE  FRANCS.  Les 
douze  numéros  mensuels  qui  le  composent  contiennent  de  fait  et 
véritablement  la  matière  de  plus  de  soixante  volumes  in-octavo 
ordinaires,  dont  le  prix  (au  prix  ordinaire  de  7  fr.  50  cent.  le 
volume)  serait  de  650  francs! 

Le  Magasin  Littéraire  réunit  donc  trois  conditions  essentielles 
qui  doivent  assurer  sou  succès  : 

1°  Grande  variété  de  rédaction  et  soin  particulier  dans  le  clioix 
des  articles ,  qui  sont  tous  signés  par  les  écrivains  le  plus  en 
renom  (voir  ci-après  le  sommaire  de  ce  numéro)  ; 

2°  Iinineusc  quantité  de  matières  (  plus  de  60  volumes  par  an)  ; 

3°  Réduction  considérable  et  sans  exemple  dans  le  prix  de 
l'abonnement  (DOUZE  FRANCS  PAR  AN). 

Pour  se  convaincre  de  la  sincérité  des  promesses  de  ce  pros- 
pectus, de  la  réalité  des  avantages  que  présente  le  Magasin  Lit- 
téraire, de  son  iinportaiice  matérielle  et  de  sa  valeur  littéraire, 
ilsullit  de  jeter  les  yeux  sur  ce  numéro  et  de  lire,  dans  le  sommaire 
qui  suit,  les  noms  des  écrivains  célèbres  qui  y  ont  concouru. 


Le.  Lion  amoureux,  par  M.  rs\ÉDKl\IC  SOULIÉ. 

PoéMO,  —  le  27  ai.ùt  1820,  —  pnr  M.  VlCTOll  HUGO. 

PioiTO  Crassnu,  par  M.  DE  BALZAC. 

Soiivoiiiisdo  la  révohitioii.  —  t'iche:jru,  par  M.  OU.  IXODIEU. 

Un  IJiiMi  de  inosAmi.s,  piir  M.  BïÉH^. 

Les  JUToiilons.  —  Scènes  populuircs,  par  M.  UE!VRY  MOWIER. 

Poriiaiide  M.  TUllCtts. 

Trois  jours  du  rri^iie  de  LéoiiX.  par  LÉON  GOZLAX. 

Le  Capilaini;  Bleu,  par  i»I.  FI\A^C1S  AVLV. 

Noiivullcs  à  la  main  (juin). 

Eluilcs  de  voyases.  —  l!ii  rêve,  par  M.  PAUL  WmîVER. 

Dranu's  et  liistoircs  inaiiiiiiics,  par  llî.  LAGUA\  lEUE. 

Portrait  de  M.  MOLE. 


Une  Goutte  d'enu,  par  M.  EUGEXE  GUIXOT. 
Les  Guêpes  (juillet) ,  par  M.  ALPHONSE  KARR. 

Poésies.  — Rimes  liéroïi|ues.  — Sonnets.  — Egtnont.  —  Le  Cid.  —  Lucius 
Fackland.— Jeanne  d'Arc. —M°"  Roland.  —  Cbrislophe  Colomb,  par 
M.  AUGUSXr-  BAUUIER. 

Un  Carême  d'Artiste,  par  M.  DES  GIIUÉES. 

Petite  Comédie  avant  le  Drame. 

Le  plus  beau  Drame  de  l'époque. 

Origine  de  quelques  objets  de  toilette. 


»-iPOft'^'»»< 


LE  LlOiV  A310LREUX. 

L 

Le  nom  de  lion,  appliqué  à  une  partie  de  la  jeunesse  française ,  s'est 
tellement  vulgarisé,  que  je  crois  inutile  d'entrer  dans  de  longues  expli- 
cations pour  le  faire  adopter  à  mes  lecicurs  comme  signiliaiit  autre 
cliose  que  l'hôte  terrible  des  forêts,  ou  l'esclave  obéissant  de  M.  Van 
Ambiirg. 

Mais  quelle  est  cette  autre  chose  !  On  a  bien  en  général  une  idée  vague 
et  qui  sullit  à  la  conversation  ;  on  sait  que  la  race  à  laquelle  le  lion  appar- 
tient a  toujours  vécu  en  Fiance  sous  divere  noms  ;  ainsi  le  lion  s'est  ap- 
pelé auUelois  ralliné ,  muguet,  homme  à  bonnes  fortunes,  roué;  plus 
tard,  muscadin,  incroyable,  mervcillcu\,  et  derniéiemeni  enfin,  dandy  et 
fashionable  ;  aujourd'hui,  cesthon  qu'on  le  nomme. 

Pourquoi  ? 

Est-ce  parce  qu'il  est  le  roi  de  cette  paicclle  de  la  société  qu'on  appelle 
le  monde  ?  Esi-ce  parce  qu'il  prend  les  quaUe  quaits  de  la  proie  que 
d'autres  l'ont  aidé  ii  saisir  ? 

Je  ne  puis  vous  le  dire  :  mais  je  vais  tâcher  de  vous  esquisser  sa  physio- 
nomie, et  puis  vous  devinerez,  si  vous  pouvez. 

Le  lion  est  en  géui  rai  un  beau  garçon  qui  a  passé  de  l'étal  d'enfant  à 
l'état  d'homme  ,  la  prétention  d'être  un  jeune  homme  étant  abandonnée 
depuis  long-temps  aux  honnnes  de  quarante  à  cinquante  ans;  car,  de 
nos  jours,  l'état  de  jeune  homme  est  presque  aussi  méprisé  que  celui  de 
vieillard. 

Or,  le  lion  n'ayant  jamais  été  jeune  homme,  n'a  presque  jamais  fait 
aucinic  des  sottises  jeunes  qui  partent  du  cœur,  quoiqu'il  aime  le  jeu, 
les  fenimcs  et  le  \in,  comme  le  disent  les  refrains  du  temps  de  l'empire, 
une  de  ces  choses  que  le  lion  méprise  le  plus.  Mais  cet  amour  n'est  pas 
de  l'amour ,  car  ce  n'est  i)as  pour  eux  que  ces  messieurs  ont  ces  trois 
passions ,  auxquelles  ils  joignent ,  quand  ils  le  peuvent,  celle  des  che- 
vaux. 

La  véritable  passion  est,  de  sa  natm-e  personnelle,  cachée,  discrète;  la 
leur,  au  contraire,  est  toute  d'apparat  et  de  hi\e.  Ils  possèdent  leur  mai- 
tresse  au  même  titre  que  leur  voiture,  pour  en  éclabousser  les  pass-ius ,  et 
ils  dînent  auv  fenêtres  du  café  de  Paris  parce  que  c'est  l'endroit  le  plus 
apparent  de  la  capitale  ;  en  eQ'et,  ils  n'ont  pas  la  prétention  de  boire, 
mais  de  vider  un  grand  nomlire  de  bouteilles,  ce  qui  e,-t  bien  diiTêrent. 

Les  lions  sont  donc  en  général  fort  iguorans  (le  l'ainour,  de  ses  foUes . 
les  plus  passionnées,  de  ses  bonheurs  les  pins  délicats,  de  so*  cspécuicos^ 
insensées ,  de  .ses  craintes  frivoles,  ot  surtout  de  toutes  ses  charmantesi 
niaiseries.  En  revanche,  ils  ont  le  droit  acquis  (acquis  est  bien  dit)  de! 
tutoyer  la  majorité  des  chti-ui-s  dansans  ou  chantans  de  l'Opt-ra.  [^ 

Du  reste,  ils  ont  cela  de  comiiuin  avec  la  jeune  noblesse  d'il  y  a' 
soixante  ans  ,  (|u'ils  ont  un  pied  dans  la  meilleure  compagnie  de  Paris  cl 
un  pied  dans  la  plus  mauvaise  :  mais  ils  en  dilïérent  en  ce  que  les  grande» 
dames  d'aujourd'hui  no  les  disputent  plus,  connue  autrefois,  aux  filles  en- 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


treteuues,  et  les  ^ibandoniieiit  aux  iiilrigues  des  coulisses.  Aussi,  lorequ'il 
s'est  rencontré  par  hasard,  dans  le  lliéâtre  niènic,  quelque  femme  qui  a  eu 
besoin  doue  aimée  pour  se  perdre,  s'est-elle  donnée  à  un  pauvre  gai'çon 
auidurcui  qu'ils  avaient  (lilii  d'avance  de  l'épithMe  de  bourgeois. 
Ceci  dit,  nous  pouvons  commeiirer  noli'e  bistoiie. 
C'était  il  y  a  quelques  jours,  à  l'heure  de  midi  ;  un  lion  de  la  plus  belle 
encolure  desrendit  de  «a  voiture  et  entra  au  calé  de  Paris.  Son  entrée 

'  excita  un  très  vif  étonnement  pour  deux  raisons  majeures;  la  première, 

1  c'est    qu'il   était  habillé  ;  la  seconde ,  c'est  qu'il  deniaiida  son  déjeuner 
comme  un  homme  qui  est  pressé  et  qui  a  quelque  chose  à  faire. 

'      Un  de  ses  amis  le  regarda  aiteiuiveraent  de  l'œil  sur  lequel  il  ne  mit  pas 

I  son  lorgnon,  et  lui  dit  : 

—  Où  diable  allez  vous  comme  ça,  Sterny? 

—  Je  vais  à  un  mariage. 

—  Qui  donc  se  marie  ?  dit  l'interlocuteur. 

Et  tout  aussitôt  une  demidouzaine  de  tèles  se  levèrent  ;  on  échangea 
des  regards,  on  chercha  au  plafond,  et  chacun  répéta  en  soi-même  la 
question  : 

—  Qui  donc  se  marie  ? 

—  Sterny  vit  celte  pantomime,  et  se  hâta  d'y  répondre  d'un  ton  indiffé- 
rent en  disant  : 

—  Personne,  messieurs,  personne.  C'est  une  affaire  particulière. 

—  Et  à  quelle  heure  en  sercz-vous  débarrassé? 

—  Je  n'en  sais  rien;  luais  je  m'esquiverai  immédiatement  après  l'église , 
quand  je  ne  serai  plus  nécessaire. 

— Vous  êtes  donc  nécessaire  ? 

—  Je  suis  témoin  du  futur. 

—  Témoin  du  futur  ?  répétat-on  de  tous  côtés. 

—  Oui,  reprit  Sterny,  qui  voyait  l'étonnement  se  peindre  sur  tous  les 
visages;  oui,  témoin  du  tilleul  de  mon  père.  Il  m'a  écrit  ii  ce  sujet  une 
lettre  qui  ne  me  permettait  pas  de  reluser  a  ce  brave  garçon  un  plaisir 
qu'il  considère  comme  un  grand  honneur.  Voilà  t.  ut  ce  dont  il  s'agit  ;  et 
maintenant,  ajouta  Sterny  en  se  levant,  achevez  de  déjeuner  en  psix.  A  ce 
soir. 

Comme  il  sortait,  l'un  de  ses  amis  lui  cria  : 

—  Où  se  fait-il  ton  niariase? 

—  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien.  Le  rendez-vous  est  chez  la  future...  rue 
Saint-Martin,  à  midi;  il  est  midi  un  quart...  Adieu! 

11  partit,  et  quoique  cet  évî'nement  fût  d'une  très  mince  importance ,  il 
n'en  fut  pas  moins  le  texte  d'une  assez  longue  conversation. 

—  Le  vieux  marquis  de  Sterny,  dit  un  tils  de  potier  enrichi  qui  profes- 
sait un  grand  respect  pom-  les  traditions  héréditaires,  le  vieux  marquis  de 
Sterny  a  gardé  un  peu  des  habitudes  de  patronage  de  l'ancienne  noblesse  ; 
donc  ce  qui  arrive  à  Sterny  serait  une  chose  d'assez  bon  goût  à  faire  ;niais 
malgré  son  grand  nom  il  n'y  entend  rien  ,  et  au  lieu  d'être  bon  et  affec- 
tueux pour  ces  pauvres  gens,  il  va  leur  porter  un  air  ennuyé  ou  moqueur, 
et  pourtant... 

—  Pourtant,  dit  un  ex-beau  de  quarante  ans,  à  qui  Ton  contestait  le 
titre  de  bon,  élégant  fort  gros  et  très  laid,  espèce  de  pédicure  opulent, 
qui  appelait  toutes  tes  femmes /«  petite...  pourtant  cela  pourrait  être 
amusant  ;  il  y  a  de  très  jolies  femmes  parmi  tout  ça. 

— Jolies,  oui,  s'écria  lui  vrai  lion,  existence  inconnue,  dont  la  spécia- 
lité avait  un  certain  côté  artistique  qui  consistait  à  protéger  la  fantaisie  et 
l'art  ;  jolies,  oui  ;  mais  ce  sont  des  bourgeoises. 

—  Ah  !  messieurs ,  reprit  le  Dis  du  potier,  l'ancienne  noblesse  faisait 
cas  des  bourgeoises. 

—  Pardieu  !  reprit  le  lion  artiste,  les  bourgeoises  d'autrefois,  ça  se  con- 
çoit. Des  jeunes  lilles  qid  ne  savaient  rien  de  rien  ;  des  femmes  qui  n'en 
savaient  guère  plus,  enfermées  dans  la  pratique  des  pieux  devoirs  de  la 
famille  ;  pour  qui  les  plaisirs  du  monde,  les  arts,  la  littérature  étaient  d'un 
domaine  où  elles  ne  pouvaient  aspirer;  qui  regardaient  un  homme  de  cour 
comme  le  serpent  tentateur  de  la  Genèse.  Pénétrer  dans  celte  vie,  y  jeter 
l'amour,  le  désordre,  jouer  avec  cette  ignorance  de  toutes  choses,  l'éton- 
ner comme  on  fait  à  un  enfant  avec  des  contes  de  fées,  cela  pouvait  être 
fort  amusant,  et  je  comprends  parfaitement  la  passion  du  maréchal  de  Ri- 
chelieu pour  Mme  Michelin.  Mais  les  bourgeoises  d'aujourd'hui,  douées 
pour  la  plupart  d'une  moitié  (l'éducation  fausse,  dont  elles  se  servent 
avec  une  impertuiba!)le  impoitinciue  pour  ne  s'étoinicr  de  rien;  des  vir- 
tuoses qui  jouent  les  sonates  de  Steibelt  et  qui  décident  entre  Piossini  et 

Meyerbeer  en  faveur  du  l'oslitlon  de  LontiJKmvuu  ;  des  bas  bieiLs  qui  { 
lisent  Mme  Sand  comme  élude,  et  qui  dévorent  M.  Paul  de  Kock  avec  [ 
bonheur;  des  artistes  qui  se  font  peindre  par  M.  Dubulfe  et  qui  enlumi- 
nent des  lithographies;  des  fenuues  enlin  qui  ont  des  opinions  sur  l'assieitc 
(le  l'impôt  et  sur  limmortalité  de  l'amc!  c'est  ignoble,  et  je  comprends 
tout  l'ennui  de  Sterny.  ICIles  vont  le  regarder  comme  une  bcte  curieiiso  , 
et  Dieu  sait  si  elles  ne  le  mesureront  pas  à  l'aune  de  quelque  beau  cou- 
tnud  de  boutique  qui  aura  fait  douze  couplets  pour  le  mariage,  qui  décou- 
pera à  table,  qui  cluiatera  au  dessert,  qui  dattsera  toute  la  nuit,  et  qui 
sera  proclamé  riioiunie  le  plus  aimable  rie  la  société  ! 

t^ii-dessus  le  lion  ailiiinason  cigare,  alla  s'asseoir  sur  une  clinise,  en  mit 
un  c  sous  chacune  de  ses  jambes  et  regarda  passer  le  boulevarl.  Tous  les 
autres  lions  s'empressèrent  de  se  liMer  à  des  occupations  de  cette  impor- 
tance, et  il  ne  fut  plus  question  de  Léonce  Sterny. 
■    Cependant  celui-ci  était  arrivé  à  la  rue  St-Martin.  Ce  jour-là  notre  lion 


n'avait  aucun  rendez-vous  ;  il  n'y  avait  ni  courses,  ni  bois,  et  il  ne  volait 
à  aucun  plaisir  les  deuv  heures  qu'il  allait  consacrer  à  l'rosper  Gobillou, 
le  lilleul  de  son  père.  Il  se  serait  ennuyé  ailleurs,  il  venait  s'ennuyer  là  ; 
il  ne  mettait  donc  aucune  importance  il  ce  qu'il  faisait,  et  entra  chez  ^L 
Laloiiie,  plumassicr,  sans  avoir  pris  d'avaure  d'être  d'une  façon  ou  de 
l'autre:  c'est  une  commission  qu'il  faisait.  11  arriva  ;i  point:  on  n'atten- 
dait plus  que  lui.  Il  s'en  apei  çul  sans  qu'on  le  lui  montrât  le  moins  du 
monde,  et  se  crut  dispensé  de  s'excuser.  On  lui  présenta  la  mariée  qui 
n'osa  pas  le  regarder,  puis  les  païens,  et  il  vit  que  les  jeunes  gens  se 
poussaient  le  coude  poiu-  se  le  montrer  lorsqu'il  saluait  oti  parlait.  11  cher- 
cha (les  yeux  quelqu'un  à  qui  s'accrocher,  et  ne  vit  aucun  homme  dans  la 
conversation  duquel  il  pût  se  mettre  .i  l'abri  de  cette  curiosité.  Sterny 
se  retira  dans  un  coin,  tandis  que  la  famille  se  donnait  mille  soins  pour 
organiser  le  départ ,  lorsque  entra  tout  à  coup  une  grande  jeune  lille  qui 
s'écria  : 

—  Quand  je  vous  disais  que  j'aurais  changé  de  robe  avant  que  votre 
marquis  ne  soit  arrivé  ! 

— Lise  !  dit  sévèrement  M.  Laloine,  tandis  que  tout  le  monde  demeu- 
rait dans  la  stupéfaction  de  cette  incartade. 

Le  regard  de  M.  Laloine  dirigé  vers  Léonce  montra  à  sa  fdle  quelle 
grosse  inconvenance  elle  venait  de  commettre,  et  celle-ci  rougit  comme  le 
beau  lion  n'avait  jamais  vu  rougir. 

—  Pardon,  papa,  je  ne  savais  pas...  dit-elle  en  baissant  la  tète  ,  tandis 
•que  M.  Laloine  s'approchant  de  Sterny,  lui  dit  avec  un  air  paternel. 

—  C'est  une  enfant  qui  n'a  pas  seize  ans  et  qui  ne  sait  pas  encore  se 
tenir. 

Sterny  regarda  celte  enfant  qui  était  belle  comme  un  ange. 

—  C'est  votre  lille  aussi  ?  dit  Léonce. 

—  Oui,  monsieur  le  marquis,  une  enfant  gâtée,  qu'une  afi'reuse  maladie 
du  cœur  a  failli  nous  enlever,  et  qu'il  faut  ménager  encore.  C'est  pour 
cela  que  je  ne  l'ai  pas  grondi'e. 

—  Eh  bien  !  veuillez  me  présenter  à  elle  et  m'excuser  de  mon  inexac- 
titude. 

—  Ça  n'en  vaut  pas  la  peine,  répartit  M.  Laloine,  ne  faites  pas  atten- 
tion à  cette  morveuse. 

Mais  Sterny  n'était  point  de  cet  avis;  jamais  il  n'avait  rien  vu  de  plus 
charmant  que  cette  ûlle  si  belle.  Pendant  que  sa  mère  la  grondait  douce- 
ment, et  semblait  lui  recommander  d'être  bien  raisonnable,  elle  avait  jeté 
un  regard  furiif  sur  le  lion,  regard  inquisiteur  et  peu  bienveillant,  et  elle 
avait  conclu  le  sermon  de  sa  mère  par  un  petit  geste  d'impatience  voulant 
dire  très  claii  ement  : 

<i  J'étais  sùrt-  que  ce  serait  un  trouble-fèle  !  » 

Cependant  on  partit  pour  la  mairie  et  l'on  mil  Léonce  dans  la  voilure  de 
la  mariée  avec  Mme  Laloine  et  un  des  témoins  de  cette  famille.  Heureuse- 
ment que  le  trajet  n'était  pas  long;  car  ces  quatre  personnes  étaient  fort 
embarrassées,  et  le  collègue  de  Léonce  ne  trouva  rien  de  mieux  que  de 
lui  dire  : 

—  Que  pensez-vous,  monsieur,  de  la  question  des  sucres? 
Sterny  n'en  avait  aucune  idée  ;  mais  il  répondit  froidement  : 

—  Monsieur,  je  suis  pour  les  colonies. 

—  Je  comprends,  dit  amèrement  le  témoin,  le  progrès  de  l'industrie 
nationale  vous  fait  peur.  Mais  enlin  le  gouvernement  veut  tout  ruiner  en 
France,  c'est  un  parti  pris. 

Et  là-dessus  le  monsieur  entama  la  question  qui  dura  Jusqu'à  la  mairie, 
sans  qu'il  fût  besoin  que  personne  prît  la  parole. 

Léonce  ne  pensait  déjà  plus  à  la  belle  Lise,  et  commençait  h  trouver  la 
tâche làtigaiiie.  On  arriva,  et  comme  Léonce  venait  de  descendre  de  voi- 
lure, il  aperçut  Lise  qui,  le  visage  rayonnant,  venait  de  sauter  de  la  sien- 
ne. Il  se  passa  en  ce  moment  nue  espèce  de  petit  embarras  qui  fut  peut- 
être  la  cause  première  de  toute  cette  histoire.  Lise  donnait  le  bras  à  un 
grand  jeune  homme  décoré  du  nom  de  garçon  d'honneur  et  qui  louchait  à 
Sterny.  Lise,  ii|)pel(e  par  une  autre  jeune  lille  venant  derrière  elle,  se  retour- 
na pour  rétablir  une  Heur  dérangée  dans  sa  coiffure ,  tandis  que  le  garçon  j 
d'honneur  restait  immobie,  tenant  son  bras  ouvert  en  cerceau  pour  re-j 
cevoir  le  beau  bras  de  la  jeune  Lise.  Mais  au  moment  où  elle  ai  hevait  son 
oilice,  une  voix  appela  le  jeune  homme  en  tête  du  collège.  Il  s'éloigna, 
tandis  que  Lise  passa  son  bras  dans  celui  qu'elle  rencontra  à  sa  portée, 
et  qui  se  trouva  être  celui  du  beau  lion  :  alors  elle  se  retourna  vivemen', 
en  disant  : 

—  Allons,  (lépêi'lions-iious  ! 

A  l'aspect  (lu  visage  de  Sterny,  elle  poussa  un  petit  cri  et  voulut  sj  re- 
tirer ;  mais  Léonce  serra  le  bras,  retint  la  main  el  dit  en  soiiiiaut  : 

—  l'ui'-que  le  hasard  me  le  donue,  je  veux  en  profiler. 

—  Pardon,  monsieur,  répon  lit  Lise  ;  mais  Je  suis  demoiselle  d'honneur  ; 
je  ne  veu\  pas,  M.  Tiilot  se  fâcherait. 

—  Qui  ça,  M.  Tirlol? 

—  V.h  bien  !lc  garçon  d'honneur,  c'est  un  droit... 

—  C'est  un  droit  que  Je  lui  disputerai  en  champ-clos,  dit  le  jeune  lion, 
qui  s'imnsiiiaitdire  la  chose  du  monde  la  plus  iiisij;,ii[ianlc. 

Lise  le  regarda  de  tous  ses  \  eu'i,  et  npondit  d'une  voix  émue  : 

—  Si  c'est  comme  ça,  monsieur,  venez ,  je  lui  dirai  que  c'est  moi  qui 
l'ai  voulu. 

Cette  phrase  et  l'émotion  avec  laquelle  elle  fut  prononcée  prouvèrent  à 
Léonce  que  Lise  avait  pris  le  champ-clos  au  sérieux,  et  qu'elle  était  per- 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


suadc'c  que  le  ...«niuis  eflt  tné  le  garçon  d'honneur  s'il  sYtait  permis  de 
faire  une  ol)scrvatioii.  Cependant  tout  le  monde  était  entré  dans  la  salle 
municipale;  Léonce  et  Lise  entrèrent  les  derniers,  et  la  jeune  fille  se  hâta 
de  dire  : 

—  C'est  SI.  Tirlot  qui  m'a  laissée  là  sur  le  rottoir,  et  sans  M.  le  mar- 
quis, à  qui  j'ai  été  forcée  de  demander  son  bras,  je  n'aurais  pas  eu  de  ca- 
valier. 

Le  mot  cavalier  désencLanfa  mi  peu  Léonce  ;  mais  le  maire  n'était  pas 
arrivé,  et,  faute  de  mieux,  il  s'assit  à  côté  de  Mlle  Lise.  11  ne  sut  d'abord 
que  lui  dire,  et  évidomnieiU  il  la  gênait  beaucoup  par  sa  présence. 

Léonce  voulut  faire  le  bonhomme,  et  dit  en  souriant  doucement  : 

—  Voilà  un  jour  qui  fait  battre  le  cœur  aux  jeunes  filles... 
Lise  ne  répondit  pas. 

—  C'est  un  grand  jour... 
Même  silence. 

—  lit  qui  arri\cra  sans  doute  bientôt  pour  vous? 

—  Ah  !  que  ce  maire  est  ennuyeux  !  dit  Lise ,  il  se  fait  toujours  at- 
teindre. 

Léonce  comprit  qu'il  réussissait  peu  :  mais  assis  qu'il  était  près  de  cette 
belle  enfant,  il  admirait  avec  tant  de  plaisir  la  pureté  merveilleuse  de  son 
profil,  la  grâce  de  son  cou  flexible  si  doucement  courbé;  et  puis  il  sentait 
pour  la  première  fois  arriver  jusqu'à  lui  cette  fraîcheur  de  vie  bien  plus 
suave  que  l'atmosphère  parfumée  d'une  belle  dame.  Il  ne  se  découragea 
pas,  et  saisissant  au  vol  les  mots  de  Lise,  il  reprit  de  sa  voix  la  plus  cares- 
sante : 

—  Vous  parlez  bien  légèrement  d'un  si  grave  magistrat? 

—  Qui  ra?  dit  Lise,  monsieur  le  maire,  est-ce  que  c'est  un  magistrat? 
On  a  beau  faire  des  institutions  très  admirables,  quand  le  temps  ne 

les  a  pas  sanctionnées,  elles  n'entrent  pas  dans  les  sentimens  de  la  masse. 
Que  le  maire  soit  le  consécrateur  légal  et  unique  du  mariage ,  la  loi  le 
vont  ainsi;  mais  l'acte  auquel  il  préside,  quelque  grave,  quelque  indisso- 
luble qu'il  soit,  n'est  aux  yeux  du  peuple  qu'un  contrat  qui  sent  le  papier 
timbré;  la  vraie  cérémonie  du  mariage,  celle  où  il  y  a  préoccupation, 
respect,  prière ,  ne  s'accomplit  qu'à  l'église.  Slerny  était  un  peu  de  cet 
avis;  il  comprit  parfaitement  l'exclamation  de  Lise,  et  lui  répondit  pour  la 
faire  parler  : 

—  Certainement  c'est  un  magistrat,  car  c'est  lui  qui  véritablement  va 
marier  votre  sœur  ;  le  mariage  à  l'église  n'est  qu'une  formalité. 

A  ce  mot.  Lise  lova  un  regard  elfrayé  sur  Léonce  et  se  recula  douce- 
ment de  lui,  puis  elle  baissa  les  yeux  et  répondit  : 

—  Je  sais,  monsieur,  qu'il  y  a  des  hommes  qui  pensent  ainsi;  mais  je 
ne  serai  jamais  la  fcnuue  d'iui  homme  qui  ne  s'engagera  pas  à  moi  devant 
Dieu. 

u  Ah  !  se  dit  Léonce,  la  petite  est  dévote.  Mais  eile  est  si  belle!...  en- 
core un  essai.  » 

—  Et  ce  serment,  dit-il,  ne  vous  engage  pas  à  grand'chose,  car  celui  qui 
vous  obtiendra  jamais,  fera  tout  ce  que  vous  vomh'ez. 

—  Je  l'espère  bien,  dit  Lise  d'un  ton  nuitin. 

—  Ah  !  reprit  Léonce ,  vous  êtes  despote. 

—  Oh  oui  !  litc'le,  en  reprenant  toute  sa  jeune  insouciance. 

—  Mais  savez-vous  que  c'est  mal?  lui  dit  Léonce. 

—  Qu'est-ce  que  cela  vous  fait  ?  répliqua-t-elle  en  lui  riant  au  nez,  ce 
n'est  pas  vous  qui  aurez  à  en  souffrir. 

—  Cela  ne  m'empêche  pas  de  plaindre  celui  que  vous  tyranniserez  un 
jour,  répartit  Léonce  en  riant  aussi. 

—  Mais  je  crois  qu'il  ne  s'en  plaindra  pas,  ça  me  suffit. 

—  Vous  l'a-t-il  déjà  dit? 

—  Non,  mais  j'en  suis  sffre. 
— 11  vous  aime  donc  bien  ? 

—  Qui  ça  ?  dit  Lise  d'un  ton  étonné. 

—  Mais  ce  futur  époux ,  ce  futur  esclave,  qui  sera  si  heureux  de  sa 
chaîne. 

—  Est-ce  que  je  le  connais  ? 

—  Mais  vous  disiez  que  vous  étiez  sûre... 

—  Ah  !  dit  Lise,  je  suis  sùie  <|ue  je  l'aimerai  bien ,  monsieur,  je  suis 
sûre  qu'il  sera  un  honnête  homme,  et  comme  je  serai  une  lionnête  femme, 
j'espère  qu'il  sera  lirureux. 

Ceci  fut  dit  d'un  ton  si  sincère  et  si  vrai ,  que  Léonce  crut  à  la  foi  de 
cette  jeune  fille,  el  lui  dit  avec  conviction  : 
<— Vous  avez  raison,  il  le  sera. 
-Ah!  fit  Lise  en  se  levant,  voilà  votre  magistrat. 
Le  maire  enti'a,  et.la  cérémonie  commença. 


H. 

Le  maire  bit  aux  futurs  coujoiuis  1rs  ariiclcs  du  code  (|ui  pourviiienl  à 
leur  bonne  inielllgiMue;  ils  jurèrent  de  s'v  soumcllre,  déclarèrent  s'ac- 
cepter l'un  l'autre,  et  on  pa.ssa  dans  le  bureau  iiaili.ulier  où  ^e  donnent 
les  signatures. 

Signer  un  rcgi^lie  semble  me  action  bien  aisée,  el  cr|ioiulaiit  il  arriva 
que  ce  lut  un  peiil  ciinc'mi'nl  où  l-éunie  se  fil  leiuaniue.  par  Li.so ,  et 
toujours  d  une  façcin  peu  avanlageuse.  Quand  les  deux  époux  et  eurs'as- 
cendans  eurent  signé,  ce  fut  le  tour  des  témoins;  Léonce  fit  comme  les 
autres ,  et  sa  surprise  fut  grande ,  en  passant  la  plume  à  celui  qui  lui  suc- 


cédait ,  de  voir  Lise  qtu  secouait  la  tête  avec  une  petite  moue  de  tB^on- 
lentement. 

Est-ce  parce  qu'il  avait  signé  le  marquis  de  Sterny  ?  mais  l'omisMOB  de 
son  titre  lui  eût  paru  peu  obligeante  pour  Prosper  Goltillou,  qui  se  tar- 
guait d'avoir  un  marquis  pour  témom.  Est-ce  qu'il  avait  signé  avant  son 
tour,  ou  pris  plus  de  place  qu'il  ne  fallait? 

Sterny  restait  fort  intrigué,  lui  qui  se  croyait  tout  le  savoir-vivre  d'un 
homme  du  monde,  d'exciter  le  mécontentement  d'une  petite  fille  de  bou- 
tique, et  il  voulait  savoir  en  quoi  il  avait  failfi  à  ses  yeax.  Cela  lui  semblait 
amusant.  Pour  cela  il  demeura  debout  près  du  bureau ,  en  regardant  tan- 
tôt Lise,  tantôt  ceux  qiù  signaient  après  lui,  et  qiii  lui  semblaient  faire 
absolument  comme  il  avait  fait,  sans  que  la  jeune  fille  le  trouvât  mauvais; 
mais  lorsque  ce  fut  le  tour  de  lise  de  signer,  elle  lui  fit  comprendre 
combien  il  avait  été  inconvenant.  Iji  effet,  lorsque  le  commis  lui  pré- 
senta la  plume ,  elle  s'arrêta ,  en  disant  d'mie  voLx  tant  soit  peu  mo- 
queuse : 

—  Pardon ,  que  j'ôte  mon  gant. 

Et  le  gant  ôté ,  elle  signa  avec  la  main  la  plus  fine  et  la  plus  blanche... 

Léonce  comprit  ;  il  avait  signé  la  main  gantée.  Signer  un  acte  de  ma- 
riage avec  un  gant  !  Est-ce  qu'on  prête  serment  devant  la  justice  avec  un 
gant  !  Léonce  y  pensa  et  se  dit  : 

<i  Ces  gens-là  ont  de  certaines  délicatesses  de  bon  goût.  Que  fait  un  gant 
de  plus  ou  de  moins  à  la  sainteté  d'un  serment  ou  à  la  signature  d'un 
acte  ?  Fiien  sans  doute.  Et  cependant  il  semble  qu'il  y  ait  plus  de  sincérité 
dans  cette  main  nue  qui  se  lève  devant  Dieu,  ou  qui  appose  le  seing  d'un 
homme  en  témoignage  de  la  vérité.  C'est  un  de  ces  imperceptibles  senti- 
mens dont  on  ne  peut  se  rendre  un  compte  exact ,  et  qui  existent  cepen- 
dant. 1) 

Léonce  y  réfléchissait  encore,  lorsqu'on  se  mit  en  ordre  pour  sortir. 
M.  Tirlot ,  garçon  d'honneur,  et  par  conséquent  granti  maître  des  céré- 
monies ,  était  descendu  pour  faire  avancer  les  voilures  ;  Léonce  crut  donc 
pouvoir  offrir  de  nouveau  son  bras  à  Lise.  Elle  le  prit  d'un  air  peu  char- 
mé, mais  sans  faire  altention  qu'elle  avait  oublii- de  remettre  son  gant;  et 
voilà  Léonce  qui  niaiche  à  côlé  d'elle,  la  tête  baissée  ,  les  yeux  attachés 
sur  cette  main  charmante  doucement  appuyée  sur  son  bras.  ' 

Au  premier  aspect ,  Lise  lui  avait  semblé  une  belle  jeune  (ille  ;  mais  tout 
en  lui  accordant  de  prime-abord  une  beauté  éblouissante  de  jeunesse  et 
de  fraîcheur,  il  n'avait  pas  pensé  qu'elle  possédiit  tous  ces  détails  do  grâce 
privilégiée  par  lesquels  les  femmes  du  monde  se  vengent  d'être  pâles , 
maigres  et  fanées  ;  il  considérait  cette  main  si  sov  ouse  et  si  effilée,  comme 
une  rareté  précieuse ,  égarée  parmi  dos  A  uvergnats,  et  peu  à  peu  ses  > eux 
s'arrêtèrent  sur  un  anneau  passé  à  l'index ,  cl  portant  une  petite  plaque 
en  c:-.  Sur  cette  plaque  était  gravée  en  caractères  imi)erceptililes  une  de- 
vise que  Léonce  s'obslinait  à  vouloir  déchiffrer.  Il  y  mettait  une  telle  at- 
tention, qu'il  no  s'aperçut  pas  qu'ils  étaient  arrivés,  et  que  l'on  montait 
en  voiture.  Il  sembla  que  Lise  ne  fût  pas  absorbée  dans  une  si  profonde 
con  emplation  ;  car  ces  jolis  petits  doigts  que  Léonce  admirait  si  assidû- 
ment ,  s'ajilèront  d'impatience ,  el  Cnirenl  par  battre  sur  le  bras  de  Léonce 
un  trille  infiniment  prolongé. 

A  ce  moment  Léonce  regarda  Lise  ;  au  mouvement  qu'il  Ct  pour  rele- 
ver sa  tête ,  elle  le  regarda,  mais  d'un  air  si  moqueur,  que  Slerny  ne  vou- 
lut pas  étie  en  reste  et  lui  dit  : 

—  H  parait  que  mademoiselle  est  grande  musicienne? 

—  Et  pourquoi  ça?  lit  Lise  avec  une  petite  mine  de  dédain. 

—  C'est  que  vous  venez  de  jouer  sur  mon  bras  un  air  ravissant. 

Lise  rougit;  mais  cotte  foisavec  un  embarras  pénible  ;  elle  relira  bms- 
quement  son  bras  nu  du  bras  de  Léonce,  et ,  ne  sachant  plus  ce  qu'elle 
faisait,  ni  ce  qu'elle  disait,  elle  balbutia  et  dit  à  demi-voLx  : 

—  Oh!  pardon,  monsieur,  j'ai  oubUé  de  mcilre  mon  gaïu. 

—  Connue  moi ,  j'ai  oublié  de  l'ôtcr,  répartit  Sterny.  Vous  voyez  que 
tout  le  monde  peut  se  tromper. 

Lise  ne  trouva  tien  à  répondre  ;  le  marche-pied  d'une  voiture  était 
baissé  devant  elle ,  elle  y  monta  rapidement ,  si  rapi;lemenl .  que  Léonce 
put  voir  le  pied  le  plus  étroit,  le  plus  cambré,  sattarhant  gracieusement  à 
la  cheville  la  plus  mignonne.  Steriiv  eut  envie  de  se  placer  près  d'elle  ; 
mais  il  eut  le  bon  esprit  de  ne  pas  le  faire.  Sai'.s  .s'en  apercevoir.  Lise 
était  montée  dans  la  voiture  de  Léonce;  il  se  relira  en  di^^aut  vi>emeni  au 
valet  de  pied  : 

—  Fermez  et  «uivez  les  autres  voitures  ;  et  il  s'élança  tout  aujsilét  dans 
un  remise  où  se  trouvait  Mme  Laloinc. 

—  Eh  bien!  s'écria  la  mère,  et  Lise,  qu'en  avTMOtis  fait? 

—  Je  l'ai  nn'sc  on  voiture. 

—  Avec  qui?  demanda  la  prudente  mère. 

—  Avec  (pii?  demanda  la  prudente  mère. 

—  11.  las  !  toute  seule,  madame. 

—  Conunenl ,  tonte  si'ule... 

—  Oui,  madame,  elle  a  monté  sans  s'en  apercevoir,  je  crois,  dans  me 
voiture. 

—  Ah!  fit  Aime  Laloiue;  je  ne  sais  pas  ce  qu'elle  a;  efic  est  tout  ahu- 
rie depuis  ce  malin. 

—  (.'oM  mon  coupé,  ajouta  modesiement  Léonce;  il  n'y  a  que  deux 
places  el  je  n'ai  pas  ose... 

Miue  Laloine  remercia  Léonce  de  sa  retenue  par  un  salul  sileucieux  et 
solennel,  et  ajouta  : 

—  Elle  va  bien  s'cnunycr  toute  seule. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIi^ij;. 


Léonce  eut  une  Idée  secrète  qu'elle  ne  s'eunuierait  pas. 

En  ciïet,  Lise  fut  li'abnrd  itonuée  île  se  trouver  seule  ;  mais  elle  en  pro- 
fita pour  se  reiuettre  de  rembarras  où  l'avaleiitjctée  les  paroles  de  Léonce; 
et,  répondant  aux  réflexions  qu'elle  faisiiii  comme  aux  observations  qu'on 
lui  adressait ,  elle  secoua  sa  jolie  tète  en  disant  : 

—  lih  bab  !  qu'csl-ce  que  ça  me  fait? 

Cela  dit,  elle  se  mit  à  examiner  ce  splendide  carrosse  tout  doublé  de 
tiatin,  tout  orné  de  glands  de  soie  et  dont  le  balancement  était  si  sourd  et 
si  doux.  Llle  s'assit  d'un  côté  et  de  l'autre  pour  sentir  la  molle  flexibilité 
des  coussins,  leva  à  moitié  une  glace  pour  en  admirer  l'épaisseur,  et  se 
mit  à  soui  ire  d'aise  de  se  trouver  là. 

Alors  elle  se  rappela  qu'ainsi  devaient  être  faites  les  belles  voitures  de 
les  grandes  dames  qu'elle  voyait  courir  dans  les  Champs-Elysées  ;  et  sans 
penser  qu'elle  pouvait  en  occuper  une  aussi  bien  qiio  la  plus  noble  d'en- 
tre elles,  elle  se  laissa  aller  à  imiter  le  nonchalant  abandon  avec  lequel 
elles  s'accotent  dans  un  coin  de  leiu'  équipage. 

La  folle  enfant  s'y  ploya  connue  elles,  à  demi-couchée,  pressant  de  sa 
fraîche  joue  et  de  ses  blanches  épaules  cette  soie  dont  la  souplesse  la 
caressait  si  doucement,  se  prêtant  a\ec  un  mol  allaissement  aux  mouve- 
mens  de  la  voiture,  clignant  des  yeux  pour  regarder  d'en  haut  ces  pau- 
vres gens  à  pied  qui  tournaient  la  télc  pour  la  voir.  Puis,  comaie  aper- 
cevant au  loin  quelqu'un  de  sa  connaissance,  se  mordant  doucement  la 
lèvre  inlérieure  à  travers  un  lin  sourire,  et  balançant  imperceptildenient 
la  tele  pour  adresser  un  salut  intime  au  beau  cavalier  qui  passe  ;  et,  dans 
cette  petite  lantasmagorie  improvisée,  il  se  trouva  que  le  beau  cavalier 
fut  I  éonce  Sterny. 

En  eû'et,  quel  auire  que  le  beau  lion  Lise  pouvait-elle  faire  passer  sur 
un  beau  cheval  anglais,  courant  avec  grâce  à  côté  d'elle?  Ce  n'était  cer- 
tainement pas  M.  Tirlot ,  qu'elle  avait  vu  tomber  d'âne  dans  une  partie 
de  Montmorency.  Ce  fut  donc  à  Sterny  qu'elle  adressa  son  plus  doux 
sourire ,  son  plus  doiLX  regard ,  comme  il  passait  devant  elle. 

Mais  comprenez  quelle  dut  être  sa  stupélaction  quand  elle  aperçut  vé- 
ritablement le  visage  de  Léonce ,  mais  immobile ,  mais  à  pied ,  et  lui  of- 
frant la  main  pour  dcsiendre  de  voiture.  Elle  tressaillit  d'aboid  de  se  voir 
ainsi  surprise  dans  ce  nonchalant  abandon,  comme  un  enfant  qui  a  pris 
une  place  qui  ne  lui  appartenait  pas;  et  puis,  quand  Léonce  lui  dit  en  l'ai- 
dant à  descendre  : 

—  Qui  donc  saluiez-vous  ainsi  d'un  si  doux  regard  et  d'un  si  doux  sou- 
rire ? 

Elle  eût  voulu  se  cacher  bien  loin  ,  honteuse  et  toute  troublée.  Aussi 
ce  fut  tristement  et  lentement  qu'elle  entra  dans  l'église ,  et  Léonce  put 
remarquer  qu'elle  prit  peu  de  part  à  la  cérémonie  qui  eut  lieu.  Lise  ne 
regarda  pas  du  coin  de  l'œil  la  ligiu'c  de  la  mariée  ,  ni  la  tenue  embarras- 
sée de  l'époiLX  ;  elle  ne  suivit  pas  ciuieuscment  l'anneau  pour  savoir  s'U 
passerait  la  seconde  phalange  qui  prédit  la  soumission  ;  Lise  pria ,  et  pria 
sincèrement  pom'  elle.  (Jn  eût  dit  qu'il  y  avait  un  remords  dans  ce  jeune 
cœur,  et  qu'elle  demandait  à  Dieu  un  vrai  pardon  de  sa  faute. 

Dieu  le  lui  accorda;  car  à  la  fin  elle  se  releva  calme,  heureuse,  forte; 
et  au  moment  où  on  passa  dans  la  sacristie,  elle  se  tourna  vers  Sterny, 
qui  l'observait  avec  une  attention  marquée  ,  et  sans  paraître  s'en  aperce- 
voir, elle  marcha  à  lui ,  prit  son  bras,  et  lui  dit  d'un  tout  autre  ton  que 
celui  dont  elle  avait  parlé  jusque-là  : 

—  'J'out  ceci  vous  ennuie  sans  doute  beaucoup,  monsieur? 

—  M'ennuycr  !  et  pom-quoi  ? 

—  C'est  parce  que  cela  vous  dérange  de  vos  habitudes  et  de  vos  plai- 
sirs ;  mais  vous  allez  bientôt  être  délivré. 

m. 

Jusque-là  Sterny,  malgré  les  sollicitations  de  Prosper  Gobillou  et  de 
M.  Laloine ,  avait  gardé  (?i  petlo  la  résolution  de  ne  pas  rester  une  mi- 
nute après  la  sigualure  à  l'éghse.  Toute  la  grâce,  toute  la  beauté  de  Lise 
même,  en  l'occupant  beaucoup,  ne  l'avaient  pas  décidé  à  braver  l'ennui 
d'une  noce  bouigeoise  ;  car  il  avait  parfaitement  compris  que  cela  ne  le 
mènerait  à  rien,  qu'à  avoir  admiré  quelques  heures  de  plus  cette  belle 
enfant. 

Mais  il  lui  sembla  que  la  phrase  de  Lise  était  une  espèce  de  congé  qu'on 
lui  donnait;  il  pensa  doiic,  et  justement,  que  ce  n'était  pas  lui  qui  sirait 
délivré  d'un  ennui,  et  il  ne  voulut  pas  accepter  celte  manière  d'être  évin- 
cé; aussi  répondit-il  à  Lise  : 

—  Je  n'éprou\e  aucun  ennui,  mademoiselle,  à  faire  une  chose  conve- 
nable et  qui  parait  avoir  été  désirée  par  Prosper  et  lui  être  agréable  ;  si 
elle  ne  l'est  pas  pour  tout  le  monde,  ce  n'est  pas  moi  qui  me  suis  trompé, 
c'est  voffc  beau-frère ,  et  c'est  lui  que  vous  devez  gronder  de  ma  pré- 
sence. 

Celte  fois  encore.  Lise  fut  vivement  contrariée  de  s'être  attiré  celte 
admonestation,  faiie  avec  une  |;oiiU'?se  srrieuse  et  à  laquelle  elle  ne  put 
rien  répondre,  or  Léonce  la  salua  atssitôl  rt  se  relira  dans  un  coin  de 
la  sacristie.  Lise  se  cacha  parmi  ses  jei.nes  compagnes,  n'ecouianl  point 
leurs  ca(|uetag(S  à  mi-voix;  elle  était  lotit  a!)sorbée  dans  ses  pensées, 
quand  une  autre  jeune  lille  lui  poussa  vivement  le  coude  en  lui  disant  : 

—  Regarde  donc  ! 

Elle  regarda,  et  vit  Léonce  qui  signait. 

—  11  a  ôté  son  gant,  ajouta  la  jeune  lillc  avec  lui  petit  accent  de  triom- 


phe, comme  pour  féliciter  Lise  du  succès  de  la  leçon  qu'elle  avait  donnée 
au  beau  marquis. 

Léonce,  qui  avait  entendu  l'exclamation .  leva  les  yeux  sur  Lise  et  ren- 
contra son  regai'd  qui  avait  quelque  chose  d'inquiet. 

Lise  sentit  comme  par  un  inibcible  instiuct  qu'il  se  passait  entre  elle  et 
ce  jeune  homme  quelque  chose  qui  n'eût  pas  dû  être  ainsi,  et  lorsque  ce 
fut  son  tour  de  signer,  ses  yeux  étaient  pleins  de  larmes ,  sa  main  tiem- 
blait ,  et  quand  sa  mère ,  qui  était  près  d'elle ,  lui  demanda  ce  qu'elle 
avait  : 

—  Rien,  rien,  dit  elle;  une  idée. 

Et  prolitaiit  de  l'alarme  qu'elle  avait  causée  à  sa  mère,  elle  s'attacha  à 
son  bras. 

—  Prends-moi  dans  ta  voilure,  maman  !  lui  dit  elle  avec  l'accent  d'un 
enfant  qui  a  peur  et  qui  demande  protection. 

—  Viens  !  viens!  ma  pauvre  Lise,  lui  dit  sa  mère  en  l'embrassant  et  en 
l'entraînant  dans  un  petit  coin,  tandis  que  les  hummes  graves  de  l'assem- 
blée souriaient  entre  eux  d'un  air  capable,  que  les  jeunes  gens  regardaient 
sans  rien  comprctulre,  et  que  Léonce  se  disait  dans  son  coin  : 

«  Certes,  je  reviendrai  pour  le  dîner  et  le  bal.» 

Tout  le  monde  descendit,  et  Lise  regarda  Sterny  remonter  dans  sa  voi- 
ture. Le  cocher,  huinilié  d'avoir  élé  si  long-temps  en  mauvaise  compagnie 
de  remises,  se  mil  à  faiie  piall'er  les  chevaux  de  façon  à  faire  craindre  qu'il 
n'allât  tout  briser,  puis  disparut  avec  rapidité.  Lise  poussa  un  gros  sou- 
pir, et  reinonlanl  en  voilm'e,  elle  se  trouva  à  son  aise  pour  la  première  fois 
depuis  la  matinée,  et  se  mita  parler  de  la  belle  tolette  qu'elle  allait  faire 
pour  la  soirée.  jMais  au  milieu  de  cette  importante  discussion,  elle  por 
tout  à  coup  la  main  à  son  cou. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  j'ai  perdu  mon  médaillon  ;  mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  j: 
l'avais,  j'en  suis  sûre. 

—  H  e  t  peut-être  tombé  à  la  mairie,  peut-éti-e  tombé  dans  l'église,  peu 
être  dans  une  voilure. 

—  Ah!  dit  Lise,  pourvu  que  ce  ne  soit  pas  dans  celle  de  M.  de  Sterny, 

—  Et  pourquoi  ?  lui  dit  sa  mère  ;  il  le  U-ouvera  et  nous  le  rapportera. 
— 11  revient  donc? 

—  11  nous  l'a  promis. 

Lise  ne  répondit  pas  ;  mm's  elle  redevint  triste,  ne  parla  plus  et  pensa 
que  sa  toilette,  dont  elle  avait  d'abord  été  si  ravie,  n'était  peut-être  pas  si 
charmante  qu'elle  l'avait  pensé.  Mais  Lise  n'était  pas  d'un  âge  et  d'un  ca- 
ractère à  ce  qu'une  pareille  préoccupation  durât  bien  longtemps,  et  à 
peine  était-elle  dans  la  maison  qu'elle  avait  jeté  de  côté  toutes  ces  craintes 
vagues,  et  qu'elle  s'était  écriée  : 

—  Ah  !  mais  non  !  je  veux  être  gaie  aujourd'hui. 

Et  sans  qu'il  fût  besoin  de  plus  longs  raisonnemens,  elle  se  délivra  de 
la  pensée  du  beau  marquis,  et  se  promit  bien  de  s'amuser  à  son  nez,  et 
comme  s'il  était  un  jeune  homme  tout  comme  un  aulre. 

Quant  à  Léonce,  dès  qu'il  fut  seul,  il  hésita  de  nouveau  à  reparaître  à 
la  noce. 

Quelque  bonne  opinion  qu'il  eût  de  lin-inème ,  il  cooiprenait  bien  qu'il 
n'y  avait  rien  à  faire  en  ce  jour  pour  lui  près  de  cette  petite  lille,  et  ce 
jour  ne  pouvait  pas  avoir  de  lendemain.  Qu'iraitil  faire  dans  celte  famille 
de  pliunassiers?  et  si  on  n'osait  le  mettre  à  la  porte,  de  quel  air  l'y  lece- 
vrait-on  ? 

Décidément,  tout  cela  n'avait  pas  le  sens  commun;  et  re  qu'il  avait  de 
mieux  à  faiie,  c'était  d'écrire,  en  rentrant  chez  lai,  un  billet  d'excuse,  et 
de  dîner  à  six  heures  au  calé  de  Paiis,  au  lieu  d'aller  au  Cadian-Bleu ,  où 
se  faisait  la  noce. 

Mais  ce  juste  raisonnement  n'arriva  à  l'esprit  de  Sterny  qu'à  travers 
l'image  de  Lise,  et  cette  image  était  si  charmante  ! 

Il  serait  dlIFicile  de  dire  tous  les  rêves  qui  passèrent  par  la  tète  du  lion 
à  mesure  qu'il  se  rappelait  cette  précieuse  beauté;  se  faire  aimer  de  celle 
belle  lille,  l'enlever  à  sa  famille,  se  battre  contre  quelque  frère  inconnu, 
subir  même  un  procès  scanda'eux  contre  sa  famille,  faire  parler  de  lui  dans 
les  journaux,  être  condamné  pour  séduction  par  les  tribunaux  et  être  ab- 
sous par  le  monde,  à  qui  une  si  merveilleuse  beauté  rendrait  un  pareil 
crime  excusable,  trouver  dans  cette  passion  une  renommée  à  désoler  tous 
ses  a^nis,  tout  cela  le  tentait  grandement;  mais  presfjue  aussitôt  il  mesurait 
les  obstacles,  comptait  les  dillicultés  insiinnontable-i,  et  rejetait  bien  loin 
pareille  idée,  non  comme  coupable,  mais  comme  impossible. 

Enfin,  il  en  était  venu  à  s'arrêter  au  parti  pris  de  ne  pas  y  retourner, 
quand  il  aperçut,  sur  le  coussin  de  sa  voiture,  une  petite  plaijue  d'or  su  ,- 
pennée  à  un  mince  cordonnet  de  cheveux.  Cette  plaque  était  en  tout  pa- 
reille à  celle  que  Lise  avait  à  sa  bague;  elle  portait  comme  elle  une  de- 
vise, et  cette  devise  était  : 

Ce  qu'on  veut  on  le  peut. 

A  ce  moineiit.  le  lion  se  posa  en  face  de  lui  même,  et  se  trouva  tout  à 
fait  méprisab'e  et  sans  portée. 

Quoi  !  une  petite  fille  de  la  rue  Saint-Martin  osait  se  donner  pour  devise  : 
Ce  qu'on  veut  on  le  peut,  et  lui,  lion,  ne  se  sentait  la  force  ni  de  vouloir 
ni  de  pouvoir. 

—  Pardieu  !  se  dit-il,  je  voudrai  et  je  pourrai. 

Et  pour  s'encourager  dans  cette  noble  résolution,  il  se  rappela  toutes 
les  femmes  qu'il  avait  prises  d'assaut  ou  enlevées  à  ses  amis. 
Cepcnti'  ^  toute  récapitulation  faite,  il  trouva  qu'aucun  des 


LE  iMAGASIN  LITTÉRAIRE. 


avec  lesquels  il  avait  réussi  jiistjue-là  ne  pouvait  6tre  de  mise  dans  sa  nou- 
velle enlicpiise,  et  qu'il  lui  fiillait  trouver  tout  aulre  chose. 

Sur  ces  entreraiies,  il  arriva  chez  lui,  où  il  trouva  installés  quatre  ou 
cinq  (le  ses  aaiis,  discutant  très  chaudement  sur  rinroiisiituiioiuialité  de 
l'admission  des  chevaux  du  gouvernement  dans  les  courses  duChamp-de- 
Mais. 

L'arrivée  de  St^rny  mit  fin  à  la  discussion. 

A  son  aspect,  le  beau  gros  Lingart,  e  pédicure  dont  nous' avons  parlé,  s'é- 
cria en  se  rengorgeant  dans  sa  cravate  : 

—  Eh  bien?.. 

—  Eh  bien  !  j'ai  perdu,  répartit  Aymar  de  Rahut^  le  lion  artiste. 

—  Coniui' lit  (liable!  ajouta  Marinet,  le  fils  du  potier,  comment  diable  ! 
aussi  vas-tu  [laiier  quilquc  chose  contre  ce  gros  agioteur  ?  tu  sais  bien 
qu'il  a  l'instinct  dos  bonnes  affiiires,  et  qu'il  sudit  qu'il  touche  à  la  plus 
mauvaise  pour  qu'elle  tourne  à  bien  dès  qu'il  y  a  quelque  chose  à  gagner 
pour  lui. 

—  Mais  oui,  je  suis  assez  heureux,  dit  Lingart  d'un  air  qui  voulait  dire 
je  suis  a'iscz  habile,  et  en  ramassant  du  bout  de  sa  langue  les  quelques 
poils  de  barbe  qui  avoisinaieiit  le  coin  de  sa  bouche. 

—  De  quoi  s'agit-il  donc?  dit  Sterny. 

—  Il  s'agit,  dit  Lingart,  que  nous  dînons  au  Rocher-de-Cancale,  et  que 
c'est  Aymar  de  Rabot  qui  nous  traite. 

—  Il  y  a  donc  ou  pari  ?  dit  Léonce,  qui  pointa  les  oreilles  comme  un 
cheval  de  bataille  qui  entend  la  trompette. 

—  Oui,  dit  Aymar  de  Rabut,  je  ne  sais  pas  comment  cela  s'est  fait,  j'ai 
soutenu  pendant  une  heure  que  tu  t'ennuierais  à  crever  à  ton  mariage, 
qu'hommes  et  leinmes  t'assommeraient,  et  au  bout  du  compte  il  s'est  trou- 
vé que  c'est  moi  qui  ai  parié  que  tu  le  laisserais  empêtrer  par  les  familles 
des  luturs,  et  que  lu  resterais  au  dîner  et  au  bal,  et  c'est  Lingart  qui  a 
parié  que  tu  reviendrais. 

—  Mais  qu.iiul  je  le  dis,  s'écria  Marinet,  que  si  tu  allais  lui  réclamer 
cent  louis,  et  qu'il  ne  vouliil  pa^  les  payer,  il  te  prouverait,  clair  comme 
deux  et  deux  Tout  quatre,  que  tu  lui  dois  dix  mille  francs! 

—  Ah,  ah  !  dit  Lingart,  vous  trouvez  donc  qu'il  est  très  clair  que  deux 
et  deux  font  quatre? 

On  le  regarda  comme  s'il  disait  une  bêtise.  Mais  il  ajouta  avec  une  ar- 
rogance de  sottise  si  prodigieuse,  qu'il  siupélia  l'assemblée  : 

—  Eh  bien  !  faites-moi  le  plaisir  de  me  prouver  que  deux  et  deux  font 
quatre  ? 

—  Ceci,  mon  cher,  est  de  l'Odry  tout  pur. 

—  C'est  si  peu  de  l'Odry,  que  j'ollie  de  parier  vingt-cinq  louis  qu'au- 
cun de  vous  no  me  prouve  que  deux  et  deux  font  quatre. 

—  Pardieu!  dit  Aymar  de  Rabut,  cela  n'a  pas  besoin  d'être  prouvé; 
cela  est,  parce  que... 

Il  s'arrêta,  et  Lingart  reprit  d'un  air  triomphateur  : 

—  Eh  bien!  pourquoi  cela  est-il? 

Il  attendit  une  réponse  qui  ne  vint  pas,  et  reprit  doctoralement  • 

—  Va  commander  notre  dîiier,  et... 

—  Et  que  ce  soit  splendide,  dit  Sterny  en  riant;  car  c'est  Lingart  qui 
paie. 

—  Comment  ça?  fit  le  spéculateur. 

—  Parce  qu  Aymar  a  gagné.  Je  retounic  au  dîner,  et  je  reste  au  bal. 

—  C'est  pour  me  faire  perdre  !  dit  Lingart. 

A  ce  mot,  la  conscience  de  parieur  de  Sterny  se  troubla,  et  il  réfléchit. 
Et  puis  il  dit  : 

—  J'annule  le  pnri. 

—  Pourquoi  donc? 

—  C'est  que  lorsque  je  suis  entré  ici,  je  n'étais  pas  bien  sîlr  de  ce  que 
je  ferais,  et  je  ne  sais  pas  encore  ce  que  j'aurais  fait,  si  ne  vous  ne  m'aviez 
pas  parlé  du  pari. 

—  El  quelle  est  la  raison  qui  l'a  décidé  tout  à  coup? 

—  Rien.  Seulement  je  ne  puis  pas  faire  autrement. 

—  Pourquoi  <;a  ?  dit  Lingart. 

—  Ah  !  ceci,  répliqua  Sterny,  ne  peut  pas  plus  se  prouver  que  deux  et 
deux  font  quatre. 

—  Cependant  vous  vous  l'êtes  prouvé  à  vous-même,  puisque  vous  en 
doutiez. 

—  Ah  ça!  dit  Sterny,  vous  devenez  horriblement  ennuyeux,  Lingart, 
avec  votre  manie  de  dissertation. 

—  Il  s'exerce  pour  la  chambre  des  députés,  dit  Marinet. 

Lingart,  qui  venait  de  dépenser  50,000  francs  pour  avoir  trois  voix,  se 
mordit  les  lèvres  et  lit  semblant  de  hausser  les  épaules,  cl  l'on  se  mit  à 
plaindre  Sterny,  qui  se  laissa  faire  de  la  meiUeun;  grâce  du  monde  et 
sans  trop  écouter  tant  qu'il  ne  s'agit  que  de  lui.  Mais  il  arriva  que  la  con- 
versation se  promenant  au  hasard  sur  les  occupations  journalières  de  ces 
messieurs,  ou  parla  d'une  petite  {\\W\  qui  s'était  montne  la  veille  dans  les 
coulisses  de  l'Oiiéra.  et  que  l'on  avait  proclamée  délicieuse. 

De  là  on  entra  dans  tous  les  détails  de  celte  jeune  beauté,  que  Sterny 
avait  lui  même  fort  applaudie;  et,  par  un  retour  assez  ordinaire  sur  ses 
souvenirs,  il  se  trouva  (pie  cet  doge  tourna  au  profit  de  Lise  :  qu'ad- 
mirait-on, en  eiïet,  il  cfité  de  c("lte  parlaile  beaui  ?  un  visage  ii  peu  près 
joli,  des  mains  à  peu  près  élégantes,  une  icuirnnre  l.iite,  un  pied  cruelle- 
ment emiuaillo%(s  paraître  P"-'''''  '•'"'''''  "l"^'  chez  Lise  tout  était  vrai- 
ment parfuit,  sincèrement  h^-;,     ^  plumassière  devenait  i«  chaque  instant 


plus  charmante  dans  l'esprit  de  Léonce,  et  par  ime  antre  coïncidence  il  se 
prit  à  se  repentir  des  idées  vagues  de  séduction  qn'il  avait  eues  contre 
elle  ;  car  le  lion  artiste  Aymar  s  écria  au  milieu  de  !a  conversation  : 

—  Ah  ça  !  Lingart,  j'es|)ère  que  vous  laisserez  cette  petite  fille  tranquille  . 

—  Oui!  dit  le  gros  beau,  jusqu'après  ses  débuts. 

Ceci  prit  sans  doute  dans  la  physionomie  de  Lingart  un  sens  très  par 
ticulier,  car  Sterny  en  éprouva  un  mouvement  de  dégoût.  Il  nous  serait 
diiïicile  d'expliquer  le  mystère  de  cette  phrase  ;  mais  Léonce  réllécliit  que 
s'il  trouvait  odieax  qu'on  remit  la  perle  d'un  fille  de  tliéàtre  ii  un  temps 
marqué  d'avance  pour  qu'elle  valût  mieiLX  la  peine  d'être  perdue,  il  était 
bien  autrement  coupable,  lui,  de  méditer  celle  d'un  entant  qui  au  moins 
ne  bravait  pas  le  danger.  Mais  il  arriva  à  Léonce  ce  qui  arrive  aux  gens 
qui  ont  la  conscience  facile  :  il  se  persuada  si  bien  qu'il  ne  réussirait  pas, 
qu'il  se  crut  permis  de  tenter  de  réussir  sans  trop  de  scrupules. 

Bientôt  après,  on  le  laissa  ;  et  comme  six  heures  sonnaient,  Sterny  en- 
trait au  Cadran-Bleu. 

IV. 

L'amour  est  une  belle  passion  pour  des  conteurs  comme  nous  ;  il  a  cet 
avantage  excellent,  qu'on  peut  le  liiire  aller  de  l'allure  qu'on  veut,  sans 
que  personne  ait  à  vous  demander  compte  de  la  \Taisemblancc  de  ses  ac- 
tions. 

C'est  en  amour  surtout  que  le  plus  invraisemblable  est  le  plus  vrai  ; 
passions  soudaines  et  irrésistibles  qui  éclatent  dans  le  cœur  h  l'aspect 
d'un  cire  inconnu,  comme  la  lumière  à  qui  Dieu  ordonna  d'être,  cl  qui 
fut  ;  passions  lentes  et  fortes  qui  pénètrent  dans  famé  par  une  progres- 
sion imperceptible,  comme  la  chaleur  dans  le  métal,  sans  qu'il  y  ait  une 
différence  sensible  entre  la  minute  qui  précède  et  la  minute  qui  suit,  jus- 
qu'à ce  que  tous  deux  soient  devenus  brùlans,  de  glacés  qu'ils  étaient  ;  et 
celles  qui  vont  par  sauts  et  par  bonds,  s'élançant  follement  en  avant,  pm's 
reculant  avec  timidité;  et  celles  qui  louvoient  obscurément,  et  celles  qui 
marchent  à  genoux,  et  celles  qui  s'imposent  :  toutes  vraies  dans  leurs  plus 
grands  écarts,  dans  leurs  contradictions  les  plus  manifestes. 

Tout  cela,  entendez  vous  bien,  sans  tenir  compte  des  caractères,  pliant 
les  plus  rudes,  redressant  les  plus  faibles,  tyrannisant  les  plus  impérieux... 

Or,  voili  pourquoi  Léonce  était  retourné  au  Cadran-Iîleu. 

Lorsqu'il  entra,  personne  n'était  arrivé  que  le  nouveau  marié  et  M.  La- 
loine  qui  venaient  activer  les  apprêts  du  festin.  Prosper  voulut  d'abord 
laisser  Sterny  dans  la  compagnie  de  M.  Laloine;  mais  Léonce  les  pria  si 
instamment  l'un  et  l'autre  de  ne  pas  s'occuper  de  lui,  qu'ils  allèrent  à  leurs 
affaires. 

11  demeura  donc  seul  dans  le  salon  attenant  h  la  grande  salle  du  festm, 
tandis  que  le  beau  père  et  le  gendre  allaient  donner  un  coup  d'œil  à  la 
salle  de  bal.  Alais  en  vérité,  nous  dira-ton,  est  ce  bien  Léonce  de  Sterny 
dont  vous  nous  parlez,  un  lion  qui  sait  tout  l'avantage  d'une  entrée  attar- 
dée, qui  arrive  avant  l'heure  de  se  melire  à  table,  comme  un  courtaud  de 
boutique,  ou  un  homme  de  lettres  invité  chez  un  grand  seigneur  ?  Vrai- 
ment oui,  c'est  Léonce  Sterny,  un  des  plus  furieux  de  sa  bande  ;  et  sa- 
vez vous  ce  qu'il  fait  pendant  que  les  hôtes  sont  abseus  ?  il  tourne  autour 
de  la-  lubie  en  lisant  chaque  carie  pour  savoir  où  il  sera  placé  ;  et  lors- 
qu'il voit  qu'on  l'a  mis  entre  Mme  Laloine  et  une  dame  inconnue,  il 
change  la  place  de  son  nom  pour  voler  celle  de  M.  Tirlot  et  se  trouver  à 
côté  de  Lise. 

Regardez-le  bien,  tremblant  de  peur  d'être  surpris  au  milieu  de  sa  subs- 
titution, comme  un  enfuit  qui  met  le  doigt  dans  un  plat  de  crème  pour 
savoir  si  elle  sera  bonne  ;  voyez-le,  se  retournant  tout  à  coup  vers  le  mi:r 
lorsque  entre  un  garçon ,  et  "paraissant  très  occupé  à  admirer  une  vieil',.' 
gravure  d'Knée  emportant  son  père  Anchise;  puis,  lorsque  le  garçon  est 
sorti,  achevant  son  habile  manœuvre  qu'il  eût  trouvée  de  la  dernière  sot- 
tise s'il  l'avait  lue  le  malin  dans  un  feuilleton. 

Cependant  il  a  réussi,  et  le  voil  i  tout  inquiet  du  succès  de  sa  ruse. 

M.  Laloine  entre  et  veut  inspecter  une  dernière  fois  la  distribution  des 
cartes,  et  aussitôt  Léonce  s'approche  et  lui  parle  plumes  d'autruche  et 
marabouts  :  Prosper  parait  et  veut  s'assurer  que  tout  e>t  en  règle,  et  Léonce 
rinierpelle  et  s'échappe  jusqu'à  lui  faire  de  mauvaises  plaisanteries  sur  le 
trop  de  fatigue  qu'il  se  donne  eu  un  pareil  jour. 

Il  cause.il  parle,  il  rit  !  Il  demande  du  labac  à  M.  Laloine,  qui  le  trouv 
charmant  :  il  se  moque  avec  lui  de  l'air  affairé  de  Prosper;  il  l'envoie  don 
lier  la  main  aux  daines  (jui  desrendent  de  la  voiture  qui  vient  de  s'arrêter 
à  la  iiorie;  Prosper  v  court  :  c'est  un  monsieur  et  une  dame  qui  domaii- 
dent  un  cabinet  particulier.  Prosper  revient,  et  Sterny  lui  fait  une  tirade 
morale  sur  les  cabinets  particuliers. 

A  qui  en  a  t  il?  que  veut-il?  Je  vous  le  disais  bien,  qu'en  amour  non 
n'est  vraisemblable  :  car  voilà  notre  lion  qui  s<^  donne  beaucoup  de  peine 
pour  quelque  chose  ;  ch  !  pourquoi,  mon  Dieu  !  pour  s'asseoir  à  coté  d'une 
petite  tille. 

Comme  le  succès  absout  les  plus  mauvaises  actions ,  et  presque  le  ridi- 
cule, Léonce  a  donc  eu  raison,  car  il  a  réussi. 

Tout  le  monde  arrive  :  on  se  salue,  on  se  parle,  il  faut  faire  senir  ;  c  est 
l'affaire  de  Coltillou.  tandis  que  M.  L.iloinc  est  obligé  de  rester  au  salon 
pour  accueillir  les  imités.  Mais  Lise  doit  éU-c  curieuse:  elle  voudra  sans 
doute  savoir  où  elle  sera  assise,  et  elle  s'en  étonnera.  Voilà  donc  le  lion 
qui  se  place  cuire  la  porte  qui  ouvre  du  salon  dans  la  sr.Uc  ii  manger,  bien 
assuré  que  Lise  n'osera  pas  passer  devant  Inj  ;  çsr._au  i:;n?ie.nl  où  elle  est 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


arrivte  avec  sa  mère  et  sa  sœui-,  Mme  Laloine  a  dit  très  gravement  à 
Stcruy  : 

—  l'.li  quoi  !  (lôjà  arriva,  monsieur  le  marquis  ? 
Kt  celui-ri  lui  a  npoutki,  en  regardant  Lise  : 

—  C'est  assez  d'une  laulc  en  un  jour. 

Lise,  arrivée  toute  rayonnanio  et  (ière,  sentit  le  reprocbc  et  se  retira 
avec  humeur  dans  un  coin  du  salon.  Jamais  personne  ne  lui  avait  gâté  un 
plaisir  avec  tant  de  iiersovcraiicc  que  M.  Sierny,  et  pour  si  peu  de  chose. 

I  conce  lui  parut  Insuppoi  lahle.  Aussi  se  passa  t  il  une  petite  comédie 
fort  amusaiili;  loi squil  fallut  s'asseoir  autour  de  la  table.  Léonce,  qui  con- 
naissait sa  place,  eu  |); it  le  chemin  cl  siiislalla  derrière  sa  chaise,  tandis 
que  Lise  cherchait  de  l'autre  côté. 

—  Lii  bas  !  lui  cria  I  rosper  en  lui  désignant  le  côté  où  était  Léonce, 
qu'il  fut  très  surpris  de  trouver  au  bout  de  sou  doigt. 

rrosper  échangea  un  regard  avec  M.  Laloine,  qui  pinça  les  lèvres  d'une 
façon  qui  voulait  dire  : 

—  Mon  gendre  est  un  sot. 

I)"uu  autre  côté,  Mme  Laloiiie,  qui  comi)lait  sur  le  voisinage  du  marquis, 
regardait  M.  'l'irlot  d'un  air  ébahi ,  taudis  que  celui-ci ,  lier  de  la  place 
d  honneur  qu'on  lui  avait  donnée  ,  s'y  installait  d'un  air  superbe. 

Lise  s'avançait  timidement,  ne  sachant  quel  parti  piendre ,  car  elle  avait 
vu  tout  cet  iuiperccpllhlc  dialogue  de  regards  ;  quant  à  Léonce,  les  yeux 
fixés  au  plafond,  il  ne  voyait  rien,  ne  regardait  rien ,  il  était  tout  à-fait 
étratiger  à  ce  qui  se  passaiL 

Cet  embarras  linit  cependant,  car  il  entendit  M.  Laloine  dire  à  sa 
fdlc  : 

—  Voyons,  Lise,  va  donc  t'asseoir. 

L'inl!c\ion  dont  ces  paroles  furent  prononcées  annonçait  une  résigna- 
tion forcée  il  la  maladresse  de  Gobillou ,  et  Léonce  (  rut  que  tout  le  monde 
s'en  prenait  ii  l'rosper.  Mais  lorsqu'il  dérangea  sa  chaise  pour  faire  place 
à  Lise,  elle  le  salua  d'un  air  si  sec  ,  qu'il  vil  bien  qu'elle  avait  compris  que 
son  beau-frère  était  innocent  de  cette  faute. 

A  la  première  phrase  qu'il  essaya,  Léonce  reconnut  que  Lise  était  dé- 
cidée il  ne  lui  répondre  que  par  niouosUlables  ;  m;iis  il  avait  deux  heures 
devant  lui,  et  c'était  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  venir  à  bout  de  cette  réso- 
lution. 

D'abord,  il  laissa  la  pauvre  enfant  se  remeitrc  et  prendre  confiance,  et 
pour  cela,  il  ne  s'occupa  point  d'elle.  Mais  il  devint  d'une  attention  extrê- 
me pour  le  gros  monsieur  qui  étail  placé  de  l'autre  côté  de  la  jeune  (ille  , 
et  (pii  n'était  rien  moins  que  l'honorable  mercier  qui  l'avait  interpellé  le 
matin  sur  la  question  des  sucres. 

Pterny  reprit  intrépiîlemont  la  discussion,  qui  était  forcée  de  passer  de- 
vant ou  derrière  la  jeune  lilie,  mais  de  façon  à  ce  quelle  n'en  perdit  pas 
un  mot.  11  y  avait  de  quoi  ennuyer  un  député  lui  mi'me.  A  la  lin  Lise  ne 
put  s'e:npccli?r  de  laisser  voir  toute  son  impatience  par  de  petits  tres- 
saiilemeii^tiès  signilicalifs.  Mais  Slarny  fut  impitoyable  ;  il  contiuua  en 
s'échaull'ant  si  bien ,  et  en  échaulTant  si  fort  son  interlocuteur  sur  le  ren- 
dement et  l'e.vercice ,  que  M.  Laloine ,  qui  les  vil  parler  avec  cette  chaleur, 
s'écria  : 

—  De  quoi  parlez-vous  donc ,  messieurs? 

—  ne  canne  et  de  betterave ,  répartit  Lise  d'un  air  piqué. 

—  Ah!  lit  M.  Laloine;  et  satisfait  d'une  conversation  si  vertueuse,  il 
pensa  à  autre  chose. 

^lais  le  moment  était  mal  pris;  car  tout  aussitôt  Steiny,  espérant  que 
c'était  le  moment  d'engager  l'attaque,  s'adressa  à  son  interlocuteur,  et  lui 
dit  : 

—  En  vérité,  monsieur,  je  crains  que  nous  n  ayons  beaucoup  ennuyé 
madeuioiselle  ;  nous  reprendrons  notre  discussion  plus  tard. 

—  Très  volontiers,  fit  le  mercier  qui  s'aperçut  qu'il  avait  laissé  passer 
presque  tout  le  premier  service  sans  y  toucher,  et  qui  voulut  réparer  le 
temps  perdu. 

Cependant  Lise  ne  fit  aucune  observation ,  et  le  gros  mercier  reprit  entre 
deux  bouchées  : 

—  N'est-ce  pas,  mademoiselle  Lise ,  que  votre  mère  a  raison,  que  les 
hommes  ne  sont  plus  gatans  :'  Ainsi  nous  voilà  deux  cavaliers  à  côté  d'une 
johe  femi.ie,  et  nous  ne  trouvons  rien  de  mieux  que  de  parler  de  mélasse, 
au  lien  de  lui  dire  de  jolies  choses.  Mais  moije  suis  excusable...  un  papa... 
j'ai  flubliiî  ;  tandis  que  monsieur,  qui  est  un  jeune  homme ,  doit  en  avoir 
l)caucoup  à  débiter. 

<■  Trouve  donc  de  jolies  choses  » ,  animal,  pensa  Léonce,  qui,  ne  sachant 
que  dire,  etvo\anl  la  petite  moue  de  dédain  de  la  jeune  lille,  linit  par  lui 
olfrir  il  boire. 

tlle  accepta  et  le  remercia ,  cl  la  conversation  n'alla  pas  plus  loin, 

—  Allons,  se  dit  le  lion,  je  deviens  bèie comme  un  pavé,  .le  parierais 
que  AI.  Tii  lot  s'en  tirerait  mieux  que  moi. 

Alors  il  tenta  un  ellori  d-sespéré ,  mais  des  plus  vulgaires.  Iliui  fallut 
parler  di!  lui  pour  qu'elle  s'en  ocaipâl,  et  il  lui  dit  : 

—  Vraiment,  mademoisnldî,  je  suis  bien  malheureux! 

—  Lu  quoi  donc,  monsieur'.' 

—  Vo  là  deux  fois  seulcmeiu  que  j'ai  l'honneur  de  vous  voir,  et  j'ai  déjà 
trotivé  le  nio\en  de  vous  déplaire  liois  ou  quatre  fois. 

—  A  moi,  monsieur?  dit  Lise  d'un  air  étonné. 

—  A  vous,  d'abord  ce  matin  en  arrivant  trop  tard;  à  la  mairie  en  n'ô- 


tant  pas  mon  gant  ;  ici  peut-être ,  ajouta-t-i!  tout  bas ,  en  arrivant  trop 
tôt...  et... 

Allons  donc,  loble  lion,  pour  ne  pas  avoir  voulu  cette  fois  jouer  au 
fin,  vous  avez  réussi.  Lise  avait  compris  en  ellèt  ce  qu'il  voulait  dire. 

—  El...  lui  diielle  en  le  regardant. 

—  Et,  ajouta  Léonce  avec  une  vraie  expression  de  jeune  homme,  et  en 
volant  la  place  de  M.  Tirlot. 

Lise  rougit ,  mais  en  souriant. 

D'abord  elle  avait  deviné  juste,  ce  qui  la  flattait,  et  puis  le  marquis  avait 
fait  pour  être  près  d'elle  un  tour  d'écolier,  et  cela  la  llaltait  encore  ;  mais 
celte  lois  il  y  avait  de  quoi  avoir  peur,  car  dans  quel  but  ce  beau  marquis 
s'était  il  approché  d'tflle?  Le  sourire  commencé  disparut  aussitôt  pour 
faire  place  à  un  vif  embarras. 

Lise  était  trop  innocente  pour  songer  à  des  projets  de  séduction  ;  mais 
en  sa  qualité  de  petite  bourgeoise ,  en  face  il  un  gant  jaiuie ,  elle  se  dit  : 
((  Il  veut  se  moquer  de  moi  »,  et  elle  prit  un  petit  air  prude  et  pincé. 

—  Vous  voyez  bien,  dit  Léonce,  que  je  vous  ai  déplu. 

—  Ah!  mon  Dieu,  monsiem',  dit-elle,  vous  ou  M.  1  irlot,  c'était  la  même 
chose. 

Léonce  fit  la  grimace  ,  l'équation  était  cruelle,  alors  il  ajouta  assez  im- 
pertiuemment  : 

—  Je  ne  crois  pas. 

—  Ah  !  lit  Lise ,  qui  crut  à  ua  excès  de  fatuité. 

—  Oui ,  dit  Léonce  en  tournant  assez  bien  l'écueil ,  je  crois  que  vous 
auriez  préféré  M.  Tirlot. 

Lise  ne  répoiulit  pas. 

—  C'est  un  de  vos  parens  ?  dit  Léonce. 

—  Non ,  monsieur. 

—  C'est  un  de  vos  amis  ? 

—  Non ,  monsieur. 

—  C'est  donc  celui  de  Prosper  ? 

—  Oui ,  monsieur. 

—  Tant  mieux,  dit  Léonce,  il  y  aura  compensation ,  et  on  pardonnera 
à  Prosper  son  ami  Sterny  en  faveur  de  son  ami  Tirlot. 

—  Oh  !  fit  Lise,  vous  n'élcs  pas  l'ami  de  Prosper. 

—  Moi,  et  pounpioi  donc?  Je  l'aime  beaucoup. 

—  Oh  !  ça  ne  fait  rien. 

—  Je  suis  tout  prêt  à  lui  rendre  service. 

—  Je  n'en  doute  pas  ;  mais  ce  n'est  pas  cela  que  je  veux  dire. 

—  Et  je  crois  qu'il  a  aussi  pour  moi  beaucoup  d'alfection. 

—  J'en  suis  si'ire,  dit  Lise  ;  mais  cependant  vous  savez  bien  que  vous 
n'êtes  pas  amis. 

—  Mais  enfin  pourquoi  ? 

—  C'est  que,  dit  Lise,  vous  êtes  M.  le  marquis  de  Stea-ny,  et  lui  Pros- 
per Gobillou ,  plumassier. 

—  C'est  bien  mal ,  mademoiselle  Lise ,  ce  que  vous  dites-là ,  fit  Léonce 
d'un  air  libéral. 

—  En  quoi  donc? 

—  N'est  ce  pas  dire  que  ce  Utre  que  je  porte  me  rend  fier,  orgueilleux , 
impertinent,  peut-être? 

—  Ah  !  monsieur. 

—  C'est  croire  que  je  ne  sais  pas  rendre  justice  à  l'honneur,  à  la  pro- 
bité de  ceux  qui  n'ont  pas  un  titre  pareil  ;  c'est  presque  me  faire  regret- 
ter d'être  né  dans  ce  qu'on  appelle  un  rang  élevé,  connue  si  nous  «c  vi- 
vions pas  à  une  époque  oi'i  chacun  ne  vaut  que  par  son  mérite  et  ses  œu- 
vres. 

Ah  !  lion,  maître  lion ,  qu'avez-vous  fait  de  votre  noble  crinière  de  gen- 
tilhomme? Comment,  vous  voilà  débitant  sentimouialement  des  phrases  du 
ConslUuliuuHcl,  ou  de  mélodrame,  et  cela  d'uu  ton  sérieux!  Où  sont 
donc  vos  amis ,  pour  rire  de  vous  comme  vous  en  ririez  vous-même  si  vous 
pouviez  vous  voir  ! 

i\Iais  voilà  que  vous  prenez  la  chose  au  sérieux,  car  Lise  vous  répond 
d'un  ton  afrcctucax  : 

Je  vous  remercie  pour  Prosper  de  ce  que  vous  venez  de  me  dire ,  cela 

lui  ferait  grand  plaisir. 

—  Oh!  Prosper  me  connaît  depuis  long-temps  ;  nous  avons  été  enfans 
ensemble,  et  il  n'est  pas  comme  vous,  il  ne  me  croit  pas  un  dandy,  un 

lion. 

—  Qu'esl-cc  que  c'est  que  ça  un  hou  ?  dit  I  ise  en  riant. 

01,1  leprit  Sterny,  ce  sont  des  jeunes  gens  du  monde  qui  se  croient 

de  l'espril  parce  qu'ilsse  moquent  de  tout,  qui  fout  semblant  de  mépriser 
tout  ce  qui  n'est  pas  de  leur  coterie,  et  qui  n'ont  pas  d'autre  occupation  que 
de  ne  rien  faire. 

Le  lion  reniait  sa  religion  et  ses  frères. 

—  Ah  !  ilit  Lise ,  je  sais  ce  que  vous  voulez  dire  ;  mais  je  vous  prie  de 
croire  que  je  ji'avais  pas  si  mauvaise  opinion  de  vous  ,  monsieur  le  niai- 

quis. 

—  Pas  tout-à-fait  si  mauvaise  ;  mais  peu  favorable  cependant. 

—  Je  ne  puis  pas  dire...  je  ne  sais  pas...  dit  Lise  en  hésitant. 

—  Ah!  vous  me  devez  une  réponse.  Quelle  opinion  avez-vous  do  moi? 
Lise  hésita  encore  et  linit  par  dire,  en  ic^ardanl  le  lion  en  face,  avec 

une  cxpipssjon  de  malice enfanliiic  : 

—  Eh  bien  !  je  vous  le  dirai ,  si  vous  me  dites  jjourquoi  vous  avez  pris 
la  place  de  M.  Tirlot. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Léonce  fut  enibarrassô  ;  la  réponse  pouvait  être  décisive  :  il  eut  le  bon- 
Leur  (le  tiouvcr  une  bêtise,  et  répondit  : 

—  Je  n'en  sais  rien. 

Lise  partit  d'un  grand  éclat  de  rire  qui  fit  tourner  la  tête  à  toute  l'assem- 
blée. 

—  Qu'as-tu  donc,  Lise?—  Qu'avcz-vous  donc,  mademoiselle? 
Cette  question  arriva  de  tous  les  points  de  l'assembli'c. 

—  Cest,  dit  Lise  toujours  en  riant,  parce  que  U.  le  marquis... 

—  Oh  !...  dit  l.éonre  tout  bas  en  tremblant  que  Lise  ne  racontât  son  es- 
glerie,  ne  me  trahissez  jias! 

—  Qu'est-ce  donc?  reprit-on  encore. 

—  Oh!  ce  n'est  rien,  répliqua-t-elle  en  se  calmant...  une  idée. 

—  Voyons,  Lise  !  lui  dit  sa  mère  avec  un  froncement  de  sourcils  por- 
tant avec  lui  tout  un  sciinon. 

—  Eh!  laisse  la  rire,  dit  M.  Laloine,  c'est  de  son  âge.  Le  sérieux  lui 
viendra  assez  tôt. 

Il  était  déjà  venu.  Lise  sentit  qu'elle  avait  été  trop  loin,  lorsque  Léonce 
lui  dit  tout  bas  : 

—  Je  vous  remercie  d'avoir  gardé  notre  secret. 

—  Onel  secret,  monsieiu'? 

—  Celui  de  la  ruse  qui  m'a  rapproché  de  vous. 

—  Cela  n'en  valait  pas  la  peine,  dit  elle  froidement. 

—  Et  cela  m'en  a  beaucoup  donné,  ajouta  Léonce. 

Et  tout  aussitôt  le  voilà  qui  fait  un  tableau  gai,  grotesque,  amusant,  de 
sa  campagne,  de  ses  alertes ,  quand  il  entendait  du  bruit  à  la  porte.  Lise 
l'écoutait  moitié  riant,  moitié  fâchée,  et  finit  par  répondre  : 

—  Et  tout  ça  sans  savoir  poiu'quoi  ? 

—  Oh  !  je  le  sais  pourtant,  dit  Léonce  presque  ému 

—  Ah!...  fit  Lise. 

—  Mais  je  n'ose  pas  vous  le  dire. 

—  Vous,  à  moi  ! 

—  Oui,  à  vous. 

—  Vous  vous  moquez  de  moi,  monsieur  le  marquis. 

—  Si  je  vous  le  dis,  m'en  voudrez-vous  ? 

—  Mais,  reprit  Lise...,  je  ne  sais  pas.  C'est  selon  ce  que  vous  me  direz. 
Ah  !  non,  ajouta-fclle  vivement,  je  ne  veux  pas  le  savoir. 

Donc  elle  le  savait. 

Mais  ceci  ne  faisait  pas  le  compte  du  lion;  il  voulait  parler,  ne  fût-ce 
que  pour  être  écoulé  ;  il  commença  et  dit  tout  bas  : 

—  C'est  que  ce  matin... 

—  Tenez!  tenez!  dit  Lise  en  l'interrompant  vivement,  voilà  M.  Tirlot 
qui  va  chanter. 

—  Il  est  fort  ridicule,  ce  monsieur,  dit  Léonce,  très  contrarié  de  se 
voir  arrêter,  quand  il  se  croyait  sur  le  point  d'arriver  à  un  commence- 
ment de  dérlaraiiou. 

—  Ridicule  !  lui  dit  Lise  d'un  air  digne,  et  poiu'quoi,  monsieur  le  mar- 
quis? 

Léonce  vit  sa  faute;  il  était  redevenu  lion  à  son  insu;  et,  encore  une 
fois  embarrassé,  il  répondit  assez  brusquement  : 

—  Je  n  aime  pas  M.  Tùiot. 

—  Et  pourquoi  ? 

—  Je  lui  en  veux. 

—  Mais  la  raison  ? 

Léonce  se  mit  à  rire  de  lui-même,  et  se  sauvant  de  son  mieux  du  mau- 
vais pas  où  il  s'était  fourré ,  il  répliqua  : 

—  D'abord,  parce  (pi'il  est  garçon  d'honneur,  et  qu'il  avait  le  droit  de 
vous  donner  le  bras  ce  matin. 

—  Ce  droit  ne  lui  a  pas  beaucoup  profité ,  ce  me  semble,  dit  Lise  en 
souriant. 

—  Et  jmis,  parce  qu'on  l'a  placé  à  côté  de  vous.  • 

—  Et  il  a  bien  gardé  sa  place  !  reprit  Lise  de  même. 

—  Enfin,  ajouta  Léonce,  parce  qu'il  dansera  la  première  contredanse 
a  ecvous. 

—  Héias  !  il  a  oublié  de  me  la  demander. 

—  En  ce  cas,  j(^  la  piciids. 

—  Goiniiieiit  !  vous  ia  pienoz ? 

—  Oui,  dit  Léonce  avec  iiiK'  fi anche  gaîté,  je  veux  loul  lui  prendre; 
et  si  j'étais  à  côté  de  lui ,  je  lui  souillerais  .<on  .issietto,  et  je  lui  boirais 
son  \in. 

—  Ah!  ce  pauvre  ^^  Ti  lot,  dit  Lise  en  riant  avec  une  vraie  confiance. 

—  Nous  dansons  la  première  ensemble,  u'esl-ce  pas? 

—  Puisc|ue  ('est  convciui. 

—  Ce  monsieur  Tirloi,  conlinua  Sternv.  emporté  par  le  succès  de  sa 
gi  lié,  je  vondr.iis  lui  volei-  jusiiu'à  sa  chanson. 

—  C'est  (lilVuilo,  dit  Lise,  le  voilà  qui  commence. 

—  C'(  st  é;;al,  lui  dit  Sieiiie  tout  bas,  je  veux  lui  disputer  la  palme. 

—  Vrai  ? 

—  Vous  allez  voir. 

M.  Tiilol  connncnça;  il  y  avait  quatre  coupleLs.  auxquels  ne  man- 
quaient ni  la  nu'sni e,  ni  la  linie,  ei  qui  célébraient  : 
1°  Madame  Laloine; 
2°  Monsieur  laloine; 

3"  Mademoiselle  Laloine,  devenue  madame  Gobillou; 
4°  Gobillou; 


Il  y  en  avait  pour  tout  le  monde. 

Ce  furent  des  acclamations  et  des  transports  touchans.  M.  Tirlot  triom- 
phait ;  Lise  était  émue,  elle  applaudissait ,  elle  se  repentait  de  la  contre- 
danse qu'elle  lui  volait. 

Mais  Sterny  était  en  veine  de  bonheur,  et  il  poussa  doucement  le  coude 
à  Lise,  en  lui  disant  : 

—  Dites  f|ue  je  veux  chanter  aussi. 

Lise  se  leva,  étendit  sa  jolie  main,  et  chacun  se  tut,  s'attendant  à  quelque 
chanson  nouvelle  dite  par  la  jeune  fille.  Mais  quand  elle  réclama  le  silence 
pour  M.  le  marquis,  il  y  eut  des  cris  d'étonnement  et  de  fêlicitation  pour 
son  amabilité. 

Sterny  jouait  gros  jeu;  il  pouvait  être  ridicule,  même  pour  ces  bour- 
geois ;  il  l'était  pour  lui-même  ,  et  le  sentit.  11  se  jeta  tête  baissée  dans  le 
danger  et  voulut  précipiter  la  catastrophe  : 

—  Pardon,  messieurs,  dit-il,  ce  n'est  pas  une  chanson  ,  mais  un  couplet 
qui  me  parait  manquer  à  la  chanson  si  spirituelle  de  M.  Tirlot. 

M.  Tirlot  s'inclina. 

—  Voyons  !  voyons  !  dit-on  de  tous  côtés. 

Et  tout  aussitôt  Sterny  se  mit  à  chanter  presque  aussi  fièrement  qtie 
M.  Tirlot  lui-même,  en  s'adrcssant  d'abord  à  M.  et  Mme  Laloine  : 

Le  droit  sacré  de  faire  des  heureux 
Est  si  beau  que  Dieu  nous  i'euvie  ! 

En  montrant  Prosper  Gobillou  et  sa  femme  : 

Et  comme  vous ,  quand  on  en  a  fjit  dcus  , 
C'est  bien  assez  ,  notre  tâche  est  remplie. 

A  M.  et  Mme  Laloine  ,  seuls  : 

Et  cependant ,  ce  droit  que  l'on  bénit 
N'est  pas,  pour  vous ,  épuisé  sur  la  terre  ; 

En  se  tournant  vers  Lise  : 

Car  en  voyant  Lise  ,  chacun  se  dit  : 
Il  leur  reste  un  heureux  à  faire  ! 

Oh  !  lion  ,  quelle  honte  !  Un  couplet  improvisé  à  table  ,  à  une  noce  de 
patentés  !  Lion  ,  que  vous  êtes  petit  garçon  !  Pau\Te  lion  ! 

I  .éonre  n'eut  pas  le  temps  d'y  penser  ;  car  à  peine  le  couplet  fut-îl 
achevé  que  toute  la  table  craqua  d'applandissemens ,  de  trépignemcns  ,  de 
bravos.  Lise,  qui  ne sattenduit  pas  à  la  conclusion,  cachait  sa  rougeiu-  en 
baissant  la  tête  ;  Mme  Laloine,  tout  en  larmes,  se  leva  pour  venir  em- 
brasser Lise  ,  en  disant  à  M.  Tirlot  : 

—  C'est  vrai ,  M.  Tirlot ,  vous  aviez  onblié  ma  Lise  ! 

M.  Laloine  ,  ému  ,  vint  se  mêler  à  ces  embrassemens ,  et  tendit  la  main 
h  Léonce  en  lui  disant  du  fond  du  cœur  : 

—  Merci ,  monsieur  le  marquis,  merci!  merci  ! 

Puis  la  mère  le  remercia  ,  et  on  le  félicita  de  tous  côtés.  Cela  fit  un  mo- 
ment de  brouhaha  où  tout  le  monde  quitta  sa  place ,  tandis  que  Gobilloa 
criait  : 

—  Au  salon  !  au  salon  !  Il  y  a  déjà  du  monde  ! 

Léonce  olli  it  son  bras  à  Lise.  Elle  le  prit  ;  mais  il  sentit  que  sa  main 
tremblait. 

llle  était  confuse  ,  embarrassée  ;  mais  elle  n'était  ni  triste  ni  contra- 
riée. 

—  M'en  voulez  vous  aussi  de  mon  couplet  ?  lui  dit  Léonce. 

—  Oh  !  non,  dit-elle  doucement,  cela  a  fait  plaisir  à  mon  père  et  à  ma- 
man. 

—  Et  à  vous? 

—  Moi...  je  le  trouve  très  joli ,  dit-elle  en  baissant  les  yeux. 

V.t  elle  se  dégagea  doucement  pour  aller  h  la  rencontre  de  quelques- 
unes  de  ses  jeiuics  amies  qui  étaient  déjà  dans  le  salon ,  que  M.  et  .Mme 
Laloine  av.iiee.t  dé, à  accueillies,  ei  (jui  Ils  avaient  rendu  co  iip.e  de  la  raL 
son  des  applandissiMuens  fin ienx  qui  vo  .'aient  d'ebranlir  le  Cadrau-B!eu- 

—  Est-ce  vrai?  dirent  les  jeunes  filles  à  Lise  e»  l'enuaiiiai.t,  est-ce  \rai 
(|ue  le  lieaa  marquis  a  fiit  un  C'uplel  pour  loi? 

Si  ceci  eût  été  ilit  d'un  ton  d'allociion  ,  Lise  eût  peut-cire  uié;  mais  on 
fit  sonner  le  beau  murquis  d'un  ton  si  envieux,  qu'elle  répondit  avec 
alfeclion  : 

—  Oui,  c'e  l  V  ai. 

—  Il  parait  que  tu  as  fait  sa  conquête,  dit  uue  fort  laide. 

—  Sans  ilonie  il  a  fait  la  tienne  ? 

—  (jui  sait '.'dit  Lise,  qui  irouvaitses  bonnes  amies  très  imperiiiienies. 

—  Et  d'abord,  dit  une  autre  je  vais  m.-;  (aire  iuvtter  piuir  toute  la  soi- 
rée, 110 nr  piuivuir  refuser. 

—  Ah  !  ce  n'est  pas  la  peine,  fil  la  laide  :  ces  gants  jainw.  ça  uedaoM 
pas. 

—  ('.a  danse,  mes  leinoisclles,  dit  Sterny,  qin  s'était  doucefflent  .ippro- 
ché  en  loiigiMut  nu  groupe  d'hommes,  ei  il  olfrit  la  ra.iin  ii  Lise,  eu  kii 
(lisant  ave-  un  respect  profond  : 

—  Madeu)  isi'lle  n'a  pas  oublié  q\i'elle  m'a  bit  l'btifmottr  «le  ne  pn>> 
mettre  la  première  contredanse? 

—  Non ,  mansiour.  non ,  dit  Lise  en  lui  tendant  la  n:>ia. 
Cette  main  u  cmblait  encore. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Heureusement  pour  Slcrny  qu'il  avait  6lé  tollnment  entraîné  par  le 
charme  qui  émanait  de  celle  belle  enfant ,  et  peut-être  aussi  par  son  sur- 
S-às,  qu'il  n'avait  pas  eu  letenips  deréllOchirà  tout  ce  qu'il  venait  île  faiic. 
A'ïis  il  en  eût  i)eut-èlrp  (•lé  épouvanté,  s'il  eût  eu  un  moment  de  solitude 
lilire  ,  pour  consiiiérer  ce  qu'il  avait  osé  lYcxcoUriquc  à  ses  habitudes. 
Le  hasard  décida  autrement. 

L'orchestre  a\ait  donné  le  signal  de  la  danse,  etSterny  y  prit  place  avec 
jse. 

Lise  était  belle  ,  belle  comme  on  rêve  les  anges  avec  la  sainte  sérénité 
lie  l'innocence  et  le  repos  candide  du  bonheur,  i  ette  beauté  avait  ébloui 
Sterny  ,  et  il  1';,  lil  longtemps  complétée  avec  le  seul  plaisir  des  veux, 
comme  une  O'uvn'  admirable  qui  glorilie,  pour  ainsi  dire,  la  lornîe  hu- 
maine ,  en  montrant  combien  elle  peut  être  magniiiqiie  et  gracieuse. 

Mais  à  ce  moment  ,  Lise,  tremblante  à  ses  ciitcs,  lui  parut  liien  plus 
charmanie  qu'il  ne  l'avait  encore  vue.  Il  y  avait  sur  ce  visage  si  pur  une 
expression  indicible  de  bonheur,  de  crainte  et  d'etonnemcnt.  Use  passait 
dans  le  cœur  de  cette  enfant  quelque  chose  d'inaccoutumé  qui  la  ravissait 
et  ([iii  lui  faisait  peur.  Son  cœur  venait  de  tressaillir  dans  sa  poitrine,  et 
il  lui  semblait  qu'il  y  avait  en  elle  une  partie  de  son  être  qui  n'avait  pas 
encore  vécu  et  qui  s'agitait  pour  vivre. 

Dieu  a  donné  deux  fois  celte  inelfable  émotion  à  la  femme  !  La  première 
fois  qu'elle  se  sent  aimer,  et  la  première  fois  qu'elle  se  sent  mère.  i\!ais 
aucun  pinceau,  aucune  plume  ne  peut  exprimer  cette  extase  agitée  qui 
iiesplendissait  sur  le  visage  de  Lise;  et  Sterny,  qui  la  regardait,  s'en  lais- 
sait pénétrer  sans  se  rendre  compte  lui-même  de  l'enivrement  inconnu 
qu'il  éprouvait.  11  voulut  lui  parler  et  sa  voix  hésita;  elle  voidut  répon- 
dre, et  sa  voix  hésita  comme  celle  de  Léonce. 

Toute  cette  contredanse  se  passa  ainsi  entre  eux,  et  ce  ne  fut  qu'en  re- 
comluisant  Lise  à  sa  place  que  Sterny  pensa  qu'il  allait  être  séparé  d'elle; 
aussi  lui  dit-il  tout  bas  : 

—  Mademoiselle  I  ise  valse-t-elle  ? 

—  Oh  !  non,  monsieur,  non,  répondit-elle  avec  un  balancement  de  tète 
qui  témoignait  que  la  valse  était  un  plaisir  au-delà  de  ses  espérances  de 
jeune  lille. 

—  Alors,  reprit  Léonce,  je  vous  demanderai  une  autre  contredanse. 

—  C'est  que  j'en  ai  promis  beaucoup,  reprit  Lise  ;  mais...  mais  maman 
m'a  permis  de  galoper. 

—  Ce  sera  donc  un  galop  ? 

—  Oui,  dit  Lise,  le  premier;  mais  d'ici  l'a  vous  danserez  avec  d'aulres 
densoiselles? 

—  Avec  vous  seule!... 

—  Avec  ma  sœur,  au  moins  ;  je  vous  en  prie,  dit  Lise  d'un  ton  inquiet 
et  suppliant. 

—  Avec  la  mariée?  vous  avez  raison,  répartit  Léonce,  je  vous  remer- 
cie de  me  l'avoir  rappelé. 

—  Et  je  vous  remercie  d'y  consentir,  lui  dit  Lise  avec  un  doux  sourire 
d'intelligence. 

Léonce  la  laissa  près  de  sa  mère  et  s'en  alla  dans  un  autre  salon.  Mal- 
gré lui,  il  était  heureux  !  heureux  de  quoi  ?  d'avoir  troublé  cette  petite 
fille  !  Pau\re  triomphe  pour  un  homme  dont  l'œil  de  lion  avait  fait  trem- 
bler les  femmes  les  plus  intrépides  et  les  plus  accoutumées  à  rire  de  tout 
et  à  tout  braver,  même  le  scandale  ! 


Ne  demandez  pas  à  Léonce  pourquoi  il  était  heureux  ;  il  n'aurait  point 
su  vous  le  dire;  car  cette  émotion  était  aussi  nouvelle  pour  lui  que  pour 
L'se,  et  il  ne  pensait  ni  à  l'examiner  ni  à  la  combattre;  il  se  trouvait  bien 
où  il  était,  il  voyait  tout  d'un  œil  bienveillant,  et  si  parfois  il  ne  recon- 
naissait pas  une  grâce  complète  dans  la  manière  dont  toutes  les  choses  se 
passaient,  il  y  trouvait  une  bonne  foi  qui  le  charmait  :  ces  gens-là  s'amu- 
saient sincèrement. 

Il  essaya  de  rester  loin  du  salon  où  était  Lise;  mais,  malgré  lui,  il  y 
revint  elglissa  son  regard  entre  doux  hommes  qui  barraient  la  p(U'tc- 

Liso  dansait,  mais  elle  n'élail  pas  à  la  danse;  ou  clic  tenait  les  you\ 
baisses,  ou  elle  faisait  glisser  autour  du  salon  un  coup  d'œil  rap'd-'  cl 
furlif. 

—  Qui  cherchait-elle  ? 

Léonce  eut  peur  que  ce  ne  fût  pas  lui  ;  mais  lorsqu'il  vit  que  depuis 
qu'il  était  là  elli;  ne  cberchait  plus,  il  éprouva  un  nouveau  bonheur,  un 
bonheur  si  vif  qu'a  son  tour  il  eut  peur. 

Cette  peur  ne  pouvait  rester  une  incertitude  dans  le  cœur  de  Léonce, 
comme  dans  le  cœur  de  Lise;  il  se  demanda  ce  qu'il  éprouvait  et  rougii 
en  lui-même. 

—Ah  !  ça,  se  dit-il,  mais  je  fais  l'enfant;  je  deviens  fort  ridicule.  Leur 
vin  frelaté  m'a  monté  à  la  tête.  Je  suis  gris,  ou  lo  diable  m'emporte  !  Ce 
n'est  pas  possible  ! 

Et  pour  s'assurer  qu'il  n'était  pas  homme  à  se  laisser  dominer  par  une 
émotion  d'enfant,  il  se  mit  à  regarder  Lise. 

Lise  dansait  avec  un  beau  jeune  homme,  aussi  beau  que  le  lion,  d'une 
élégance  simple,  et  qui  parlait  à  sa  danseuse  avec  une  aisance  parfaite,  lui 
disant  sans  doute  des  choses  assez  intéressantes  pour  qu'elle  l'ecouiàt  avec 
soin,  assez  bien  dites  pour  qu'elle  y  répondît  par  de  petits  signes  d'asscn- 
lini.^nl. 


A  cet  aspect,  il  se  passa  toute  une  révolution  dans  le  cœur  du  lion  ;  il 
se  compara  à  (juclqu'un  ;  il  se  compara  à  un  homme  qui  pouvait  être  un 
marchand  de  colonnade,  et  il  trouva  que  rien  ne  lui  assurait  un  avantage 
sur  cet  homme. 

Léonce  éprouva  un  désappointement  bien  plus  cruel,  quand  il  vit  le  vi-  ; 
sage  de  Lise  tranquille,  heureux.  La  pauvre  enlii  it  n'avait  d'autre  bon-  \ 
heur  que  d'avoir  aperçu  le  regard  de  Léonce  attaché  sur  elle,  que  d'en  ' 
éprouver  une  joie,  une  fierté,  un  ravissement  qu'elle  ne  redoutait  plus, 
car  il  n'élail  pas  à  ses  côtés,  et  le  contact  de  sa  main,  le  soin  de  sa  voix 
ne  la  faisaient  plus  trembler. 

Un  singulier  doute  pénétra  dans  le  cœur  de  Sterny  : 

(c  Kstce  que  cette  candide  enfant  serait  une  coquette  d'arrière-bouti- 
que ?  11  se  dit-il. 

«  Ah!  vraiment,  c'est  trop  d'ambition,  ma  belle;  vous  êtes  jolie,  mais 
vos  prétentions  sont  trop  impertinentes.  » 

Comme  il  pensait  cela  eu  regardant  Lise,  le  visage  de  Léonce  prit  une 
expression  de  hauteur  et  de  dédain,  et  la  douce  enfant,  l'ayant  regardé  à 
ce  moment,  fut  si  surprise  de  se  voir  regardée  ainsi,  qu'elle  en  devint 
pâle,  et  que  ses  yeux  lixés  sur  Léonce  semblèrent  lui  dire  : 

—  Eh  bien!  qu'avez -vous?  qu'est-ce  que  je  vous  ai  fait,  mon  Dieu? 

Et  tout  aussitôt  elle  n'écouta  plus  son  danseur  et  se  trompa  trois  fois  en 
dansant. 

Léonce  vit  tout  cela  et  voidut  voir  si  ce  n'était  pas  un  jeu.  Il  ne  voidiit 
pas  qu'un  homme  de  sa  soite  fût  dupe  d'un  manège  do  fausse  Agnès. 

En  conséquence,  lorsque  la  contredanse  fut  finie,  il  prit  son  air  le  plus 
sûr  de  lui,  le  plus  indillérent,  le  plus  bon,  et  s'approchant  de  Lise  et  de 
sa  mère,  il  dit  à  Mme  Laloine  sans  regarder  Lise  : 

—  J'ai  bien  des  pardons  à  vous  demander  de  mon  étourderie,  madame. 
En  rentrant  chez  moi,  j'ai  trouve  dans  ma  voiture  ce  cordon  de  cheveux 
et  celle  petite  plaque  d'or;  ils  doivent  appaitenir  à  quelqu'un  de  vos  in- 
vités, et  j'avais  oubhé  de  vous  les  remettre. 

A  ce  mot  : 

n  Quelqu'un  de  vos  invités,  »  Lise  regarda  Léonce  comme  pour  lui  dire  : 
N'aviez-vous  pas  compris  que  c'était  à  moi  ? 
Mme  Laloine  remercia  Léonce  et  dit  à  Lise  : 

—  Tu  vois  bien  que  j'avais  raison  de  te  dire  que  M.  le  marquis  te  les 
rapporlerait. 

—  Ah  !  i!s  appartiennent  à  mademoiselle?  dit  Léonce  d'un  ton  froid, 
en  lui  présentant  ce  petit  bijou  d'un  air  dédaigneux. 

—  Oui,  monsieur,  dit  Use  eu  avançant  la  main  pour  le  prendre,  et  en 
regardant  Léonce  comme  si  elle  disait  : 

(1  Est  ce  que  je  suis  folle?  » 

Léonce  le  lui  remit  du  bout  des  doigts. 

—  Donne,  dit  sa  mère,  que  je  le  rattache  à  ton  cou. 

—  Tout  h  riieure,  maman,  dit  Lise  avec  une  impatience  qu'elle  eut 
peine  à  contenir. 

Et  elle  l'enveloppa  de  son  mouchoir,  qu'elle  serra  vivement  dans  sa 
main  crispée. 
Lise  éiait  pâle,  et  ses  mains  tremblaient. 
Léonce  fut  satisfait  de  l'épreuve  et  reprit  avec  une  politesse  affectée  : 

—  Madcnioisolle  n'a  pas  oublié  qu'elle  doit  danser  un  galop  avec  moi? 

—  Je  ne  sais,  répondit  Lise  d'un  ton  douloureux,  si  maman  veut... 

—  Avec  M.  le  marquis?  sans  doute,  dit  Mme  Laloine.  , 
L'orchestre  joua  les  premières  mesures  d'un  galop.  i 
Lise  donna  sa  main  à  Léonce  ;  ils  se  levèrent  et  tirent  le  tour  du  salon, 

pendant  que  la  foide  faisait  place  aux  danseurs. 

—  Pourquoi,  lui  dit  Sterny,  n'avez-vous  pas  voulu  remettre  votre  char- 
mant collier  ? 

—  Oh  !  charmant,  dit  Lise  avec  effort ,  vous  ne  pensez  pas  ce  que 
vous  dites  ;  mais  j'y  tiens  beaucoup. 

—  C'est  un  souvenir,  peut  être? 

—  Ah  !  oiù,  répondit-elle  en  levant  les  yeux  au  ciel,  c'est  un  bon  sou- 
venir. 

£(  la  devise  écrite  sur  ce  bijou  vous  le  rappelle  sans  doute. 

Oui  monsieur  le  marquis,  réparlit  Lise  avec  une  douce  dignité. 

—  Co  qu'on  veut  on  le  peut,  dit  celle  devise. 

—  Uni,  monsieur  le  marquis,  ce  qu'on  veut  on  le  peut,  répéta  Lise  avec 
un  soupir  mal  étouffé. 

C'est  avoir  une  grande  confiance  en  sa  propre  force,  que  d'adopter 

une  pareille  devise,  ajuuia  Léonce. 

—  Jusqu'à  présent  elle  ne  m'a  pas  manqué,  et  j'espère  qu'elle  ne  me 
manquera  pas,  répondit  Lise  avec  une  émotion  extrême. 

—  En  avez-vous  besoin? 

—  Nous  ne  dansons  pas,  monsieur,  dit  Lise. 

Léonce  enlaça  la  belle  enfant  dans  un  de  ses  bras,  et  prit  dans  sa  main 
la  mnin  où  elle  tenait  ce  talisman.  _ 

Ils  lansèrent  ainsi,  lui,  la  dévorant  du  regard;  elle,  les  yeux  baisses,  le 
visage  sérieux. 

Tout  à  coup  une  larme  quitta  les  paupières  de  Lise  ,  et  descendit  sur  sa 
joue.  Léonce  éprouva  un  saisissement  douloureux,  et,  en  iraînant  Lise  dans 
une  petite  pièce  où  se  trouvait  une  table  de  bouillole,  il  lui  dit  : 

—  Je  vous  ai  offensée,  mademoiselle  ? 

—  Non,  monsieur,  non. 

—  Mais  pouquoi  pleurez-vous  î 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


—  Mais  je  ne  pleure  pas,  monsieur. 

—  Ecoutez,  niadcmoiselle,  lui  dit  Léonce  avec  un  accent  plein  de  fran- 
chise, je  ne  sais  ce  que  j'ai  pu  laire  ou  dire  (|ui  vous  ait  IjlessOe  ;  mais  si 
cela  m'est  arrivé  nialpré  moi,  je  vous  en  demande  pardon,  et  je  vous  jure 
qu'un  tel  dessein  était  loin  de  mon  cu-ur. 

Lise  le  regarda  attciilivemeiil  et  répondit  avec  un  triste  sourire  : 

—  Oli  !  mon  Dieu,  tenez,  nionsiciir,  ne  faites  pas  attention  à  ce  que  je 
dis  ni  à  ce  que  fais.  Voyez-vous,  c'est  qu'étant  enfant  j'étais  toujours  si 
faible,  si  soullraiite,  qu'on  m'a  laissé  toiLS  mes  défauts,  et  parmi  ceux-là  il 
faut  coiupter  inie  susceptibilité  lidicule...  sotte... 

—  Mais  en  quoi  ai  je  pu  la  blesser,  celte  susceptibilité? 

—  Ne  me  le  demandez  pas,  monsieur;  dansons,  je  vous  en  prie;  je  ne 
vous  en  veu\  pas...  je  vous  jm-e  que  je  ne  vous  en  vou\  pas,  ajonta-t-ellc 
avec  un  mouvement  nerveux  et  inie  expression  de  soullianie. 

Ils  achevèrent  leur  galop ,  et  Léonce  vint  encore  remettre  Lise  auprès 
de  sa  mère. 

Presque  aussitôt  M.  Tirlot  s''avança  poiuTéclamer  ses  droits  ;  mais  Lise 
lui  dit  avec  une  douce  prière  : 

—  l^as  encore,  monsieur  Tirlot  :  je  suis  toute  malade  ;  j'ai  le  cœur  op- 
pressé...je  soullre  beaucoup.  J'ai  froid. 

Sterny  la  regarda  ;  elle  était  plus  piilc,  et  ses  lèvres  tremblaient  d'une 
vibration  convulsive. 
Sa  mère ,  à  cet  aspect ,  parut  très  alarmée  ,  et  lui  dit  tout  bas  : 

—  Viens ,  viens  ,  mon  enfant. 

—  Oiû,  maman,  lui  dit-elle  d'une  voix  entrecoupée. 

Et  elle  se  traîna  hors  du  salon  en  sappuyant  sur  le  bras  de  sa  mère. 

—  Maisqu'a-t-elle  donc  ?  s'écria  Léonce  en  s'adressant  il  Al.  Tirlot. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  fit  celui-ci  d'un  air  de  sincère  pitié  ,  toujours  la 
même  chose  ,  des  palpitations  de  cœur  terribles  ;  la  moindre  latigue  lid 
fait  mal ,  et  une  émotion  violente  serait  capable  de  la  tuer. 

—  De  la  tuer  !  se  dit  Léonce  ;  et  moi...  qui  sait?  quand  je  la  regardais 
avec  cet  air  de  dédain  ,  quand  je  lui  rapportais  si  soltenicnt  ce  bijou  que 
je  savais  ne  pouvoir  appartenir  qu'à  elle  seule,  et  qu'elle  ne  m'avait  pas 
redemandé,  sachant  que  je  l'avais,  peut-être  ai-jc  été  blesser  grossière- 
ment cette  ame  délicate  ,  qui  s  abandonnait  gaiement  à  la  joie  d'un  succès 
d'enfant.  Ah  !  pauvre  eniant  !  pauvre  eiilant  !...  Ah  !  si  je  le  pensais  !  C'est 
d'une  sottise  ,  d'une  brutalité  indignes  ! 

Léonce  s'en  voulait.  Jouer  avec  la  niaiserie,  la  vanité  d'une  petite  prude 
de  comptoir,  ce  pouvait  être  anuisant  ;  mais  heurter  sans  raison  la  sensi- 
bilité maladive  d'un  enfant  si  belle  ,  et  que  l'amour  dont  on  l'entourait  at- 
testait si  bonne,  si  vraie ,  si  naïve,  c'était  odiou.\.  Léonce  se  trouvait  cou- 
pable ,  bête ,  brutal  ;  il  était  furieux  contre  lui-même.  Aussi  fut-ce  avec  un 
véritable  intérêt  qu'il  resta  avec  quelques  personnes  à  la  porte  de  la 
chambre  où  Lise  s'était  réiugiée  avec  sa  mère. 

La  jeune  fdie  en  sortit  bientôt  pfde  encore ,  mais  calme  ,  sereine. 

Elle  rencontra  le  regard  alarmé  de  Léonce  ;  et  son  doigt ,  se  posant 
doucement  sur  son  sein ,  montra  à  Sterny  la  plaque  d'or  qu'elle  venait  de 
suspendre  à  son  cou  ,  et  ce  geste  voidait  dire  : 

Ce  qu'on  veut  on  le  peut. 

Le  sourire  qui  accompagna  ce  mouvement  était  si  doux ,  si  résigné  , 
qti'il  toucha  Léonce. 

Cotte  enfant  avait  souffert ,  beaucoup  souffert ,  et  pour  lui  sans  doute,  h 
cause  de  lui. 

.Sterny  eiit  voulu  lui  demander  pardon  ,  mais  le  cœur  à  genoux,  pour  lui 
bien  faire  comprendre  qu'il  était  honteux  et  triste  de  l'avoir  blessée. 

Lise  s'était  replacée  près  de  sa  mère ,  et  ne  devait  plus  danser ,  et 
Léonce  n'avait  plus  le  moyen  de  s'approcher  d'elle  pour  elle  seule.  Il  était 
mal  à  son  aise  ;  cette  foule  lui  pesait  non  pas  comme  un  assemblage  de 
caricatures  ridicules,  ainsi  qu'il  eût  pu  la  considérer  la  veille,  mais  comme 
comprimant  son  c<eur.  A  ce  moment,  il  eût  voulu  crier,  jurer,  il  eût  pres- 
que voulu  pleurer. 

Ce  seniiiiient  le  gagna  si  puissamment  qu'il  fut  sur  le  point  de  partir. 

niais  partir  sans  apporter  ses  excuses  et  son  repentir  à  cette  faible  et 
douce  créature  qu'il  avait  fait  souffrir  ,  il  ne  le  voulut  pas  ;  et  s'étant  ap- 
proché de  Mme  Laloine  ,  il  lui  dit  d'ini  air  grave  : 

—  Si  j'avaisétéini  simpleinvité  à  cette  fête,  madame,  j'aurais  cru  pouvoir 
me  retirer  sans  vous  présenter  mes  devoirs  ;  mais  j'ai  été  le  témoin  de 
Prosper ,  et  je  \ ous  prie  d'agréer  mes  remercimens  d'avoir  admis  dans 
votie  i'amille  un  honnête  homme  qui  est  presque  de  la  mienne. 

—  Je  vous  remercie  ,  monsieur,  lui  dit  Mme  Laloine  d'un  ton  ému  , 
tandis  que  Lise  regardait  Léonce  avec  un  doux  saisissement ,  je  vous  re- 
mercie ;  car  ce  n'est  que  voire  alléclion  pour  Prosper  qui  peut  vous  ins- 
pirer des  paroles  si  llatleuses  pour  des  petites  gens  comme  nous. 

—  C'est  ce  que  j'ai  vu,  madame,  dit  Léonce,  et  je  vous  conjure  de  croire 
au  respect  sincère  cl  vériiablc  que  j'emporte  pour  vous  et  pour  toutes  les 
personnes  de  votre  famille. 

En  disant  ces  paroles,  il  se  tourna  vers  Lise  et  la  salua  profondément 
sans  lever  les  yeux  sur  elle.  Il  ne  put  donc  voir  le  regard  radieux  dont 
s'était  illuminé  le  visage  de  l>ise  ;  mais  il  vit  sa  main  faire  un  mouvement 
involoniaire  comme  pour  prendre  la  sienne  et  le  remercier. 

Puis  il  s'éloigna  sans  vouloir  regarder  Lise  ;  ce  ne  fut  qu'à  l'autre  ex- 
trémité du  salon  qu'il  se  retourna  ;  elle  avait  la  main  appuyée  sur  son  sein 
et  le  regardait  ;  il  ailacha  ses  yeux  sur  elle  ;  Lise  ne  détourna  pas  les 
siens  ;  ils  se  regardèrent  longtemps  ainsi ,   tous  deux  oubliant  où  ils 


étaient ,  tous  deux  se  .sentant  lire  dans  le  cœur  l'un  de  l'autre.  Mme  La- 
loine parla  à  sa  fille  :  elle  sembla  s'éveiller  d'un  rêve  ;  mais  avant  de  se 
retourner  vers  sa  mère  ,  un  doux  mouvement  de  tête  avait  dit  à  Léonce  : 

Adieu  et  merci  ! 

Le  lion  partit  ;  il  était  fou ,  bouleversé ,  stupide,  il  voulait  se  railler  et 
ne  pouvait  pas. 

Celte  image  de  Lise  lui  apparaissait  sans  cesse  si  candide,  si  pure ,  lui 
disant  : 

—  Alalheureux  !  pourquoi  me  traiter  comme  tu  m'as  traitée  ?  Pourquoi 
insulter  à  ce  que  tu  as  senti  de  bon  ,  de  saint ,  de  délicieu.x ,  comme  tu  as 
insulté  à  ma  joie? 

Et  voilà  Léonce  qui  s'agite  dans  cette  voiture  où  s'était  appuyé  le  corps 
souple  de  Lise,  et  cherchant  une  trace  qu'elle  eût  pu  y  laisser. 

Le  misérable,  il  en  avait  trouvé  nue,  et  il  pouvait  la  garder;  et,  pour 
faire  de  l'impcrlincnce,  il  l'avait  rendue  à  qui  ne  l'eût  pjs  redemandée;  il 
en  était  sûr  maintenant. 

Comme  il  était  dans  cet  état  de  fiu-eur  contre  lui-même,  sa  voiture 
s'arrêta  et  la  portière  s'ouvrit.  11  descendit  et  regarda  ;  il  était  devant  le 
club  des  lions.  Il  hésita  à  entier,  puis  il  monta  r.ipidement  en  se  disant  : 

—  Si  ce  butor  de  Lingart  me  dit  une  seide  mauvaise  plaisanterie,  je  le 
souffleté.  Et  dans  sa  colère  il  se  mit  à  imc  table  de  jeu,  perdit  cinq  cents 
louis  après  avoir  stupéfié  tout  le  monde  par  la  mauvaise  humeur  qu'il 
montrait,  lui  d'ordinaire  si  beau  joueur,  et  rentra  chez  lui  à  la  pointe  du 
jour,  ne  pensant  pas  plus  à  ses  cinq  cents  louis  qu'à  sa  dernière  maîtresse, 
et  se  disant  : 

—  Je  la  verrai,  je  veux  la  voir;  mais  commeni  ? 

VI. 

Jamais  homme  ne  fut  plus  cmban-assé  que  Sterny  pour  trouver  un 
moyen  convenable  de  revoir  Lise.  Dans  les  paroles  qu'il  avait  dites  à 
Mme  Laloine,  il  avait  pris,  pniu-  ainsi  dire,  un  congé  définitif  de  cette 
famille  qui  n'était  pas  de  son  m  )iide,  et  avec  laquelle  il  ne  pouvait  conti- 
nuer d'avoir  des  relations  sans  ;u'elle  s'en  étoniint.  A  la  rigueur  il  devait 
faire  une  visite  de  politesse;  m:,  s  c'est  tout  ce  qu'il  avait  a  prétendre.  Il 
pensa  bien  à  lencontrer  Lise  à  l'église  ;  mais  dans  notre  siècle  si  peu  dé- 
vot il  n'est  pas  rare  de  voir  un  homme  comme  Léonce  répugner  à  une  telle 
profanation. 

Par  cela  seul  qu'il  n'entrait  jamais  dans  une  église  pour  y  prier,  il  n'eût 
pas  voulu  y  entrer  pour  y  poursuivre  une  femme.  Ce  qu'eût  fait  un  gen- 
tilhomme de  Louis  XIV  une  heure  après  être  sorti  du  confessionnal ,  ce 
que  ferait  encore  un  Espagnol  catholique  au  moment  où  il  vient  d'appro- 
cher de  la  sainte  table,  l'incrédule  Léonce  ne  voulut  pas  le  faire.  C'était 
dans  toute  sa  pureté  le  scrupule  que  l'athée  Canillac  exprimait  d'une  fa- 
çon si  plaisante  à  l'abbé  Dubr.'s  en  pareille  occasion;  il  s'agissait  d'un 
rendez-vous  avec  une  certaine  abbesse ,  la  nuit ,  dans  la  chapelle  de  Ver- 
sailles. 

—  Allez-y,  si  vous  voulez,  dit  Canillac  au  »ardiiwl,  vous  êtes  lui  minis- 
tre de  Dieu ,  c'est  affaire  entre  vous  ;  quant  a  mi>i,}t  ne  suis  pas  assez  lié 
avec  lui  pour  prendre  de  pareilles  libertés  dans  sa  maison. 

Nous  ne  saurions  dire  d'où  vient  cette  dilli'rence;  mais  c*  qu'il  y  a  de 
sûr,  elle  existe  pour  les  peuples  et  pour  les  hommes;  c'est  daL<  j^  p.avs 
les  plus  fanatiques  que  les  inirigncs  amoureuses  se  suivent  oc-ftijaire 
dans  les  églises ,  et  si  dans  notre  France  si  peu  religieuse  le  tempw  de 
Dieu  sert  encore  d'abri  à  quelque  aventure  de  ce  genre ,  on  peut  être  as 
sure  qu'elle  a  lieu  entre  gens  qui  considèrent  ce  qu'ils  font  comme  un  pé- 
ché. Si  bien  qu'on  serait  tenîé  de  croire,  comme  Canillac,  qu'ils  entrent 
en  compte  avec  Dieu,  et  qu'ils  pensent  que  l'assiduité  de  leurs  bommases 
leur  mérite  bien  quoique  indulgence  de  sa  part. 

Quoi  qu  il  en  piiisse  être .  Sterny  repoussa  I  idée  de  suivTC  Lise  à  l'é- 
glise, non  seulement  pour  lui,  mais  encore  pour  elle:  il  y  avait  dans  tout 
ce  que  lui  insp'.-ait  celle  jeune  l;l!e  une  ('elicalesse  pudique  et  élégante 
comme  elle.  Si  d'une  part  il  no  voulait  point  donner  à  Lise  une  mauvaise 
opinion  de  lui  en  paraissant  la  poui-suivrc  effionlément  au  milieu  de  ses 
prières,  d'autre  part  il  eût  craint  de  toucher  par  sa  présence  à  cette  vir- 
ginale piété  qu'elle  devait  apporter  au  pied  de  l'autel  ;  il  eût  rougi  de  dé- 
llorer  une  seule  des  candides  croyances  de  cette  ame  d'enfant;  et  peut- 
être  eût-il  moins  désiré  son  amour,  si  elle  n'eût  pas  gardé  touie  la  pureté 
de  son  innocence. 

Quant  à  enq>lnyor  les  ressources  subalternes,  qui  sont  aux  ordres  de 
tout  homme  <|ui  a  de  l'or  et  de  l'audace,  et  dont  il  n'avait  pas  craint  de  se 
servir  envers  les  plus  gran.'es  dames,  elles  lui  eussent  fait  horreur. 

11  pouvait  bien  rencontrer  Lise  chez  Prosper:  mais  aller  chez  Prosper 
était  aussi  peu  convenable  que  d'aller  chez  M.  Liiloine;  il  n'avait  rien  à  y 
faire,  et  celles  l'on  cliercliorait  les  mnlifsde  ses  visites:  et  si  ou  venait  à 
les  di-convrir,  il  comprenait  qu'il  en  serait  honteux  comme  d'une  mau- 
vaise aclioii. 

Cependant,  durant  quelques  jours,  et  sans  trop  se  rendre  compte  de 
ses  espi'rances,  Léonce  rompit  toutes  ses  habitudes.  Il  alla  se  promener 
aux  Tuileries. 

C'est .  se  disait-il .  la  promenade  du  bourgeois  p''i'isien  ,  peut-être  y 
ponrraiiil  trouver  Lise. 

Il  alla  dans  la  même  soirée  à  trois  ou  a^atre  nq.iis  théàii-e>  qui.  selon 
lui,  dovaicnt  être  lo  speciaele  U\on  du  i.  jvtusr,^  oe  .''-r»  St-I)enis 


10 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


en  fut  pour  l'eniiui  qu'il  y  l'pi-ouva  :  c'(Hait  l'époque  (le  l'exposition  des 
la!)U\iu\,  il  V  trouva  tout  le  moude.  oxcopir-  Lise. 

—  Vraimeut,  se  dit-il  alors,  c'est  uae  folie;  quelle  est  mon  espérance? 
je  n'en  ai  i)oiiit ,  je  n'en  veux  pas  avoir. 

11  se  réi  était  cela  tous  les  jours,  cl  tous  les  jours  il  éprouvait  un  plus 
ardent  désir  de  revoir  Lise;  tout  ce  qui  l'avait  amusé  et  charmé  autrefois, 
ne  faisait  plus  que  l'agiter  sans  le  satisfaire.  11  était  coiuuie  un  homme 
qui,  habitué  au\  cris  de  la  ville,  à  son  atmosphère  lourde,  à  sa  lumière 
factice,  a  son  tumulte,  ;i  ses  mille  accideus,  a  tout  à  coup  été  transporté 
(tans  un  divin  paysage  illuminé  d'une  douce  darté,  où  Hotte  une  vague  et 
céleste  liarmonié,  dont  l'air  pur  rafraîchit  la  poitrine  comme  un  léger 
Iweuvage,  où  tout  ai  i  ive  au  cteur  comme  une  caresse  invisible.  Cet  homme 
ne  voudrait  pas  assuiémcnt  vivre  sans  cesse  dans  ces  idées  où  rien  ne 
pourrait  satisfaire  la  passion  dont  il  vit  ;  mais  dans  une  heure  de  lassitude, 
il  voudrait  à  tout  prix  aller  respirer  cet  air,  écouter  ces  murmures  et  ré- 
ver  sous  ces  ombrages  frais  et  embaumés  où  l'homme  retrouve  la  jeu- 
nesse de  ses  sens,  comnie  Léonce  avait  retrouvé  près  de  lui  la  jeunesse  de 
son  arae. 

Mais  cet  espoir  parut  sur  le  point  d'échapper  à  Léonce,  lorsqu'un  ma- 
tin (il  était  à  peine  dix  heures,  et  il  était  déjà  levé,  habillé  ;  car,  ce  jour- 
là,  il  devait  assister  à  Marly  à  un  déjeuner  formidable,  suivi  de  l'exéculinn 
d'un  pari  des  plus  excentik[ues ,  et  terminé  par  un  souper  foudroyant  et 
un  jeu  furieux),  son  valet  de  chambre  lui  remit  une  carte  :  c'était  celle  de 
Prosper. 

—  I^rosper!  s'écria  Sterny,  qu'il  eiUre,  faites  entrer... 

—  Mais,  monsieur  le  comte...  je  lui  ai  dit  que  vous  étiez  sorti. 

—  Sorti  !  s'écria  Sterny  furieux  ;  d'où  vous  vient  cette  impertinence  en- 
vers mes  amis?  qui  vous  a  dit  de  dire  que  j'étais  sorti?... 

—  Mais,  monsieur  le  comte...  j'ai  cru.. 
Sterny  était  furieux. 

—  Sot  !  animal  !  s'écriait-il. 

—  Mais  ce  monsieur  doit  être  à  peine  au  bas  de  l'escalier. 

—  Allez  donc  le  chercher,  priez  le  de  remonter...  allez  donc...  allez 
donc... 

A  peine  le  domesti(iue  fut  il  parti,  que  Sterny  s'aperçut  de  son  empor- 
tement. I^n  ciïet,  ses  mains  tremblaient  et  il  se  sentait  comme  suffoqué.  Il 
eiU  le  temps  de  se  remettre  pendant  que  le  valet  de  cliani])re  courait  après 
Prosper  et  le  forçait,  pour  ainsi  dire,  à  remonter,  de  façon  que  Léonce 
put  l'aborder  avec  un  calme  parfait. 

—  Pardon,  mon  cher  Prosper,  lui  dit  Sterny,  si  je  vous  ai  fait  remon- 
ter ;  mais  j'ai  voulu  que  vous  sachiez  que,  si  on  vous  a  refusé  ma  porte, 
ce  n'est  pas  d'après  mes  ordres. 

—  Ah!  monsieur  le  marquis,  c'est  moi  qui  suis  facile  de  vous  avoir  dé- 
rangé. 

—  Vous  m'eussiez  dérangé,  Prosper,  que  je  vous  l'aurais  dit  sans  façon  ; 
mais  peul-étre  en  vous  voyant  refuser  ma  norte  vous  auriez  pu  croiie  que 
je  ne  voulais  pas  vous  recevoir,  et  c'est  ce  qui  n'est  pas. 

Puis  il  ajouta  en  riant  : 

—  Nous  ne  sommes  pas  si  impertincns  qu'on  veut  bien  le  dire,  que  nous 
le  paraissons,  grâces  à  messiciu-s  nos  domestiques...  Mais  asse}ez-vous 

,   donc,  Prosper. 

y  —  Merci,  monsieur  le  marquis  ;  c'est  un  peu  tua  faute,  je  n'ai  pas  beau- 
\  coup  insisté  ;  je  suis  avec  ma  femme  en  visite  de  noce,  elle  m'attend  en 
'voilure  avec  ma  belle-mère  et  Lise,  et  il  faut  cpic  j'aie  lini  à  temps.  Nous 

avons  rendez- vous  à  une  heure,  au  chemin  de  fer  de  St. -Germain,  où  nous 

faisons  une  partie. 

—  \Ii  !  (lit  Sterny,  ces  dames  sont  en  bas...  elles  auraient  été  bien  ai- 
raablos  de  me  faire  l'honneur  de  monter  chez  moi. 

—  Ah  !  monsieur  le  marfpiis,  fit  l'rosper. 

Cette  exclamation  voulait  diie  à  la  fois  :  elles  n'eussent  pas  osé,  parce 
que  vous  êtes  un  grand  seigneur,  et  ce  n'eût  pas  été  convenable,  parce 
que  vous  êtes  un  garçon  d'inie  réputation  hasardée. 

—  Allons  donc,  lui  dit  Sterny,  et  veuillez  leur  présenter  mes  respects. 
Mais,  au  fait,  dit-il,  j'allais  sortir...  j'irai  jusqu'à  leur  voiture.  Venez! 

Et  sans  attendre  la  n  ponse  de  Prosper,  il  prit  son  chapeau  et  descen- 
dit. Sa  voiture  était  sous  la  voûte,  et  à  son  aspect  le  cocher  cria  au  re- 
mise de  Prosper,  qui  barrait  la  porte  cochère,  de  se  ranger  et  lit  caraco- 
ler ses  chevaux.  Lue  tète  d'ange,  penchée  à  la  portière  de  la  remise,  re- 
gardait cette  belle  voiture,  lin  voyant  Sterny  qui  venait  de  son  côté  suivi 
de  I  rosper,  elle  se  retira  vivement.  C'étaH  Lise.  Léonce  s'avança ,  se  (it 
ouvrir  la  portière,  et,  monté  sur  le  marchepied,  il  salua  madame  Laloine, 
la  femme  de  Prosper  et  Lise  qui  occupaient  le  fond  de  la  voiture,  tanihs 
que  M.  Laloine  et  M.  Tirlot,  le  garçon  d'honneur,  occupaient  le  devant. 
La  présence  de  ce  jeune  homme  au  milieu  de  la  famille  de  Prosper  irrita 
Sterny  :  c'était  un  prétendu,  sans  doute.  Cependant  il  se  fit  aussi  calme 
que  possible  et  dit  à  madame  Laloine  : 

—  Je  n'ai  pas  voulu ,  madame,  perdre  l'occasion  de  vous  renouveler 
mes  rcmerrimeTis  pour  Prorper,  et,  si  je  n'avais  pas  craint  de  vous  paraî- 
tre importun,  j'aurais  été  moi  n  "me  vous  porter  ceux  de  mon  père. 

—  De  votre  père  ?  dit  M.  Laloine. 

—  Oui,  monsieur,  dit  Sterny,  c'est  lui  que  je  repré.sentais  au  mariage 
Prosper,  et  j'ai  dû  lui  rendre  compte  de  la  mission  dont  il  m'avait  char- 
Je  lui  (  idit,  monsieur,  à  quelle  alliance  honorable  son  filleul  l'rosper 


avait  été  admis,  et  il  m'a  répondu  en  me  priant  de  vous  olfrir  ses  rcmer- 
cimens. 

Il  n'y  avait  pas  un  mot  de  vrai  dans  tout  ce  |)etit  récit;  mais  il  fut  dé- 
bité avec  une  telle  bonne  grâce,  que  M.  et  Mme  Laloine  en  fuieiu  confus 
de  vanité.  Cependant  Léonce  avait  à  peine  osé  regarder  Lise,  et  il  n'eut 
pas  la  force  de  lui  parler  ;  il  n'avait  plus  rien  à  dire,  et  il  se  retira  en  di- 
sant : 

—  Je  sais  que  vous  avez  beaucoup  de  visites  à  liure,  je  vous  laisse. 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  nous,  dit  M.  Laloine,  c'est  Prosper  et  sa  femme,  et 
nous  l'avons  accompagné,  paii e  qu'il  eût  perdu  trop  de  temps s'd  lid  eût 
fallu  venir  nous  reprendre  rue  Saint-Denis. 

—  [A  vous  allez  ainsi  rester  pendant  deux  heures  en  voiture,  gênés 
comme  vous  l'êtes,  dit  Sterny,  frappé  d'une  idée  lumiiieuse.  Ah  !  Prosper 
n'est  pas  galant  pour  ces  dames.  En  vérité,  si  j'osais,  je  proposerais  à  M. 
et  Mme  Laloine  de  moiuer  chez  moi  :  il  viendrait  vous  y  reprendre,  c'est 
à  cinq  UKuntes  du  chemin  de  fer. 

M.  Laloine  et  sa  femme  refusèrent  d'abord,  mais  avec  un  embarras  qui 
semblait  montrer  qu'ils  eussent  voloiuiers  accepté  la  proposition  d'un  au- 
tre que  d'un  marquis  comme  Sterny.  Heureusement  que  Mme  Laloine 
avait  encore,  malgré  ses  quarante-quatre  ans,  sa  part  de  curiosité  fémi- 
nine, et  ce  fut  elle  qui  accepta  la  première.  M.  Laloine  descendit,  Mme 
Laloine  descendit;  mais  Lise  ni  M.  Tirlot  ne  bougèrent.  Ce  n'était  pas  là 
le  compte  de  Sterny. 

—  Et  mademoiselle  Lise? 

—  Oh  !  reprit  celle-ci  avec  un  petit  sourire  malicieax,  maintenant  nous 
sommes  à  notre  aise. 

—  Et  vous,  monsieur,  dit  Mme  Laloine  en  s'adressant  au  garçon  d'hon- 
neur. 

—  Moi?  répondit  celui-ci  d'un  airrefrogné,  on  ne  m'a  pas  invité, 

La  mauvaise  humeur  de  celui-ci  servit  Sterny  mieitx  que  toute  son 
adresse  n'eût  pu  le  faire.  Mme  Laloine  pensa  que.  lorsque  Prosper  et  sa 
femme  monteraient  faire  une  visite.  Lise  et  M.  Tirlot  se  trouveraient  seuls 
dans  la  voilure.  Certes,  elle  coiuiaissait  assez  sa  lille  et  le  garçon  d'hon- 
neur pour  être  sûre  qu'il  n'y  avait  pas  le  moindre  inconvénient;  mais  elle 
s'imagina  qu'il  avait  pu  penser  à  celte  circonstance,  et,  en  mère  prudente, 
elle  ne  voulut  pas  qu'il  eût  l'air  d'avoir  pris  cet  avantage  sans  sa  permis- 
sion, cl  elle  dit  à  Lise,  d'un  ton  dont  la  sécheresse  s'adressait  plutiit  à  M. 
Tirlot  qu'à  sa  lille  : 

—  Descendez,  Lise. 

Lise  obéit  avec  une  petite  moue  triste  en  apparence  et  un  ravissement 
dans  le  cœur  ;  car,  bien  plus  que  sa  mère,  elle  désu-ait  entrer  dans  la  mai- 
son de  ce  beau  marquis,  dans  la  redoutable  tanièie  du  lier  lion. 

Comme  ils  montaient,  M.  Laloine  se  rappela  tout  à  coup  la  voiture  de 
Sterny. 

—  Mais  vous  alliez  sortir,  monsiem'? 

—  Oh!  reprit  Léonce,  j'ai  le  temps...  J'allais  visiter  ime  maison  de 
campagne  aux  environs  de  Saint-Germain,  et  que  j'y  arrive  h  midi  ou  à 
deux  heures,  cela  m'est  foit  iiulillérent. 

^  Ah!  dit  M.  Laloine,  Prosper  nous  a  dit  que  vous  en  possédiez  une 
fort  belle  à  Seine-Port. 

—  Aussi  n'est-ce  pas  pour  moi.  C'est  pour  mon  oncle,  le  général  R..., 
qui  aime  beaucoup  la  campagne,  mais  qui,  ayant  affaire  tous  les  jours  au 
ministère  de  la  guerre,  désire  acheter  quelque  chose  à  Saint-Germain,  de 
manière  à  pouvoir  arriver  le  matin  et  partir  le  soir. 

M.  Laloine  n'en  demanda  pas  davantage  ;  mais  Lise  jeta  un  regard  à  la 
dérobée  sur  Léonce,  qui  mentait  assez  adroitement  pom'  tromper  un  père, 
trop  gauchement  pom-  ne  pas  être  deviné  par  une  jemie  fdle.  Une  petite 
circonstance  vint  presque  aussitôt  confirmer  Lise  dans  le  soupçon  qu'elle 
avait  éprouvé.  Léonce  avait  fait  entier  M.  et  Mme  Laloine,  ainsi  que  Lise, 
dans  son  salon,  et,  oubliant  qu'une  simple  portière  le  séparait  d'elle,  il 
avait  dit  tout  bas  à  son  valet  de  chambre,  avant  de  les  suivre  : 

—  Va  dans  un  cabinet  de  lecture,  et  tâche  de  me  procurer  toutes  les  Pe- 
tites-Ailiches  que  tu  trouveras. 

Lise  l'entendit,  et  lorsque  Sterny  rentra,  elle  le  regarda  d'un  air  si  mo- 
queur, qu'il  vit  qu'U  avait  été  deviné.  Mais  il  n'y  avait  pas  de  colère  dans 
ce  regard,  et  c'était  presque  une  approbation  de  sa  ruse. 

Lise  était  entrée  avec  une  curiosité  d'enlant  dans  l'appartement  de 
Sterny  ;  mais,  dès  qu'elle  y  fui,  ce  sentiment  devint  plus  sérieux  et  pres- 
que timide  ;  il  lui  sembla  éue  dans  un  endroit  dangereux.  Sous  ces  tentu- 
res magnifiques,  parmi  ces  trophées  d'armes  damasquinées,  près  de  ces 
étagèrc^s  couvertes- d'objets  d'or  et  d'un  goût  exquis  ;  dans  cette  demeure 
où  il  n'y  avait  rien  qui  fût  à  l'usage  d'une  femme,  elle  se  sentit  mal  à  l'aise 
comme  si  elle  eût  été  seule  dans  un  cercle  d'hommes  ;  il  lui  sembla  qu'on 
y  respirait  un  air  moins  cliastc  que  celui  de  sa  blanche  chambre,  que  celui 
qui  venait  à  travers  les  Meurs  de  sa  lenétre. 

Quant  à  M.  et  Mme  Laloine,  ils  étaient  tout  curiosité  pour  les  belles 
choses  étalées  autour  d'eitx.  Mme  Laloine  surtout  examinait  les  étagères 
avec  une  foule  d'étonnemens,  mais  elle  n'osaii  toucher  à  aucun  des  cliar- 
mans  objets  qui  les  ornaient,  et  à  chaque  instant  elle  appelait  Lise  peur 
les  admirer  avec  elle.  Lise  obéissait,  mais  elle  regardait  a  peine  ;  un  sin- 
gulier sentiment  d'ellroi  s'était  emparé  d'elle,  et  elle  répondait  seulement 
d'une  voix  altérée  : 

—  Oui,  oui,  cela  est  U-ès  beau. 

Au  moment  où  Mme  Laloine  montrait  à  Lise,  non  comme  un  objet  pré- 


LE  MAGASIN  tUTERAIRi;. 


11 


deux,  mais  au  moins  comme  singuJaiité,  une  petite  pantoufle  pîacûe  parmi 
tous  ces  objets  d'art  et  tle  bronze,  Lise  fronça  le  sourcil  et  répondit  d'une 
voix  plus  altérée  encore  ; 

—  Oui,  c'est  très  joli... 

Mme  Laloine  s'en  aperçut  et  lui  dit  d'un  ton  alarmé  : 

—  Est-ce  que  tu  soutires  ? 

—  Un  peu,  dit  Lise  en  appuyant  la  main  sur  son  cœur. 

—  Ah  !  s'écria  Sterny...  on  étouH'e  ici... 

—  Un  verre  d'eau  sucrée  et  un  peu  de  fleur  d'oranger,  s'il  vous  plaît, 
dit  Mme  Laloine  avec  inquiétude...  l'ardon,  monsieur  le  marquis. 

Léonce  ne  soinia  point,  il  ouvrit  une  porte,  entra  lui-même  dans  sa 
cliambie,  prit  sur  sa  commode  un  petit  plateau  où  se  trouvait  ce  qu'on 
appelle  un  verre  d'eau  sucrée,  et  l'apporta  lui-même  dans  le  salon. 

—  Oli  !  pardon...  pardon,  lui  dit  Mme  Laloine,  cette  enfant  est  un  vé- 
ritable embarras. 

Mme  Laloine  arrangea  le  verre  d'eau  et  Lise  le  prit;  sa  main  tremblait. 
Elle  le  but;  mais  avant  de  le  poser  sur  la  table,  elle  regarda  deux  lettres 
inci'ustées  dans  ce  verre  à  la  façon  des  verres  de  Bohême  ;  ces  lettres  se 
retrouvaient  sur  toutes  les  pièces  de  cristal  de  ce  plateau.  C'étaient  ini  A 
et  un  C.  Il  n'appartenait  donc  pas  à  Léonce.  Il  vit  cette  attention,  et  pre- 
nant le  veri'e  des  mains  de  I  ise,  il  lui  dit  d'un  air  triste  et  avec  un  accent 
dont  l'émotion  la  fit  tressaillir  : 

—  C'est  le  chiffre  de  ma  mère,  mademoiselle. 

Elle  leva  les  yeux  sur  lui  ;  il  était  attendri  sans  doute  par  ce  souvenir , 
car  il  posa  le  verre  sur  le  plateau  et  se  dit  tout  bas. 

—  C'est  étrange. 

—  Quoi  donc?  lui  dit  Mme  Laloine. 

—  Tenez,  lui  dit-il,  pardonnez-moi  celte  émotion.  Il  y  a  quatre  ans, 
ant  à  Nuremberg ,  je  lis  faire  ce  verre  pour  ma  mère  ;  j'arrivai  en  France 

cœur  joyeux ,  car  je  savais  que  cette  bien  pauvre  attention  lui  ferait 
!  aisir.  Elle  était  morte  la  veille  de  mon  arrivée ,  frappée  comme  par  la 
i  udre.  Je  gardai  ce  verre  comme  un  souvenir  d'elle...  Personne  ne  s 
élait  servi  jusqu'à  ce  jour.  Je  ne  puis  vous  dire,  mais  cela  m'a  rappelé 'en 
si  tris  te  moment  !  un 

Mme  Laloine  se  taisait;  mais  Lise  regardait  Sterny  avec  un  doux  saisis- 
sement de  joie. 

—  Madame  votre  mère  est  morte  bien  jeune,  lui  dit  Mme  Laloine. 

—  Trop  jeune  pour  moi,  madame;  elle  était  si  noble,  si  bonne,  si  belle. 
Je  veux  \  ous  montrer  son  portrait  ;  il  est  là  dans  ma  chambre.  Venez , 
madame,  venez  ;  vous  aussi ,  mademoiselle,  je  vous  en  prie.  Je  veirx  que 
vous  connaissiez  ma  mère. 

Ils  entrèrent  dans  cette  chambre  et  regardèrent  ce  portrait.  C'était  un 
chef-d'œuvro  de  peinture,  représentant  un  chef-d'œuvre  de  beauté. 

—  N'est-ce  pas,  dit  Sterny,  qu'elle  était  belle  ? 

—  Ah  1  oui,  dit  Lise  avec  un  doux  accent  et  les  mains  jointes  devant  ce 
portrait,  comme  si  elle  eût  été  en  face  de  la  Vierge. 

—  Voici  le  portrait  de  mon  père,  dit  Sterny  à  M.  Laloine. 

Le  mari  et  la  femme  s'en  approchèrent  pour  le  regarder  ;  mais  Lise  resta 
devant  celui  de  Mme  Sterny;  ce  portrait  était  animé  d'un  sourii-o  doux  et 
bienveillant,  et  un  profond  soupir  s'échappa  de  la  poitrine  do  Lise.  Il  lui 
sembla  qu'une  femme  d'un  si  céleste  visage  avait  dû  donnera  son  lils  quel- 
que chose  de  l'anie  charmante  et  chaste  qui  respirait  dans  ses  traits.  Ils 
quittèrent  cotte  chambre,  et  Lise  revint  au  salon  le  cœur  soulagé  et  pres- 
que heureuse. 

L'inspection  recommença,  et  Lise  retrouva  la  pantoufle  :  la  iianloufle 
l'intriguaii;  mais  il  était  difficile  de  s'enquérir  de  son  origine,  r.epoudant 
l'occasion  vint  d'elle-même.  Arrivé  à  une  certaine  table,  Sterny  eut  à  ex- 
pliquer la  valaur  des  objets  qui  s'y  trouvaient  :  cette  clé  avait  été  faite  par 
Louis  XVI,  cette  cassolette  avait  appartu  à  la  reine  Anne  d'Autriche,  ce 
livre  de  mcsso  à  Mme  de  Maintcnou. 

—  Et  cette  panloulle? 

—  Cette  panloulle  est  à  moi ,  dit  Sterny  en  riant. 

—  Comment  à  vous?  dit  Mme  Laloine. 

—  Ah  !  reprit  Sterny,  c'est  une  des  folies  de  ma  jeunesse. 

—  Ah  !  dit  Mme  Laloine  d'un  ton  grave ,  comme  si  elle  eût  craint  que 
cette  folie  ne  fiit  d'une  nature  équivoque. 

Mais  Lise  n'éprouva  pas  cette  crainte  :  quoique  chose  l'assm'ait  que  si 
c'eût  été  un  souvenir  pou  séant,  Léonce  ne  lui  eût  pas  répoiulu  avec  cet 
air  de  franchise  joyeuse. 

—  C'est  peut  être  la  pantoufle  de  Cendrillon  ?  dit  Lise  en  riant. 

—  Ah  !  c'est  bien  extraordinaire .  dit  Sterny,  cllé'a  fait  tourner  la  tète 
il  un  vrai  prince,  et  c'était  moi  qui  la  portais. 

—  Conunont  cela?  dit  M.  Laloine. 
-  Ah!  c'est  assez  diffirile  à  dire;  mais  il  y  a  une  dixaina  d'années. 


jav 
M 


ivais  une  petite  ligure  de  femme  et  je  ressemblais  beaucoup  à  ma  sœur; 

.  d'AutenesIa  rochorchait  alors  en  mariage,  et  se  montrait  très  jaloux 
de  sa  gailé.  Mon  boau-IVère,  car  il  l'est  devenu,  est  bien  certaliieinonl  un 
lionnno  d'honneur,  mais  un  rien  olfensait  sa  sévérité  et  sa  manie  de  l'éti- 
quoiie,  ol  une  fois  il  avait  gravement  fait  observer  à  ma  nu'-re  (|no  ma 
sœur  était  en  pantoufles  un  jour  oii  se  Iriuivaient,  dans  le  salon,  deux  ou 
trois  jonnes  gens.  Les  pantoutles  avaient  frappé  M.  d'.\uterres  comme  luie 
inconvenance. 

Lu  soir  do  carnaval  qu'il  nous  avait  qniltés  en  nous  disant  (pi'il  allait  au 
bal  do  l'Opéra .  je  ne  sais  quelle  folle  idée  me  prit  de  le  tourmenter  ;  je 


m'habillai  en  femme,  et,  en  souvenir  de  son  amour  de  l'étiquette ,  je  mis , 
au  lieu  de  souliers ,  les  pantoufles  de  ma  sœur. 

—  Vous  avez  mis  ces  pantoutles?  lui  dit  Lise  d'un  air  incrédule  et  ou- 
bliant à  qui  elle  parlait. 

—  Mais  je  pouvais  les  mettre  dans  ce  temps-là ,  mademoiselle ,  dit  Ster- 
ny en  souriant. 

Malgré  elle ,  Lise  avait  jeté  des  regards  sur  les  pieds  de  Léonce  ,  et  ces 
pieds  étaient  charmans. 

—  Que  vous  dirai-je?  reprit  celui-ci  presque  aussi  embarrassé  qu'elle, 
j'arrive  à  l'Opéra,  et  m'étant  fait  poursuivre  par  quelques  amis,  je  me 
précipite  tout  à  coup  au  bras  de  M.  d'Auterrcs  en  lui  disant  : 

-—  l'rotégez  mon  honneur  !... 

D'Auterrcs  se  retourne ,  et  alors  je  lui  avoue  d'une  voix  tremblante  que 
je  suis  une  jonne  fille  qui,  poussue  pai-  un  curiosité  invincil)le ,  s'était 
échappée  de  Ihôtel  de  sa  mère  pour  voir  le  bal  de  l'Opéra  ,  que  j'étais 
tremblante,  égarée,  perdue.  En  disant  cela,  j'avais  entraîné  M.  d'Auterrcs 
dans  un  coin  isolé;  je  m'étais  laissé  tomber  sm-  un  siège,  et  tandis  qu'il 
me  moralisait  en  me  demandant  qui  j'étais  et  en  me  jurant  de  me  proté- 
ger, j'avance  le  pied  ;  il  ne  voit  rien  ;  je  me  démène  si  bien  que  quelqu.'un 
me  heurte  et  que  je  m'écrie  : 

—  Ah  !  on  vient  de  m'écraserle  pied. 

Je  l'avance  de  nouveau;  il  n'y  avait  pas  moyen  de  ne  pas  regarder. 
M.  d'Auterres  voit  la  pantoufle;  il  devient  pâle  comme  un  mort  et  se  tourne 
vers  moi  en  s'écriant  : 

—  C'est  impossible  ! 

Alors  je  feins  d'éclater  en  sanglots,  et  je  lui  dis  : 

—  Hélas  !  oui,  c'est  moi  !  reconduisez-moi  chez  ma  mère  ! 

11  était  si  stupéfait,  que  ce  fut  moi  qui  le  fis  sortir  de  la  salle  plutôt  qu'il 
ne  me  conduisit  ;  nous  montâmes  dans  sa  voiture,  et  alors  il  sembla  re- 
prendre ses  sens ,  pour  s'écrier  de  nouveau  :  C'est  impossible  !  A  ce  mo- 
ment, certain  que  la  lumière  des  lanternes  éclairait  assez  mon  visage  pour 
qu  il  pût  apercevoir  mes  traits ,  sans  pouvoir  cependant  les  reconnaître , 
j'ariacfie  mon  masque,  et  il  s'écrie  : 

—  C'est  vous...  oui,  c'est  vous,  mademoiselle. 

Un  second  regard  pouvait  cependant  me  trahir  :  je  cachai  ma  confusion 
et  mes  larmes  dans  uion  mouchùh-,  et  nous  arrivâmes  ainsi  à  l'hùtcl.  Ma 
mère  iece\ ait,  et  il  y  avait  encore  du  monde.  M.  d'Auterres  la  fait  appeler 
mystérieusement  dans  sa  chambre,  où  je  m'étais  jeté  sans  rien  dire  sur  un 
divan,  la  tête  sur  un  coussin  pour  me  cacher.  Ce  fut  alors  que  M.  d'Auter- 
res, d'un  air  profondément  lugubre  et  solennel,  chercha  à  expliquer  à  ma 
mère  les  terribles  nouvelles  (|uil  avait  à  lui  apprendre. 

—  Ce  secret,  s'écria-t-il  d'abord,  mourra  dans  mou  sein;  mais  vous 
comprenez  que  mes  projets,  mes  espérances,  sont  à  jamais  auéauiis. 

—  Mais  que  voulez-vous  dire  ? 

—  Hélas  !  reprit-il  en  me  montrant,  la  voilà...  c'est  une  imprudence, 
une  grande  imprudence  ;  mais  vos  conseils,  l'exemple  de  votre  vertu... 

—  En  ellet,  dit  ma  mère,  (fic\  est  ce  domino? 

—  Ah  !  madame,  ilit  M.  d'Auterres,  ne  l'accablez  pas  de  votre  colère. 
Je  n'ose  vous  dire. 

—  Mais  qui  otes-vous  donc  ?  me  dit  la  marquise. 

—  C'est  moi,  ma  mère,  lui  dis  je  en  grossissant  ma  voix. 

—  Toi,  Léonce,  dit  ma  mère  en  riant.  Ah  !  reprit-elle,  je  ne  suis  pas  si 
sévèie  que  d'eu  vouloii-  à  mou  fils  d'avoir  été  au  bal  de  l'Opéra. 

—  Léonce  !  s'écria  M.  d'Auterres,  votre  fils  !...  liais  mademoiselle  votre 
fille? 

—  Elle  est  au  salon. 

M.  d'Auterres  éprouva  un  moment  d'hésitation  qui  lui  fit  garder  le  si- 
lence. 11  eut  envie  de  se  fâcher,  et  te  premier  regard  qu'il  jota  sur  moi  fut 
terrible;  mais  j'avais  un  air  si  modeste  et  ma  inere  un  air  si  ébahi,  qu'il 
prit  le  parti  de  rire  ol  de  raconter  la  m_\  stification  à  uia  mère. 

Elle  fut  sur  le  point  de  se  fâcher  de  ce  que  M.  d'Auterres  avait  pu  croire 
ma  sœur  capihx'  do  cette  inconséquence;  mais  le  iwuvre  préieadu  répé- 
tait toujour:^  : 

—  Ce  sont  les  pantoufles...  cette  pantoufle,  disait -il,  si  petite... 

—  Mais,  ma  lille,  monsieur... 

—  Qui  diable  eût  pu  penser,  reprenait-il,  qu'un  homme  eût  pu  rhauss,-r 
CCS  maudites  paniouiles? 

Je  pris  un  air  tragique  et  je  lui  dis  gravement  : 

—  Eh  bien!  monsieur,  la  voici,  celte  pantoufle,  pn'uez-la.  et  si  j.ini.»i> 
il  vous  venait  un  soupçon  sur  ma  sœur,  qu'elle  vous  rappelle  vos  iujU--tos 
déliaucos. 

Je  l'accepte,  dit  M.  d'Auterrcs. 

—  Et  moi  je  prends  l'aulie,  lui  ilis-je.  Je  vous  la  rendrai  le  jour  où  ma 
sœur  me  la  demamlora.  '. 

Voil.'i  dix  ans  qu'ik  sont  mariés,  et  M.  d'Auterres  n'a  pas  encore  osé 
raconter  à  sa  femine  ce  dont  il  a  osé  la  soupçouuer;  aussi  l'ai  je  gardir. 
Voilà  l'hisioire  de  cette  panloulle. 

Cependant  le  temps  se  p;vss;ii( ,  cl  Lise,  tout  h  fait  remise,  furetait  par- 
tout comme  un  enfant  curieux.  A  ce  moment,  un  domestique  entra  et  dé- 
posa un  énorme  paquet  de  l'etites  Afhches  sur  la  table. 

—  \oilà  ce  (|u'a  ilomande  monsieur  le  uurquis. 

—  Bien,  fil  celui-ci  en  les  jeianl  dans  l'oucoignurc  d'un  meuble  et  en  re- 
venant à  M.  et  Mme  Laloine  pour  les  o'nnccher  de  voir  ce  que  ce  pouvait 
«Miv,  et  il  leur  dit  on  même  temps  : 


12 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


—  Est-cp  que  vous  clos  curieux  de  ces  petites  choses?  j'en  ai  une  col- 
lection dans  ce  cabinet;  veuillez  y  passer. 

Il  entra  avec  AI.  et  Mme  Laloiue  ;  mais  Lise  ne  les  suivit  pas. 

Léonce  était  sur  les  épines;  heureusement,  M.  Laloinc  avant  aperçu 
(Iiielques  objets  soigneusement  placés  sous  un  verre ,  demanda  ce  (juc 
c'était. 

—  Oh  !  ceci  est  très  précieiLX,  dit  Léonce ,  ceci  a  appartenu  h  l'empe- 
reur. 

A  ce  nom,  AI.  Laloine  se  redressa. 

—  A  l'empereur  !  répéta  t-il.  Ah  !  vous  êtes  bien  heureux  ! 

—  Cette  talj;i!ière  lui  a  apparienii  et  il  s'en  est  servi. 

—  Permettez  que  Je  la  voie,  dit  M.  Laloine  d'un  ton  presque  ému. 
Léonce  la  tira  de  dessous  le  globe,  et  une  idée  heureuse  lui  vint  tout  à 

coup. 

—  Vous  avez  été  militaire  ?  monsieur  Laloine. 

—  Oui,  monsieur,  reprit  Laloine  avec  un  gros  soupir,  de  1808  h  18Ui. 

—  Eh  bien  !  monsieur,  un  pareil  objet,  (jiii  n'est  pas  une  curiosité  pour 
moi,  vous  serait  peut-être  bien  précieux;  i)ermettezquejc  vous  ollre  celte 
tabatière. 

—  Ah  !  monsieur,  jamais...  je  ne  voudrais  pas. 

—  Je  vous  en  supplie. 

Cela  dura  cinq  minutes,  mais  M.  Laloine  accepta. 

—  lise  !  Lise  !  s'écria-til  en  allant  vers  le  saloiu  viens  donc  voir  ce  que 
m'a  donné  AI.  de  Sterny! 

Lise  entra  ;  elle  était  agitée  et  tremblante  comme  si  elle  eût  fait  une 
mauvaise  action.  Sterny  profita  de  ce  moment  pour  sortir.  Le  paquet  de 
PetitesAIBches  était  dispersé,  et  l'un  des  cahiers  était  resté  ouvert  sur  un 
fauteuil...  H  le  prit  et  le  regarda.  A  la  dixième  ligue  de  la  page,  il  y  avait  : 
"  .Maison  de  campagne  à  vendre  à  Saint-Ceruiai:!...  »  11  resta  comme 
frappé  de  bonlieur,  et,  comme  il  entendait  revenir  M.  et  Mme  Laloine,  il 
prit  le  cahier  et  le  cacha  sous  son  liabit. 

Quand  lise  reparut,  elle  était  triomphante;  elle  jeta  sur  Sterny  un  re- 
gard si  gai,  qu'il  ne  sut  que  penser. 

Etait  ce  un  hasard,  une  curiosité  d'enfant  qui  avait  poussé  Lise  à  lire 
ces  Petites  A  niches?  Eiait-ce  pour  se  mettre  d'intelligence  avec  lui  qu'elle 
avait  fait  cela?  ou  plutôt  n'était-ce  pas  une  leçon  qu'elle  avait  voulu  lui 
donner?...  11  retomba  dans  une  cruelle  incertitude. 

Cependant  il  voulut  profiter  de  son  avantage,  et  s'avançant  vers  Mme  La- 
loine, il  lui  dit  d'un  air  gracieux: 

—  Mais  vous ,  madame ,  ne  pourrais-je  pas  vous  prier  d'emporter  un 
peth  souvenir  de  votre  bonne  visite  ? 

Mme  I  aloine  hésita;  mais  ce  que  Sterny  lui  oITrait  était  si  peu  de  chose, 
qu'elle  aurait  eu  mauvaise  grâce  à  le  lui  refuser. 

—  Et ,  répéta-t-il  d'un  air  dégagé ,  mademoiselle  Lise  voudra  bien 
aussi... 

Lise  l'interrompit  vivement. 

—  Oh!  merci,  monsieur;  je  ne  veux  rien...  moi. 

Ce  moi  avait  quelque  chose  de  significatit  qui  semblait  dire  qu'elle  ne 
voulait  rien  accepter  au  titre  auquel  on  voulait  le  lui  olirir. 

—  Oh  !  dit  M.  Laloine,  c'est  trop  de  bonté  ;  nous  avons  l'air  de  vouloir 
vous  dépouiller. 

—  Alerci  pour  ma  fdie,  dit  Aime  Laloine  ;  ce  serait  abuser. 

—  D'ailleurs,  dit  I  ise  d'un  ton  dégagé,  toutes  ces  choses  sont  si  bien  à 
leur  place  qu'il  faut  les  y  laisser. 

—  Il  y  en  a,  dit  Sterny  en  la  regardant  avec  intention  et  en  lui  mon- 
trant les  Petites-Affiches  ,  qui  prennent  un  prix  inestimable  à  être  dépla- 
cées. 

—  Oui,  dit  Lise  avec  un  effort  de  gaîté  ;  mais  c'est  comme  la  pantoulle, 
on  croit  y  voir  ce  qui  n'y  est  pas. 

La  (igure  de  Sterny  laissa  échapper  un  mouvement  de  dépit  ;  il  se  tut, 
et  tirant  de  son  sein  les  Pelites-AHidies,  il  les  froissa  dans  ses  mains  et  les 
jeta  loin  de  lui.  M.  et  Aime  I  aloine,  occupés  à  regarder  la  tabatière  im- 
périale, ne  virent  poiiU  ce  mouvement  ;  mais  Lise  l'aperçut  et  en  fut  heu- 
reuse; mais  sa  gaîté  s'envola  et  elle  suivit  attentivement  les  mouvemens  de 
Sterny.  I  éonre,  redevenu  maître  de  lui ,  se  montra  aussi  empressé  ,  aussi 
bienveillant  qu'avant  cet  incident  avec  AI.  et  Aime  I  aloine,  mais  avec  une 
nuance  imperceptible  de  grand  seigneur  qui  s'étudie  à  une  evquise  po- 
litesse. I  ise  le  regardait,  l'écoutait,  il  lui  plaisait  ainsi;  il  était  si  élégant, 
si  gracieux  ;  de  cette  façon ,  il  ne  lui  faisait  plus  peur  ;  elle  le  trouvait 
naturel. 

Enfin ,  AL  Laloine  parut  attendre  l'heure  avec  impatience  et  dit  à 
Sterny  : 

—  iNous  vous  avons  dérangé  :  l'heure  se  passe  et  vous  arriverez  trop 
tard  à  Saint-licrmain. 

—  .le  n'irai  pas  sans  doute  aujourd'hui,  dit  Sterny. 

—  C'est  nous  qui  en  sommes  cause. 

—  Non,  madame,  non,  dit  I  éonce  ;  d'ailleurs,  j'ai  oublié  que  je  devais 
aller  t  ouver  quelqu'un  à  Saint-Germain  pour  me  donner  l'adresse  de  cette 
maison,  et  on  se  sera  ennuyé  de  m'aitendrc  :  j'iiais  iiuitiicmcnt. 

—  Oh  !  dit  I  ise  en  lu  siiant ,  je  cro)  ais  qu  on  trouvait  toutes  les  adresses 
des  maisons  à  louer  dans  les  Petlics-Alliches. 

Sterny  la  regarda  ;  celle-ci  baissa  les  yeux.  Il  y  avait  dans  son  ame 
011,"'""°  chose  aui  l'emportait  malgré  sa  volontC-,  et  quelque  chose,  qui 


la  faisait  rougir  presque  aussitôt.  Mais  Sterny  l'avait  comprise ,  et  il  s'é- 
cria : 

—  Mais  c'est  vrai;  j'ai  là  précisément  le  numéro  où  se  trouve  cette 
adresse. 

11  le  reprit  et  on  parla  maison  de  campagne. 

Cependant  l'rosper  n'arrivait  pas.  AL  et  ^Ime  Laloine.  impatientés,  ou- 
vrirent une  fenéire,  comme  si  eu  le  regardant  arriver  de  loin  cela  dût  le 
faire  venir  plus  tôt.  Ce  fut  en  ce  moment  que  Sterny  s'approcha  de  Lise 
et  lui  dit  tout  bas. 

—  Vous  avez  été  bien  cruelle  de  refuser  un  petit  souvenir. 
Elle  se  tut  et  parut  très  émue. 

—  Alaintenant  que  vous  m'avez  pardonné ,  reprit-il,  acceptez  quelque 
chose. 

Elle  n'eut  pas  le  temps  de  refuser,  car  son  père  se  mit  à  crier  : 

—  Voici  I  rosper  ! 

Il  n'y  avait  plus  à  espérer...  mais  au  moment  où  M.  Laloine  prenait  son 
chapeau.  Lise  cria  : 

—  Bon,  j'ai  perdu  l'épingle  qui  attachait  mon  châle. 

Sterny  courut  à  sa  chambre,  arracha  une  pelotte  pendue  à  la  cheminée, 
et  revint  ;  mais  déjà  le  ch'ile  était  épingle. 

—  Pardon,  dit  Mme  Laloine,  je  viens  d'en  donner  une  à  cette  petite 
étom'die. 

Sterny  jeta  la  pelotte  sur  la  table  avec  chagrin.  Alais  Lise  s'en  appro- 
cha doucement  et  sans  regarder,  elle  chercha  la  pelotte  de  la  main,  y  prit 
une  épingle  et  Pattacha  à  son  ch'ile.  Sterny  la  vit,  il  se  serait  rais  à  ge- 
noux de\ant  elle  s'il  avait  osé.  Il  était  si  heureux  qu'il  n'eut  plus  peur  et 
dit  alors  : 

—  Alais  au  fait,  j'y  pense,  si  au  lieu  d'aller  à  Saint-Germain  dans  ma 
voiture,  j'y  allais  en  chemin  de  fer,  je  rattraperais  le  temps  perdu. 

—  C'est  vrai ,  dit  Al.  Laloine. 

—  Eh  bien!  je  vous  demande  la  permission  de  vous  conduire  jusqu'au 
chemin  de  fer.  l'rosper  nous  suivra  et  nous  partirons  tous  ensemble. 

La  proposition  fut  acceptée,  et  AI.  et  Aime  Laloine  montèrent  avec  Lise 
et  Sterny  dans  la  calèche  qui  attendait,  tandis  que  le  remise  de  Prospcr 
suivait  à  grand'peine  le  fringant  équipage  du  lion.  Jamais  Sterny  n'avait 
été  si  heureux  de  sa  vie. 

VIL 

L'arrivée  au  chemin  de  fer  fut  moins  gracieuse  que  Sterny  ne  se  l'ima- 
ginail.  Quand  les  amis  et  surtout  les  amies  de  la  famille  Laloine  virent 
entrer  dans  la  grande  salle  d'attente  le  beau  Léonce  avec  les  marchands  , 
on  chuchotta  et  l'on  se  dit  tout  bas  : 

—  Ah  ça!  est-ce  qu'on  nous  amène  ce  grand  monsieur?  —  Les  Laloine 
sont  fous.  —  11  n'est  pas  invité  ,  nous  ne  le  connaissons  pas. 

Sterny  devina  au  premier  coup  d'oeil  la  réprobation  qui  le  frappait ,  et 
Lise  s'en  aperçut  aussi.  Elle  en  devint  triste ,  car  ce  fut  pour  elle  un  aver- 
tissement de  la  dislance  qui  la  séparait  du  beau  Léonce.  A  ce  moment 
elle  lui  eût  presque  demandé  pardon  de  lui  avoir  attiré  cet  accueil  déso- 
bligeant. Alais  Sterny  n'était  pas  homme  ni  à  s'en  laisser  intimider  ni  à 
.s'en  fâcher.  11  salua  le  monsieur  à  la  question  des  sucres  d'un  air  charmé 
de  le  rencontrer,  et  sans  humeur,  sans  alfectation,  il  lui  raconta  quH  allait 
à  St-Gcrmain,  voir  une  maison  de  campagne.  Du  moment  qu'on  sut  qu'il 
n'était  pas  de  la  partie,  on  ne  fit  plus  attention  à  lui  ;  mais  ce  n'était  pas  le 
compte  de  sterny  ,  il  voulait  être  de  la  partie  et  se  dit  que  le  sucrier  l'in- 
viierait  d'nne  façon  ou  d'une  autre. 

Lii  dessus  il  revint  par  un  détour  assez  bien  ménagé  et  entama  ,  avec 
une  attention  extrême  ,  une  discussion  d'économie  politique  du  premier 
ordre.  L'heure  du  départ  arriva.  Sierny  descendit  la  rampe  du  débarcadè- 
re, toujours  discutant  et  argumentant  contre  M.  Guraullot  (c'élait  le  nom 
du  sucrier),  et  la  discussion  tenant ,  il  mttnta  ;»  côté  de  lui  dans  un  wagon 
sans  qtie  celui-ci  s'imaginât  q  e  le  marquis  avait  d'autre  intention  que  d'é- 
couter ses  savantes  dissertations. 

Cependant  Al.  Guraullot  ne  tarissait  pas,  et  comme  le  voyage  est  rapide , 
Sierny  ,  qui  avait  besoin  de  changer  le  sujet  de  l'entretien,  commençait  à 
s'impatienter,  lorsque  tout  à  coup  il  tira  sa  montre  en  s'écriant  : 

—  Bon ,  je  manquerai  mon  rendez-vous. 

—  Hein  !  fit  le  sucrier  si  brusquement  interrompii. 

—  Pardon,  dit  ."^teruy,  j'avais  donné  rendez-vous  à  un  architecte  pour 
visiter  cette  maison  avec  moi ,  et  il  ne  m'aura  pas  attendu. 

Sierny  proliiait,  en  habile  faiseur  de  contes,  des  personnages  imaginaires 
qu'il  avait  déjà  inventés  pour  AI.  Laloine. 

—  C'est  donc  une  acquisition  bien  importante  que  vous  a'iez  faire  ? 

—  Je  ne  sais  ce  que  c'est ,  dit  Sterny ,  les  renseignemens  qu'on  prend 
dans  les  Pciiics-/lfjii  lirs  sont  si  vagues  ;  maison  de  campagne  à  vendre, 
dit-il ,  cela  varie  de  10,000  francs  à  100,000,  de  façon  que  je  vais  un  peu 
,à  l'aventure. 

—  Pardon,  lui  dit  AI.  Guraudot,  je  connais  un  peu  Saint-Germain  :  où 
est  la  maison  que  vous  allez  voir  ? 

—  Voyez,  lui  dit  Sterny  eu  lui  montrant  les  Prtltcs-/1 /fiches. 

—  Mais  c'est  une  charmante  maison ,  je  la  connais ,  e!le  ouvre  sur  la 
foret  ;  c'est  très  considérable ,  et  l'on  (ht  que  l'intérieur  est  fort  beau. 

—  Ah  !  tant  mieux! 

—  Vous  ne  la  connaissez  donc  pas  ? 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


13 


—  Je  n'y  siiis  jamais  entré.  Ce  que  je  vomirais  surtout  savoir  ,  c'est  si 
la  maison  est  d'une  construction  solide  ,  et  j'avoue  que  je  n'y  entends 
rien. 

I      —  Ce  n'est  pas  une  chose  si  diilicile  que  vous  pouvez  le  croire. 

;       —  Pour  une  personne  comme  vous,  monsieur,  qui  me  paraissez  avoir 

i   les  connaissances  pratiques  en  touics  clioscs  ;  mais  moi  ! 

—  11  est  vrai  qu'au  Ijcsoin  je  ne  me  laisserais  pas  tromper,  reprit  M.  Gu- 
raullot  dun  airsuperlie. 

—  Vous  éies  bien  heureux  ;  mais  quand  on  est  ignorant  et  qu'on  a  la 
maladresse  de  ne  pas  se  faire  accompagner  par  un  homme  de  l'art ,  on  a 
tort ,  quoique  à  vrai  dire ,  monsieur  ,  je  ne  me  fie  guère  à  la  bonne  foi  des 
architectes. 

—  Je  le  crois  bien ,  monsieur. 

—  Et  que  je  préféiasse  prendre  les  avis  d'im  connaisseur  désintéressé  , 
comme  vous,  par  exemple. 

—  Ah  !  monsieur... 

11  estinuiile  de  pousser  plus  loin  ce  dialogue  :  on  n'était  pas  arrivé  h 
Saint-Germain  qu'on  était  convenu  que  M.  Guraullot  accompagnerait 
Sterny  dans  îa  maison.  Le  sucrier  annonça  celle  importante  nouvelle  à  sa 
femme  et  à  ses  lilles,  et  il  fut  convenu  qu'il  rejoindrait  la  société  dans  la 
foret.  Sterny  avait  espéré  qu'on  lui  demanderait  ce  qu  il  coaiplait  faire  en 
sortant  de  la  maison  ,  et  qu'il  aurait  occasion  de  répoudre  qu  il  avait  toute 
sa  journée  libre:  mais  Mme  Laloine  lui  lit  des  adieux  très  formels  et  des 
remercimens  empressés ,  et  il  n'y  eut  pas  l'ombre  d'invitation. 

A  ce  moment ,  Sterny  fut  si  désappointé  ,  qu'il  se  prit  de  colère  contre 
lui-même,  et  fut  sur  le  point  d'abandonner  le  sot  rôle  qu'il  jouait;  mais  il 
regarda  Lise.  Lise  regardait  sa  mère  connue  si  elle  eiit  pu  lui  inspirer , 
par  la  puissance  des  yeux  ,  la  pensée  qui  la  dominait.  Sterny  crut  la  de- 
viner, il  se  résolut  à  tenter  la  fortune  jusqu'au  bout.  Mais  rien  ne  lui 
réussit  de  ce  qu'il  avait  tenté,  et  il  se  sépara  de  la  compagnie,  monta  à  pied 
les  rudes  escaliers  ,  gagna  ladite  maison  qui  était  vendue  de  la  veille  ,  et 
se  sépara  de  M.  Guraullot,  qui  crut  pouvoir  atteindre  la  société  et  prit 
une  allée  de  la  forêt  qui  menait  aux  Loges.  Quant  à  Sterny  ,  triste,  désolé 
et  dépité  surtout,  il  revint  du  côté  de  la  terrasse,  et  au  moment  où  il  sor- 
tait de  la  forêt  par  la  porte  qiù  ouvre  de  ce  côté,  il  se  trouva  au  milieu  de 
la  compagnie  riant ,  se  disputant  et  se  faisant  harnacher  ânes  et  chevaux 
pom'  courir  h  travers  bois. 

—  Déjà  de  retour,  monsieur  !  lui  dit  M.  Laloine. 

—  Et  mon  mari ,  monsieur ,  qu'avez-vous  fait  de  mon  mari  ?  s'écria 
Mme  Guraullot. 

—  Mon  Dieu,  madame ,  lui  dit  il .  nous  avons  trouvé  la  maison  vendue, 
et  alors  il  a  pris  le  plus  court  chemin  pour  aller  aux  Loges ,  croyant  que 
vous  deviez  y  être  déjà. 

—  Ah  !  bien  oui ,  dit  M.  Laloine  ,  voilà  une  heure  que  ces  petites  filles 
nous  font  eniager  :  elles  veulent  toutes  des  chevaux ,  on  est  allé  en  cher- 
cher, et  nous  attendons  là  depuis  une  heure. 

—  J'en  suis  fâché  pour  monsieur  votre  mari ,  dit  Sterny  à  Mme  Gurau- 
llot, c'est  ma  faute  ,  j'ai  été  plus  qu'indiscret  en  acceptant  son  oUie  ami- 
cale. Veuillez ,  madame  ,  lui  en  faire  mes  excuses. 

Comme  il  allait  se  retirer  en  voyant  que  personne  ne  l'engageait  à  res- 
ter, il  entendit  vime  Laloine  s'écrier  avec  peur  : 

—  Lise  ,  Lise  ,  ne  va  pas  si  vite  !  Lise...  Lise  !... 

Mais  Lise  venait  de  sortir  de  la  cour  du  manège  sur  un  petit  chevalet 
le  faisait  galoper  tant  qu'il  pouvait;  elle  lit  ainsi  une  centaine  de  pas  et 
revint  du  même  train  jusque  auprès  du  groupe  où  elle  aperçut  Sterny  qui 
la  salua  avec  un  sourire  courtois.  Elle  devint  rouge  comme  une  cerise, 
puis  elle  sembla  le  remercier  de  ce  qu'il  était  revenu.  A  ce  moment  Sterny 
se  prit  à  crier  toul  à  coup  : 

—  Eh  !  groom  ! 

Un  rustre  de  paysan  eut  l'effronterie  de  se  présenter  à  cet  appel ,  et 
Sterny  lui  dit  : 

—  Comment ,  butor  ,  vous  laissez  monter  une  femme  sm'  une  selle  qui 
n'est  pas  mieuv  sanglée  que  ça  !  il  y  a  de  quoi  la  tuer...  Vous  ne  savez 
donc  pas  votre  métier  ,  imhécile  !  It  sans  attendre  la  réponse,  il  passa  à 
la  droite  du  cheval  et  serra  les  sangles  lui  même  avec  une  aih'essc  et  une 
vigueur  qui  s  iipélièrent  le  loueur  de  chevaux. 

— Merci ,  lui  dit  Lise  si  bas  que  ce  merci  n'était  que  pour  lui  et  pom' 
autre  chose  sans  doute  que  ce  qu'il  venait  de  faire. 

11  allait  pcui  cl  e  lui  parler;  mais  Mme  Guraullot  vint  poiu- ainsi  (Ure  le 
prendre  aucoUoiet  lui  dit  : 

—  Ah  !  monsieur ,  sovez  donc  assez  bon  pour  voir  si  les  selles  de  mes 
filles  sont  bien  arrangées. 

—  Avec  îjraild  plaisir,  lui  dit  Léonce. 

Et  le  voilà  faisant  le  palefrenier  pour  touies  ces  dames  e!  demoiselles 
avec  une  lionne  grâce  ,  un  empressement  si  franc,  que  Aime  Guraullot  se 
mita  dire  à  M.  Laloine  : 

—  Je  suis  sure  (pie  s'il  venait  avec  nous,  il  nous  monirerait  les  beaux 
endroits  de  la  lord  ;  vous  qui  le  connaissez  ,  vous  devriez  I  inviter  ? 

—  Ah!  lit  M.  Laloine,  voulez-vous  que  je  me  fasse  moquer  de  moi ,  ce 
serait  une  drôle  de  partie  de  plaisir  à  proposer  ,i  un  honune  comme  lui. 

—  lîali!  laissez  donc,  dit  Mme  Guraullot,  je  vais  lui  demander  s'il  veut 
être  du  pi(pieni(iue. 

M.  Laloine  arrêta  Mme  Giuaullolavecdesycux  courroucés;  mais  celle-ci 


ne  se  tint  pas  pour  battue,  et  alla  au  moins  lui  demander  le  chemin  le  plus 
court  pom-  arriver  aux  Loges. 

—  C'est  assez  diilicile  à  vous  expUquer ,  madame,  lai  répondit-il;  mais 
une  fois  dans  la  forêt  je  jjourrai  vous  le  montrer. 

—  Ah!  je  vous  en  prie,  monsieur  le  marquis,  ne  vous  dérangez  pas  , 
s'écria  M.  Laloine...  \raiment,  madame  Guraullot,  vous  abusez... 

—  Pas  le  moins  du  monde,  répondit  Sterny ,  c'est  l'affaire  de  vingt  mi- 
nutes, et  je  n'ai  rien  qui  me  presse. 

M.  Laloine  prit  un  air  de  désolaUon ,  très  contrarié  de  l'indiscrétion  de 
Mme  Guraullot. 

—  Je  lui  paie  la  dette  que  j'ai  contractée  avec  son  mari ,  lui  dit  Sternv , 
c'est  justice. 

Ou  partit  :  les  jeunes  filles  et  les  jeunes  gens  à  cheval,  les  grands  parens 
et  Sterny  à  pied. 

On  alla  d'abord  doucement,  les  mamans  criaient  sans  cesse  qu'on  allait 
se  blesser.  Mais  peu  à  peu  et  lorsque  les  indications  de  Sterny  curent  as- 
suré le  chemin,  on  s'éloigna,  on  s'emporta,  allant,  revenant  ,'et  riatit  des 
fichus  qui  s'envolaient,  des  chapeaux  qui  se  détachaient.  Sternv  causait 
gravement,  suivant  Lise  des  yeux,  Lise  qui  paraissait  l'avoir  oublié  et  qui 
n'était  pas  la  moins  folle  de  cette  volée  déjeunes  filles. 

Pauvre  Sterny,  que  de  soins  pour  obtenir  une  invitation  à  un  mauvais 
dîner,  que  de  sottises  accomplies  en  un  jour  !  A  quel  métier  élait-il  descendu 
peu  à  peu  :  il  avait  sanglé  l'ane  de  Mme  Guraullot,  et  encore  n'était-il  pas 
arrivé  à  son  but.  L'ne  fois  encore  il  trouva  qu'ildevcnait  dupe.  Lise  courait 
joyeuse  et  indillérentc  sans  s'occuper  de  lui ,  il  prit  donc  le  parti  définitif 
de  se  reliier  ;  il  était  furieux  contre  elle. 

A  ce  moment  un  cri  |)erçant  partit  d'une  allée  détournée. 

—  C'est  Lise,  cria  Mme  Laloine. 

Elle  n'avait  pas  achevé  de  parler  que  Sterny  s'était  élancé  vers  l'allée  à 
travers  le  bois. 

Il  arriva  près  de  Lise  qui  était  très  paisiblement  sur  son  cheval,  tandis 
que  M.  Tirlot  s'éponssetait  et  redressait  les  bosses  de  son  chapeau;  Lise 
avait  eu  peur  :  voila  tout.  Sterny,  rassuré  sur  son  compie  ,  ne  la  regarda 
même  pas,  et  retournant  vers  Mme  laloine,  U  cria  de  loin  : 

Ce  n'est  rien,  madame,  c'est  M.  Tirlot  qui  est  tombé. 

Mme  Laloine  arri\a  presque  au  même  instant,  et  tout  eflrayée  de  cet  ac- 
cident ,  elle  dit  à  Lise  : 

—  Vovons  ,  ma  lille  ,  descends  de  cheval ,  ce  qui  est  arrivé  à  M.  Tirlot 
peut  t'arriver. 

—  Alais,  maman..,  dit  Lise  d'un  air  boudeur. 

—  Allons,  sois  raisonnable,  lui  dit  son  père,  puisque  ta  mère  a  peur. 
Lise  dit  avec  humeur  : 

—  Ah!  monsieur  Tirlot,  vous  êtes  d'une  gaucherie...  c'est  moi  qu'on 
punit  de  votre  maladresse. 

—  De  ma  maladresse,  mademoiselle  !  je  voudrais  bien  vous  voir  sur  cette 
bête  enragée.  Voi:à  deux  fois  qu'il  me  jette  par  terre,  cai'  je  suis  déjà  tombé 
là-bas  sans  rien  dire. 

—  Alors  pourquoi  avez-vous  crié  ici? 

—  (c  n'est  pas  moi,  dit  Tirlot,  c'est  vous. 

—  Mais  la  dernière  fois  aussi  \ous  êtes  tombé  trois  fois,  et  maman  n'a 
pas  eu  peur  pour  ça. 

—  C'est  que  tu  étais  avec  le  capitaine  Simon ,  lui  dit  M.  Laloine ,  qu'il 
était  à  côté  de  toi,  et  que  je  me  fiais  à  lui. 

—  En  vérité,  dit  Sterny,  si  j'osais...  et  pour  ne  p  is  priver  Mlle  Lise  de 
ce  plaisir,  je  ra'ollie  à  l'accompagner  et  je  réponds  d'elle. 

—  Mais  vous  n'avez  pas  de  cheval ,  monsieur  Lionce  ,  ditcllc  d'un  air 
chagrin. 

—  Peut-être  que  M.  Tirlot  ne  voudra  pas  remonter  le  sien. 

—  Je  vous  demande  pardon  ,  répondit  Tirlot  d'un  ton  sec  ,  j'en  aurai 
raison. 

—  Soit,  monsieur,  dit  Sterny. 

M.  Tirlot  enfourcha  de  nouveau  son  cheval,  et  voulant  faire  le  brave,  i! 
s'avisa  de  lui  donner  trois  ou  quatre  coups  de  cravache  il'imimal  se  cabra, 
rua,  sauta,  et  ron\oya  M.  I  irlot  sur  le  chemin. 

—  (.'est  bien  làii,  dit  Lise. 

—  Vrai,  dit  Tirlot...  Eh  bien!  je  conseille  à  monsieur  d'en  goùlcr  ,  il 
verra. 

—  Volonliei-s,  dit  Sterny. 

—  Je  donnerais  cent  sous ,  dit  Tirlot  à  Mme  Lalomc ,  pour  que  voir  e 
marquis  descendit  la  gartie. 

Le  cheval  était  ri'lif;  mais  il  ne  fallait  pas  un  cavalier  si  evercé  que 
Léonce  pour  le  réduire,  et  M.  Tirlot  eut  touie  la  honte  de  sa  chute  et  toute 
la  rage  du  sucrés  de  l.conre. 

On  n'avait  pas  félicité  encore  Sterny  que  Lise,  s'élauraui  dans  l'allée  où 
ils  se  trouvaient,  se  mit  à  ga  oper. 

—  Ah!  mon  Dieu,  suivez-la ,  monsieur  de  Sierny,  s'écria  Mme  L^:- 
loine. 

Léonce  ne  se  le  fit  pas  répéter,  quoiqu'il  eût  contre  Lise  une  colère 
qu'il  se  promoitait  bien  de  lui  témoigner  par  sa  froideur.  Mais  il  semblait 
<pie  colle  jeune  Idle  eàl  sur  lui  un^  em;>ire  dont  il  ne  pouv.iit  se  rendre 
compie,  ne  lawinl  jam;iis  éprouvé  de  la  pari  d  une  auire  :  d'ailleurs,  c\\- 
avait  de  ces  regards,  de  ces  mois,  de  ces  silences  qui  l)o(de\er$.ilent 
Sierny.  A  l'instant  où  l'on  pou\ail  la  croiiv  à  mille  lieut^  de  s;i:,  crij'r-.-- 


1& 


La  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


1 


t6c  par  la  jeunesse  et  la  folle  gaîté ,  un  mot  venait  qni  vous  disait  qu'elle 
était  demeurée  à  vos  cùiés.  Ce  fut  ce  qui  arriva  à  Sterny. 

—  Ah  !  mon  Dieu ,  lui  dit-elle  dès  qu'il  fut  près  d'elle ,  nous  avons  eu 
de  la  peine. 

Que  répondre  à  cela  ?  rien,  il  fallait  en  être  heureux;  mais  pour  en 
être  heureux,  il  fallait  y  croire ,  et  cette  enfant  était  si  étrange  :  elle  disait 
des  mots  qri  eussent  paru  tin  engagement  coin|)romcitant  à  une  femme 
qui  eu  eût  apprécié  la  valeur  ;  puis  elle  parlait,  elle  agissait  comme  si  elle 
n'eût  rien  dit.  I.éonrc  ne  comprenait  rien  à  celte  façon  d'être,  ne  s'aper- 
covant  pas  que  lui-mcma  n'était  déjà  plus  ce  qu'il  avait  été  autrefois. 

Cependant  ils  cheminaient  1  un  près  de  l'autre ,  et  Léonce  voulut  enfin 
donner  un  sens  positif  à  tout  ce  qu'il  avait  fait ,  c  cst-àdire  faire  compren- 
dre à  Use  que  c'était  par  amour  pour  elle  qu'il  avait  fait  tout  ce  qu'elle 
avait  vu.  Mais  il  ne  savait  comment  aborder  ce  sujet  avec  cette  ame  ru- 
rieuse  et  timide  comme  une  biche  qui  montre  sa  jolie  tête  au  bord  d'un 
sentier,  et  qui  s'enfuit  en  bondissant  dans  les  bois  au  premier  bruit  des 
pas  d'un  chasseur. 

Ainsi  ces  deut  jeunes  gens,  qui  s'étaient  réunis  sans  doute  pom*  se  dire 
mille  choses,  gardaient  tous  deux  le  silence,  et  tous  deux  devenaient  pen- 
sifs et  restaient  silencieux.  Ce  fut  Léonce  qui  remarqua  le  premier  la  tris- 

^■tesse  de  Lise ,  et  comme  il  voulait  toujours  s'informer  du  secret  de  cette 

iame  envers  lui,  il  lui  fit  une  question  où  l'on  se  met  en  jeu. 

1     —  Vous  êtes  triste,  lui  dit-il ,  est-ce  moi  qui  vous  ai  déplu? 

I     —  Ah  !  non ,  lui  répondit-elle  avec  un  gros  soupir,  j'ai  du  chagrin. 

—  Quel  chagrin? 

—  Voulez-vous  que  je  vous  le  dise  franchement? 

—  Oui,  certes. 

—  Eh  bien!  monsiem-  Léonce  {c'était  la  seconde  fois  qu'elle  l'appelait 
Léonce) ,  ce  n'est  pas  convenablece  que  vous  faites. 

La  fierté  de  Sterny  s'irrita  de  ce  mot  qui ,  pour  un  homme  comme  lui , 
était  la  plus  cruelle  injme  qu'une  femme  put  lui  faire  ;  il  répondit  d'une 
voix  altérée  : 

—  Je  ne  croyais  avoir  manqué  à  aucune  convenance ,  du  moins  vis-à-vis 
de  vous ,  mademoiselle. 

Lise  tourna  vers  lui  son  doax  visage ,  et  de  la  voix  la  plus  triste  et  la  plus 
soumise ,  elle  reprit  : 

—  Ah!  comme  vous  entendez  mal  les  choses;  je  ne  dis  pas  que  vous 
ayez  manqué  de  convenance  vis-à  vis  de  personne. 

-^  Mais  alors  que  voulez-vous  dire? 

—  Oh  !  ne  vous  fâchez  pas  ;  mais  c'est  pom-  vous  que  ce  n'est  pas  con- 
venable ce  que  vous  faites  et  ce  que  je  vous  ai  laissé  faire. 

—  Pour  moi  ?  dit  Sterny  dont  cette  voix  d'enfant  remuait  le  cœur  avec 
une  violence  inonie. 

—  Oui,  pour  vous  :  vous  ne  connaissez  pas  les  gens  avec  qui  vous  êtes  ; 
ils  sentent  aussi  bien  que  vous  que  vous  n'êtes  pas  ici  à  votre  place  ;  ils 
ont  pem'  tant  que  vous  êtes  là ,  et  ils  ne  diront  rien.  Jlais  demain ,  après- 
demain,  voyez-vous,  on  en  rira,  on  en  parlera. 

—  Eh!  que  nVimporte?... 

—  Oh  !  ne  dites  pas  cela... 

—  Mais  que  fais-je  donc  autrement  que  les  autres  ? 

—  Les  autres  font  ce  qu'ils  font  tous  les  jours,  reprit  Lise  avec  un  lé- 
ger mouvement  d'impatience,  au  lieu  que  vous...  ils  voient  bien  que  ça  ne 
vous  va  pas...  Vous  êtes  bon ,  ah  !  oui,  je  le  crois  ;  depuis  ce  matin  vous 
êtes  bon ,  vous  faites  tout  ce  que  vous  pouvez...  mais  tenez...  moi...  moi... 
je  n'aime  à  vous  voir  comme  ça... 

—  C'est  pourtant... 

—  Pour  moi  que  vous  l'avez  fait ,  dit  rapidement  Lise  qui  s'arrêta  aus- 
sitôt confuse  d'avoir,  pour  ainsi  dire ,  fait  elle  même  l'aveu  de  l'amour  de 
Léonce. 

—  Oh!  oui.  Lise,  lui  dit  il,  c'est  pour  vous,  je  vous  le  jure. 

Elle  ne  répondit  pas  encore,  elle  était  troublée,  agitée  et  devenait  pîde, 
car  toutes  les  vives  émotions  se  peignaient  ainsi  sur  le  visage  de  celte 
jeune  fille.  I^nlin  elle  reprit  courage  et  se  mit  à  dire  : 

—  Monsieur  Léonce ,  il  faut  vous  eu  aller. 

—  Ah  !  je  ne  puis ,  lui  dit  il. 

Elle  sourit  de  son  angélique  sourire ,  et  lui  montra  sa  devise  :  Ce  qu'on 
veut,  on  le  peut. 

—  C'est  bien,  lui  dit  il  avec  passion,  et  si  j'avais  ce  talisman  qui  porte 
ce  précepte  du  courage ,  je  voudrais  tout  ce  qui  est  possible. 

Ce  n'est  pas  bien  ce  que  vous  me  demandez  là  ,  lui  dit  Lise  en  sou- 
riant, car  si  je  vous  le  donnais,  il  faudrait  dire  à  maman  que  je  l'ai  perdu, 
il  faudrait  mentir. 
I      C'était  à  la  fois  le  donner  et  le  refuser  :  Léonce  ne  sut  que  répondre  ; 
'  elle  était  si  simple  que  toute  la  science  du  cœur  des  femmes  lui  manquait 
près  de  cette  enfant. 

Cependant  leur  pas  s'était  tellement  ralenti  qu'ils  furent  rejoints  par 
M.  et  .'\Ime  Laloiiie ,  qui  dit  h  sa  fille  : 

—  A  la  boiuie  heme  ,  Lise,  tu  vas  bien  sagement  avec  M.  de  Sterny. 

A  ce  moment,  et  comme  ou  parlait  de  se  reposer  un  instant,  voilà  un 
grand  fracas  qui  se  lait  enlendre  dans  la  forêt,  et  picsqu'au  même 
instant  une  masse  de  cavaliers  et  d  amazones  débouchent  d'une  allée  laté- 
rale ;  c'était  le  fameux  i)ari  des  trotteurs  i)arlis  de  Marly  et  arrivés 
jusque-là.  Presque  tous  passèrent  comme  la  foudre  ;  mais  Lingart  et  sa 
lionne,  qui  ne  suivaient  que  de  loin ,  eurent  le  temps  de  reconnaître 


SternV.  Tous  deux  furent  si  stupéfaits,  qu'ils  arrêtèrent  leurs  chevaux 
et  s'enlre-regardèrent  comme  s'ils  ne  pouvaient  le  croire  :  Sterny  sur 
un  ccri.ùcr  (1),  Sterny  en  compagnie  d'une  grosse  dame  à  duc,  car 
Mme  Guraullot  était  près  d'eux.  Ils  étaient  si  confondus  qu'ils  n'en  reve- 
naient pas  encore.  Sterny  vit  leur  surprise  et  pCdit  à  la  fois  de  colère  et 
de  honle.  Mais  comme  dans  leur  stupêlaction  Lingart  ni  sa  lionne  ne  con- 
tinuaient leur  chemin,  il  s'avança  vers  eux,  bien  décidé  à  couper  le  visage 
à  Lingart,  quand  celui-ci  lui  dit: 

—  C'est  bien  vous  ;  pardon,  je  ne  vous  reconnaissais  pas...  Vous  avez 
gagné  vos  cent  louis,  Algibech  a  gagné  contre  Montereau...  Nous  vous 
avons  attendu...  Vous  ne  viendrez  pas  au  diner,  sans  doute...  Mille  bon- 
jours. 

Et  il  piqua  son  cheval  et  s'éloigna,  tandis  que  sa  lionne  ,  un  lorgnon 
appliqué  sur  l'œil,  evaminait  Lise  de  loin,  comme  un  marchand  fait  d'un 
tableau.  Elle  mit  tant  d'action  à  celle  impertinence  qu'elle  ne  vit  pas  Lin- 
gart partir,  et  resta  quelques  secondes  après  lui. 

Sterny  était  si  furieux  qu'il  frappa  le  cheval  de  l'amazone,  qui,  surprise 
à  l'improvisle,  fût  presque  renversée.  Elle  devina  l'action  de  Sterny,  et, 
tout  en  maîtrisant  son  cheval,  elle  lui  dit  : 

—Vous  êtes  un  buior,  Sterny,  vous  m'en  rendi-ez  raison. 

Et  elle  s'éloigna  au  galop. 

Les  Laloine  n'avaient  rien  vu  de  cette  scène,  tout  cela  leur  avait  paru 
très  simple  ;  mais  lorsque  Sterny  retourna  près  de  Lise  qui  était  partie  en 
avant,  il  la  trouva  en  larmes. 

— Jf.  vous  le  disais  bien,  monsieur,  dit-elle  aussitôt.  Comme  cette  femme 
m'a  regardée...  Laissez-moi,  monsieur,  laissez-moL..  retom-nez  vers  vos 
amis...  je  vous  en  prie...  je  le  veux. 

Et  comme  Sterny  voulait  répondre,  elle  mit  son  cheval  au  galop  pour 
s'éloigner  de  lui.  Slerny  la  suivit  d'abord;  mais  comme  h  mesme  qu'il 
s'approchait  d'elle,  elle  lelançait  plus  vivement,  il  eut  peur  qu'elle  ne  finît 
par  se  blesser  et  s'arrêla. 

Lise  disparut  à  ses  yeux,  et  il  resta  au  milieu  de  la  route.  Il  était  hore 
de  vue  de  tout  le  monde:  mais  il  entendait  la  voix  de  M.  et  Mme  Laloine 
qui  appelaient  Lise  en  criant  : 

— 11  va  pleuvoir  ,  retournons. 

Il  imagina  l'alarme  de  Mme  Laloine  si  elle  le  trouvait  ainsi  tout  seul,  et 
voidut  àlout  prix  rejoindre  Lise;  il  courut  à  loule  bride  pendant  cinq 
minutes;  enfin,  au  coin  d'une  allée,  il  vit  le  cheval  de  Lise  Hbre  ;  il  s'é- 
lanca  en  criant  à  son  tour: 

—  Mademoiselle  Lise  !  mademoiselle  Lise  ! 
Elle  sortit  du  bois  en  lui  disant  : 

—  Eli  bien!  monsieur,  me  voilà. 

—  Oh  !  reprit  il,  que  vous  m'avez  fait  peur  î 

Il  y  avait  tant  de  vériié  dans  son  émotion  que  Lise  en  fut  presque  tou- 
chée ;  mais  son  parti  était  pris  et  elle  répondit  : 
«  De  quel  côté  est  ma  mère  ? 

—  Par  ici,  mais  bien  loin. 
— J'y  vais. 

—  Ne  montez-vous  pas  à  cheval  ? 

Non,  dit  elle,  non...  d'une  voix  entrecoupée...  cette  course  m'a  brisé 

le  cœur.  ,  ..... 

Et  Sterny  remarqua  seulement  alors  que  sa  poitrine  haletait,  et  quune 
pâleur  enrayante  couvrait  s  n  visage. 

11  sauta  à  bas  de  son  cheval,  et  courut  à  elle. 

—  Oh!  mon  Dieu!...  cestmoi  qui  ai  fait  ce  mal,  s'écria-t-il ;  oh!  par- 
donne/.-moi,  pardonnez-moi,  Lise  !... 

—  Non,  ce  n'est  pas  vous...  j'ai  eu  tort...  j'ai... 

Et  en  prononçant  ces  paroles  elle  défaillit,  et  fût  tombée  par  terre  ,  si 
Léonce  ne  l'eût  prise  dans  ses  bras. 

A  ce  moment  l'orage  éclata  avec  violence  et  Lise  tiessailht  comme  frap- 
pée parla  foudre  ;  mais  son  évanouissement  n'était  qu'une  faiblesse  passa- 
gère, elle  se  remit  et  entendit  la  voix  de  sa  mère  qui  l'appelait. 

—  Allons  la  rejoindre. 

—  Mais  vous  pouvez  à  peine  marcher. 

—  Oh!  allons,  allons  !  lui  dit-elle  tandis  que  ses  dents  claquaient...  je 
peux  marcher,  je  le  peirx,  je  le  veux. 

Et  elle  prit  un  sentier  eu  répondant  avec  une  voix  éclatante  : 

—  Me  voici,  maman,  me  voici. 

Mais  avant  qu'ils  ne  fussent  arrivés  elle  dit  a  Sterny  : 

—  Vous  non  s  quitterez,  n'est-ce  pas?...  je  le  veux.-.. 

—  Je  vous  obéirai,  dit  Sterny.  ,.,        .  . 

Cela  dit  il  n'y  eut  plus  un  mot  de  prononcé,  et  lorsqu  ils  arrivèrent  près 
des  tJiands  parens,  elle  était  calme  et  remise  en  apparence.  Mais  durant 
leur'absence  1 1  grande  résolution  d'inviter  Sterny  avait  été  prise,  et  elle 
lui  fut  solennellement  adressée  par  M.  Laloine.  Il  s'y  refusa  d'abord,  mais 
avec  un  embarras  triste  comme  celui  d'un  cnlant  (|ui  a  peur.  Il  chercha 
vainement  un  encouragement  dans  un  regard  de  Lise  ;  mais  elle  détournait 

Ici  tùte 

—  Àh!  je  comprends,  dit  M.  Laloine,  ces  messiems  et  ces  dames  qui 

viennent  de  passer  vous  attendent. 


(i;  Nom  qu'on  donne  à  ces  petits  chevaux  de  louage,  parce  qu'ils  porlenl  or- 
in.-,ii-«.iiipni  Ips  rprises  die  Montmofencv  aux  marchés  de  Pans. 


dinaiieuient  les  cerises  dé  Montmorency  aux 


I 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


15 


—  Non...  non,  monsieur,  dit  vivement  Sterny ,  je  n'ai  rien  à  faire  avec 
ces  gens-là. 

Ces  gens  là  !  sa  société  habitnelle.  Oh  !  paiiwe  Sterny  ! 

—  Mais  alors  poiirqiioi  ne  pas  accepter?  dit  Mme  Gmaudot  qui  s'était 
éprise  du  beau  Léonce, 

—  lia  présence  ne  plairait  peut-être  pas  à  tout  le  monde,  madame,  re- 
prit Sterny  en  s'incliniuil  ;  permettez  que  je  me  retire. 

—  Mais,  voilà  la  piuie  qui  va  toiaher,  dit  Mme  Gm'auflot ,  vous  accep- 
terez au  moins  un  parapluie  ? 

—  Merci,  madame,  merci,  dit  Sterny  d'une  voix  douloureuse.  Adieu  , 
monsieur  Laloine,  adieu  madame  ;  j'ai  l'honneur  de  vous  saluer,  mademoi- 
selle, dit  il  enfin  en  se  tournant  vers  Lise. 

1,11e  le  laissa  partir;  mais  il  n'était  pas  h  vingt  pas,  qwe  feig'nant  de  se 
retirer  à  l'écart,  elle  pleurait  à  chaudes  larmes.  Qtiant  à  Sterny,  il  s'éloigna 
avec  rapidité,  gagna  le  chemin  de  fer  et  revint  à  Paris.  Il  courut  s'enfer- 
mer chez  lui.  Il  était  désespéré,  il  était  en  colère,  il  s'en  voulait,  et  en  vou- 
lait à  I  ise  ;  et  cependant  il  ne  pouvait  penser  à  elle  sans  se  sentir  pris  d'iui 
hisson  d'amour  qui  l'eniviwt. 

VII. 

Cependant,  quand  quelques  lieures  de  repos  eurent  calmé  cette  agita- 
tion inaccoutumée,  Léonce  réfléchit  plus  sérieusement  qu'il  ne  l'avait  peut- 
être  lait  de  sa  vie. 

11  était  amoureu]^ ,  il  le  sentait ,  il  n'en  avait  pas  faonte  ;  mais  il  avait 
peur. 

Séduire  Lise  !  ce  serait  un  crime  honteux  et  lâche. 

—  Car,  se  disait-il,  elle  m'aimerait  si  je  voulais  ;  elle  m'aimerait,  j'en  suis 
sùi',  et  elle  donnerait  à  cet  amour  qui  l'emporte  en  aveugle  tout  ce  cœur 
si  facile  à  briser  ;  et  que  pourrais-je  faire  autre  cliose  que  de  le  briser  ?  car 
l'épouser,  folie  impossible!  Eh  bien!  ajouta  t-il,  je  me  souviens  que, 
quand  j'étais  enfant,  un  jour  que  j'étais  malade,  ma  mère  m'emporta  dans 
î'église,  et  me  mettant  à  genoux  sur  ses  genoux,  elle  me  tourna  vers  une 
Vierge,  et  me  lit  répéter  après  elle  : 

"  Sainte-Vierge  Marie,  qui  avez  vu  mourir  votre  fils,  sauvez-moi  pour 
ma  mère  !  » 

Cette  image  que  j'imjjlorai  m'est  restée  dans  le  souvenir  comme  quelque 
chose  de  sacré  et  d'ineflable,  et  dont  jamais  je  n'ai  dit  le  secret  à  personne 
de  peur  qu'une  plaisanterie  ne  vint  l'insulter.  r,h  bien  !  I  ise  sera  pour  moi 
un  souvenir  pareil ,  une  image  céleste  un  moment  entrevue,  et  que  je  gar- 
derai dans  le  sanctuaire  de  mon  ame  pour  l'abriter  contre  ma  vie  ;  car  je 
ne  méie  pas  mon  cœur  à  ma  vie. 

Kh  !  non  !  je  donne  à  la  dissipation  ,  à  la  débauche ,  au  ridicule  ,  cette 
jeunesse,  cette  force  pour  laquelle  notre  siècle  n'a  plus  rie  but  qui  puisse 
la  tenter  ;  mais  si  j'avais  vécu  en  d'autres  temps,  je  ne  serais  pas  ainsi  ;  car 
c'est  honteux  d'être  ce  que  je  suis.  Ah!  si  Lise  n'était  pas  ce  qu'elle  est, 
si  elle  était  une  reine,  je  tenterais  tout  pour  la  mériter  ;  je  l'oserais  en 
pensant  à  ces  mots  qu'elle  porte  sur  le  cœur  : 

Ce  (lit  on  veut  on  le  peut. 

Mais  elle  n'est  rien  ,  je  ne  pourrais  que  descendre  jusqu'à  clic.  N'y 
pensons  plus,  n'y  pensons  plus! 

l'our  arriver  à  ce  but,  Sterny  chercha  h  occuper  à  la  fais  ce  qu'il  croyait 
encore  son  esprit  et  son  cœur. 

Le  lendemain,  quand  il  reparut  au  club,  il  s'attendait  à  quelque  allusion 
de  la  part  de  ses  amis  :  mais  une  conspiiation  s'était  organisée  (Mintrc  lui , 
on  ne  lui  adressa  pas  une  parole  à  ce  sujet,  seulement  Eugène  lui  dit  d'im 
air  grave  : 

—  Je  pnrie  vingt  sous  contre  vous,  Sterny. 

les  dames  de  ces  messieurs  le  snhièrent,  en  le  recevant  dans  les  cou- 
lisses de  l'Opéra,  avec  des  révérences  de  rosières  et  des  yeux  baissés. 
Sterny  comprit  la  plaisanterie  et  voulut  y  répondre  victorieusement;  il 
joua  comme  un  furieux  et  lit  presque  peiu-  à  Linf^art  dont  son  audace  dé- 
rauLica  tous  les  calculs. 

Il  poursuivit  celte  belle  fille  de  l'Opéra ,  qu'on  disait  si  parfaite  et  qui 
venait  de  débuter  a\ec  un  succès  énorme.  M  I,iiigart,ni  r.U!;tne,  ni  les 
autres  n'en  purent  approcher,  tant  II  y  mil  d'ardeur  discspérée. 

Au  bout  d'une  seuKïiiie  elle  appartenait  à  Sterny,  qui  l'avait  traitée  avec 
l'insolence  la  plus  cavalière. 

Mais,  —  quinze  jours  après  la  partie  de  Saint-Germnin,  —  un  soir  qu'il 
était  avec  sa  lionne  dans  une  loge  des  Français,  il  reconimt  en  tticc  de  lui 
deux  femmes  (|ui  le  rejardaient  avec  atlriition. 

1,'iine  (lait  la  femme  de  Prosper,  l'autre  était  Lise. 

—  Comme  on  vous  regarde  de  celle  Lige,  lui  dit  la  dan.scusc  ,  est-ce 
qu'on  voiis  y  connaît? 

—  Non,  (lit  Mcriiy,  qui  rougit  malgi'é  lui  de  son  mensonge. 

—  Pourquoi  donc  vous  retirer  aulond  de  la  loge?  On  dirait  que  vous 
avez  peur  ! 

—  Ah  !  trêve  de  jalousies  auxquelles  je  ne  croîs  pas,  dit  Siernv. 

—  Mais  si  on  ne  vous  coiuuiil  pas,  il  n'y  a  pas  de  jalousie  à  avoir. 
Sterny  se  penclin  hors  de  sa  loge,  et  vit  Lise  écoutant  deux  jeunes  gens 

qui  paraissaient  parler  de  lui. 

'jdi  I  à  coup  I  i^e  rel('\  a  viveiuent  la  tête  et  regarda  Sterny  avec  un  elïroi 
indicible,  comiiu"  si  on  \('iiait  de  lui  dire: 

«  Cet  homme  est  le  bourreau.  » 


Léonce  se  retira  sans  oser  la  saluer ,  pour  ne  pas  l'exposer  aux  regards 
insultans  de  sa  maîtresse  ;  mais  il  voulut  sortir. 

—  Si  vous  quittez  ma  loge,  lui  dit  celle-cC  je  fais  un  esclandre...  Vous 
connaissez  cette  femme  ? 

Par  un  instinct  particulier,  Sterny  avait  deviné  ce  qui  venait  de  se  passer 
à  quelques  pas  de  lui. 

—  Avec  qui  est  donc  mademoiselle  N ?  avait  dit  l'un  des  jeunes 

gens. 

—  Eh  bien  !  avec  son  amant,  le  marquis  de  Sterny. 

—  y  a-t  il  long-temps  qu'il  l'est? 

—  Il  y  a  huit  jours' tout  au  plus. 

Sterny  n'avait  pas  entendu  im  seul  mol  de  tout  cela  ;  mais  il  l'avait  lu 
dans  le  regard  que  Lise  avait  jeté  sur  lui. 

Il  eût  voulu  pouvoir  aller  près  d'elle;  mais  on  le  tenait  par  une  chaîne 
infâme.  11  voulut  encore  sortir. 

—  Si  vous  entrez  dans  la  loge  de  celle  femme,  lui  dit  sa  maîtresse  ,je 
vais  la  soullleler  devant  vous.  Puis  elle  reprit  d'un  air  de  dédain  :  —  Ce 
doit  être  la  grisetle  de  Saint-Germain. 

Sterny  eût  poignardé  la  danseuse  en  ce  moment  ;  mais  il  fallait  céder  ;  il 
ne  put  qu'emmener  sa  lionne,  et  dans  un  accès  de  rage  insensé,  il  brisa 
tout  chez  elle ,  glaces ,  porcelaines ,  meubles  ;  comme  il  ne  pouvait  battre 
la  femme,  il  lui  faisait  tout  le  mal  possible  en  lui  arrachant  tout  ce  qu'elle 
tenait  de  lui. 

Léonce  rentra  chez  lui  furieux. 

Le  lendemain,  il  alla  chez  M.  Laloine  ;  on  lui  dit  qu'il  était  à  la  campagne 
avec  toute  sa  famille. 

<'  Allons,  se  dit  Sterny,  je  suis  un  sot  ;  il  y  aura  encore  eu  une  scène  de 
palpitations,  el  la  belle  aura  été  se  promener  le  lendemain,  tandis  que  moi. . . 
En  vérité  je  deviens  brute...  u 

Ceci  dit,  il  pensa  qu'il  n'en  avait  pas  a=sez  fait  pour  oublier  cette  petite 
fille,  avec  laquelle  il  s'était  bêtement  compromis. 

Quinze  jours  après,  à  force  de  folies  plus  ardentes  que  jamais,  grâce  à 
une  course  au  clocher  où  il  se  blessa,  et  dont  parlèrent  les  journaux,  à  un 
pari  de  mille  louis  qu'il  perdit ,  à  une  suite  d'orgies  avec  les  courtisannes 
les  plus  impudiques,  il  était  parvenu  à  ne  plus  penser  à  Lise,  et  cependant 
plusieurs  fois  celle  douce  et  blanche  figure  semblait  lui  apparaître ,  mais 
pâle  ,  mourante  ,  désolée,  le  regardant  avec  désespoir,  comme  si  elle  lui 
reprochait  de  se  perdre  et  de  l'avoir  perdue. 

Cette  im;^;e  lui  revint  même  dans  son  sommeil,  et  comme  il  y  rêvait  en- 
core le  malin,  toui  éveillé ,  on  lui  annonça  Prosper  GobiUou,  qui  entra 
d'un  air  l liste  et  chagrin. 

—  Mais ,  lui  lin  (iit  Léonce,  vous  avez  l'air  bien  triste ,  Prosper,  pour 
un  nouveau  marié  ? 

—  Oli  !  c  est  qu'il  y  a  du  chagrin  à  la  maison,  lui  dit  Gobiljou;  vous  sa- 
vez bien  celle  piuivre  Lise  ? 

—  Eh  bien  !  Lise?...  s  écria  Léonce  épouvanté. 
Prosper  lui  montra  le  crêpe  de  son  chapeau. 

—  Morte!  dit  Léonce  avec  un  cri  terrible. 

—  liorie!  dit  Prosper;  morte  comme  unesninte! 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu!  fit  Léonce  avec  un  désespoir  qui  épou- 
vanta Prosper;  ce  n'est  pas  possible...  Morte!  sans  que  je  l'aie  revue! 
morte... 

—  Hélas!  oui,  dit  Prosper.  Je  viens  de  son  cnteiTement,  et  je  viens  vous 
apporter  sa  (ternière  volonté. 

—  Sa  dernière  volonté!  dil  Léonce. 

—  Ecoutez-moi,  iiionsieur  le  marquis,  il  ne  faut  pas  en  vouloir  h  cette 
pauvre  enfant,  c'était  une  tète  de  feu  et  lui  cœm-  trop  exailé.  Mais  voici 
ce  qui  s'est  p;issé. 

La  nuit  où  elle  est  morte,  je  veillais  près  d'elle  avec  ma  femme  ;  elle  l'a 
appelée  et  lui  a  dit  de  dénouer  le  petit  conlon  de  cheveux  qu'elle  portait  au 
cou,  puis  elle  m'a  fait  signe  d'approcher  : 

Il  Prosper  m'a-telle  dil,  vous  remettrez  cela  à  M.  de  Sterny  ;  dites  lui  de 
no  pas  être  léger  et  cruel  pour  d'autres,  comme  il  l'a  été  pour  moi  ;  je  lui 
envoie  celle  devise,  qu'elle  devienne  la  sienne,  et  ce  sera  un  jour  un  homme 
distingué  cl  bon,  jeu  suis  sûre...  " 

Alors  elle  m'a  remis  ce  médai  Ion,  ces  cheveux  et  celte  épingle ,  et  une 
heure  après,  elle  a  expiré,  eu  muriiiurant  tout  bas  : 

<•  —  Cecproii  veut,  on  le  peut...  excepté  cire  aimée...  Aimée!  aimée  !  » 
a-t-clle  dil  encore,  puis  tout  a  été  fini. 

Léonce  tomba  à  genoux,  et  i-eçut  ù  genoux  ce  page  d'amour  si  pur,  si 
inoui.  Pendant  deux  heures,  ses  larmes  coulèrent  avec  abondance;  quand 
il  lut  iihis  calme,  Prosper  le  quitt  i. 

A  partir  de  ce  jour ,  Léonce  s'enferma  chez  lui  et  ne  parut  plus  nulle 
part. 

'l'ont  le  monde  fut  très  étonna  de  celle  retraite ,  bien  plus  étonné  de 
savoir  (|n'il  se  disp  sait  à  quitter  pour  luig-temps  la  Prauce ,  et  peut-être 
ses  amis  leussent  déclaré  fou  el  idiot,  s'il  l'avaienl  vu.  In  veille  de  son  dé- 
part, priant  à  genoux  près  d'une  (ombe  ! 

FnÉDÉIllC  SOlLIlL 


16 


LE  MAGRSIN  LITTÉRAIRE. 


Çofôif. 


2,3  g  ^<s^iî  asaa. 

C'était  le  sept  août.  O  sombre  destint'e! 
C'était  le  premier  jour  de  leur  dernière  année. 

Seuls  dans  un  lieu  rojal.  cùle  à  côte  inarchanl, 
Deux  boniiues,  par  endroits  du  coude  se  toucliant, 
<.  Causaient.  Grand  souvenir  qui  dans  mon  cœur  se  grave  I 

/  Le  premier  avait  l'air  fatigué,  triste  et  grave. 

Comme  un  trop  foible  front  qui  porte  un  lourd  projet, 
Une  double  cpuuleile  h  couronne  cbaigeoit 
Son  uniforme  vert  à  gance  purpurine, 
Et  Tordre  et  la  Toison  laisaicnt  sur  sa  poitrine, 
Prés  du  large  cordon  moiré  de  bleu  cliangeaiil, 
Deux  fujers  lumineux,  l'un  d'or,  l'autre  d'argent. 
C'était  un  roi  vieillard  ù  la  tête  blantbie, 
Penché  du  poids  des  ans  et  de  la  monarchie. 
L'autre  était  un  jeune  homme  étranger  chez  les  rois, 
Un  poète,  un  passant,  une  inutile  voix. 

Us  se  parlaient  tous  deux,  sans  témoin,  sans  mystère. 
Dans  un  grand  cabinet,  simple,  nu,  solitaire, 
majestueux  pourtant,  (je  que  les  bonnues  font 
Laisse  une  empreinte  aux  murs.  Smis  ce  même  plafond 
Avaient  passé  jadis,  ô  splendeurs  eflacées! 
ï)e  grands  événemcns  et  de  grandes  pensées. 
Là,  derrière  son  dos  croisaiit  ses  (ories  mains, 
t  branlant  le  plancher  sous  ses  pas  surhumains. 
Bien  souvent  l'empereur,  quand  il  élail  le  maître, 
De  la  porte  en  rêvant  allait  à  la  fenêtre. 

Dans  un  coin,  une  table,  un  lauteuil  de  velours 
Miraient  dans  le  parquet  leurs  pieds  dorés  et  lourds. 
Pacune  porte  en  viire,  au  dehors,  l'otil  en  foule 
Apercevait  au  iuin  des  arnioiics  de  Boule, 
Des  vases  du  lapon,  des  laques,  des  émaux, 
Lt  des  chandeliers  d'or  aux  immenses  rameaux. 
Un  salon  rouge  orné  de  glaces  de  Venise, 
Plein  de  ces  bronzes  grecs  que  l'esprit  divinise. 
Multipliant  sans  Uu  ses  lustres  de  cristal; 
El  comme  une  statue  a  lames  de  métal. 
On  voyait,  casque  au  front,  luire  dans  rcncoignure 
Un  garde,  aigeul  et  bleu,  d'un  Gère  tournure. 

Or  entre  le  poète  et  le  vieux  roi  courbé, 
De  quoi  s'agissait-il? 

D'un  pauvre  ange  tombé, 
Dont  l'amour  refaisait  lame  avee  son  haleine  ; 
De  Marion,  lavée  ainsi  que  Madeleine, 
Qui  boitait  cl  traînait  son  pas  estropie, 
La  censure,  serpent,  l'ayant  mordue  au  pied. 

Le  poète  voulait  faire  un  soir  apparaître 
Louis  treize,  ce  roi  sur  qui  régnait  un  prêtre; 

Tout  un  siècle,  marquis,  bourreaux,  fous,  bateleurs; 

El  que  la  foule  vint,  et  qu'à  travers  des  pleurs. 
Par  moniens,  dans  un  drame  étincclant  cl  sombre. 
Du  pâle  cardinal  on  crût  voir  passer  l'ombre. 

Le  vieillard  hésitait.  —  Que  sert  de  mettre  à  nu 
Louis  treize,  ce  roi  chéiif  et  mal  venu? 
A  quoi  bon  remuer  un  mort  dans  une  tombe'? 
Que  veut-on?  Où  court-on?  Sait-on  bien  où  l'on  tombe? 
Tout  n'csl-il  pas  déjà  croulant  de  tout  cùté? 
Tourne  s'en  va-l-il  pas  dans  trop  de  liberté? 
IS'cbt-il  pas  temps  plutôt,  après  quinze  ans  d'épreuve, 
De  relever  la  digue  cl  d'arrêter  le  llcuve? 
Cer;c  un  roi  peut  reprendre  alors  qu'il  a  donné. 
■'  Quant  au  théàire,  il  faut,  le  trône  étant  miné, 
Et'ulfir  des  deux  mains  sa  flamme  trop  hardie; 
Caria  f  iule  est  le  peuple,  et  d'une  comédie 
l'eut  jaillir  1  élincelle  aux  livides  rayons 
Qui  met  le  feu  dans  l'ombre  aux  révolulions. 
Puis  il  niait  l'hisioire.  cl,  quoi  qu  il  en  puisse  être, 
A  ce  jeune  rêveur  disputait  son  aiicctre; 
L'accueillant  bien  d'ailleurs,  bon.  royal,  gracieux, 
El  le  questionnant  sur  ses  propics  aïeux. 

Tout  en  laissant  aux  rois  les  noms  dont  on  les  nomme. 
Le  poelc  lultaii  fermement,  comme  un  homme 
Eiirls  de  liberté,  passionné  pour  l'art, 
Respeclueux  pourtant  juiur  ce  noble  vieillard. 
Il  disait  :  — Toulest  grave  en  ce  siècle  où  tout  penche. 
L'art,  tranquille  et  puissant,  veut  une  allure  franche; 
Les  rois  morts  sont  sa  proie;  il  faut  la  lui  laisser; 
Il  n'est  pas  eiimmi,  pourquoi  le  ccniiniuccr, 
Et  le  livrer  dans  l'ombre  à  des  turiionnaires. 
Lui  dont  la  main  fermée  est  pleine  de  tonuerres? 
Cette  main,  s'il  l'ouvrait,  redoutable  envoyé, 
Sur  la  France  éblouie  et  le  Louvre  effrayé. 


On  s'épouvanterait,  —  trop  tard  ,  s'il  faut  le  dire,  — 

D'y  voir  subitement  tant  de  foudres  reluire. 

Oli!  les  tyrans  d'en-bas  nuisent  aux  rois  d'cn-haul! 

Le  peuple  est  loojours  la  qui  prend  la  mu-e  au  mot, 

Quand  l'iiidignalion.  Jusqu'au  rui  qu'on  révère, 

Monte  do  front  pensif  de  l'arliste  sévère  I 

—  Sire!  à  ce  qui  chancelle  est-on  bien  appuyé? 

La  censure  est  un  loit  mauvais,  mal  élayé. 

Toujours  prêt  à  tomber  sur  les  noms  qu'il  abrite. 

Sire,  un  soulUe  imprudent,  Iuin  de  léteindr-,  irrite 

Le  foyer,  toui  à  coup  terrible  et  tnuriioyanl. 

Et  d'un  art  lumineux  fait  un  art  (lambojanl!  — 

D'ailleurs,  ne  cherchàt-on  que  la  splendeur  rojalc. 

Pour  celte  naiion  muqueuse,  ir.ais  loyale, 

Au  lieu  des  grands  tableaux  qu'olïrait  le  grand  Louis, 

Roi-soleil,  fécondant  les  lis  épanouis. 

Qui,  tenant  sous  son  sceptre  un  monde  en  équilibre, 

Faisait  Kacine  heureux,  laissait  .Molière  libre. 

Quel  spectacle,  grand  Uieu  !  qu'un  groupe  de  censeurs. 

Armés  et  pailanl  bas,  vils  esclaves  chasseurs, 

A  plat  ventre  couchés,  épiant  l'heure  où  reulre 

Le  drame,  lier  lion,  dans  l'histoire,  son  autre!  — 

Ici,  voyant  vers  lui,  d'un  front  plus  incliné. 

Se  tourner  doucement  le  vieillaiU  étonné. 

Il  hasardait  plus  loin  sa  pensée  inquiète. 

Et  laissait  de  côté  le  drame  elle  poète; 

Attentif,  il  sondait  le  dessein  vaste  cl  noir 

Qu'au  fond  de  ce  roi  triste  il  venait  d'entrevoir. 

Se  pourrait-il?  Quelqu'un  aurait  celle  espérance? 

Briser  le  droit  de  lousl  Retrancher  à  la  France, 

Comme  on  ôte  un  jouet  à  l'enfant  dépité. 

De  l'air,  de  la  lumière  et  de  la  libertél 

Le  roi  ne  voudrait  pas  !  lui,  roi  sage  cl  roi  juste  ! 

Puis,  choisissant  les  mots  pour  cette  oreille  auguste. 

Il  disait  que  les  temps  ont  des  flots  souverains; 

Que  rien,  ni  pools  hardis,  ni  canaux  soulcrraiiis. 

Jamais,  execpié  Dieu,  rien  n'arrête  et  ne  dompte 

Le  peuple  qui  grandit  ou  l'océan  qui  monte. 

Que  le  plus  Ion  vaisseauisoiiibrc  cl  se  perd  souvent 

Qui  veut  rompre  de  l'funt  cl, la  vague  et  le  vent; 

El  que,  pour  s'y  briser,  dans  lalulte  insensée, 

On  a  derrière  soi,  loche  partout  dressée, 

Tout  son  siècle,  les  mœurs,  l'esprit  qu'on  veut  braver, 

Le  port  même  ou  la  nef  aurait  pu  se  sauver! 

Il  osails'eU'raycr,  fils  d'une  Vendéenne, 

Cœur  n'ayant  plus  d'amour,  mais  n'ayant  pas  de  haine; 

Il  suppliait  qu'au  moins  on  l'en  crût  un  moment. 

Lui  qui  sur  le  passé  s'incline  gravement. 

Et  dont  la  piété,  lierre  qui  s'enracine, 

llêlas  !  s'attache  aux  rois  cuninie  a  toute  ruine  ! 

Le  destin  a  parfois  de  formidables  jeux: 

Les  rois  doi»enl  songer  dansées  jours  orageux 

Ou,  mer  qui  vient,  esprit  des  temps,  nuée  obscure 

Derrière  l'horizon  quelque  chose  murmure  ! 

A  quoi  biiii  provoquer  d  avanVe,  cl  soulever 

Les  généraiions  qu'un  entend  arriver? 

Pour  des  regards  distraits  la  France  était  sereine; 

Mais  dans  ce  ciel  troublé  d'nii  peu  de  brume  à  j  cine. 

Où  tout  semblait  azur,  où  rien  n'agilait  l'air. 

Lui  rêveur,  il  voyait  par  instant  un  éclair!  — 

Cbarles-dix  souriant  répondit  : 

O  poète  I 

Le  soir  tout  rayonnait  de  lumière  et  de  fête  ; 
Regorgeant  de  soldats,  de  princes,  de  valets, 
Saint-Cloud  joyeux  et  vert,  autour  dii  Ccr  palais 
Dont  la  Seine  en  fuyant  renètc  les  beaux  marbres, 
Semblait  avec  amour  presser  sa  touffe  d'arbres. 
L'arc  de  triomphe  orné  de  victoires  d'airain. 
Le  Louvre  élineclant.  fleurdelisé,  serein, 
Lui  répondaient  de  loin  du  milieu  de  la  ville. 
Tout  ce  royal  ensemble  avait  un  air  irauquillc , 
Et  dans  le  calme  aspect  d'un  repos  solennel. 
Je  ne  sais  quoi  de  grand  qui  semblait  éternel 

Holyrood!  Ilolyrood  !  0  fatale  abbaye. 
Où  la  loi  du  destin,  dure,  amère,  phéie. 

S'inscrit  de  tous  côtés  ,  ' 
Cloître  !  palais  !  tombeau  !  qui  sous  tes  murs  austèrfs 
Gardes  les  rois,  la  mort  et  Dieu;  trois  grands  mystères. 

Trois  sombres  majestés  ! 
Château  découroniiél  \allée  expiatoire! 
Où  le  penseur  entend  dans  l'air  et  dans  l'histoire 
Comme  un  double  ppnseil  pour  nos  ambiiions. 
Comme  une  double  vois  qui  se  mêle  et  qui  gronde, 

La  rumeur  de  la  mer  prolonde, 
Et  le  bruit  éloigné  des  révolutions! 

Solitude ,  où  parfois  des  collines  prochaines 

On  voit  venir  les  faons  qui  foulent  sous  les  chines 

Le  gazon  endormi , 
Et  qui,  pour  aspirer  le  veut  dans  la  clairière , 
Elfarés,  frisonnans,  sur  leurs  pieds  de  derriérts 

Se  dressent  à  demi! 

Fière  église  où  priait  le  roi  des  temps  antiques , 
Grave    ayant  pour  pavé ,  sous  les  arches  gotliiqies. 


LE  MAGASIN  LITTÉllAIUE. 


17 


Les  tombeaux  paternels  qu'il  usait  du  genou  ! 
Porte  où  superbement  tant  d'archers  et  de  gardes 
Veillaient,  multipliant  l'éclair  des  hallebardes, 
Et  qu'un  paire  aujourd'hui  lerme  avec  un  vieus  clou  I 

Prairie,  où,  quand  la  guerre  agitait  leurs  rivages, 

tes  grands  lords  montagnards  comptaient  leurs  dans  sauvages 

El  leurs  noirs  bataillons  ; 
lu  maintenant ,  jur  l'herbe ,  au  soleil ,  sous  des  lierres , 
Les  vieilles  aux  pieds  nus  qui  marchent  dans  les  pierres, 

Font  sécher  des  baillons  ! 

Ilolyrood!  Holjrood!  la  ronce  est  sur  tes  dalles; 
Le  chevreau  broule  au  bas  de  tes  tours  féodales. 
O  fureurs  des  rivaux  ardcns  à  se  chcrdier  ! 
Amours:— Darnlcy  !  Rizzio!  quel  néant  est  le  vôtrcl 

Tons  deux  sont  là,  — l'un  prés  de  l'aulre; 
L'un  est  une  ombre ,  et  l'autre  une  tache  au  plancher! 

Hélas  !  que  de  leçons  sous  tes  voijles  funèbres  ! 
Oh  !  que  d'enseignemens  on  lit  dans  les  ténèbres 

Sur  ton  st'uil  renversé, 
Sur  les  murs,  tout  empreinis  d'une  étrange  fortune, 
Vaguement  éclairés  de  ce  reflet  de  lune 

Que  jeiie  le  passé! 

O  palais,  sois  béni!  sois  bénie,  ù  ruine! 

Qu'une  auguste  auréole  à  jamais  t'illumine! 

Ùevant  tes  noirs  créneaui ,  pieux ,  nous  nous  courbons. 

Car  le  vieux  mi  de  France  a  trouvé  sous  ton  ombre 

Celte  hospilalilé  mélancolique  et  sombre 

Qu'on  reçoit  et  qu'on  rend  de  Sluarls  à  Bourbons! 

VICTOR  HUGO. 


PIËP.RE  GRASSOU. 

Toutes  1rs  fois  que  vous  avez  sérieusentcnt  été  voir  rexposition  des  ou- 
vrages de  sriilpiiiie  et  de  peinture,  comme  elle  a  lieu  depuis  la  révolution 
de  1830,  n'avez-vous  pas  été  pris  d'un  senlimen.t  d'inquiétude,  d'ennui,  de 
irislesse  à  l'aspect  des  longues  galeries  encombrées  ?  Depuis  1830,  le  sa- 
lon n'existe  plus.  Une  seconde  fois ,  le  Louvre  a  été  pris  d'assaut  par  le 
peuple  des  artistes  qui  s'y  est  maintenu.  En  offrant  autrefois  l'élite  des 
œuvres  d'art ,  le  salon  cniporiait  les  plus  grands  honneurs  pour  les  créa- 
tions qui  y  étaient  exposées.  Parmi  les  deux  cents  tableaux  ciioisis ,  le 
peuple  choisissait  encore  :  une  couronne  était  décernée  au  chef-d'œuvre 
par  des  mains  inconnues.  Il  s'élevait  des  discussions  passionnées  à  propos 
d'une  toile.  1  es  injures  prodiguées  à  Delacroix,  à  Ingres,  n'ont  pas  moins 
servi  leur  renommée  que  les  éloges  et  le  fanatisme  de  leurs  adhérons. 
Aujourd'hui ,  ni  la  foule  ni  la  crifitiue  ne  se  passionneront  plus  pour  les 
produits  de  ce  bazar:  obligées  de  faire  le  choix  dont  se  chargeait  autrefois 
le  jury  d'examen,  leur  attention  se  lasse  à  ce  travail  ;  et  quand  il  est  achevé 
l'exposition  se  ferme. 

En  1817,  les  tableaux  admis  ne  dépassaient  jamais  les  deux  premières 
colonnes  de  la  longue  galerie  où  sont  les  œuvres  des  vieux  maîtres,  et 
celte  année  ils  remplirent  tout  cet  espace  au  grand  étonneinenl  du  public. 
Le  genre  historique,  le  genre  proprement  dit,  les  tableaux  de  chevalet, 
le  paysage,  les  lleurs,  les  animaux,  le  portrait  et  l'aquarelle,  ces  huit  spé- 
cialités ne  sauraient  olïrir  plus  de  vingt  tableaux  dignes  des  regards  du 
public,  qui  ne  peut  accorder  son  attention  à  une  "plus  grande  quaniité 
d'œtivres.  Plus  le  nombre  des  artistes  allait  croissant ,  plus  le  jury  d'ad- 
mission devait  se  montrer  dilllrile.  Tout  fut  perdit  dès  que  le  salon  se 
continua  dans  la  galerie.  Le  salon  devait  resler  un  lieu  déterminé ,  res- 
treint ,  de  proportions  inflexibles ,'  où  chaque  genre  exposait  ses  chefs- 
d'œuvre.  Une  expérience  de  dix  ans  a  prouvé  la  bonté  de  celte  grande 
institution.  Au  lieu  d'un  tournoi ,  vous  avez  une  émeute;  au  lieu  dune 
exposition  glorieuse,  vous  avez  un  tumultueux  bazar;  au  lieu  du  choix, 
vous  avez  la  totalité.  Qu'arrive-t-il?  le  grand  arlisie  y  penl.  Le  Cafr  ru7-c, 
les  E)ifans  à  la  fontaine,  le  StiftpUcc  des  n-oclwls,  et  le  Joscpli  de  Dc- 
canips  eussent  plus  prohté  à  sa  gloire,  tous  quatre  dans  le  grand  salon, 
exposés  avec  les  cent  bons  tableaux  de  cette  année  ,  que  ses  vingt  toiles 
perdues  parmi  trois  mille  œuvres  confondues  dans  six  galeries. 

Par  une  étrange  bizarrerie,  depuis  ipie  la  porte  s'ouvre  à  tout  le  monde, 
Jl  y  a  eu  des  génies  méconnus,  (juand,  douze  années  atiparavant.  la  Coiii-r 
tisane  d'Ingres  et  celle  de  .Sigalon,  la  Mcdiisc  de  Géricault ,  le  Massacre 
de  Srio  de  Delacroix ,  le  Bapti'in-?  d'Henri  IV  par  Eugène  Deveria ,  ad- 
mis par  des  célébrités  laxécs  de  jalousie ,  apprenaient  au  monde ,  malgré 
les  dénégations  de  la  critique,  l'exislcnce  de  palelles  jeunes  et  ardentes,  il 
ne  s'élevait  aucune  plainte  ;  maintenant  que  le  moindre  gâcheur  de  toile 
peut  envoyer  son  œuvre ,  il  n'est  question  que  de  gens  inconquis  ?  Là  où 
il  n'y  a  plus  jugemcnl.  il  n'y  a  plus  de  chose  jugée.  Quoi  que  fassent  les 
artistes,  ils  reviendront  à  l'exanu'u  qui  rocop.nnande  leurs  œuvres  aux  ad- 
mirations de  la  foule  poiu-  laquelle  ils  travaillent  :  sans  le  choix  de  l'Aca- 
démie ,  il  n'y  aura  plus  de  salon  ;  et  sans  salon ,  l'art  peut  périr. 

Depuis  que  le  li\rel  est  devenu  un  gros  livre,  il  s'y  produit  bien  des 
noms  qui  restent  dans  leur  obscurité.  r»algré  la  liste  de  <ii\  on  douze  ta- 
bleaux qui  les  accompagne,  rarmi  cc^  noms.  le  plus  inconnu  i\nil-ctrc  esi 

JUILLET  1*11.  —  TOME  1. 


celui  d'un  artiste  nommé  Pierre  Grassou  de  Fougères ,  appelé  plus  si'  ■ 
plenient  Fougères  dans  îe  monde  artiste,  qui  tient  aujoiu-d'hui  beaucoaj» 
dé  place  au  soleil ,  et  qm  suggère  les  amères  réllexioiis  par  lesfjuellcii 
commence  l'esquisse  de  sa  vie ,  applicable  à  quelques  auli'es  individus  > 
In  tribu  des  artistes. 

En  1832,  Fougères  demeurait  rue  de  Navarin,  au  quatriè.'ne  étage  d'une 
de  ces  maisons  étroites  et  hautes  qui  ressemblent  à  l'obélisque  de  Luxor, 
qui  ont  une  allée,  un  petit  escalier  obscur  à  tournans  dangereux,  qui  ne 
comportent  pas  plus  de  trois  fenèlresà  chaque  étage,  et  à  l'Intérieur  des- 
quelles se  trouve  une  cour,  ou,  poiu' parler  plus  exactement,  un  puits 
carré. 

Au  dessus  des  trois  ou  quatre  pièces  de  l'appartement ,  occupé  par 
Grassou  de  Fougères,  s'étendait  son  atelier,  qui  avait  vue  sur  i!ont»iiar- 
tre.  L'atelier  peint  en  fond  de  briques ,  le  carreau  soigneusement  mis  en 
couleur  brune  etfrotlé,  chaque  chaise  manie  d'un  petit  tapis  bordé,  le 
canapé,  simple  d'ailleurs,  mais  propre  coi\ime  celui  de  la  chambre  à  cou- 
cher d'une  épicièrc,  tout  y  dénotait  la  vie  méticitlease  des  petit?  esprits . 
et  le  soin  d'un  honmic  pauvre.  Il  y  avait  une  commo;!e  pom'  serrer  les  cQeîs 
d'atelier,  une  table  à  déjeuner,  un  buPi'et,  un  secrétaire,  enfin  les  ustensiles 
nécessaires  aux  pciîitres ,  tous  rangés  et  propres.  Le  poêle  pariiripait  à 
ce  système  de  soin  hollandais,  d'autant  plus  visible  que  la  lumière  pure 
et  peu  changeante  du  nord  inondait  de  son  jour  net  et  froid  celle  immense 
pièce. 

Fougères,  siinple  peinn-c  de  genre ,  n'a  pas  besoin  des  machines  énor- 
mes qui  l'uinent  les  peintres  d'histoire ,  il  ne  s'est  jamais  reconnu  rie  facul- 
tés assez  complètes  pour  aborder  la  haute  pciutm'e,  il  s'en  tenait  encore 
au  chevalet. 

Au  commencement  du  mois  de  décembre  de  cette  ann<;c ,  époque  à  la- 
quelle les  bourgeois  de  Paris  conçoivent  périodiquement  l'idée  burlesque 
dt  (lerpélucr  leur  figure,  déjà  bien  encombrante  par  eilo-mèmc  ,  Pierre 
Grassou,  levé  de  bonne  heure,  préparait  sa  palette,  allumait  son  poêle, 
mangeait  une  flûte  trempée  dans  du  lait,  et  attendait,  pour  travailler,  qt:e 
le  dégel  de  ses  carreaux  laissât  passer  le  jour.  11  faisait  sec  et  bea-a. 

En  ce  moment,  rarliste,qui  mangeait  avec  cet  air  patient  et  résigné  qui 
dit  tant  de  choses,  reconnut  le  pas  d'un  homme  qui  avait  eu  sur  sa  via 
rinfiuence  ([ue  ces  sortes  de  gens  ont  sar  celle  de  pre^q;ie  tous  les  ar- 
tistes, d'Elias  Magits,  un  marchand  de  tableaux ,  l'usurier  des  toiles.  En 
ellet ,  Elias  àlagus  surprit  le  peintre  au  moment  où ,  dans  cet  atelier  si 
propre,  il  allait  se  meltre  à  l'ouvraie. 

—  Comment  vous  va,  vieux  coquin?  lui  dit  le  peintre. 

Fougères  avait  eu  la  croix,  Elias  lui  achetait  ses  tableaux  deux  ou  trois 
cents  lï'ancs ,  il  se  donnait  d'es  airs  très  artistes. 

—  Le  commerce  va  mal,  répondit  !;iias.  Voas  avez  tous  des  préten- 
tions, vous  parlez  maintenant  do  deux  cents  ùancs  dès  que  vous  avez  mis 
six  sous  de  couleur  sur  une  toile...  Jlais  vous  êtes  un  brave  garçon ,  vo'js, 
vous  êtes  un  homme  d'ordre ,  et  je  viens  vous  apporter  uac  bonne  af- 
faire. 

—  Timeo  Danaos  et  dona  fer  entes,  dit  Fougères.  Savcz-vous  le  latin? 

—  Non. 

—  Hé  bien,  cela  veut  dire  que  les  Grecs  ne  proposent  pas  de  bonnes 
affaires  aux  Troyens  sans  y  gagner  quelque  chose.  Autrefois  ils  disaient  : 
Prenez  mon  cheval;  aujourd'hui  nous  disons  :  Prenez  mon  ours...  Que 
voulez-vous,  IJlysse-LagingeoleElias Magus ? 

Ces  paroles  donnent  la  mesure  de  la  douceur  et  de  l'esprit  avec  les- 
quels Fougères  employait  ce  que  les  pein'o-es  appellent  les  charges  d"a- 
lelier. 

—  Je  ne  dis  pas  que  vous  ne  me  ferez  pas  deux  tableaux  gratis. 

—  Oh! oh! 

—  Je  vous  liùsse  le  maîuc,  je  ne  les  demande  pas.  Vous  êtes  ua  hon- 
nête artiste. 

—  Au  fait? 

—  Eh  bien  !  j'amène  un  père,  uac  mère  et  une  fille  unique. 

—  Tous  uniques  ! 

—  Ma  foi,  oui  !...  et  dont  les  pcrlraits  sont  à  fiiirc.  Ils  sont  fous  dC5  ar:s. 
mais  ils  n'ont  jamais  osé  s'aventurer  dans  nn  atelier.  La  tille  a  une  dot  de 
cent  mille  francs.  \  ous  pouvez  bien  les  peindre  :  ce  sera  peut-être  pour 
vous  des  portraits  de  famille. 

Ce  vieux  bois  d'Allemagne,  qui  passe  pour  honraie  et  qui  se  nomme- 
Elias  îiagus.  s'interrompit  pour  rire  d'un  rire  sec  dont  les  éclats  épouvan- 
tèrent le  "peintre.  H  crut  entendre  Méphisiophélès  parlant  maria :e. 

—  Les  portraits  sons  payés  cinq  cents  fiaucs  pièce  ;  vous  po'avcz  m 
faire  trois  lableauv. 

—  Mais  z-oui,  dit  gaîment  Fougères. 

—  Et  si  voiLs  épousez  la  fille,  vous  ne  m'oublierez  pas  ? 

—  Me  marier,  moi?  s'écria  Pierre  Grassou,  moi  qui  ai  riiabitu.ic  de 
me  coucher  tout  seul,  de  me  lever  de  bon  malin ,  qui  al  ma  vie  arran- 
gée... 

—  Cent  mille  francs,  dit  Slagus,  et  une  fille  douce,  pleine  de  tous  do- 
rés, comaie  un  vrai  Tilieu. 

—  Quelle  est  la  position  de  ces  gens-là? 

—  Anciens  négocians.  Pour  le  inoment  aimant  les  .irLs ,  ay-int  raaisoi 
de  campagne  à  \  illo-d'Avray  cl  dix  ou  douze  mille  livres  de  renie. 

—  Quel  commerce  ont-'is  fait? 

—  Les  bouteilles. 


18 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


^-  Ne  dites  pas  ce  mot ,  il  me  semble  entendre  couper  des  bouchons , 

mes  (lents  s'agacent. 

'—  Fantil  les  amener  ? 

-—  Tiois  portraits,  je  les  mettrais  au  Salon  :  je  pourrai  me  lancer  dans 

portrait;  eh  bien!  oui... 

Le  vieil  Elias  descendit  pour  aller  chercher  la  famille  Vervello. 

TPour  savoir  à  quel  point  la  proposition  allait  a^jir  sur  le  peintre,  et  quel 
effet  devaient  prothiirc  sur  lui  les  sieur  et  dame  Vcr\elle  ornés  de  leur  lille 
unique ,  il  est  nécessaire  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  la  vie  antérieure  de 
Pierre  (irassou  de  Fougères. 

Elève ,  il  avait  étudié  le  dessin  chez  Grangcr,  qui  passe  dans  le  monde 
(icadéinique  pour  un  grand  dessinateur. 

AproSj  Fougères  était'.allé  chez  Gros,  pour  y  surprendre  les  secrets  de  celte 
puissante  et  magnilique  couleur  qui  distingue  ce  maître;  mais  le  maître, 
les  élèves,  tout  y  avait  été  discret ,  et  Pierre  n'y  avait  rien  surpris. 

'Je  là.  Fougères  avait  passé  dans  l'atelier  de  Leihière  pour  se  familiari- 
ser a\cc  cette  partie  de  l'art  nommée  la  composition;  mais  la  composition 
avait  été  sauvage  et  farouche  pour  lui. 

Fuis  il  avait  essayé  d'arracher  à  Granet,  au  vieux  Drolling,  le  mys- 
tère de  leurs  effets  d'extérieurs.  Ces  deux  maîtres  ne  s'étaient  rien  laissé 
déro!)er. 

i;ii!iu ,  Fougères  avait  termine  ses  études  chez  Duval  Lecamus. 

Durant  ces  études  et  ces  dilïérerites  transformations.  Fougères  eut  des 
m  (Turs  iraiiquilles  et  rangées  qui  fom-nissaient  matière  aux  railleries  des 
diilérens  ateliers  où  il  séjournait;  mais  partout  il  désarmait  ses  camarades 
Par  sa  modestie ,  par  une  patience  et  une  douceiu-  d'agneau.  Les  maîtres 
h'avaieut  aucune  sympathie  pour  lui  ;  les  maîtres  aiment  les  sujets  brillaus, 
les  esprits  excentriques,  drolatiques,  fougueitx,  ou  sombres  et  profondé- 
ment r,;ilichis,  qui  dénotent  un  talent  futur.  Tout  en  Fougères  annonçait 
ia  niédiocrité.  Son  faux  nom  de  Fougères,  celui  du  peintre  dans  la  pièce 
de  (i'ilgiantiiie,  avait  été  la  source  de  mille  avanies;  mais,  par  la  force  des 
chcs; .;,  il  avait  accepte  ce  nom  de  la  ville  où  il  était  né. 

Grassou  de  Fougères  ressemblait  h  son  nom.  Grassouillet  et  d'une 
taille  médiocre,  il  avait  le  teint  fade,  les  yeux  brims,  les  cheveux  noirs,  le 
nex  en  trompette,  une  bouche  assez  laige  et  les  oreilles  longues.  Son  ait 
doux,  passif  et  résigné  relevait  peu  ces  traits  principaux  de  sa  physiono- 
mie pleiîic  de  santé,  mais  sans  action.  Il  ne  devait  être  tourmenté  ni  pat 
celte  abondance  de  sang,  ni  par  cette  \io!ence  de  pensée,  ni  par  cette 
verve  comique  à  laquelle  se  reconnaissent  les  grands  artistes.  Ce  jeune 
liomme,  né  pour  cti'e  un  vertueux  bourgeois,  venu  de  son  pays  pour  être 
coinmis  chez  un  marchand  de  couleurs,  originaire  de  Mayenne  et  parent 
éloigné  des  Grassou,  s'institua  peintre  par  le  fait  de  rentèîemcni  qui  con- 
stitue le  caracière  breton.  Ce  qu'd  souffrit,  la  manière  dont  il  vécut  pen- 
dant le  temps  de  ses  études,  Dieu  seul  le  sait.  Il  souil'rit  autant  que  soull'reut 
les  grands  hommes  quand  ils  sont  traqués  par  la  misère  et  chassés,  comme 
des  bêtes  fauves ,  par  la  meute  des  gens  médiocres  et  par  la  tj-oupe  des 
vanités  altérées  de  vengeance.  Dès  qu'il  se  crut  de  force  à  voler  de  ses 
propres  ailes,  Fougères  avait  pris  un  aioller  en  haut  de  la  rue  des  i\iar- 
tyres,  où  il  avait  commencé  à  piocher,  il'  lit  son  début  en  lS2t).  Le  pre- 
mier tableau  qu'il  présenta  au  jury  pqur  l'exposition/lu  Louvre,  repré- 
sentait une  noce  de  village,  assez  péniblement  copiée  d^Sprcs' le  tableau 
de  Creuse.  ■       ''      '      '■  ;■     '  ' 

On  refusa  sa  toile.  Quand  Fougères  apprit  la  fatale  décision,  il  ne  tomba 
peint  dans  ces  fureuis  ou  dans  ces  accès  d'amour-propie  épileptique  aux- 
quels s'abandonnent  les  esprits  superbes,  et  qui  se  terminent  quelquefois 
par  des  cartels  envoyés  au  directeur  ou  au  secrétaire  du  Musée ,  par  des 
menaces  d'assassinat.  Fougères  reprit  tranquillement  sa  toile,  l'enveloppa 
de  son  mouchoir,  la  rapporta  dans  son  atelier  en  se  jurant  à  lui-même 
de  devenir  un  grand  peintre.  1!  plaça  sa  toile  sur  son  chevalet,  et  alla  chez 
un  de  ses  camarades,  un  homme  d'un  vrai  talent,  chez  Schinncr,  un  ar- 
tiste doux  et  patient  comme  il  était,  et  dont  le  succès  avait  été  Complet  tiii'"' 
dernier  salon  :  il  le  pria  devenir  critiquer  l'œuvre  rejetée, 

Le  grand  peintre  quitta  tout  et  vint.  Quand  le  pauvre  Fougères  l'eut 
mis  face  à  face  avec  l'œuvre ,  Schinnei-,  au  premier  coup  d'œil,  serra  la 
main  de  Fougères.  j.        ,        /•    .         .     , 

—  Tu  es  un  brave  garçon,  tuas  un  cœur d  or.  d  ne  faut  pas  le  trom- 
per, lu  tiens  toutes  les  promesses  que  tu  nous  faisais  h  l'aiellier.Quand  oii 
trouve  ces  choies-là  a"  1^""'  ^e  sa  brosse,  mon  bon  l-ougens,  d  vaut 
mieux  lai'^scr  s^s  couleurs  chez  Belot,  ne  pas  voler  la  toile  aux  autres. 
Rentre  de  bonne  heure,  mets  un  bonncl  de  cjion,  couche-toi  sur  les  ncul 
heures;  va  le  matin,  à  dix  heures,  à  quelques  bureau  où  tu  demanderas 

une  place,  et  quitte  les  arts.  , ,.     ,  ,         .        -  '  ■  ,  '"-  l    , 

'  ^(o„  amj_  (jit  Fougères,  ma  toile  a  deja  ele  condaninee, v  et  ce'  n  est 

pas  l'arrrl  nue  je  demande,  mais  les  motifs.  ,     i.  ,,._,^,  ,;      ^  , 

•^  i;h  bien  !  tu  fais  gris  et  sombre,  lu  vois  la  natuj-e.à  travA*'"",*^!"?;,; 

pe-  ion  dessin  est  lourd,  empâté;  ta  composition  osl  un  pastiche  çle  G re li- 
se.' qui  ne  rachetait  ses  défauts  que  par  It^s  ipialilô  qui  m  niamiiwiit. 

F.n  détaillant  les  fautes  du  tableau.  Scbiniipr  vit  sur  lallguredc  Fougères 
une  si  profonde  expression  de  irisics-c,  qu'il  l'emmena  dîner  et  tacha  de 

^  Le  le*ndcmain,  dès  sept  heures.  Fougères  était  à  son  chevalet,  retravail- 
lant le  tableau  condamné;  il  en  réchauffait  la  couleur,  il  y  faisait  les  cor- 
rections indiquées  par  Schinnei,  il  replâtrait  ses  figures.Puis,  dégoûte  de 
son  tableau,  il  pona  chez  Elias  Magus.  Elias  Maguj^  ^j?,ece  ,de_Hollan-^ 


do-Belge-Flamand,  avait  trois  raisons  d'être  ce  qu'il  devint  :  avare  et  ri- 
che. Il  débutait  alors,  brocantait  diS  tableaux  et  demeurait  sur  le  boule- 
vart  Bonne-Nouvelle.  Fougères  comptait  sur  sa  pah'tte  pour  aller  chez  le 
boulanger.  Il  mangeait  inirépide  iient  du  piin  cl  des  noi'i,  ou  du  pain  et 
du  lait,  ou  du  pain  et  des  cerises,  ou  du  pain  et  du  fromage,  selon  les 
saisons,  lîlias  Magus,  à  (pii  Pierre  oU'riisa  première  toile,  la  guigna  long- 
temps; il  en  donna  quinze  francs. 

—  Avec  quinze  francs  de  recette  par  an,  et  mille  francs  de  dépense,  dit 
Fougères  en  souriant,  on  ne  va  pas  loin. 

Elias  Magus  lit  \m  gesie,  il  se  mordit  les  pouces  en  pensant  qu'il  aurait 
pu  avoir  le  tableau  pour  cent  sous. 

Pendant  trois  jours,  tous  les  matins.  Fougères  descendait  de  la  rue  des 
Martyrs,  se  cachait  dans  la  foule,  sur  le  boulevart  opposé  à  celui  où  était 
la  boutique  de  Magus,  et  son  œil  plongeait  sur  son  tableau  qui  n'aitirait 
point  les  regards  des  passans.  Vers  la  lin  de  la  semaine  le  tableau  dispa- 
rut. Fougères  reinonia  le  boulevart,  se  dii  igea  vers  la  boutique  du.  bro- 
canteur, et  eut  l'air  (le  llâner.  Le  juif  était  sur  sa  porte. 

—  Eh  bien  !  vous  avez  vendu  mon  lable.Ui? 

-^  Le  voici,  dit  Magus;  j'y  mets  une  bordure  pour  pouvoir,  l'cjffrir  à 
quelqu'un  qui  croira  se  connaître  en  peinture. 

Fougères  n'osa  plus  revenir  sui'  le  boulevart.  Il  entreprit  mi  nouveau 
tableau,  il  resta  deux  mois,  faisant  des  repas  de  souris,  et  se  donnau,t!i4n 
mal  de  galérien.  ,  i  ' 

lin  soir  il  alla  sur  le  boulevart ,  ses  pieds  le  portèrent  fatalement  jus- 
qu'à la  boutique  de  Magus,  il  ne  vil  son  tableau  nulle  part. 

—  J'ai  vendu  votre  tableau,  dit  le  marchand  à  l'artiste. 

—  El  combien  ?  ;,     ,i,.,,v 

—  Je  suis  rentré  dans  mes  fonds  avec  un  petit  intérêt.  Faites-moi  deiix 
iniéricuis  llamands,  une  leçon  d'aaatomie,  un  paysage,  je  vous  les  paie- 
rai, dit  Elias. 

Fougères  aurait  serré  Magus  dans  ses  bras,  il  le  regardait  comme  un 
pèie.  Il  revint,  la  joie  au  cœur  ;  le  grand  peinU-e  Scbinner  s'était  trompé. 
Dans  cette  immense  ville  de  Paris,  il  y  avaitides  cœurs  qui  baitaieut  à  l'u- 
nisson du  sien,  son  talent  était  compris  et  apprécié.  Le  pauvre  garçon,  à 
vingt-sept  ans,  avait  l'iiinocence  d'mi  jeune  homme  de  seize  ans.  Via  autre, 
un  de  ces  artistes  défians  et  faroudR'£,> aurait  remarqué  l'air  diabolique 
d'Elias  Magus,  il  eût  observé  le  fréiillomentdes  poils  (le  sa  barbe,  l'ironie 
de  sa  moustache,  le  mouvement  de  ses  épaules  qui  annonçait  le  conloiiie- 
ment  du  juif  de  Waller  Scott  fourbant  un  clirétien.  Fougères  se  promena 
sur  les  boulevarts  dans  une  joie  qui  donnait  à  sa  ligure  une  expression 
Hère,  il  ressemblait  à  un  lycéen  qui  protège  une  femme.  Il  rencontra  Jo- 
seph Bridau,  l'un  de  ses  camarades,  un  de  ces  laleiis  excenSi  iques  destinés 
à  la  gloire  et  au  malheur.  Joseph  Bridau,  qui  avait  quelques  sous  dans  sa 
poche,  selon  son  expression,  emmena  Fongèies  à  l'Opéra.  Fougères  ne 
vit  pas  le  ballet,  il  n'entendit  pas  la  musique,  il  concevait  des  tableaux,  il 
peignait.  Il  quitta  Joseph  au  milieu  de  la  soirée,  il  courut  chez  lui  faire 
des  esquisses  à  la  lampe,  il  inventa  irimte  tableaux  pleins  de  réminiscences, 
il  se  crut  un  homme  de  génie.  Dès  leiiondemaia  il  acheta  des  couleurs, 
des  toiles  de  plusieurs  dimensions;  il  installa  du  pain,  du  fromage  sur  sa 
table,  il  mit  de  l'eau  dans  une  cruche,  il  iit  une  provision  de  bois  pour  son 
poêle  ;  puis,  selon  l'expression  des  ateliers,  il  piocha  ses  labh'aii.x.  Il  eut 
quelques  modèles.  Magus  lui  prêta  des  étoffes.  Après  deux  mois  de  réclu- 
sion, le  Breton  avait  lini  quatre  tableaux.  11  redemanda  les  conseils  de 
Schinner  auquel  il  adjoignit  Joseph  Bridau.  Les  deux  peintres  viient  dans 
tiois  de  ces  toiles  une  servile  imitation  des  paysajies  hollandais,  des  inté- 
rieurs de  Meizu,  et  dans  la  quatrième  une  copie  de  la  Leçon  d'uiuilom  e 
de  Rembrandt. 

Toujours  des  pastiches,  dit  Schinner,  Ah!  Fougères  aura  de  la  peine  à 
être  original. 

—  Tu  devrais  faire  autre  chose  que  de  la  peinture,  dit  Bridau. 
"'  'I—  Quoi?  dit  Fougères. 

'■  ^''~  Jette-toi  dans  la  littérature. 

Fougères  baissa  la  tête  à  la  façon  des  brebis  quand  il  pleut,  et  demanda 
obtint  encore  des  conseils  utiles,  et  retoucha  ses  tableaux  avant  de  les 
porter  à  Elias,  lilias  paya  chaque  iode  vingt-cinq  francs.  A  ce  prix.  Fou- 
gères iï'y  gaglidit  rien;  mais  il  ne  perdait  pas,  eu  égard  il  sa  sobriété.  Il  fit 
qiiel(|ues  promenades  pour  voir  ce  que  devenaient  ses  tableaux;  il  eut  nue 
singulière  hallucination.  Ses  toiles  si  peignées,  si  nciles,  qui  avaient  la  du- 
reté de  la  (Ole  et  le  luisant  des  peintures  sur  porcelaine ,  étaient  comme 
couvertes  <l'un  biiniill.ird,  elles  ressemblaient  à  de  vieux  tableaux.  Elias 
venait  de  sortir,  Fotigl'res  ue  put  obtenir  aucun  renseignement  sur  ce 
phénotnène;  Il  ci;at  avoir  mal  va.  Le  peintre  renua  dans  son  aleher  y  fau-e 
de  nonvelles  vieilles  loUes.  '   ■ 

'■    Après  sept  ans  de  travaux,  continus.  Fougères  parvint  h  composer,  à 

■exéciïtcr  des  tableaux  passahles,- il  faisait  aussi  bien  que  tous  les  altistes 
du  second  ordre.  Elias  achetait,  vendait  tous  ses  tableaux;  le  pauvre  Bre- 

'ton  gagnait  péniblement  une  centaine  de  louis  par  an,  et  ue  dépensait  pas 
plus  (le  douze  cents  francs. 

A  l'exposiiion  de  1S29,  Schinner  et  Bridaui,  qui  tous  deax  occupaient 
une  grande  place  et  se  trouvaient  à  la  tétc  du  mounemeut  dans  les  arts , 
furent  pris  de  pitié  pour  la  pereisianre,  pour  la  pauvreté  de  leur  vieux 
camarade,  ils  firent  admettre  à" l'exposition,  et  dans  le  grand  salou,  un  ta- 

'bleau  de  Fougères.  'i  ■ 

''  Cê'tàb!e=iB,-tpu"tenaiidO'Vicneroaponr  le  sentiment,  était  puissan^ 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


19 


crinlt^rôt;  il  tenait,  pour  rexéciition,  du  premier  faire  de  Dubufe.  Il  re- 
présentait un  jeune  liomme  à  qui,  dans  l'intérieur  d'une  prison,  l'on  rasait 
les  rlie\eux  de  la  nuque.  D'un  côté  un  prêtre,  de  l'autre  une  vieille  i  une 
jeune  femme  en  pleurs.  L'n  huissier  lisait  un  papier  timbré.  Sur  une  uié- 
eluuite  tal)lc,  était  un  reoas  auquel  personne  n'avait  louclié.  I.ejom' ve- 
nait à  travers  les  barreaux  d'une  fenêtre  éle\ée.  11  y  avait  de  quoi  faire 
fn'mir  les  bomgcois  et  les  bourgeois  frémissaient.  Fougères  s'était  ins- 
|)iré  tout  bonnement  du  cliefd'œuvrc  de  Gérard  Dow  :  il  avait  retourné 
le  LMonpe  de  la  femme  hydropique  vers  lu  fenêtre  au  lieu  de  le  présenter 
de'fate.  11  avait  remplacé  la  mourante  par  le  condamné  :  même  pâleur, 
niénio  appel  à  Dieu.  Au  lieu  du  médecin  llamand,  il  avait  peint  la  froide 
\'t  ollicielle  figure  du  gretlier  vêtu  de  noir;  mais  il  avait  ajouté  uue  vieille 
■  femme  auprès  de  la  jeune  fille  de  Gcraid  Dow.  Enfin  la  figure  cruelle- 
ment: bonasse  du  bourreau  dominait  ce  groupe,  et  ce  plagiat  Uès  habile- 
ment déguisé  ne  fut  point  reconnu. 
'Le h\ret  contenait  ceci  : 

510.  (irassou  de  Fougères  (Pierre),  rue  Je  Navarin,  2. 

La  To'dcllc  d'an  condamné  à  mort. 

Ouoiipie  médiocre,  le  tableau  eut  un  succès  prodigieux.  La  foule  se 

rma  tous  les  joni's  devant  la  toile  à  la  mode.  Charles  X.  s'y  arrêta,  Ma- 
.ame,  instruite  de  la  vie  patiente  de  ce  pauvre  Breton,  s'enthousiasma 
pour  le  Breton.  Le  duc  d'Orléans  marchanda  la  toile.  Les  ecclésiastiques 
dirent  à  Mme  la  dauphine  que  le  sujet  était  plein  de  bonnes  pensées.  11  y 
régnait  en  ed'et  un  air  religieux  très  satisfaisant.  Monseigneur  le  dauphin 
admira  la  poussière  des  carreaux,  une  grosse  lourde  faute,  car  Fougères 
avait  répandu  des  teintes  verdâtres  qui  annonçaient  de  l'humidité  au  bas 
des  nuirs.  Madame  acheta  le  tableau  mille  francs.  Le  dauphin  en  com- 
manda un.  Charles  X  donna  la  croix  d'honneur  au  lils  du  paysan  qui  s'é- 
tait jadis  battu  pom-  la  cause  royale  en  1799.  Joseph  Bridau ,  le  grand 
peintre,  ne  fut  pas  décoré.  Le  ministre  de  l'intérieur  commanda  deux  ta- 
bleaux d'église  à  Fougères. 

Ce  salon  fut  pour  l'ierrc  Grassou  toute  sa  fortune,  sa  gloire,  son  ave- 
nir, sa  vie.  Inventer  en  toute  chose,  c'est  vouloir  périr  ;  copier,  c'est  vivTe. 
Crassou  de  Fougères  avait  enfin  découvert  un  filon  plein  d'or;  il  pratiqua 
la  partie  de  cette  cruelle  maKimc  i  à  kicpielle  la  société  doit  ces  inf  jnies 
'médiocrités  chargées  d'élire  au  ourd'hui  e-  supérioiilés  dans  lou,tes  les 
'  '  classes  sociales,  qui  nauirellemen     élisen  clles-mOmes,  et  font  une  guerre 
acharnée  aux  vrais  taiens.  Lcprincipe  dcl'éiccUon  est  faux,  la  France  en 
'    reviendra.  '  'h-  ■ 

Néanmoins  la  modestie,  la  simplicité,  la  surprise  du  uon  et  doux  Fou- 
gères firent  taire  les  récriminations  de  l'envie.  D'aillems,  il  eut  pour  lui 
les  Grassous  parvenus,  solidaires  des  Grassoiis  à  venir.  Quelques  gens, 
'  émus  par  l'énergie  d'un  homme  que  rien  n'avait  découragé,  parlaient  du 
Dominiquin,  et  disaient  :  «Il  faut  récompenser  la  voiojté  dans  les  mts  ! 
Grassou  n'a  pas  volé  son  succès!  voilà  dix ajis  qu'il i pioche,  pauvre  bon- 
homme!» 

Celte  exclamation  de  pauvre  bonhomme  !  étai'  pour  la  moitié  dans  les 
adhésions  et  les  féUcitaiion*  que'  recevait  le  peintre.  La  p.lié  élève  au- 
tant de  médiocrités  que  ''envie  rabaisse  de  grana  artistes.  Lesjoiunaux 
n'avaient  pas  épargné  les  critiaucs  mais  le  chevalier  de  Fougères  les  di- 
géra comme  il  digérait  les  conseils  de  scj  amis,  avec  une  patience  angé- 
fique.  Riche  alors  d'ime  quinzaine  de  mille  francs,  bien  péniblemcn'  gagnés, 
il  meubla  son  appartement  et  son  atelier,  rue  de  Navarin  ;  il  y  fit  le  tableau 
demandé  par  monseigneur  le  dauphin,  et  les  deux  tableaux  d'tghsc  com- 
mandés par  le  ministère,  à  jour  fixe  ,  avec  une  régula-ite  désespérante 
pour  la  caisse  des  ministères,  habituée  à  d'autres  façons.  Mai.  admirez  le 
bonheur  des  gens  qui  ont  de  l'ordre  !  S'il  aval  tardé,  Grassou,  surprix,  par 
la  révolution  de  juillet,  n'eût  point  été  payé. 

Fougères,  pour  trente  sept  ans,  avait  fait  pour  F.lia  Jlagus  environ 
deux  cents  tableaux  complètement  inconnus ,  mais  à  l'aide  desquels  i  était, 
parvenu  ;i  colle  manière  satisfaisante,  à  ce  point  d'exécution  qui  ne  rejioussc 
pas  trop  l'artiste,  et  que  chérit  la  bourgeoisie.  Fougères  était  cher  il  ses  amis 
par  une  rectitude  d'idées,  par  une  sincérité  de  sentiniens,  une  obligeance 
parfaite,  nue  grande  loyauté.  S'ils  n'avaient  aucune  estime  pour  la  palette, 
ils  aimaient  l'homme  qui  la  tenait. 

—  Quel  malheur  que  Fougères  ait  le  vice  de  la  pointure  l  se  disaient  ses 
camarades. 

Néanmoins  il  donnait  des  conseils  excellons  ;  semblable  à  ces  cuillcion- 
nisles  incapables  d'écrire  un  livre,  et  qui  saveait  très  bien  par  où  pèchent 
les  livres;  mais  il  y  a  cnirc  les  critiques  liltéraiios  et  Fougères  une  lill'é- 
rence  :  il  était  éminemment  sensible  aux  biMUlés,  il  les  reconnaissait.  Ses 
conseils  étaient  empreints  d'un  sentiment  de  jusiice  qui  laisail  .iccepler  la 
justesse  de  ses  remarques.  Depuis  la  révolution  dcjnillet.  Fougères  pré- 
scnlail  une  dixaine  de  tableaux,  parmi  k>squels  le  iury  en  admettait  qu  itre 
■'  ou  cinq.  11  vivait  avec  la  plus  rigide  économie.  Sou  doaiestiqiie  consistait 
'  '    dans  une  femme  de  ménage. 

Pour  tonie  distraction,  il  visitait  ses  amis,  il  allait  voir  les  objets  d'art, 
il  se  permcllail  (pielqiies  petits  voy.iges  en  France  ,  il  projetait  d'aller 
chercher  des  inspirations  en  Suisse."  Ce  détestable  uriislo  était  un  e\celle,it 
citoyen;  il  montait  sa  garde  ,  allait  aux  revues,  payait  son  lovei  et  ses 
consommations  avec  l'exactitude  la  plus  bourgeoise.  Ayant  vécu  dans  le 
travail  et  la  misère  ,  il  n'avait  jam;iis  eu  le  temps  d'aimer.  Jusqu'alors 
garçon  et  pauvre,  il  ne  se  souciait  point  de  compliquer  son  existence  si 
simnle.  Incapable  d'inventer  une  manière  d'augmenicf  sa  fortune,  il  por- 


tait tous  les  trois  mois  chez  son  notaire,  Alexandre  Crottat,  ses  économies 
et  ses  gains  du  trimestre.  Quand  le  notaire  avait  à  lui  mille  écus,  il  les 
plaçait  par  première  hypothèque,  avec  subrogation  dans  les  droits  de  la 
femme  si  l'emprunteur  ilaii  marié,  ou  subrogation  dans  les  droits  du  ven- 
deiu-  si  rempruiileur  avait  un  droit  à  payer.  Le  notaire  touchait  lui-même 
les  intérêts  et  les  joignait  aux  remises  partielles  faites  pai"  Grassou  de 
Fougères. 

Le  peintre  attendait  le  fortuné  moment  oii  ses  contrats  arriveraient  au 
cbillie  imposant  de  deux  mille  francs  de  rente,  pour  se  donner  Volium 
cuui  digniiaie  de  Fartiste  et  faire  des  tableaux,  oh!  mais  des  tableaux! 
enfin  de  vrais  tableaux  !  des  tableaux  finis,  chouettes  !  kox-nofls! 

Son  avenir,  ses  rêves  de  bonhem',  le  superlalif  de  ses  espérances,  vou- 
lez-vous le  savoir  ?  c'était  d'entrer  à  l'Institut  et  d'avoir  la  rosette  dos  of 
ficicrs  de  la  Légion-d'llouneur  !  s'asseoir  à  côté  de  Schinner,  arriver  à 
l'Académie  avant  Bridau  !  Av  oir  une  rosette  à  sa  :  itonnière  !  Quel  rêve  ! 
Il  n'y  a  que  les  gens  médiocres  pour  penser  à  tout. 

En  entendant  le  bruit  de  plusiems  pas  dans  Fescalier,  Fougères  se  re- 
haussa le  toupet,  boutonna  sa  veste  de  velours  vert-bouteille,  et  ne  fut  pas 
médiocrement  surpris  de  voir  entrer  une  figure  vulgairement  appelée  un 
melun,  dans  les  ateliers.  Ce  fruit  surmontait  une  citrouille  velue  de  drap 
bleu,  ornée  d'un  paquet  de  breloques  linlinnabulant.  Le  melon  souillait 
comme  un  marsouin,  la  citrouille  marchait  sur  des  navets,  imi)ropreineiit 
appelés  des  jambes.  Un  vrai  peintre  aurait  fait  ainsi  la  charge  du  petit 
marchand  de  bouteilles,  et  l'eût  mis  immédiatement  à  la  porte  en  lui  di- 
sant qu'il  ne  peignait  pas  les  légumes.  Fougères  le  regarda  sans  rire. 
M.  Vervelle  présentait  un  diamant  de  mDle  écus  à  sa  chemise. 

Fougères  regarda  Magus  et  dit  :  Ily  a  gras. 

En  entendant  ce  mot,  M.  Vervelle  ûonça  les  sourcDs. — Ce  bourgeois  at- 
tirail il  lui  une  autre  complication  de  légumes  dans  la  personne  (tc'sa 
femme  et  de  sa  fille.  ''  _ 

La  femme  avait  sur  la  figure  un  acajou  répandu;  elle  ressemblait  à 
une  noix  de  coco  surmontée  d'une  tête  et  serrée  par  uue  ceinlure.  1:11c 
pivotait  sur  ses  pieds.  Sa  robe  était  jaime,  à  raies  noires.  Elle  produisait 
orgueilleusement  des  mitaines  extiavaganles  sur  des  maiiis  enllées  comme 
les  gants  d'une  enseigne.  Les  plumes  du  convoi  de  première  classe  flot- 
taient sur  un  chaiieau  cxtravasé.  Des  dentelles  paraient  des  épaule.?  aussi 
bombées  par  derrière  que  par  devant  ;  a:nsi  la  forme  sphérique  du  cou 
était  parfaite.  Les  pieds,  du  genre  de  ceux  que  les  peintres  appellent  d's 
abaiis,  étaient  ornés  d'un  bourrelet  de  six  lignes  au  dessus  du  cuir  ve:iii 
des  souliers.  Comment  les  pieds  y  étaient-ils  entrés  •  On  ne  sait. 

Suivait  une  jeune  asperge,  verte  et  jaune  par  sa  robe ,  et  qui  avait  n;ie 
petite  tête  couronnée  d'une  cheveuire  en  bandeau,  d'un  jaunc-caroilc 
qu'un  Romain  eût  adoré,  des  bras  lilamenlciix,  des  taches  de  rousse.'ii' sur 
un  teint  assez  blanc,  des  grands  )eux  innocens,  ii  cils  blancs,  peu  de  sour- 
cils, un  chapeau  de  paille  d'Italie  avec  deux  honnêtes  coques  de  saliu , 
bordé  d'un  liseré  de  salin  blanc ,  les  mains  vertueusement  rouges ,  et  I  ?s 
pieds  de  sa  mère.  ,, , 

Ces  trois  êtres  avaietit ,  ep  Vègardant  l'atelier,  un  air  de  bonheiu"  ciii 
annonçait  en  eux  un  respec(able  enthousiasme  pour  les  arts. 

—  Et  c'est  vous,  monsicm' ,  qui  aiioz  faire  nos  ressemblances?  dit  le 
père  en  prenant  un  petit  air  (irâne. 

—  Oui,  monsieur,  répondit  Crassou. 

—  Vervelle,  il  a  la  croix,  dit  tout  bas  la  femme  à  son  mari  pendant  que 
le  peintre  avait  le  dos  tourné. 

—  Est-ce  que  j'aurais  fait  faire  nos  portraits  par  un  artiste  qui  riesi-i.ùl 
pas  décoré  ? 

Ebas  !\Iagus  salua  la  famille  Vervelle  et  sortit;  Grassou  l'accompajaa 
Jusque  sur  le  palier. 

|.    r^Il  n'y  a  oue  vous  pour  pêcher  de  pareilles  boules. 
,  —  Cent  tiiille  francs  de  dot  ! 

—  Onclle  famille  ! 

—  Trois  cou  mille  francs  d'espérances,  maison  rue  Boucherai  cl  mai- 
son de  c;mipagnc  à  \ille-d'Avray. 

—  Boucherat ,  bouteilles ,  bouchons ,  bouchés ,  débouchés ,  dit  le 
peintre. 

—  Vous  soie/,  il  l'abri  du  besoin  pour  le  reste  de  vos  jours,  dit  Elias. 
Celte  idée  entra  diuis  la  tête  de  Pierre  Gra<sou.  comme  la  lumière  du 

matin  a\ait  irlalé  dans  sa  mansarde.  En  disposant  le  père  de  la  j 'inic 
personne,  il  lui  trouva  boinio  mine:  sa  face  était  pleine  i^e  r  >-  '  ^^. 
La  mère  et  la  lille  voltigèrent  autour  du  peintre,  en  s"êmer\-  iis 

ses    pprêis.  Il  leur  parut  être  un  Dieu.  Cette  visible  adTaiii;.. uu- 

gères.  Le  veau  d'or  jela  .sur  celte  Lmiille  son  re.lot  f.uil.isiiquo. 

—  \  ous  de\  ei  gagner  un  ai-gext  fou  ;  lUiùs  vous  le  dépenser  comme  vous 
le  gagnez?  dit  la  mère. 

—  Non,  madame,  répondit  le  peintre,  je  ne  le  dépense  pas  je  n*ai  |)as 
le  moyen  de  m'aniuscr.  'Mon  notaire  place  mon  .vgcul,  il  sait  mou  compte  ; 
une  fois  l'argent  chez  lui,  je  n'y  pense  plus. 

—  On  me  disait  à  moi,  s'écria  le  père  Venelle,  que  les  artistes  étaient 
tous  des  paniers  iiercés. 

—  Quel  est  votre  notaire,  s'il  n'y  a  pas  d'indisaêtion  ?  deiunnJa  ma- 
dame Vervelle. 

—  In  bravo  garçon,  tout  rond,  frottât... 

—  Tiens!  tiens  !  est  ce  faire  !  dit  Vervelle,  Crultal  est  le  nôtre. 

—  Ke  vous  dérangez  pas!  dit  le  peintre. 


20 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


—  Mais  tiens-loi  donc  tranquille,  Anténor,  dit  la  femme,  tu  ferais  man- 
quer Mionsicur.  Si  tu  le  voyais  travailler...  .-:---    _--  ■   - 

—  Mon  Dieu!  pourquoi  ne  iii'avL'z  vous  pas  appi^Si . I^  ^t^ ?  ,dit  Mlle 
Vervelle  à  ses  parens. 

—  Virginie,  s'écria  !a  mère,  une  jeune  personne  ne  doit  pas  apprendre 
rcriaincs  dioses;  et  quand  tu  seras  mariée...  bien!  Mais  jusque-là  tiens- 
toi  uanqaille.  ' 

Pendant  cette  première  séance,  la  famille  Vervellé  se  familiarisa  pres- 
que avec  riioinutc  artiste.  Elle  dut  revenir  deux  jours  après. 

IJi  sortant,  le  père  et  la  mère  dirent  à  Virginie  d'aller  devant  eux;  mais, 
n;al;,'ré  la  distance,  clic  entendit  ces  mots  dont  le  sens  devait  éveiller  sa 
curiosité. 

—  Un  homme  décoré....  tre;;te  sept  ans....  un  artiste  qui  a  des  com- 
mandes, qui  place  son  argent  chex  notre  nolaire.  Consultons  Crollat. 
Ilcin!  s'appeler  madame  de  Fougère  !...  Ça  n'a  pas  l'air  d'èU'c  un  mé- 
chant homme!...  Tu  nu,  diras  un  commerçant?  mais  un  commerçant, 
tant  qu'il  n'est  pas  retiré,  vous  no.  savez  pas  ce  que  peut  devenir  voUe 
1:11e,  tandis  qu'un  artiste  économe...  Puis,  nous  aimons  les  arts...  enlin! 

Pierre  Grassou,  pondant  que  la  famille  Vervclle  le  discutait,  discutait 
1  a  îamille  Vervellé.  Il  lui  fut  impossible  de  demeurer  en  paix  dans  sou 
atelier,  il  se  promena  sm*  le  boulevart,  il  y  regardait  les  femmes  rousses 
q  ui  passaient  !  Il  se  faisait  les  plus  étranges  raisonnemeiis  :  l'or  était  le 
pi  us  beau  des  métaux,  la  couleur  jaune  représentait  l'or.  les  Romains  ai- 
m  aient  les  femmes  rousses.  11  devint  Romain,  etc. 
j  Après  deux  ans  de  mariage,  quel  homme  s'occupe  de  la  coulcm-  de  sa 
/fc  mrae  ?  i         ■  • 

(  abeaulé  passe...  mais  la  laideur  reste!  L'argent  est  la  moitié  du  bon- 
lieur.  Le  soir,  on  se  courbant,  il  trouvait  déjà  Virginie  Vervellé  char- 
inanîc.  — ^  Quand  les  trois  Verve'ic  critrèrëiit  le  jour  de  la  seconde 
séaneb,  le  peintre  les  accueillit  avec  un  aimable  sourire.  Le  scélérat  av;iit 
fait  sa  barbe,  il  avait  mis  du  linge  I)hii!C,  il  s'était  agréablement  disposé 
les  clieveux,  il  avait  choisi  un  pantalon  fort  avantageux  et  des  pantoiilles 
ronges  à  la  poulaine.  '  ,,..', 

la  famille  lui  répondit  par  uti  sourire  ^SsSflatteiir  qiie  ïé'sîciî'?, Vir- 
ginie devint  de  la  couleur  de  ses  cliércux,  baissa  les  yeux  et  détourna  la 
tête  en  regardant  les  études.  PiciTc  Grassou  trouva  ces  pclilcs  minaude- 
ries ra\issantcs.  \'irginic  avait  de  la  grarc,  elle  ne  tenait  hdareiisemcut  li^, 
du  pore,  ni  de  la  mère  ;  mais  de  qui  tonûit-cUc?  '  ';'|',' ';','';  ^''\J.!^   .  '"'  '-.'■ 

—  Ah  !  j'y  suis,  se  dit-il  toujours,  la  mèri;  aûfa-iéti'  im  i^g:'ai-<ltic'son  " 
commerce.     '■'"        ^■'■à^'-     \'    /_|\';''V.,''|'    '  ^',^./', '''''.'.' -V, '',."■,!''    '. 

Pemiant  la  séance,' ilj'' eut  des  cêcai-nTonrlits't'Tîre  le'  ticinirc  et  la  fa- 
riii'lc.  11  eut  l'audace  de  trouver  le  père  VcrveHc  spirituel,  f'ciic  llaîicric 
lit  entrer  la  famille  au  pas  de  charge  dans  le  étisr  de  l'iiiliste;  il  donna 
l'un  de  ses  croquis  à  Virginie  et  une  csqHrss'c'îl  Iti'hftW.'!'     '-"^  j,'.-.!!  ■■  '■ 

—  Pour  rien?  dirent-elles.  '  '!\'-'   '!;,':'"'^  *^.;,':;;'' 
Pierre  Grassou  ne  put  s'cmpèchcr  de  sôurirfc.  '''»°^'''^'  ''■}'  '-''','■  ' 

—  11  ne  faut  pas  donner  ainsi  vos  tableaux:  c'est  deiyj^iW/tjMl'dltJVfci'- 

A  la  troisième  séance,  le  père  VciTeile'f!Hfri''c?*efe  îiclte  géTeiTti-cfèlr?-' 
blcaux  qu'il  avait  ;i  sa  campagne  de  Vil!e-d'/<\'ray  :  des  lUiljcns,  des  Gé- 
rard-Dow,  des  Jîieris,  des  Tcrbiu-g,  dqs  Rc'.itiH'anàt,  un  Titien,  dos  Paul 
Potier,  etc.  '     -  'lO^J. ';'    -,'  '  '       -"^        :  '  ;. 

—  M.  Vervellé  a  fait  des  folies,  dirf|dt6êfe^inéilt"T.tmeYénëlle',  rl'i 
pour  rénl  mille  francs  de  tableaux.  '"'.',''■' 

-^  3'aime  les  arts  !  reprit  le  marchand  •èt'rjontè'dl(*s. 

Quand  le  portrait  de  Mme  Vervclle  fat  roiiimciicé,  relui  du  mari  était 
presque  achevé  ;  l'enthousiasme  de  la  famille  ne  cc!;na!5sait  alors  pins  de 
bornes.  Le  notaire  avait  fait  le  pliis  grand  éloge  du  peintre.  Pierre  Gras- 
.snu  était  à  ses  yeux  le  plus  honnête  garçon  do  la  terre,  un  des  afiistos  les 
plus  rangés.  Il  avait  amassé  trente  six  mille  franc?.  Ses  jout's  i^è  miscr-j 
étaient  passés,  il  allait  par  dix  mille  francs  chaque  année,  il  coï)?(sïîsait  les 
îatéréls.  Enlin  il  était  incapable  de  rendre  une  femme  n!alhériFel[is''o.  Cette 
dernière  phrase  était  d'un  poids  énorme  daiis  !;1  balance.  Les  ap.ls  de  Ver- 
vellé n'entendaient  plus  parler  que  du  célèbre  l'oligores.  '  '.',;,  '^^  '  "^ 

I.e  jour  où  Fougères  entama  le  portrait  de  Virginiê,'îl''^a5t''i'rt  pctiâ' 
déjii  le  gendre  de  la  famille  Vervclle.  Les  trois  Ver^elle  ï'i'uWâfeaient  datiS' 
cet  atelier,  qu'ils  s'habituaient  à  considérer  comme  une  de  loms  rééidonces  : 
il  y  avait  pour  eux  un  incxplicalMo  att.  ait  dans  ce  local  propre,  soigné,  gen- 
t'ù,  artiste.  Àl'yssKS  ahyasiim  ;  le  bourgeois  attire  le  bourgeois. 

Vers  la  lin  de  la  séance,  l'escalier  fut  agité,  la  porte  fut  brutalement 
ouverte,  et  entra  Joseph  Eridau  :  il  était  à  la  tompi'te,  il  avait  les  clieveux 
au  vent,  il  montra  sa  grande  ligure,  ravagée-,  jeta  les  éclairs  de  s6n  ré- ' 
gard,  tourna  tout  autour  de  l'atelier  et  revintà  Grassou  brusejucmetit,  eiv 
ramassant  sa  redingote  sur  la  région  gastrique,  et  tâchant,  mais  en  vain; 
do  la  boutonner,  le  bouton  s'était  évndô  de  sÀ'c&pStilc'aefdraiJi      •"■'-•'J 

—  Le  bois  est  cher,  dit-il  à  Grassott.  '"■'    "      '  "   '    '  "  '  -h  -ja'rrioii  -■ 

^[jj  ■:i.)  UC    '■■):'-.;ih|  ■)]li:,ii  m  ■)b  'ItiiiU 'lil!. 

—  Les  Ang'ais  sont  après  moL  Tie««?  fa  t)Hiis-ceS'(*liosès.ir\?  '''Tf.n  r( 

—  Tais-toi  donc. 

—  Ah!  oui! 

La  famille  Vervclle,  snperlativemont  choquée  par  celte  étrange  appari- 
tion, passa  de  son  ronge  ordinaire  ati  rouge  cerise  des  feux  violens. 

—  Ca  rapporte,  reprit  Joseph.  V  nt  il  aHbérVfnfomUouiW'^'»  '>'•'-'''['■' 

—  Te  faui  il  beaucoup?  "  '      ■.■.-'  *-l"0^  '..;ip.^ 


'osir 
l 
2,  ri 


_—  un  billet  de  cinq  cents...  J'ai  après  moi  un  de  ces_néggçians_de_ia 
-nature  des  dogues  qui ,  une  fois  qu'ils  ont  morduf,  ne' lâchent  pras~qu1ls 
u'aieul  le  morceau.  Quelle  race  !  ,    .,,  ;;,  .  (■      ■ 

—  Je  vais  l'écrire  un  nmt  pour  mon  notaire... 

—  Tu  as  donc  un  notaire  !... 

—  Oui. 

,  -7-  Ça  m'axplique  alors  pourquoi  tu  fais  encore  les  joues  avec  des  tons 

'  roses,  exccUcns  pour  des  enseignes  de  parfumeur...  ;  ^i.ui)  biuru 

Grassou  ne  put  s'empêcher  de  rougir.  Virginie  posait.     i.!;ii,j;>  /lod-'.r.r 

—  Aborde  donc  la  nature  comme  elle  est  !  Mademoiselle  est  rousse.  Éh 
bien  !  est-ce  un  péché  mortel?  Ton'  est  magniliquc  en  pointure!  mets  moi 
du  cinabre  sur  ta  palette,  réchauffe-moi  ces  joues -là,  Pi()ues-y  les  petites 
taches  brunes,  beurre-moi  cela,  \'cux-tu  avoir  plus  d'esprit  que  la  natiue  ! 

—  Tiens,  dit  Fougères,  prends  nia  place  pendant  quq  je  yais  écrire. 
Vervellé  roula  jusqu'à  la  table  et  s'approclw  de  l'oreille  de  Gvjjssou,  i,i 

—  Maisce /;(if«;iJ:/ci  va,  tout  gàtçr...  , ,,,   ,         .,    ^..^■.  ... 

—  S'il  voulait  faire  le  portrait  de  votre  Virginie,  il  vaudrait  mille  foisilfti 
mien  !  répondit  Fougères  indigné. 

En  entendant  ces  mots,  le  bourgeois  opéra  doucement  sa  retraite  vers  sa 
femme  stupéfaite  de  l'iinasion  de  cetU".  bête  féroce,  cl  assez  peu  rassurée 
de  le  voir  coopérant  au  portrait  de  sa  fille.  i  i ,  i-j  -^ 

—  Tiens,  suis  ces  infica'.ions,  dit  Bridau  ci  prenant  le  billet,  .'c  ne  te 
remercie  pas!  Je  puis  retourner  au  chàiçau,dc,,d'ArtJiez  à  qui  je  peins i 
une,  salle,  ù  inanger.  Viens  nous  voir  ! 

Il  s'en  alla  sans  saluer,  tant  il  en  avait  assez  d'avoir  regardé  Virginie. ,  i:  • 

—  Qui  est  cet  homme?  demanda  Mme  Vervclle.  i     , 

—  Un  grand  artiste,  répondit  Grassou. 
Un  moment  de  silence. 

—  Eies-vous  bien  sûr,  dit  Virginie,  qu'il, n'^ pss  porté  ^^al)Jpll}■,  à , mon 
portrait?  il  m'a  effrayée.  -..,,■,:■         .,  -;'--i.,'  .;;,.■;.. 

—  11  n'y  a  fait  que  du  bien,  répondit  Grassou.  i  ,.     i  ^  ;  - 

—  Si  c'est  un  grand  artiste,  j'aime  mieux  un^r^tud  ar.tis^e  (fui  voijs  r,cs- 

—  ,AJi!,,%in]an,  iiî9iipi^m:|ps);  jin  bfei).,I^W5,fir^pi|,PCWl'ifi?  Am  fÇï<>. 
tout  cntiève.  >-,..■..,,,  imo  iiu,  >fc.  !■•     ;.,  ,.i;^m!.    ,!:im 

Le  gç^ifî  avait  ébouriffé  les  VcryoUqj,  Qij,eti|i^  dâns,|Çette  .pba,sei  tP^Unn 
tomnc  si  agréablcnicnt  nomniéc  liUd  ife  !a,i$<i'nC-l\Iàrliu.  Ce  fut  avec  ia/ 
timidité  du  néophyte,  en  préscnro  d'un  homme  de  génie ,  que  Vervclle  rit-;,i 
qua  une  invitation  de  venir  à  sa  maison  de  campagne  dimanche  prochain  :,h 
il  savait  coml)icn  peu  d'attrait  une  [amiUe  Ijourgcoisc  olfrait  à  im  artiste,  i^ 

—  Vous  autres!  cUt  il,  il  yoiis,fant  des  émotions,  de  grands  spectacles,, 
ot  dos  gciis  d'esprit  ;  mais  il  y  aura  de  bons  vins ,  cl  je  compte  sur  ma  ga-  .,= 
loric  pour  vous  compeijscr  l'emiui  qu'un  altiste  comme  voufj  pourra  éprou- 
ver parmi  des  négociar.si'  ,  ,,, 

Celte  idolâtrie,  qui  caressait  exclusivement  son  amour-propre,  cliarmait, 
le  pauvre  Pierre  Grassou  qui  rcce\ ait  raremenl  des  comphmei^s.  L'hoa-.: 
nétc  artiste,  cette  infâme  médiocrité,  ce  cœur  d'or,  cette  loyale  vie,  ce 
stupide  dessinateur,  ce  brave  garçon, .(^i;,Cf)rê, 'le  l'ordre  royal  de  la  Lé- 
gion-d'flonncur,  se  mit  sous  les  armes 'pc];(r^f'!l''^''JP"'''  ''•^s  derniers  beaux 
jours  de  l'année  à  Vilie-d'Avray.  Eo  peintre'  vint  modestement  par  la  voi- 
ture publique,  et  ne  put  s'empêcher  d'admirer  le  beau  pavillon  du  mar- 
ciiand  de  bouteilles,  jeté  au  milieu  d'un  parc  de  cinq  arpens,  au  soiiimct 
de  Ville-d'Avray,  au  plus  beau  point  de  vue.  Epouser  \iigini-3,  c'était 
avoir  celle  belle  villa  quelque  jour  !  11  fut  reçu  par  les  Vervclle  avec  un 
enlhcnsiasnie,  une  joie,  une  ijonhomie,  une  hanche  bêtise  bourgeoise  qui 
le  coiifondirenl.  Ce  fut  nu  jour  de  triomphe.  On  le  promena  clans  les  al- 
lées couleur  nankin  qui  avaient  été  raiissécs  comme  pour  un  grand  horiune, 
les  arbres  avaient  eux-mêmes  un  air  peigné,  les  gazons  étaient  fauchés, 
et  l'air  pur  de  la  campagne  an;cnait  des  odeurs  de  cuisine  ntfimincnt  ré- 
jouissantes. Tous,  daits  la  maison,  disoieuî  :  Kcus  avons  un  grand  ariii^io. 
Le  petit  père  Vervclle  roulait  comme  uiic  po|nnie  dans  sou  parc,  la  iiiic 
serpentait  comme  une  aiguille ,  et  la  mère  suivait  d'jUJi  pas  noble  et  digi;e. 
Ils  ne  lâchèrent  pas  Grassou  pcndaiii  sept  Iiéines. 

Après  le  dîner,  dont  la  durée  égala  la  somptuosité-,  M.  et  Mme  Vervellé, 
arrivèrent  à  leijr  grand  coup  de  ihéûlre,  à  ronvcrture  de  la  galerie  illu- 
minée par  dos  lampes  à  effets  calculés.  Trois  voisins,  anciens  commerçans, 
un  oncle  à  succession  ,  mandé  pour  l'ovationdu  grand  artiste,  une  vieille 
demoiselle  Vervclle  et  les  convi\es  le  suivirçut  dans  la  galerie,  assez  cu- 
rieux d'avcii"  sofi  opinion  sur  la  fair.eusc  galerie  du  petit  [lère  \  crvellc  qui 
les  assommait  de  la  valeur  fabuleuse  de  ses  tableaux.  Le  marchand  de 
l)outeillcs  semblait  avoir  voulu  lutter  avec  le  roi  Louis-Philippe  et  sa  gale- 
rie de  Versailles,  Los  tableaux.magniliquemcnt  encadrés,  avaient  des  éti- 
quettes où  se  lisaient  en  letlres,  r.oircs  sur  fond  d'or  : 

■RWIîEiïSl'''-- 

Danses  de  fauiips  el  (^t;  Wmp^bcs. 

UEMGRAXDTiPil'-^^/SO 

lutérieur  d'une  s:ille  de  disscclioni-Iie' dbfcleui-  Trdiïip  faisant -sà'flé^on  à  ses 
-i,    ,OUves.  ..      '-  '■'■  ■'■-'  "'T'    ■'  •'■■■''  ■'■ 

Il  y  avait  deux  cent  cinquante  tableaux,  tous  vernis,  éçpussetés:  quel- 
ques-ims  étaient  couverts  de  rideaux  verts  qui  ne  se  tii-aicnt  pas  en  pré- 
sence des  jeunes  personnes,  j/arli.stc  lesla  les  bras  cassés,  la  bouche 
bé;ûuc,  aucune  parole  mu-  les  lèvres,  en  leconnaissanl  la  moitié  de  ses 


,i>','j'.)q.  ,^->  ■>!>  <■>:.  U'H' 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


i'i-j)   ;l 


21 


tabiraux  dans  relie  galerie  :  lli'tait  Rubcns,  Paul  Potier,  lliéHs.RjIetzu, 
Gérard  Dow  !  Il  était  à  lui  senl  viiig^t  grands  maîtrëè.  '  "'-'■'  '  '""  '■'■  ' 

—  Qu'avez-vous?  vous  pâlissez!  '"''J"  "-''  ^^°^  ^'"^  'n  'L 

—  Bla  fille,  un  verre  d'eau!  s'écria  la  mère  Vervcllc.  '"  -j 
•-itje  pci]iîrc  prit  le  père  Vervclle  par  le  bouton  dC  son  tiabjt',  èt'l'em- 
mena  dans  un  coin  sous  le  prétexte  de  voir  un  MulilMJ  *.  tes'tàblèaax  çs- 
paguols  élaicnt  à  la  mode.       •      "'■'"                   •' '      ""i    i.  ■l'-'^i..' 

—  Vous  avez  aclielé  vos  tableaux  chez  Elias  Magus,?   '"•  -'"^  ■' 
'.-Oui,  tous  originaux!  '  '         ,.-',.,(,  ni.  n-ia-j  lin/ 

-^  Entre  "nous,  combien  vous  at-il  vendticeat  que!  je'v^î's  vtitfe'dlSiî- 

Tous  dent  firent  le  tour  dé  la  gàlerîe.  Les  convives  furent  émerveillés 
du  sérieux  avec  k'([uel  l'artiste  procédait  on  compagnie  de  son  hôte. 

—  Quarante  mille  francs  !  dit  à  voix  basse  Vervclle  en  arrivant  au  der- 
nibi^.'"'  •'■  ■■'    •  '  '■  "■'''■'  '  '    "■■  <  ■;■!  -''■'■ 

—  Quarante  mille  fi-ancs  un  Titien!  reprit  ù  hàlttë  Vbix  l'aitisté;  mais 
ce  serait  pour  rien. 

-'^^  Ouand  je  vous  le  disais,  j'ai  pour  cent  mille  écus  de  tableaiix!  s'écria 
Vervclle.  i  !  o- •^  i 

-'^—  ,i"ai  fait  tous  ces  tableaux-là,  lui  dit  h  l'oreille  Pierre  Grassbii',  je  ne 
les  ai  pas  vendus  tous  ensemble  plus  de  si>c  mille  francs... 

—  Trouvez-le  moi,  dit  le  marchand  de  bouteilles,  et  je  vous  donne  wà 
fille,  car  alors  vous  êtes  Paibens,  Rembrandt,  ïerburg,  Titien! 

—  Et  Magnus  est  un  fameiLX  marchand  de  tableaux!  dit  le  peintre  qui 
s'expliqua  l'air  vieux  de  ses  tableaux  et  l'utilité  des  sujets  que  lui  deman- 
dait le  brocanteur. 

I-Oiii  de  péi'dre  dans  l'estime  de  son  admirateur,  M.  de  Fougères,  car 
la  famille  persistait  à  nommer  ainsi  rierre  Grassou,  grandit  si  bien  qu'il 
lit  gratis  les  portraits  de  toute  la  famille,  et  les  olirit  naturellement  à  son 
beau-père ,  a  sa  belle  mèré' et  à  sa  femme. 

Aujourd'hui,  IMcrre  Grassou,  qui  ne  manque  pas  une  seule  exposition, 
passe  pour  un  des  bons  peintres  de  portraiis.  llgagnc  une  douzaine  de 
mille  francs  par  an ,  et  gâte  pour  cinq  cciUs  francs  de  toile.  Sa  femme  a  six 
mille  fianes  (le  rente  ;  il  vit  iavbc' son  beau-père  et  sa  belle-mère.  Les 
Vervclle  et'lés  Grassou  ont  Voiture  et  sont  les  plus  heureuses  gens  du 
monde.  Pierre  Grassou  ne  sort  pas  d'Un  cercle  bourgeois  où  il  est  consi- 
déré comme  lin  des  plus  grands  artistes  dé  l'Europe  :  il  ne  se  dessine  pas 
un  portrait  de  famille ,  entre  la  barrière  du  Trône  et  la  rue  du  Temple , 
qui  ne  se  fasse  chez  lui  et  ne  se  paie  au  moins  cinq  cents  francs.  Comme 
il  s'est  très  bien  montré  dans  les  émeutes  du  12  mai,  il  a  été  nommé 
officier  de  la  Légion-d'Honncur;  il  est  chef  de  bataillon  dans  la  garde  na- 
tionale. Le  Musée  de  Versailles  n'a  pu  se  dispenser  de  lui  commander 
une  bataille.  Mme  de  Fougères  l'adore ,  il  a  deux  cnfans ,  il  est  bon  père 
et  bon  époux.  Il  ne  peut  cependant  ôter  de  son  cœiu-  une  fatale  pensée  : 
les  artistes  se  moquent  de  lui,  son  nom  est  un  terme  de  mépris  dans  les 
ateliers,  les  feuilletons  ne  s'occupent  pas  de  lui.  Mais  il  travaille  toujours, 
et  il  se  porte  à  l'Académie  OÙ  iréntrera.  Puis,  vengeance  qui  lui  dilate  le 
cœur!  il  achète  des  tableaux  aux  peintres  célèbres  quand  ils  sont  gênés, 
et  il  remplace  les  croûtes  de  la  galerie  de  ViJle-d'Avray  par  de  vrais  chefs- 
d'œuvre  ,  qui  ne  sont  pas  de  lui. 

DE  BALZAC. 


§©UTE^'IKS  ©E  SiA  itKT®lil.TTî®:¥. 


Plclcegrii. 

J'ai  promis  de  parler  de  Pichcgru.  C'est  un  devoir  que  j'accomplis  en- 
vers sa  mémoire,  une  des  obligations  les  plus  chères  et  les  plus  sacrées 
de  mnn  cœui-. 

Malhcureiisrnient  pour  moi,  je  n'ai  pas  les  loisirs  d'un  livre,  et  c'est 
un  livre  au  miiins  qu'il  faut  à  la  mémoire  de  Pichcgru.  DViutros  le  feront; 
mais  je  n'aurai  rien  épargné  pour  leur  fournir  quelques  maiériaux.  Ce 
n'est  ni  un  plaidoyer,  ni  une  sùasoire,  ni  une  apologie,  c'c^tun  sommaire. 

Commençons  par  tracer  rapidement  la  vie  de  Pichcgru  ;  elle  sera  peut- 
Cire  jugée  tout  à  l'heure. 

Pichcgru  est  né  en  17G1,  aux  Plancl'cs,  et  non  à  Arbois,  qui  ne  récla- 
me plus  cette  gloire.  L;iissoiis-la  au  modcpte  villag'i  OÙ'il  a  conservé  quel- 
ques vieux  amis;  t'est  dans  leur  cœur  qu'il  aiiucrnità  vivre  ,  et  non  dans 
les  monunieiis  mahubolts  qui  l'ont  fait  sicihéllement  méconnaître. 

La  famille  de  Pichcgru  était  piuvre,  mais  honoiée;  rustique,  mais  li- 
bre. Elle  ne  cultivait  pas  ses  propr(,'s  terres  ,  parce  que  l'ambllion  des 
propiii'tés  était  chose  incoimue  dans  tout  homme  qui  a  porté  son  nom. 
Le  blason  do  ces  nobles  paysans,  c'éiail  lunnwicmoit  travuitUr,  vivra 
de  peu;  «depuis  quatre  cems  ans  lui  les  appcl.iit  PichcL;ru,  parce  qu'ils 
liraient  le  gru  ou  la  graine  au  bout  du  pic  ou  <lu  huyau.  Caie  noblo.^tc  en 
vaut  une  autre. 

Pichcgru  vint  àu  monde  estimé  dans  les  siens.  C'était  alors  un  héri- 
tage. 

La  propriété  protégeait  naturelleuienl  l'enfani  du  prolétaire  qu'elle  re- 
dou'e  aujourd'hui. 

Charles  Pichcgru  reçut  une  éducation  soigmîe  chez  les  miuluics  d'Arbois, 
qui  dirigeaient  le  collège  de  cett«  ville. 


Ces  minimes  le  devinèrent.  Ils  envoyèrent  à  leurs  frais  au  collège  da 
Brienne  l'écolier  qui  promettait  an  grand  homme,  et  il  y  fut,  peu  de 
temps  après,  le  répétiteur  de  Napoléon. 

Ce  point  de  contact  est  le  premier  qui  se  soit  établi  entre  les  deux  plus 
fumeux  capitaines  d'uu  siècle  qui  ne  l'a  cédé  à  aucun  eu  illusiraiions  mili- 
taires. Le  dernier,  rous  le  verrons. 

Napoléon  sortit  du  Brienne  cuinme  lieutenant  par  un  acte  spontané  de 
la  justice  de  Louis  XVI  ;  Pichcgru  en  sortit  comme  sergent  au  premier  ré- 
giment d'aiiillerie,  parle  seul  tait  de  son  application  et  de  son  travail. 

Il  fit  avec  éclat  la  dernière  guerre  d'Amérique,  et  passa  au  grade  d'ad- 
judant. 

Il  touchait  à  vingt  huit  ans  aui  honneurs  de  l'épaulelte,  quand  la  révo- 
lution arriva. 

Pichcgru  en  avait  embrassé  tous  les  principes  généreux.  Elle  ouvrait 
une  si  belle  voie  aux  grandes  pensées!  elle  déployait  devant  elle  tant 
d'espérance  et  d'avenir! 

Il  présidait  la  société  populaire  do  Besançon  au  passage  d'un  bataillon 
des  volontaires  du  Gard,  et  il  échangea  sans  peine  sa  sonnette  contre  ii!:c 
épée.  Ce  bat.uUon  l'avait  choisi  pour  son  commandant. 

Deux  années  tpiès,  Chaiks  Pichegra  était  général  en  chef  da  l'armée 
du  Rhin. 

Celte  armée  n'était  plus  qu'une  cohue  en  déroute.  Les  lignes  étaient 
prises,  Strasbourg  était  menacé. 

Avec  ces  troupes,  réduites  à  un  petit  nombre  et  vaincues  par  l'habi- 
tude des  défjites,  Pichcgru  parvint  à  semer  la  défiance  parmi  les  coîdi^és. 
Il  invente  et  il  organise  une  guerre  d'escarmouche  et  de  tira  Heurs,  la 
seule  possible  à  ses  arme;,  et  il  reprend  nos  frontières  naturelles.  11  05t 
proclamé  le  sauv<^uç  de  la  pairie,  et  chargé  de  la  sauver  encore  une  fois 
à  l'armée  du  NorJ. 

Pichcgru  va  rcjuindre  les  débris  de  celle-ci  à  quarante  lieues  de  Pari<; 
il  les  rassemble,  les  furtili o  de  sa  présence  et  de  la  coiifiance  attachée  à 
ses  exploits,  les  mène  vaiu:jueuisà  Cassel ,  à  Courtray,  h  .Meniu  ,  à  Hous- 
sflaer,  à  Hooglo  !e,  pren  !  Bruges,  Gand,  Anvers,  Bois  le-Duc,  Vanloo, 
Nimègue,  passe  la  Wahal  sur  la  glace ,  entre  dans  Thieli ,  rompt  les  Hol- 
landais, farce  ics  Anglais  à  se  rembarquer,  s'empare  d'Amsterdam  ,  ce , 
dix  jours  après,  de  toutes  les  Provinces- Unies.  Ses  enuemis  avouent  qu'il 
ni;  s'arrêta  qu'à  l'cndi  oit  où  il  ne  trouva  plus  d'armées  à  combattre. 

Le  sergent  d'artillerie  fut  taat  à  coup  investi  alors  de  la  plus  haute  p;:i5- 
sance  militaire  qu'une  déaiocraiic  eût  jamais  mise  à  la  merci  d'une  épéo.  Il 
joignit  la  direction  des  armées  du  Kord  et  de  Sambre-et-.\Ieuse  au  com- 
mandement de  l'armée  du  Rhin-et-'.îosoiic.  Jourdan  et  Uureau  fureut 
placés  sous  ses  ordrfs,  et  Moi  eau  l'en  a  l'dit  souvenir.  Son  système  était 
de  ne  pas  elfiayer  l'Europe  des  succès  dune  propagande  qui  u«!  cher- 
chait qu'à  se  ranimer. 

C'était  le  temps  de  se  repoic'r  des  conquêtes,  et  de  rassurer  la  monoe 
sur  1rs  projets  de  la  répuhLque.  Il  ne  perdit  pas  une  goutte  de  sang 
inutile,  pas  un  pouce  de  terrain ,  et  on  l'accusa  de  nonchalance.  On  alla 
plus  loin  peutèire.  Le  couperet  qui  avait  tué  Luckiier,  Custiues,  Hoa- 
chai  d  et  Biron  s'était  usé  sur  trop  de  têtes  héroïques  :  la  calomnie  venait 
d'être  inventée  contre  les  gloiros  im,)nriuui'S  :  on  calomnia. 

Dans  cet  intervalle,  Pichcgru  avait  refusé  les  présens  de  la  Ilullaudeet 
les  hautes  récompenses  de  la  France  recouuaissante.  Pichegru  avait  be- 
soin de  si  peu  de  chose  !  Deux  fois  sauveur  de  son  pays ,  à  l'est  el  au 
noril,  et  tenu  pour  tel  par  les  décrets,  il  sauve  Paris,  en  passant,  des 
baridits  de  germinal,  il  sauve  la  convention  qu'il  pouvait  renverser  d'un 
souille,  laisse  rugir  les  furies  de  lingratiiude,  et  se  retire  dans uu pauvre 
village,  où  il  pend  l'épée  de  Scipiou  à  la  charrue  de  C  ucinnaïus. 

Ici  commence  son  iuUucnce  u'homme  d'état.  Le  vœu  de  pU.'ieurs  dé 
partemens  le  porte  à  la  Icgislaiture  ;  le  vœu  uiiani.ue  des  kgiïitteui-s  le 
porte  à  la  présidence.  Le  voi  à  maître  de  la  France  encore  une  fois,  par 
l'ascendant  de  sa  popuhiritê,  comme  il  l'avait  été  lar  celui  de  ses  victoi- 
res. Que  lait  PicLegru  ?  Il  h.iUsse  le»  épaules  aux  propositions  de^  partis , 
il  sourit  de  pitié  à  leurs  doltaticos.  Il  méprise  le  direcio're  sans  douij 
(cl  qui  ne  le  m.'prisait  point?);  mais  il  l'attaque  tout  au  plus  do  quelques 
paroles  dédaigneuses.  Pichegru  était  tiop  grand  pour  se  prendre  à  uclels 
ennemis  ;  s'il  avait  daigné  se  lever,  se  montrer  à  hauteur  d'homoie,  le 
directoire  tombait. 

Fatigué,  comme  la  France,  de  l'instabilité  d'uu  gouveiatiu  ni  sjes 
force  morale,  il  a  pu,  il  a  dû  alors,  en  loyal  député,  jeter  les  yeux  sur  un 
autre  ordre  de  choses.  Ce  qu'on  ne  pourrait  lui  reprocher,  rien  ne 
prouve  qu'il  l'a  fait. 

L'hisloire  dira  que  Pichegru,  insouciant  par  philosophie,  dédaigneux 
des  hommes  par  expéiier.ce,  n'avait  pas  la  force  de  r^suluiiGii  uccess-iire 
iwur  user  de  ta  haute  position  au  profit  d'un  peuple  qui  n'a'.'cndail  que 
son  ap^iel  ;  ci  cepenJant  conspirer  ainsi  était  un  acte  d;!  vertu. 

A  le  supposer  aussi  énergique  dans  les  ap;  licaiions  de  >a  pensée  poli- 
lirjue  qu'il  1  était  peu  réellement,  à  lui  accorder  cette  puissance  t.c  volonté 
que  je  lui  i  cluse  coiumc  la  uature,  il  aurait  cosispiré  de  san  droit  de  m- 
préiiiaiie  populaire,  co'nine  Vergidaud  contre  la  Montagne,  comme  Ro- 
bi'spière  contre  ce  qu'il  appelait  le  parti  dts  iu;ri,;a!is.  roniino  la  con- 
vention contic  Ro!ies|i!orre.  comme  Napoléon  conspii a  depuis  couire  la 
coi:s  iiuiion  de  lan  111.  le  dirertoire  et  les  conseils. 

Oc  qui  est  gloire  en  eux,  suivant  l'opinion,  n'aurait  pas  été  irahiîon  en 
rifl:cgru. 


as 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Il  iiiiporleraitdonc  peu  à  la  pureté  de  sa  réputation  que  cela  fût  vrai , 

cela  est  faux. 

Piilicgru  était  avant  tout  un  sage  cousomtùé,  stoïcien  dans  ses  mœurs, 
sceptique  dans  tout  ce  qui  touchait  à  la  qucilion  sociiK; ,  trop  imlilTéreiit 
aux  résultais  pour  accepter  un  rôle  actif  dans  les  causes.  Il  n'y  a  rien  là 
qui  se  concilie  avec  le  tai  artère  d'un  conspirateur. 

Toutefois  si  Pichi  gru  n'était  pas  un  moyeu  ,  Pichegiu  pouvait  être  un 
prétexte.  11  y  avait  eu  lui  sinon  uu  chef,  du  moins  un  drapeau;  on  mesura 
sou  ombre  et  l'on  eut  peur. 

Quand  les  tyrans  ont  peur,  il  font  des  coups  d'état,  et  les  coups  d'état 
ne  prennent  au  dépourvu  que  les  honnêtes  gens  qui  ne  conspirent  pas. 
Pichegru  fut  arrêté  à  son  poste. 

Le  lendemain  du  18  fructidor,  les  coups  de  pied  honteux  ne  manquè- 
rent pas  au  lion  garotté.  il  lut  royaliste  alors,  parce  que  c'était  le  repro- 
che banal,  royaliste  comme  l'avait  été  Veigniaud  au  31  mai ,  Danton  le 
Il  gernii.'ial ,  Robespierre  'e  9  thermidor  ;  comaie  l'aurait  été  Napoléon 
c  IS  brumaire,  si  Napoléon  n'avait  pas  réus.'i. 

N'a  t-on  pas  dit ,   n'a-t-on  pas  imprimé  à  Paris  ,  que  Robespierre  pen- 
sait à  épouser  Madame  dç  France,  que  le  mamelouck  Roustan  étiiit 
Louis  XVII  di  guisé  ! 
,„,La  vertu  est  plus  difficile  à  détrôner  que  la  glo're.  On  sentit  qu'il  fal- 

t entasser,  accumuler  les  preuves;  et(|uellespreu\esl  Onvirra,  quand 

les  discuterai ,  sur  quoi  peuvent  se  fonder  dans  une  république  la  dé- 

adation  morale  et  la  proscription  d'un  grand  homme. 

Les  complices  de  ricîiegiu,  dans  cette  prétendue  conspiration  en  fa- 
veurdes  Bourbon?,  c'étaient  Bourdon  de  l'Oise,  qui  avait  été  régicide  ;  An- 
dré Dumont,  qui  avait  été  régicide  ;  Cochon ,  qui  avait  été  régicide;  Tbi- 
baudeau,  qui  asait  été  régicide,  et  qui  fut  rayé  par  faveur;  (iarnot,  qui 
avait  été  réfiicidc,  tt  que  la  France  nouvelle  aime  à  citer  comriu  son 
Calon,  comme  son  patriote  sans  tache. 

Ces  messieurs  sont  aujourd'hui  de  fort  honnêtes  gens ,  et  Pichegru  est 
un  conspirateur  ! 

Pich  gru  avait  en  effet  conspiré  au  conseil,  précisément  comme  il  avait 
trahi  l'armée  eu  bittaiit  l'ennemi. 

Il  fut  traîné  au  Temple  sur  une  charrette,  emporté  en  Amérique  à  fond 
de  ca'e  d'un  vaisseau,  jeté  dans  un  cabanon  aux  all'reux  déseiis  Je  Sin- 
namari. 

De  lii  il  parvint  à  s'évader  avec  quelques-uns  de  ses  amis  sur  une  frêle 
piroc'ue  ,  et  à  gagner,  au  travers  de  mille  périls,  les  bords  hospitaliers  de 
Surinam. 

11  se  TéïwXm  en  Angleterre,  j'y  consens  ;  il  faut  pourtant  bien  se  réfu- 
gier quelque  part.  11  y  a  vu  les  Bourbons,  cela  est  vrai  ;  on  voit  ses  com- 
patriotes en  pays  d'exil;  n'avait  il  pas  vu  Billaud-Varennes  il  la  Guiane, 
Billaud-Vareniiés.ce  tigre  des  Jacobins,  qui  ne  s'était  apprivoisé  aux  idées 
humaines  qu  ;  parmi  les  bêtes  sauvages.  Le  général  ou  le  maréchal  Mai- 
son, je  ne  suis  pas  sûr  des  litres,  a  vu  1  infortuné  duc  de  Reischtadt  à 
Vierme,  et  il  ne  conspirait  pas  le  rétablissement  de  l'empire.  Scipion  a 
conversé  avec  Annibal,  et  il  ne  lui  a  pas  vendu  Rome. 

Mais  Pichegru  a-t  il  du  moins  pris  du  service  chez  l'étranger,  comme 

Thémistocie  ou  Coriolan  ?  Non,  il  en  a  refusé  partout. 

iijj  Mais  a-t-il  jeté  le  poids  de  son  nom  sur  un  des  plateaux  de  la  balance 

!  politique  ?  A-til  fdit  lever  le  nôtre  '?.  Non  :  il  entra  une  fois  par  curiosité 

au  parlement  d'Angleterre  :  le  parlement  se  leva  par  respect  ;  Pichegru 

salua  et  sertit. 

Mais  a-til  essayé  de  se  faire  de  I»  popularité  dans  lanation,  et  de  l'ap- 
pui auprès  des  grands?  Non  :  il  s'est  livié  à  sou  penchant  naturel  pour  la 
solitude;  d  s'est  relire  au  village. 

Mais  at-il  reçu  de  l'Angleterre  une  pension  et  des  secours?  Hélas  ! 
oui  ;  et  il  faut  convenir  que  tous  ceux  de  nos  généraux  de  ce  temps-là  qui 
ont  pris  part  aux  affùres  s'étaient  mis  depuis  long  temps  à  l'abri  d'une  pa- 
reille humiliation.  Us  avaient  sar  les  banques  de  l'Europe  assez  de  fonds 
en  plein  rapport  pour  se  passer  d  la  compassion  des  peuples.  Pichegru, 
arrivé  en  Angleterre  avec  400  francs  d'emprunt,  a  obtenu  sans  le  deuiaii- 
der  c»  tribut  d'une  respectueuse  pitié  que  les  nations  civilisées  paient  au 
malheur  d'un  illustre  ennemi  (!•  ni  la  fortune  a  iraiii  le  courage,  l'aumùne 
de  l'admit  ation  ii  la  gloire,  l'obole  du  soldat  à  Bélisaire.  Pichegru  n'a- 
vait pas  été  mis  par  sa  proscription  bois  du  ban  de  l'humanité. 

Enlin  il  est  revenu  h  Paris,  et  cette  fois  il  y  aviit  conspiration.  Il  fe- 
rait dinicilc  de  nier  celle  là  :  les  neui  dixièmes  de  la  France  en  étaient. 
Mais  n'est-il  pas  surprenant  qu'après  ti  ente  ans  écoulés  cette  entreprise 
fatale  n'ait  jamais  été  réduite  à  sa  yétjlable  eprcs^lpn  ?  Sa  véritablf;  ex- 
pression, la  voici  :  .  .,,|  ^ .[  , ,  ..(i,,,  ;,.    „,.,, ,  ,,.,„ ,,  7'"'.. 
L  ambition  de  Napoléon  marchait  à  découvert  fleptris  ftfcte'■fcxth^^^fms- 
titulionnel  qui  lui  conférait  lo  eoTisidtat  h  vIp.  n'était  triifinx  que  ('.esar, 
pour  qui  cette  dignité  n'avait  été  prorogé  qu'à  deux  ans.  On  savait  a  n  en 
pasdouler  que  la  monarchie  des  Gaules  lui  était  dAicrnée  d'avance  dans 
son  ('.apitoie,  et  qu'il  ne  restait  pas  un  Rrntiis  pour  l'empêcher  de  ceindre 
trois  mois  après  le  bandeau  impérial.  Le  peuple,  effrontément  trompe, 
cherchait  un  vengeur  h  ses  dwils  usurjiés  par  la  fraude,  et  no  le  Ironvait 

Morrtiu  représentait  à  la  vérité  les  idées  les  plus  populaires  et  te  pins 
énersiqucs,  et  je  suis  convaincu  que  la  multitude  n'aurait  pas  hésite  a 
suivre  son  cheval  dans  les  rues  de  Paris,  si  i\Ioreuu.  qui  était  sur  sou  che- 
val fort  grand  bomnie  de  guerre,  n'avait  pas  été  à  côté  de  son  cheval  quel- 


que chose  de  moins  qu'un  homme,  une  bonne  femme  étourdie  et  hâbleuse. 
11  n'osa  pas  le  monter. 

11  serait  trop  rigoureux  de  dire  pourtant  qu'il  n'eût  pas  quelques  pré- 
textes, dans  l'occasion  doat  il  s'agit ,  pour  couvrir  celle  alternative  de 
velléités  et  de  réticences  qui  formait  son  caractère  poliii'ine. 

La  France  était  alors  divisée  ,  autour  du  nouveau  trône  et  de  ses  ap- 
puis, en  deux  camps  parfiitement  distincts  qui  demaiiilaieiit  chacun  un 
syiiibolo.  Un  engouement  jnstilié  par  sa  belle  vie  militiirc  avait  fait  de 
Moreaulp  symbole  de  la  république;  les  fniciidoricns  s'étaient  chirgés 
à  leurs  risques  et  périls  de  faire  Ai\  Pichegru  le  symbole  de  la  iiioiiaicliie  ; 
et  tout  en  le  défendant  d'une  cnllusi-in  dont  sa  sincérité  le  rendait  inca- 
pable, je  crois  que  c'était  là  son  perichmt.  car  il  était  impossible  de  pré- 
voir dans  aucune  autre  combinaison  sociale  le  retour  de  l'ordre  et  de  l'a 
liberté.  '!, 

Moreau,  qui  ne  voyait  probablement  dans  une  concession  appaVfeiltfe 
qu'un  moyen  de  temporiser,  et  qui,  comme  Fabius  dont  nous  lui  avions 
donné  le  nom,  aimait  à  temporiser,  parce  f\\\c.  b\s  formes  dilatoires  de  la 
prudence  étaient  agréables  à  sa  paresse,  réclama  le  concours  de  Pirhe- 

Avaitil  pensé  qu'il  ne  fallait  j-icf)  moins  que  deux  graii  îs  hommes  ei  la 
patrie  pour  prévaloir  contre  le  t.rand  homme  et  sa  fortune?  C'était  perfi' 

Lajolais  fut  chargé  de  la  périlleuse  mission  qui  devait  les  rapi  rociiér, 
et  mille  bruits  en  courait  à  sa  honte.  On  a  supposé,  foi  t  gratuitement 
à  m  in  avis,  que  cet  olTicier  eutreieaait  à  part  lui  d'autres  connivences 
av(  c  la  police,  et  mon  cœur  a  loujouis  répugné  à  ces  accusations  qu'il 
faut  rappeler  seulement  pour  les  effacer  de  l'histoire.  Quoi  qu'il  en  soit, 
ri  liegru  triompha  de  son  antipathie  contre  Moreira,  'et'' Se  Tendit  à  son 
appel.  "'■     ■■'•■■"■■■'    •' 

Oa  quoi  s'agissait-i!  ?  De  montrer  aux  Français  deux  grands  capitaines 
qni  avaient  été  I  .iirs  idoles,  de  leur  rendi-oja  liber;é,  etdé  les  convoquer, 
suivant  les  foriucs  populaires  de  l*éçbqii'e;ll  s'e  choisir  ehûiiun  gouverne- 
ment. M    .i-  '       ■■>■     •■:     '•'•l'^Ol'"    ■■  :'  ■'■!! 

C'était  une  conspiration  sans  doute,  et  ce  n'est  pas  celle-là  dont  j'ai 
contesté  l'existence  :  la  cor:spiration  de  'Pé'opidas  con'.re  Lcoiiiidès,  de 
Thrasybule  conire  Criiias.  Je  ci^ois'aujôuid'hui  que  sou  silécês  aurait  été 
une  calamité,  car  la  m  ssion  de  Napoléon  est  devenue  pour  moi  évidem- 
ment provideniielle;  mais  cette  entreprisé  d'ert  était  pas  hi'oiuS  fjite'pour 
le  peuple,  et  fondée  sur  la  vérlfl.  '  '   ■      '  ■  ; 

Pichegru  renira  eii  France  avec  des  royalistes  et  des  Vendéens  ;  qii'au- 
rait-on  dit  s'il  était  rentré  avec  des  Anglais  ?  ■'-' 

Pour  être  royaliste,  on  n'a  pas  perdu  peut  être  le  titre  de  Français  !  La 
■Vendée  est  en  France  encore,  quoiqu'on  puisse  en  douter  aux  lois  <  xcep- 
tiunnelles  qui  la  régissent.  Jamais  le  crayon  insolent  d'un  cosmographe 
éhoiité  n'a  osé  la  i  ctranchcr  de  la  carte  de  nos  provinces. 

Le  proscrit  de  fructidor  ramenait  sur  la  terre  commune  les  proscrits  de 
toutes  les  époques  :  des  députés,  des  soldats,  des  ouvriers,  des  paysans. 
Rassurez-vous  !  ils  n'étaient  que  cénï\  et  ces  cent  hommes,  faut-il  dire  que 
ce  n'était  pas  une  armée  ?  C'était  un  cortège  pour  le  triomphe,  ou  des 
compagnons  pour  l'échafau .'. 

Qu'aurait  pu  rarnener  Pichegru  d'ailleurs,  si  ce  n'était  ces  hommes 
qui  avaient  droit  à  coops'rer  pour  lear  pari  à  la  réhabilitation  du  pacte 
universel  ?  Le  parti  de  Moreau  était  autour  de.Moieau,  et  s'y  tenait  sus- 
pendu sur  l'abîme  creusé  par  ses  irrésoliiiions  hoaiicides  ;  les  républicains 
énergiques  étaient  à  Sainie- Pélagie,  à  la  Torce,  à  Bicêtre;  ou  les  entassait 
aux  îles  de  Rhé  et  d'Oléron  ;  ils  achevaient  de  mourir  à  Cayenne  et  à 
Mahé. 

Pichegru  a  péremp'.oirement  répondu  pour  moi  aux  inductions  qu'on 
pourrait  tirer  de  ce  rapprochement  fonuit  par  une  phrase  que  l'instruc- 
tion a  naïvement  conservée,  parce  qu'elle  ne  s'est  pas  avisée  de  tout.  «  Je 
suis  ici  avec  vous,  dit-il  au  brave  Cad')U'<îâ(15'ttiiïis  Je  n'y  suis  pas  pour 

vous.      »  :    '  l.ll 

Il  ne  fallait  pis  livrer  ce  mot  ixiraoriel  aux  presses  impériales,  car  tou- 
tes les  prétendues  trahisons  de  Pichegru  y  sont  jugi^es. 

Je  laisse  de  côté  ici  1  imputation  de  brigandage  et  de  tentative  d'assas- 
sinat, si  loyalem  ut  proclamée  par  la  police  dans  ses  incroyables  pla- 
cards. Elle'  prouve  seulement  que  le  roi  de  Boiitan  n'avait  pas  épuisé  les 
fécondes  ressources  de  l'art  de  se  jouer  du  peuple.  Pichegru  et  Moreau 
Lriyuiids,  c'i'tail  une  impertinence  ,a^sez  plaisante.  Moreau  convoquant 
Pichegru  â'PaHs  pour  voir  assassiner  Napoléon  des  mains  d'un  homme  de 
peine,  c'e^la  balonidisc  la  plus  grossière  qu'on  ait  jetée  à  la  canaille. 

Pichegru  était  iniei  venu  dans  la  Conjurjiiou  de  Moreau  sans  autre  vue 
que  colle  du  bien  public,  éï'il  ne  fiouvait  pas  en  avoir  d'autres  ;  il  vit  l'é- 
ternK}caiic(«(c"*',  el  il  le  retrouva  _^j|oiigé  dans  ses  incertitudes  ordinai- 
res. Lo  sens 'exquis  et  profoi'.d  iliiî'distinguait  ce  héros  (c'est  de  Piehe- 
gril  que  je  yarle  maintenante  péin'lra  facilement  un  mystère  que  Moreau 
méconaissaîl  peut-être  lui-nième!  Celui-ci  voulail  le  pouvoir,  et  atten- 
dait qu'on  le  lui  apportât  tout  fait,  parce  qu'il  ne  savait  ni  le  créer  ni  lo 
prendre. 

«  Cet  homiiie aussi  est  ambitieux!  »  dit  Pichegru  avec  dédain  en  ren- 
trant dans'son  asile;  et  il  s'enveloppa  dès  ce  moment. de  son  raanl«au.de 
mort.     ■"  "n.y-.i^a;,:   1  ..     o  ■■  _ 

Celte  aùli'e'paTdle,  qui  excliH  dans  Pichegru  jusqu  à  1  idce  d  une  am- 
bition personnelle,  n'est  pas  plus  apocryiihe  que  la  première.  C'est  en- 
core l'instrnction  qui  nie  la  donne. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


5S 


Picliegru,  tout  entier  à  sa  confiance  dans  l'homniR  qui  l'avait  mandé, 
tout  rt^solu  aux  pians  de  Moreau,  et  la  modestie  n'est  jamais  allée  plus 
loin,  ne  s'était  pas  même  ménagé  un  refuge  sous  le  toit  de  quelque  ami 
derœur  ou  d'opinion.  Si  Pirhrgru  avait  totispiré  avec  un  parti,  si  Piche- 
pru  avait  laissé,  le  18  fruc(idor,  des  alDdés  ou  des  complices,  il  aurait 
trouvé  une  porte  oii  frapper  à  Paris.  Ceci  a  toute  résidence  de  la  chose 
démontrée.  .  .,-, 

Que  fait  Pichcgru  ?  que  fait  le  chef  de  cette  conspij-alîon  monarchique 
préie  pour  une  victoire  ?  Il  se  rappelle  l'adresse  d'un  avocat  franc-com- 
tois, fort  étranger  aiiv  uiouvcmens  de  la  politique,  et  tout  au  plus  épicu- 
rien, s'il  était  quelî|U<;  chose,  qui  le  cache  chez  une  lille  entretenue.  Le 
dernier  asile  d'Alcibiade  ne  convenait  pas  à  l'austérité  de  ses  mœurs; 
il  y  reste  à  peine  quelques  heures.  Pendant  ce  teiups-lâ  le  nom  de  son 
ancien  valet-de-chambre  est  revenu  à  sa  mémoire.  Cet  homme  doit 
demeurer  rue  Cbabanais,  et  Pichej'ru  le  trouve  sans  dilTiculté,  car  il  n'y  a 
rien  de  plus  facile  à  trouver  qu'un  traître  qui  nous  cherche  déjà, 

O'i  peut  imaginer  que  le  malheureux  général  y  fut  accueilli  avec  era- 
pressi  ment;  il  avait  été  veuJu  la  veille  100,000  francs,  et  il  fut  livré  le 
lendemain. 

Pichegiu  n'était  pas  aussi  facile  à.saisir  qu'à  surprendre.  Il  avait  ouvert 
la  porte  lui-aiènie,  et  il  était  en  chemise.  Accablé  par  le  nombre,  le  vain- 
queur de  l'Europe  tomba  sur  dix  hommes  qui  étaient  tombé-.  On  se  con- 
tenta de  lui  tailler  les  jambes  à  coups  de  sabre,  pour  se  ménager  l'hon- 
neur de  l'omiiorter  vivant.  Un  gendariiie  lui  ayant  posé  le  pied  sur  la 
tète,— le  pied  d'un  gendarme  sur  la  tète  dePichegru!  — Pichegru  Pii  en- 
leva d'un  coup  de  dents  le  talon  de  sa  botte  et  une  partie  du  catcaneum 
avec.  Fendant  ce  temps  lii  on  l'emmailloiait  dans  de  fortes  cordes  serrées 
dans  un  tourniquet,  que  le  commissaire  de  police  eut  l'humanité  de  faire 
relâcher  un  peu  au  corps- degarde  de  la  Barrière  des  Sergens,  pour  laisser 
respirer  le  prisonnier;  il  allait  mourir. 

C'est  ainsi  que  Pichegr.u  fut  emporté  dans  le  cabinet  de  son  premier 
interrogateur,  qui  ne  lui  demanda  d'autre  garantie  contre  lui-même  que 
,pâparolc,  ctqui  ne  lelais-a  luau'iuer  d'aucitn  soin.  Ceségaids,  do;itla 
sensibilité  fait  un  devoir  à  quiconque  est  doué  d'une  âme  ,  et  que  l'esprit 
ponseillerajt  tout  seul,  nétonneraut  personne  de  la  part  de  M.  Real,  dont 
.les  admirables  plaidoyers  annoncent  tant  d'auie  et  tant  d'esprit. 

Il  parait ,  ii  l'inierrogatoire  iinprlmé ,  que  les  réponses  de  Pichegru  fu- 
rent âpres  et  presque  bru  aies.  Il  refusa  de  dire  sou  nom  paternel  ;  il 
refusa  d'avouer  d'autres  rapports  avec  Moreau  que  ceux  dont  l'iUirope 
était  informé  ;  il  refusa  de  signer.  Je  parle  d'après  la  procédure  publique, 
ainsi  que  pai  le  le  vidgaire. 

Je  sais  d'autres  détails.  On  n'avait  saisi  aucun  papier  mystérieux  dans 
la  chemise  de  Pichegru  ;  mais  les  ageiis  de  police  faisaient  quelque  fond 
sur  un  volume  perOilemcnt  imprimé  en  chiffres  iuconnus,  qui  s'était  trou- 
vé sous  son  oreiller,  cl  qui  de\;ait  receler  des  mystères  bien  inconnus; 
c'était  un  Thucydide  grec.    ,,  ,,,,,3  ^.,;j 

M.  Piéal  sourit,  et  demanda  ^  prisonnier  s'il  lui  serait  agréable  de  se 
munir  au  Temple  de  quelques  autres  conspirateurs  de  la  même  espèce. 
Pichegru,  adouci  par  des  procédés  si  délicats,  et  dont  nul  homme  n'était 
plus  digne  d'apprécier  toute  la  yaleur,„,tén(ioigna  Tenvie  de  relire  Sénè- 

que.  :" 

«  Sénèque!  vous  n'y  pensez  pas,  lui  dit  le  ministre  adjoint,  le  joueur 
«de  Regnard  ne  s'avisa  de  cette  lecture  qu'après  avoir  perdu  sa  dernière 
«partie!  » 

Elle  n'était  donc  pas  perdue  aux  yeux  de  Napoléon  et  de.  ses  amis,  la 
dernière  partie  de  Pichegru! 

Et  si  Piihegru  n'avait  été  qu'un  misérable  traître,  capable  de  vendre 
à  l'étranger  la  terre  et  le  sang  du  pays,  valait-il  qu'on  s'occupât  de  lui 
donner  une  chance  et  un  bénélice  dans  le  jeu  de  Napoléon  ? 

Oepeiidant,  peu  de  temps  aprè^  on  lui  oU'raii  le  gouvernement  de  cette 
Guiane  française  où  il  aviii  été  déporté. 

Pichegru  promit  sa  réponse  pour  le  lendemain,  et  le  lendemain  on  le 
trouva  mort. 

Ce  que  je  viens  de  rapporter,  n'a  jamais  été  écrit,  et  il  y  avait  deux 
excellentes  raisons  pour  donner  à  cette  anecdote  la  plus  grande  pu- 
blicité possible  ;  c'est  qu'elle  avait  pour  conséquence  néccsaire  la  réhabi- 
litation des  deux  grands  personnages  de  la  révolution,  de  Pichfgru  comme 
trattre  et  de  Napoléon  comme  as^a-isin. 

Non,  sans  doute,  Napoléon  n'a  ordonné  ni  permis  l'assassinat  de  Pi- 
chegru, puisqu'il  n'attendait  que  sa  réponse  pour  lui  confétcr  une  partie 
de  la  pui.'-sance  souveiaine  sur  un  autre  p(iiî(( de  la  terre.  Il  semait  seu- 
leuieni  que  l'ancien  uionJe  était  lr,op,,^lt|oit  pour  les  contenir  tous  les 
dcu\  il  la  fois.  '  > 

Non,  sans  doute,  Pichegru  n'avait  pas  trahi  le  pays,  puisque  le  plus 
sévère  et  le  plus  partial  de  ses  juges  lui  délégu:iit  spontanément  l'honneur 
de  représenter  la  France  dans  des  contrées  où  elle  ne  peut  être  repré- 
sentée que  par  un  pouvoirsaus  limites,  et  d'y  régner  en  sou  nom  avec  des 
millions  et  des  soldats. 

Mais  pour  faire  sortir  ce  fait  du  rang  des  fuiions  historiques  auxquelles 
on  m'accuse  do  me  complaire ,  le  bon  sens  du  public  exisierait  autre 
chose  que  le  témoignage  d'un  honinio  ipi'on  n'a  jamais  soiipçoinié,  grâce 
au  ciel,  d'avoir  eu  part,  sous  aucun  r.giine,  au\  coutiili  iii<'s  do  la  po- 
lice. On  exigerait  peut-être  do  moi,  couimc  des  anciens  chrétiens,  celui 
de  David  et  de  la  Sibylle. 


Ou  bien  ,  on  ferait  mieux  ,  on  s'informerait  de  la  vérité  de  ces  derniè- 
res circonstances  auprès  de  M.  le  comte  Real  ,  dont  la  vieillesse  virile  a 
conservé  toute  la  verdeur  des  souvenirs  de  la  jeunesse  ;  de  M.  Real ,  seul 
intermédiaire  et  par  conséquent  seul  garant  digne  de  foi  de  celte  négo- 
ciation. La  seule  dénégation  de  M.  Real  détruirait  toute  la  crédibilité  de 
mon  récit.  Je  me  soumets  volontiers  à  cette  épreuve. 

Nous  partirons  donc  de  cette  hypothèse,  qu^  je  tiens  pour  adT.'so  , 
dans  l'examen  des  pensées  qui  durent  occuper  Pichegru  jusquà  sa  der- 
nière résolution. 

Pichegru  et?  it  coupable  de  fait  envers  le  gouvernement  consulaire, 
comme  l'eût  été  Tarasybule  tombé  à  la  discré'ion  des  trente  tyrans  , 
comme  l'était  Pélopidas  ,  si  un  mouchard  tbébain  l'avait  livré  à  l'oligar- 
chie. 

^  Il  n'y  avait  pas  un  juge  à  Paris  qui  ne  pût  le  condamner  en  conscience, 
d'après  le  texte  de  la  loi.  Il  n'y  avait  qu'un  homme  à  Paris  qui  pût  lui  faire 
grâce,  et  cet  homme  était  Napoléon. 

Napoléin  était  dispo.é  à  lui  faiiegâce;  il  le  savait.  Napoléon  voulait 
le  traiter  plus  largement,  et  il  le  savait  aussi.  Pichegru  n'était  pas  smi'c- 
m(nt  menacé  de  vivre  ;  il  éta  t  menacé  d'une  faveur,  d'un  gouvcrnemi'nt, 
d'une  vicero\aMié  ;  à  lui,  captif  promis  au  bourreau,  on  lui  promettait 
une  portion  de  l'autorité  impériale. 

Si  Pichegru  avait  été  le  traître  qui  vendit  indignement  son  épée  pour 
donner  son  nom  à  un  village,  il  n'aurait  pas  balancé  à  sauver  sa  tête  quand 
on  lui  jetait  presqu'un  ruonde. 

Mais  pour  sa  grande  aine  une  fliHrissnre  honorifique  n'en  était  pas 
moins  une  Détrissure.  Il  ne  trancha  pas  le  nœud  gordien  comme  Alexan- 
die  ;  il  le  scira.  Je  ne  sais  aucune  autre  manière  d'expliquer  son  suicide. 

Quant  à  l'assassinat ,  il  serait  heureusement  plus  ditlicile  encore  à 
expliquer.  L'intérêt  du  crime  n'y  est  pas  et  les  cri  nés  de  no're  civili- 
sation ne  vont  plus  sans  intérêt.  Laissons  sur  Bonaparte,  et  j'y  consens  à 
regret,  le  sang  innocent  du  ùtic  d'Enghien,  tant  que  l'histoire  ne  l'en  aura 
pas  lavé:  connivence  ou  faiblesse,  dcférenre  on  cruauté,  c'en  est  tiop 
pour  sa  mémoire;  ce  sang  criera  plus  haut  que  celui  de  Clytus  et  de  Cal- 
listhène. 

Un  très  petit  nombre  de  ces  attentats  sont  l'ouvrage  de  l'homme  qui  en 
recueille  le  profit  — et  la  honte  !  Mais  les  meurtriers  ollicieux  foisonnent 
partout  où  il  y  a  des  tyrans. 

Avant  d'ariiver  ;\  une  controverse  bien  moins  embarrassante  qu'on  ne 
croit,  et  qui  n'occupera  que  la  moindre  partie  de  cet  écrit,  quoi^^u'elle  en 
soit  le  principal  objet,  je  dois  donner  quelque  idée  de  Pichegru  sous  le 
rapport  physique  et  moral.  Je  ne  corn;  rends  pas  la  biographie  sans  por- 
trait. 

Pichegru  n'avait  que  trente-deux  ans  quand  il  fut  élevé  au  commande- 
ment en  chef  de  l'année  du  Rhin  ;  mais,  comme  dans  tous  les  hommes  qui 
deviennent  des  types,  l'expression  de  sa  physionomie  avait  devancé  la 
maturité  de  l'âge.  Ainsi  que  le  jeune  Caton,  dont  la  vie  et  la  mort  res- 
semblent à  la  sienne,  jeune  encore,  il  imposait  déjà  le  respect.  Deux  ans 
auparavant,  M.  de  Narbonne,  alors  ministre  de  la  guerrj,  avait  dit  de  lui 
ce  mot  spiii  iiel  qui  équivaut  à  un  signalement  :  «  Qu'est  donc  devenu  ce 
jeune  sous-olhcier  devant  lequel  les  colonels  étaient  tentés  de  parler  cha- 
peau bas  ?  '> 

Piciieg'-u  me  paraissait  vieux,  et  sa  conformation  prêtait  à  cette  erreur 
commune  aux  enfans.  Sa  taille,  au-dessus  de  la  moyenne,  04ait  plutôt  bi<-n 
plant.'equc  bien  prise;  elle  n'avait  d'élégance  que  ce  qui  sied  à  la  force. 
Quoique  peu  charnu,  il  était  la-ge.  Sou  busteouvert.son  dosunpeuvoiiié, 
ses  vastes  épaules  qui  soutenaient  un  cou  ample,  court  et  nerveux,  lui  don- 
naientquelque  chose  d'un  athièie  comme  Milon,  ou  d'un  g  adiatcurcomme 
Spariacus.  Son  visage  participait  de  celte  forme  trianiruiaire  qui  est  as- 
sez propre  aux  France-Comtois  de  la  bo:. ne  race.  Ses  os  niandihulaires 
étaient  énormes,  son  front  immense  et  très  épanoui  vers  ses  tempes  dé- 
garnies de  cheveux,  son  ne?,  bien  proportionné,  coupé  de  la  base  a  l'ex- 
trémité par  un  plan  uni  (ini  formait  un  large  arête.  Rien  n'égalait  la  dou- 
ceur de  sou  regard  quand  il  n'avait  point  de  raison  pour  le  rendre  impé- 
rieux ou  redoutable.  Si  un  grand  artiste  voulait  ex|>rimer  sur  une  lace 
humaine  l'impassibilité  d'un  demi-dieu,  il  faudrait  qu'il  inventât  la  tète  de 
Pichegru. 

Son  mépris  profond  pour  les  hommes  et  pour  les  érénetrens  sur  les- 
quels il  n'exprimaitjamais  son  opinion  qu'avec  une  iroide  dédaigneuse  , 
ajoutait  encore  à  cecaracière.  Pichegru  servait  loyalement  l'ordre  social 
qu'il  a\ait  trouvé,  parce  quec'éaitsa  mission  ;  n<a  s  il  ne  l'estimait  pas, 
et  il  ne  pouvait  l'esiimer.  Son  coeur  ne  s'émouvait  qti'au  souvenir  d'un 
village  où  il  espérait  passer  sa  vieillesse.  •  Remplir  sa  tâche  else  reposer, 
disait-il  souvent,  c'est  toute  la  de.'iinée  de  'homme.  • 

Pour  lui  supposer  d'autre  ambition  que  ceKe  qui  aspire  à  l'oisiveté  rê- 
veuse, à  la  nonchalance  occupée  du  sage,  il  ne  fauijmiaLs  .^voir  approché 
Pichegru.  Je  m'en  rapporte  à  ceux  qui  l'ont  connu,  sans  excepter  ses  en- 
nemis. 

Qu'on  fasse  un  vice,  je  m'y  soumets,  de  sa  vertu  dora  nante  ;  mais  qu'on 
ne  la  défigu'  e  pas.  Ui  empire  aurait  eié  trop  pet  t  pour  son  génie  ;  un< 
métairie  aurait  été  trop  grande  pour  son  indolence. 

Son  voyage  même  à  Paris,  sans  érlaircisseraens  ,  sans  conseils  ,  Mns 
promesse  éci  Ile,  à  la  merci  d'un  rival  ilont  il  avait  éprouvé  la  faiblesse  et 
la  mobiiié,  n'est  que  l'acte  d'un  paresseux  plein  dame  et  de  diveùmtiit| 


34 


LE  MA,qASI/S;[.I.TTÉRATRiî, 


(îiii  change  laborieusement  de  place  au  soleil  pour  Êire^  encore  une,  fois 
utile. 

Qu'aurait-il  fait  d'un  trésor?  Il  n'avait  pu  apprendre  à  compter  l'ar- 
goiu.  Co<,'raiKl  mailn'maiicieii  de  l'ccole  de  liricnnc  Otait  iiicapabl;  de 
rétî'cr  eu  uioimaio  couraiilo  !e  coiapte  d'unô  blancliisscuse.  Ouaiid  on  lui 
aoportaii,  au  fiuariier-général,  ses  appoinîcni^ns  du  mois  (  c'éiaieiit  alors 
des  asM'^niais),  il  en  coupait  au  jour  le  jour  ce  qui  lui  était  nécessaire 
pour  payer  la  (.'épcnse  en  nombre  rond,  le  surplus  traînait  sur  un  matelas, 
Eur  fa  ta!:l.',  sur  sa  chaise,  on  à  cOté. 

Picbejru  n'a  jamais  C-lé  !:;arié,  quoiqu'on  Tait  fait  maladroiienient  sti- 
puler, dans  I2  faweu\  marché  des  fourgons  de  Klinglin  ,  pour  des  enfans 
<iuil  n'avait  pas;  quoique  la  restauration  se  soit  bà'é'e  rie  pensionner  une 
l'ieiite  aventurière  qui  se  donnait  pour  sa  (ille,  L'éiourdcric  bienveil- 
lante de  la  récompense  était  la  conséquence  nécessaire  d'une  étourdene 
laa'veitlanie  dans  i'acrasariou.  AU  fond  de  l'une  et  de  l'autre,  il  n|y.|iyait 
Leereusemcui  !,u'un  monsonçje.  ! 

li.hegru,  sous-ofiicier,  s'était  fait  ce  que  les  sous-odiciers  appellent 
vus  hocne  amie;  ce  qui,  pour  un  homme  tel  que  lui,  ne  pouvait  être 
qu'ur;e  amie  décente,  sJ^ricuse  et  respeciable.  Celle  pauvre  Olle,  que  je  vois 
d'ici,  ei  qui  s'appelait  l\ose,  avait,  à  peu  d'années  près,  l'âge  de  t'ichegru  ; 
elle  élnit  fort  Liédiocrement  jolie  et  boitait.  Son  état  d'ouvrière  en  robes, 
danskquel  elle  excellait,  lui  permettait  de  vivre  honnêtement  sans  recourir 
à  persoa!;fi.  J'ai  ouvert  dix  teitres  d'elle,  sur  l'autorisation  que  m'avait  donnée 
le  i;éuéral  d'ouvrir  toutes  celles  qui  ne  provenaient  pas  du  gouvernement, 
et  je  n'ai  jamais  vu  de  lettres  plus  nobles,  plus  raisonnables  et  plus  tou- 
chantes. Elle  ne  le  tutoyait  point;  flic  l'engageait,  avecime  confiance  fondée 
sur  son  caractère,  à  ne  pas  se  laisser  éblouir  par  les  prestiges  de  la  for- 
tune, il  rester  1.^  bon  Charles  qui  s'était  fait  aimer  dans  une  condition 
obsciu-e,  et  à  faire,  quand  il  le  pourrait,  quelques  économies  pour  ses  pa- 
reils pauvres  ;  pour  elle,  ce  n'était  que  peintures  exagéré^^e  son  bien 
être  cl  de  ses  succès.  Elle  avait  fait  six  robes  pour  la  if'ijSB  du  repré- 
sentant, elle  en  coupait  six  autres  pour  la  femme  du  gi'MpI  ;  elle  avait 
niênicde  l'or,  ce  qui  était  fort  rare  dans  ce  tcmpsi.i.  DiPe  et  honnête 
créature!...  l'ichegru  relisait  ces  letiros  avec  une  émotion  si  douce,  et  il 
disait  si  IJèrement  en  les  serrant  dans  son  portefeuille  :  C'est  pourtant  moi 
qui  lui  ai  appris  l'orthographe  ! 

Oasaiique  Pichegru  n'avait  jamais  d'argent  en  réserve.  J'ai  dit  com- 
ment il  payait:  comment  il  donnait,  on  le  devine.  Quand  je  le  quittai  à 
AVissembonrg,  les  feuilles  d'assignats  étaient  de  fortune  arrivées  la  veille, 
et  les  ciseaux  y  avaient  déjà  fait  ua  large  travail.  «  Il  faut  cependant,  me 
dit-il,  que  j'envoie  unepoiite  marqiede  souvenir  à  Rose.  »  Ceite  marque 
tle  souvenir  du  premier  homme  de  la  République  pour  une  tailleuse  qui 
était  sa  me.Ueure  amie,  c'est  moi  qui  la  rapportai:  un  parapluie,  un  beau 
parapluie  vraiment,  qui  avait  coilié  38  francs  en  assignats  au  pair! 

Je  sais  que  tout  cela  est  bien  puéril  ;  mais  quoi  !  je  ne  l'écris  cependant 
pas  sans  attendrissement.  J'aime  à  trouver  de  semblables  détails  dans  Plu- 
tarque,  et  Pichegru  était  un  homme  de  Plutarque,  ou  il  n'y  en  eut  jamais. 

Des  détails,  en  voici  encore  :  Trois  ans  après,  j'étais  encore  enfant, 
mais  un  enfant  de  cette  époque,  nourri  d'études  fortes  et  de  seniimens 
exaltés,  capable  de  se  passionner  pour  tout  et  surtout  pour  les  causes 
périlleuses,  ambitieux  de  dévcûmens  et  de  dangers.  Pichegru,  rendu  à  l'é- 
tat de  citoyen,  mais  dictateur  universel  de  l'opinion,  iraveisait  alors  en 
iriomphateur  ces  villes  de  Franche-Comté  oii  une  populace  imbécile  de- 
vait un  jour  traîner  ses  statues  dans  la  boue.  Une  do  ses  premières  pen- 
sées fut  de  m'appeler.  Je  l'accompagnai  ii  Arbois.  J'ai  fait  seul  avec  lui , 
dans  sa  voiture  ,  celte  partie  de  son  voyage.  De  Besançon  il  y  a  onze 
lieues  de  poste. 

Je  venais  d'embrasser  avec  toute  la  ferveur  d'un  néophyte  le  parti  tout 
aussi  absurde,  mais  non  plus  absurde  qu'un  autre,  auquel  on  ose  préten- 
dre que  Pichegru  s'était  vendu  plus  d'une  année  auparavant ,  comme  si 
Pichegru  avait  pu  se  vendre.  J'exerçais  sur  la  classe  jeune  un  certain  as- 
cendant d'expansion  ,  et  si  l'on  veut  de  turbulence.  J'espère  au  moins 
qu'on  ne  me  contestera  pas  celui-là  ,  même  dans  mon  pays.  J'étais  un 
séide  tout  fait ,  et  j'en  valais  bien  un  autre.  Si  Pichegru  avait  conspiré, 
il  l'aurait  pris.  Mais  Pichegru  ne  conspirait  pas. 

11  m'aimait  cependant,  et  j-;  ne  lui  ménageais  pas  les  aveux.  Eh  bien  !.. 
ses  conseils  sont  devenus  la  règle  de  ma  raison  quand  j'ai  été  affranchi  de 
toutes  les  erreurs  dont  il  m'avait  détourné.  La  politique  de  Pichegru  , 
c'étf it  l'ordre ,  le  devoir,  la  morale,  la  politique  des  gens  de  bien  d'au- 
joui  d'hui,  au  désespoir  près. 

Arbois  ne  l'accuedlit  pas  comme  on  de  ses  enfans ,  mais  comme  le  roi 
de  cts  jours  de  nécessité.  Rien  n'était  plus  fait  pour  lui  déplaire  que  ce 
pompeux  cérémonial  sous  lequel  se  déguisaient  gauchement  les  secrètes 
vues  des  partis.  Il  savait  trop  que  tout  cela  ne  s'adressait  pas  à  lui  ;  il  avait 
résolu  d'y  couper  court  une  fois.  Après  ces  manifestations  générales  de  re- 
connais'.ance  et  d'aO'eciion  qui  ne  coûtaient  rien  à  une  ame  si  naturelle  et  si 
tendre,  après  ces  effusions  d'un  abandon  plus  intime  que  sollicitaient  d'an- 
ciens souvenirs  : 

«  Mon  cher  compatriote,  dit-il  au  président  de  la  dépntation  qui  était 
«venue  !e  recevoir,  je  n'ai  qu'un  très  petit  nombre  d'heures  à  passer  dans 
»raon  pays  natal,  et  je  les  dois  pre  que  toutes  à  mes  parens  dos  villages 
«voisins.  Si  l'amitié  qui  m'unit  à  vous  m'entraînait  à  négliger  mes  devoirs 
»de  famille,  vous  m'en  blâmeriez  le  premier,  et  vous  auriez  raison.  Vous 
Bïcucz.cepcndant  me  proposer  un  diuer  et  un  bal.  Quoique  j'aie  perdu 


«depuis  long-temps  l'habitude  de  ces  plaisirs,  j'y  participerais  volontiers. 
«Je  serais  heureux  de  vider  en  si  bonne  campagnie  quelques  verres  de 
«notre  exctllent  vin  mousseux,  et  de  voir  danser  les  j'-unes  iillcs  d'Arbois 
«qiii  doivent  être  bien  jolies  si  elles  ressemblant  à  leurs  mèies  ;  mais  un 
«soldat  n'a  que  sa  parole,  et  je  vous  jure  sur  riioriiieur  que  je  suis  retenu. 
«J'ai  promis  il  y  a  long-iemps  à  Barliier  le  vigneron  de  faire  avec  lui 
«mon  prcuii.-r  repas  quand  je  reviendrais  au  pa.\s;et,  en  conscienLe, 
«dici  MU  coucher  du  soleil,  je  n'en  peux  pas  (aire  deux.  « 

U  était  trois  heures  après  midi.  L'émotion  fut  grande.  Il  n'était  plus 
qiiestion  que  de  trouver  ce  vigneron  si  mépiisé  la  veiile,  (pii  avait  eu 
l'haiineur  d'être  l'ami  du  général.  C'était  un  pauvre  diable  qui  possédait 
un  petit  coin  de  vigne  pour  toute  fortune,  et  qui  arrosait  aimnellemcnt 
de  son  produit  un  mauvais  croûton  de  pain  noir.  Les  enfans  rai)pelaient 
Barbier-le-Désespéré,  à  cause  d'un  certain  abandon  raélaucoliipie  et  fa- 
rouche qui  se  remarquait  dans  sa  singulière  personne,  et  ce  aoiBlihiiicst 
probablement  resté  s'il  vit  encore.  :':,.'m,i 

En  attendant ,  on  escortait  processionnellement  le  général.  Au  bout 
d'une  promenade  qu'on  appelle,  je  crois,  la  Foute,  il  s'arrêta  un  mo- 
ment devant  le  vieux  tilleul  où  fut  pondu  le  capitaine  Claude  Mnrel.  dit  le 
Prince,  par  les  ordres  de  Biron.  «Conservez bien  cetarbrclii  !  dit-il  avec 
étaotion...  Ce  brave  homme  a  joui  d'un  bonheur  qui  est  l'objet  de  mes 
désirs  !  Il  est  mort  pour  la  patrie  !...  » 

On  était  parvenu  à  trouver  le  désespéré  dans  sa  vigne,  et  on  lui  avait 
porté  ,  chapeau  bas,  l'invitation  respectueuse  des  autoi  ités  de  la  ville.  Il 
s'était  rendu  au  banquet  sans  autre  cérémonie ,  et  après  avoir  déposé 
dans  un  coin  ses  outils  cl  sa  hoiie,  il  s'éiait  jeté  ea  pleurant  de  joie  dans 
les  bras  de  Pichegru. 

—  C'est  donc  toi ,  Chariot ,  moa  pauvre  Chariot  !  s'écriait  Barbier-ie- 
Désespéré. 

—  C'est  donc  toi,  mon  cher  camarade i, lui  répondait  Pichegru  en 
pleurant  aussi. 

Je  puis  me  tromper  sur  un  homme  que  j'admire  par  dessus  tons  les 
hommes  qu'on  admire  ;  mais  jamais  la  sinijd  cité  ,  la  naïveté  des  mœurs 
ne  m'a  paru  toucher  de  plus  près  a,ij  siiblirne. 

Pichegru  Gt  asseoir  le  Désespéré  ht  ôtérde  Itii,  ne  parla  en  pariiculicr 
qu'à  lui,  et  ne  le  quitta  pas  jusqu'après  son  départ.  S'il  y  avait  là  des  émis- 
saires de  Pitt  et  de  Cobourg,  ils  en  lurent  pour  leurs  Irais. 

Voilà  le  traître  qui  conspjF^ijjpour  l'arisiocraiia ,  pour  le  pouvoir  ab- 
solu!... ■  ,.'.,■' 

Et  s'il  avait  conspiré  pour  lui-même,  s'il  avait  daigné  leurrer  le  peuple 
d'une  fausse  espérance  ,  s'il  avait  trahi  la  liberté  en  la  proclainant ,  s'il 
s'était  laissé  infliger  le  pouvoir  impérial  en  feignant  de  le  repousser,  ceux 
qui  le  calomniaient  alors,  le  front  aujourd'hui  baissé  dans  la  poussière, 
adoreraient  son  effigie  au  sommet  d'une  colonne  ! 

Mais  cette  conspiration  pour  les  Bourbons,  où  en  sont  les  preuves  ?  Je 
n'en  oublierai  pas  une.  ;,,,  jhol  nj'.  jii' 

Est-ce  dans  les  papiers  si  adroite^^9flJç,,gi^^çttreusement  saisis  le  lende- 
main du  18  fructidor  dans  les  fourgons  de  Klinglin  ,  de  d'AMraigues,  des 
intrigans  de  Bareuth,  car  on  n'a  jauiais  vu  tant  de  fourgons  égarés  ?  «  H 
eût  été  facile  de  les  exatniner  Icgalcment,  dit  l'habile  ;  :',cur  ('e  l'article 
PiciiEGivu  dans  la  utoyruphic  des  contnnporains,  qui  est  une  des  pièces 
les  plus  solides  de  l'acrusatirtn;  mais  il  est  tant  de  parveiius  à  l'autorité, 
ajoute-t-il,  qui  aiment  mieux  proscrire  !» 

Cespapiersn'ontdonc  paséié  examinés  /tffa(ewcnî;i's  n'ont  jamais  été 
vus  en  nature;  on  n'a  fait  dans  leur  publication  ni  la  pari  du  vil  e-pion 
qui  invente  de  faux  rapports  jiour  fournir  aux  besoins  i;e  sa  méprisable 
vie,  ni  la  part  du  sycoph mie  qui  suppose  ou  qui  falsilio  des  doruineiis 
pour  juslilier  ses  gros  salaires  diplomatiques  ou  pour  les  faire  augmente  r, 
ni  la  part  du  lâche,  quel  qu'il  soit,  qui  s'empresse  d'a,;5^raver  de  son  té- 
moignage honteux  uue  peine  capitale,  pour  l'empêcher  de  s'étendre  jus- 
qu'à lui  ! 

Et  quand  des  papiers  saisis  dans  des  fourgons  ou  ailleurs  ont-ils  man- 
qué à  l'oppression  d'un  grand  homme  ?  Si  IJonaparte  avait  échoué  à  Sl- 
Cloud,  le  Directoire  n'avait-il  pas  en  main  son  premier  traité  si  cict  avec 
le  duc  d'York,  son  second  traité  avec  le  roi  de  t'russe  par  rintermédiaire 
de  Sieyès?  N'éiait-cc  pas  pour  euvquc  le  18  brumaire  avait  été  cuire- 
pris  ?  J'en  peux  parler  savamment  de  cos  iraités-ri  ;  je  les  ai  vu  faire. 

On  sait  aujourd'hui,  à  n'en  pas  douter,  comment  Bonaparte  s'enten- 
dait avec  le  duc  d'York  cl  le  roi  de  Prusse. 

Et  puis  j'admets  qu'il  y  a^t  des  pièces  authentiques  dans  ce  fatras  d'in- 
famies, et  je  n'y  suis  cei  taineun^nt  pas  obligé  ;  j'admets  que  de  misérables 
ardélions  de  la  police  royale  sesoient  faits  forts  dequilques  beaux  nnms 
pour  se  recommander  à  leurs  luaitres,  et  que  les  maîtres  aient  éié  assez 
dupes  pour  les  écouter  ;  j'admets  jusqu'à  rauthoniiciié  de  ce  projet  de 
marché  ou  Pichegru  célibataire  se  fait  lidiculeuient  octroyer  drs  avan- 
tages actuels  pour  des  cnfaas  qui  n'existent  pas;  qu'est-ce  que  cela 
prouve,  sinon  que  les  courtiers  de  conspiration  sont  bien  iosolens,  et  que 
ceux  qui  les  paient  sont  bien  crédules  ?  U  n'y  a  pas  de  jour  où  des  escro- 
queries toutes  semblables,  en  petit,  n'égaient  l'auditoire  de  la  police 
correctionnelle. 

Veut-on  savoir  ce  qn'in  pensait  lui  même  ie  corps  législatif  de  fructi- 
dor? Barras,  Thihaude.ui,  Cambacéiès  et  vingt  autres  étaient  compro- 
mis dans  CCS  corrcspondaures,  ni  plus, ni  moins  que  Pichegru  :  il  passa  à 
l'ordre  du  jour  à  l'iinanimité. 


LE  MTlJ^^IN'^tfiTÉriAIRE. 


Ce  B'csi  donc  pas  cela  qui  peut  fonder  la  pt'cscription  mbraîjî'^de  Pi- 

cliegru.  Voyons  le  reste.  '  .^.i',  " 

Est-ce  pai-  Lasard  la  lettre  tardive  de  Horeau,  ëetté  dénonciatioh  ^jlrès 
coup  qui  révélait  au  directoire  une  aiincn;:e  conversation  conndl'iiiieilc 
cnire  lui  Moreau,  gûni^ral  en  clief,  et  riclu-siu,  alors  déporté,  alors  gar- 
rotté dHiiJi;>ne.s  liens  dans  une  cliarreite  'grillée?  Cela  nes'ûtait  pas  beai:; 
mais  qu'en  ré'ulieraii-il  on  dernière  cnilyse  ?  deux  clioses  :  que  Pichegru 
croyait  à  Worcaii,  et  que  pnrmi  los  éviiiiualités  de  la  France  révolution- 
«aire,  il  avait  le  bon  sens  de  compter  sur  la  nonarchie.  La  belle  mer- 
veille! Ce  scrrel  que  Pichegru  aurait  souillé  à  l'oreille  de  Moreau,  c'était 
le  secret  de  la  comédie,  la  dernière  pensée  de  tout  le  monde.  Pour  que 
■Piciiegru  n'eu  pariât  pas  à  i^Ioreau,  il  aurait  fallu  qu'il  prît  Moreau  pour 
un  mouchard,  pour  l'homme  de  la  leitre  au  directoire. 

Uespcct  aussi  à  la  cendre  de  Koreau,  de  Moreau,  hélas  !  qui  est  mort 
.au  milieu  des  Busses,  dans  des  circonsttnccs  bien  plus  défavorables  à  sa 
mémoire  qu'aucune  de  celles  dont  on  charge  la  mémoire  de  Pichegru,  et 
qui,  selon  toute  apparence,  est  cependant  mort  innocent  de  trahison.  Je 
ne  suis  pas  suspect  quand  je  défends  celui  là. 

Mais  celte  lettre  de  Moreau,  il  l'a  déniée  sans  in;érct  à  le  faire,  quand 
il  ara't  intérêt,  peut  être,  ii  l'avouer  ;  et  c'est  l'acte  le  plus  viril  de  sa  vie 
mcra'e  et  politique.  Elle  est  donc  comme  non  avenue  dans  la  qucntiou. 

Allons  toujours  aux  preuves  de  la  couspiraiion  de  Pichegru.  Jaiproiuis 
de  ne  pas  les  éviter. 

Est-ce  le  fait  siugulier  sur  lequel  s'appuie  l'arlicle  de  la  Biographie  des 
conlfimporains.  qui  n'est  certainement  pas  à  récusL'r  pour  les  cn.iemis 
de  Piche;:ru  ?  Les  expressions  du  rédacteur,  homme  de  cœur,  d'esprit  et 
de  mesure,  qui  lutte  visihleiiient  raa'gré  lui  conire  son  intime  coi;viction, 
sont  trop  précieuses  pour  que  je  ne  prenne  pas  plaisir  5  les  copier  : 

0  Un  émigré,  dit-il,  l'aiisfuge  du  parti  royaliste,  livra  le  picmier,  à  ce 
«qu'on  assure,  aux  directeurs.  Tes  secrets  du  prince  deCondé  et  de  Pichc- 
»gru,  secrets  :mxquels  il  avait  été  initié,  et  obtint  pour  prix  desadélaliun 
«des  récompenses  pécuniaires  et  des  missions  d'observateur  à  létraa- 
«ger.  0  ■  '•  ,         ■  •  ,.:.vi^'i-  ■■  _/';;;'/■  ,,,     .,'en''- 

Quand  transfuge,  ûé\mioTi;'f-éféic^àpeftii;'s  pëcuntair'cs'ei  mis'sîg'fxd^jdh- 
servateiir  à  l'étranger  seroittdé  la  langue  del'honneur  etde  l'histoire,  je 
dirai  ce  que  vaut  ce  témoin;  cl  je  le  diiafs  dès  aujourd'hui  s'il  n'était  pas 
mort.  : 

Est-ce  le  radotage  de  Fauchc-Borel,  détenu  par  je  ne  sais  quel  hasard 
chroniqueur  authentique  de  la  restauration  ?  Ceci  mérite  un  peu  plus  de 
développement.  Nous  entrons  sur  un  autre  teltain. 

Fauciie-Borel  était  un  brave  hoitime,  sincèrement  attaché  aux  Bourbons, 
vulga fe  et  naïf  de  nature,  actif  et  remuant  d'instinct,  scrviable  par  senti- 
ment comme  un  bon  suisse,  plus  scrviable  encore  lorsqu'il  y  ayait  quelque 
chose  à  gagner  à  l'être,  comme  le  Suisse  du  proverbe  ;  un  préteur  qui  avait 
trop  de  débiteurs  à  Coblentzpour  ne  pas  retrouver  quelques  protecteurs 
à  la  cour;  un  messager  oflicieiix  dont  les  fiais  de  poste  se  payaient  en 
compiimens  ;  un  intrépide  entrenï'éttcur  dont  les  dangers  se  reconnais- 
saient en  promesses.  L'appétit  vient  en  mangeant,  et  l'esprit  en  intri- 
guant. 11  s'avisa  un  jour  de  se  dédoraniagcr  des  pertes  du  c  mrtage  dacs 
les  gros  salaires  de  la  diplomatie  ;  et  ses  prétentions  furent  bien  accueil- 
lies, car  les  diplomates  du  prétendant  n'étaient  pas  forts.  Dès  ce  moment 
il  sillonna  l'Europe  de  ses  roues  dans  toutes  les  directions,  comme  le 
Bawer  de  Potcmkin,  colportant  de  ville  en  ville,  de  camps  en  camps  et  de 
palais  en  palais,  des  lettres  de  créance  grilfonnées  sur  satin,  signées 
houis,  et  plus  bas  <i''^varay  ;  pus  veiulaiit  en  échange  et  contre  de  bons 
mandats  toutes  les  billevesées  qui  lui  passaient  par  la  tète.  Qi  n'était  pas 
que  le  pauvreFauche  n'eût  eudesenirevues  solennelles;  il  serait  allé  pro- 
poser au  cardinal  Mpury  de  déc.ilïïr  le  chapeau  rouge,  et  à  N'apolé>/n 
couronné  d'accepter  l'épée  de  connétable,  car  il  agissait  en  conscience  ; 
mais  le  résultat  de  ses  négociations  s'arrangeait  si  étrangement  dans  sou 
esprit,  que  les  refus  les  plus  déclarés  s'y  tournaient  en  promesses,  cl  il 
ne  rentrait  jamais  auprès  de  son  prince  nomade  (|uc  les  mains  chargées 
de  lis  qui  distdiaient  une  myrrhe  soyale,  comme  ceux  A\\Ca)iLuiue  des 
Cantiques.  Il  ne  faut  pas  croire  pour  cela  que  Fauche  fiit  uu  menteur 
sysiémiitique.  Il  croyait  profondément  tout  ce  qu'il  s'était  racoii;é,  et  je 
ne  l'ai  jamais  vu  varier  d'une  \irgHlo  dans  le  thème  grossier  de  ces  hap- 
pelourdes  qu'on  a  fait  semblant  de  prendre  pour  argent  coiapiaiit  de 
Mittau  II  Varsovie,  de  Varsovie  à  Harlwell,  et  de  Ilartweil  at^^  ^"uileries. 

Fauche  m'a  souvent  en  cilét  débité  toutes  ces  soiiiettt^s  i:ivec  l'aplomb 
d'un  théologien  qui  prêche  le  dogme;  je  les  ai  graveaieiu  écoutées ,  en 
me  contentant  d'opposer  quehpie  doute  à  dék  fcits  mitériellement  faux 
dont  l'impossibilité  tombait  sous  les  sens  de  tout  le  mon  le,  pour  me  pro- 
curer le  plaisir  de  les  entendre  répéter  dans  les  mêmes  termes,  ni  plus 
ni  moins,  car  J'ai  déjii  dit  que  Fauche  était  invariable  dans  ses  formules. 
A  la  seconde  ou  troisième  adirmatinu  je  tombais  d'accord  avec  lui,  sauf  à 
rire,  et  je  n'en  étais  pas  plus  convaincu.  Nos  conte.-taiious  ne  pouvaient 
aller  fort  loin,  parce  que  Fauche,  devenu  vi'Mix  et  iniirmo,  avait  été  d'ail- 
leurs dans  sa  cause  un  agent  utile  et  un  fulMe  serviicur;  qu'il  avait  beau- 
coup souffert  dans  sa  personne  et  dans  celle  des  siens,  et  que,  pour  der- 
nier résultat,  la  restaui  aiion  l'avait  laissé  pauvre  comme  les  pierres  sur 
lesquelles  il  a  fini  par  se  briser  le  crâne  à  défaut  de  quelipies  misérables 
billets  de  mille  francs  dont  0!i  faisait  li;iérc  à  de  uiéchins  paperassiers. 
Je  l'ai  connu,  je  l'ai  plaint;  Je  n'accuse  pas  sa  pauvre  cendre  oubliée, 
{tbaudonuée,  mais  je  déclare  sur  l'hunucur,  et  à  la  face  de  tout  ce  qu'il  y 


à  dé  gens  sensés  dans  le  parti  qu'il  a  servi,  que  nous  n'avons  jamais  cru 
un  mot  de  ce  qu'il  disait. 

Je  me  rappelle  ici  une  anecdote  remarquable.  Fauche  conservait  une 
foi  si  aveugle  à  cette  grande  conspiration  monarchique  dont  son  génie,  à 
lui  Fauche,  avait  été  la  cheiillc  ouvrière  ,  que  si  la  toute-puissance  et  la 
toute  bonté  de  Dieu  lui  promettent  de  retrouver  un  jour  Pichegru  au 
paradis  des  sages  ,  il  lui  en  louchera  ceriaineiuent  quelques  mots.  iNe  se 
souvient-il  pas  après  la  restauration  d'y  avoir  impliqué  Cambacérès  et 
Barras?  Fauche  victorieux  se  crut  obligé  d'aller  visiter  ses  innocens 
complices,  dont  la  position  paraissait  moins  favorable,  et  rien  i-eft  plus 
propre  à  confirmer  ce  que  l'on  savait  déjii  de  la  bienveillance  de  sou  ca- 
ractère. Cambacérès  le  lit  mettre  à  la  porte  j  Barras,  qui  était  la  Ueur  des 
hommes  polis,  l'invita  à  diuer. 

11  y  avait  lii  vingt  hommes  aujourd'hui  vivans  dont  quelques-uns  jouent 
un  certain  rôle  dan;  les  all'aires,  et  qui  rient  encore  de  l'opiniâtreté  de 
Fauche  à  soutenir  devant  Barras  que  Carras  avait  conspiré  pour  les  bour- 
boiis  ,du  dépit  nerveux  et  cunvulsif  de  Barras,  qui  no  pouvait  opposir  que 
des  cris  et  d^sscrmens  à  sou  corrupteur  impassible.  Cela  devait  être  fort 
buufl'on, 

11  est  probable  que  le  dîner  de  Barras  flnit  coaime  la  visite  h  Cambacé- 
rès avait  commeacé;  mais  Fatiche  ne  se  déconcertait  pas  pour  si  peu. 
Huit  jours  après,  tout  entier  à  son  idée  fixe,  il  vous  aurait  dit  litrement 
qu'il  venait  de  visiter  Cauibacérès  ou  de  dîner  chez  Cacras,  tcj  anciens 
collabora eurs  au  graud  ceuire  delà  rettauraiiou  si  heurcuieiuent  ac- 
compli.   . 

Telle  est  cependant  l'aufon'i^  historique  sur  laquelle  eout  fondés  tant 
de  mensonges  historiques,  ou  prétendus  tels,  que  je  viens  le  premier  con- 
vaincre d'impertinence  et  d'etlronterie.  Correspondances  vraies,  corres- 
ponda:;ces  supposées,  marchés  verbaux,  marchés  écrits,  iiahisou.s gruiui- 
tcs  ou  payées,  le  secret  des  fourgons,  la  révélation  de  Mou!gaillard.  le 
sot  ailicle  de  Baulieu  dans  la  Biographie  uniocrselLi,  l'arlicle  cent  f.>is 
plus  décent  de  la  Biographie  des  Contemporains,  où  l'on  n'a  copié  liiu- 
lieu  qu'en  rougissant,  aveux  implicites  de  la  UistauraJon,  qui  n'ttait  pas 
fiichée  de  compter  un  illustre  itarlyr  de  plus,  honneurs  i^irdif.,  ovaiiôas 
posthumes,  et  monuaiens  mal  ei;tendis!  Il  n'y  a  derrière  tout  cela  que 
la  gi  oase  figure  du  mulheureui  Fauche  se  poi  tant  garant  de  la  home  de 
Pichegru  devant  les  iîourbons,  devant  le  pays  et  devant  la  posiériié. 

Fauche  n'avait  vu  Piihegru  que  deux  fois  avant  la  proscription  de  frur- 
tiJo,,  dont  les  suites  conduiiirent  Pichegru  à  Londres,  et  je  l'en  ai  fait 
convenir.  La  seconde  fois  Pichegru  reconduisit  Fauche  jusqu'en  bis  de 
l'escalier,  et  se  retoarnant  du  c5té  de  son  aide-de  camp  :  «  Lors;!U(! 
monsieur  reviendra,  dit-il,  vous  ine  rendrez  le  service  de  le  faire  fusiller.  » 
Puis  donnauL  le  bi  as  ii  G  a  urne  pour  remonter  :  «  11  ne  faudrait  pas  le  fa- 
silki-,  couiinua-lil  en  riant;  mais  j'espère  qu'il  n'y  re\iendra  plus.  » 

La  restauration  s'abandonuait,  selon  son  usage,  à  l'impulsioa  di>uaée, 
La  commission  du  monument  de  Pichegru  ,  dont  j'si  fait  partie  ,  et  dont 
les  intentions  étaient  admirables,  obéissait  uiachinale.u(ut  à  la  niéjieio!- 
pression.  «  Mais,  au  nom  de  Dieu  ,  disais-je  à  Delaruc  ,  vous  sùvcz  (ju'il 
n'y  a  pas  uu  mot  de  vrai  dans  tout  ceia!  —  Pas  un  mot!  me  répondit  Delà- 
rue,  iiiais  Pichegru  est  mort  royaliste.  »  —  Je  le  crois.  i 

Royaliste  ,  soit  ,  mais  non  trailre  !  —  Mou  minis;ère  à  la  commisioa 
finissait  là,  comme  il  finit  ici. 

El  cette  longue  apologie,  en  effet ,  je  ne  l'ai  pas  écrite  pour  les  répu- 
blicains. Pichegru  était  trop  pur  pour  prêter  son  appui  aux  répaWiqucs 
de  nos  jours  de  corru|)tion  I 

Je  ne  l'ai  pas  écrite  pour  les  légitimistes.  Pichegru,  légitimiste  de  cœur 
et  de  raison,  n'aurait  jamais  engagé  secrètement  sa  lojale  épéc  à  une 
cause  qui  n'avait  pas  reçu  son  seraient  public. 

Je  ne  l'ai  pas  écrite  pour  les  enfans  de  Pichegru,  il  n'en  a  point  la:ssé. 

Je  ne  l'ai  pas  écrite  pour  ses  pareus.  Ses  parens  sont  à  leurs  vignes  et 
ne  se  doutent  guère  que  la  vertu  de  Chariot  Pichegru  ail  pu  eue  soup- 
çonnée. 

Je  ne  l'ai  pas  écrite  pour  sa  noble  et  iuofTcnsible  mémoire ,  clic  se  pas- 
sera bien  de  moi. 

Je  ne  l'ai  p.i5  écrite  pour  l'histoire.  Qu'est-ce  que  c'est  que  l'iiisioire? 

Je  l'ai  écrite  peur  la  vérité. 

S'il  reste  des  suecesseuis  et  des  avocats  à  Fauche,  à  Beau'ieu.  h  Vrin!- 
gaillard,  au  directoire  ,  —  si  l'on  parvient  à  me  piotiverque  je  me  trom- 
pe, —  oh  !  je  n'aurai  pas  la  force  de  jeter  ma  boule  no  re  dans  !.>  scrutin 
de  l'opinion  !  Je  ne  comlamucrai  pas  Pichegru,  le  plus  infortuné  dis 
grands  hommes,  comme  il  eu  est  le  plus  gran.l  !  Mais  je  n'eu  parlerai 
plus. 

Cli.  KODICR,  de  l'Académie  française. 
{Revue  de  Paris.) 


UN   DIEU   DE   MES  AMIS. 

Les  écrivains  qui  n'ont  pas  reçu  du  riel  le  don  de  i'iuvouiion  devraient 
habiter  les  villes  mariiiines.  Lorsipie  le  temps  est  favorable,  une  trentaine 
de  navires  arrivent  à  l'écrivain ,  les  un>  de  i'Iude,  les  autre*  d'Aïuériquc , 
et  ils  lui  apporlent  des  cargaisons  de  routans  et  de  feuilletons,  franchi  de 
port  à  la  douane ,  et  qui  vont .   hélas  !  s'ensevelir  dans  les  archives  des 


26 


ff  ^lèXi^ïN  LITTÉRAIRE. 


chambres  de  commerce,  si  pcrsomie  ne  les  accueille  pniir  les  livrer  à  la 
publicité.  l;ii  capitaine  fait  sa  déclaration ,  en  style  de  capitaine ,  et  celte 
déclaration  est  une  Iliade  ou  une  Odyssée ,  beau,  oup  plus  amusante  (pi'un 
poème  épi  ;uc.  Le  secrétaire  de  la  cliambrc  de  commerce  prend  cette 
épopée,  hii  appose  le  sceau  légal,  et  la  livre  au  ver  du  carton.  Pendant 
que  cent  écrivains,  comme  moi,  se  brisent  le  front  avec  le  poing  pour  en 
extraire  un  sujet  absent ,  il  y  a  des  (lottes  marchandes  qui  débarquent  à 
Marseille  des  tonneaux  de  sujets  passés  au  vina.gre,  et  qui  expii  eut  sur  le 
luôle  à  côté  d'une  once  triomphante  d'indigo  et  de  café.  Car  la  nature  est 
obligée,  par  sa  profession,  de  s'inventer  des  aventures  à  travers  es  océans 
et  les  arcliipels  lointains ,  et  la  nature  invente  bien ,  croyez-moi  :  elle 
prend  plaisir  a  opéier  des  prodiges  d'invraisemblance ,  pour  amuser  les 
Teilles  de  ces  pauvres  marins  qui  lui  font  une  cour  assidue  à  la  sueur  de 
leur  front;  elle  jette  il  la  pointe  de  chaque  vague  une  anecdote  ,  comme 
une  feuille  de  journal,  aliu  (|u'cl!c  soit  ramassée  au  vol  par  quelque  mate- 
lot conteur.  L'Océan  est  une  belle  bibliotliéque  dans  des  rayons  de  soleil. 

L'autre  joui-,  je  cherchais  un  sujet  sur  le  bord  de  la  nier,  comme  Boi- 
leau  cherchait  une  rime  dans  son  jardin,  au  temps  heureux  où  les  poètes 
clierchiiient  les  rimes,  et  je  ne  trouvais  que  du  sable  ironique  pour  sabler, 
un  manuscrit  impossible  ;i  créer.  La  Providence  m'envoya  mon  ami  Louis; 
Bergaz  qui  s'est  promené  toute  sa  vie  de  Marseille  à  partout  :  la  niappe- 
uionde  est  dans  sa  tète  ;  si  une  comète  anéantissait  notre  globe,  Bergaz  le 
(recomposerait  de  souvenir;  il  a  trois  cent  soixante-cinq  anecdotes  de 
^  rente  à  donner  ;\  chacun  de  ses  amis.  Je  lin  exposai  ma  crise  d'auteur 
stérile  ;  il  eut  pitié  de  moi,  et  il  mit  les  deux  Iiuîes  ;i  ma  disposition  ,  et 
rOcéanie  par  dessus  le  marché;  alors  je  choisis  dans  son  répertoire  uni- 
versel la  première  histoire  qui  me  tomba  sous  la  main  ;  un  volume  in-8°  ! 
hélas!  j'en  fais  un  feuilleton  ! 

Le  tiois-niâts  VErabie  voguait  vers  Sumatra,  venant  de  rile-de-France 
(année  1S18).  Il  allait  vendre  des  meubles  de  la  rue  Vivienne  et  du  fau- 
bourg Saini-Aiitoine  aux  nababs  des  îles  de  la  Sonde  ,  et  demander  en 
échange  du  café  pour  les  digestions  de  Tortoni.  La  mer  était  d'un  calme 
ell'rayant.  La  mer  est  une  singulière  chose  !  Son  repos  est  aussi  terrible 
que  sa  colère  :  elle  était  donc  unie  comme  un  miroir  sous  la  quille  de 
YS^rable.  Les  marins  disaient  :  Quel  beau  temps  épouvantable!  et  ils  lon- 
geaient leurs  poings. 

Le  capitaine  mit  YErable  en  état  de  ration  ;  c'est  l'état  de  siège  des 
vaisseaux. 

On  avait  épuisé  les  biscuits,  les  salaisons,  les  poutargues,  les  poides, 
les  croûtes  de  MouUel ,  les  tablettes  de  chocolat ,  cl  les  Conserves  de 
.dolin,  cette  providence  visible  du  marin  affamé. 

,Yo'  Le  jour  de  l'Ascension  arriva.  Comment  célébrer  cette  fête?  On  fouilla 
tous  les  recoins  de  VErablc  :  disette  et  famine  partout.  Cependant  le  cui- 
sinier, nègre  de  Madagascar,  nommé  Neptune,  trouva  u  coq  perché  sur 
une  vergue  et  pleurant  son  harein  dévasté  ,  comme  Mourad-Bey  après  la 
bataille  des  Pyramides.  On  pluma  le  coq,  cl  l'équipage  mit  le  couvert. 

On  se  réjouissait  ii  l'odeur  de  la  broche;  les  passagers  humaient  la  fu- 
mée au  vol,  et  le  capitaine  faisait  la  sicsLc  en  attendant  le  diner,  trompant 
la  faim  par  le  sommeil.  Le  lieutenant  veillait  autour  de  la  cuisine  ,  pour 
repousser  toute  tentative  violente  dcla^'aim,    mauvaise  conseillère  tou- 
jours ;  Malcsuada  famés, 

■  :u,  Un  cri  déchiiant  de  désespoir,  un  cri  de  nègre  mordu  par  un  serpent, 
Cl  trembler  la  cuisine  métallique  où  le  coq  rôtissaiL  Neptune  ,  pâlissant 
(l'eQ'roi  sous  l'ébène  de  son  viscge,  sortit  de  l'olhcine,  les  mains  crispées 
dans  les  toulVes  de  ses  cheveux  crépus.  L'équipage  crut  que  le  cuisinier 
avait  mangé  le  coq  par  distraction  et  en  détail ,  et  qu'il  dcuiamlait  grâce 
pour  l'inexorable  exigence  de  son  estomac.  Hélas  !  le  pauvre  cuisinier  n'a- 
vait pas  commis  ce  crime  !  L'excès  d'attention  amène  souvent  le  même  ré- 
sultat que  la  négligence  dans  le  domaine  des  cuisiniers.  Le  coq  était  brûlé 
de  la  tète  aux  pieds,  brûlé  à  l'état  de  charbon  !         jr,i,,n  ..i 

Oh  !  qu'il  est  terrible  un  accès  de  colère  chaufft^e  au  soleil  de  l'éqna- 
teur  !  Le  lieutenant  poussa  le  cri  du  tigre  frustré  de  sa  proie,  et ,  saisis- 
sant un  large  couteau  ,  il  se  précipita  sur  Neptune...  Au  même  moment, 
le  passager  Louis  Bergaz  se  jeta  devant  le  nègre  pour  parer  le  coup  mor- 
tel. Le  nègre  fut  sauvé  ;  mais  Bergaz  reçut  dans  son  avant-bras  la  pointe 
du  fer,  et  le  sang  rougit  bientôt  le  pont  de  VErablc.  Si  les  autres  passa- 
gers n'pussent  pas,  à  leur  tour,  retenu  Bergaz,  tout  blessé  qu'il  était,  il 
aurait  lancé  le  lieutenant  à  la  mer.  Quant  au  pauvre  Neptune,  il  tomba  aux 
pieds  de  son  sauveur,  et  les  mouilla  des  larmes  de  la  reconnaissance. 

Après  cette  scène,  les  habitans  de  \'\Lra'ilc  se  résignèrent ,,  et  ,caini- 
nuèrent  de  souffrir  les  horreurs  de  la  faim  jusqu'il  Sumatra.         ", 

Quatre  ans  écoulés,  Louis  Bergaz  dinait  h  la  table  d'hôte  de  la  pension 
anglaise  à  Batavia.  11  y  avait,  parmi  les  convives,  deux  savans  et  uu  phi- 
laiurope,  commissionnés  par  divers  gouvernemens.  Au  dessert,  le  nom 
de  Bergaz  avant  été  prononcé  à  haute  et  intelligible  voix,  le  plus  âgé  des 
savans,  jusqu'à  ce  moment  courbé  sursoit  assiette,  releva  vivement  la 
tête  et  dit  :  Qui  se  nomme  Bergaz,  ici  ?  —  Moi,  répondit  mon  ami.—  Ah  ! 
c'est  drôle  ,  dit  le  savant ,  vous  avez  le  même  nom  qu'un  Dieu  de  Mada- 
gascar. —  Il  y  a  un  Dieu  qui  se  nomme  Bergaz?  dit  Bergaz  en  souriant.— 
Bergaz,  dit  le  savant,  B.  E.  U.  G.  A.  Z.  —  Ln  faux  dieu ,  sans  doute ,  de- 
manda l'autre  savant.  —  Cela  va  sans  dire,  remarqua  le  philantrope. 

Tous  les  convives,  plus  ou  moin---  athées,  comme  tous  les  voyageurs  in  - 
diens ,  lancèrent  ii  mon  ami  Bergaz  un  oblique  regard  de  dédain.  Cet  in- 
cident n'eut  pas  de  suite.  On  acheva  de  dincr. 


Le  lendemain ,  à  la  même  heure ,  le  savant  remit  à  Bergaz  un  numéro 
de  Wlsiaiiclicvicw,  et  lui  dit  :  Voici  ce  que  j'ai  écrit  à  iiladagascar  sur 
le  dieu  Bergaz,  dans  une  lettre  envoyée  aux  sociétés  savantes  de  Londres 
et  de  Paris  ;  vous  pouvez  garder  cet  exemplaire  comme  souvenir. 

Bergaz  remercia  le  savant  et  lut  cet  article. 

«  La  population  de  Madagascar  olbe  un  mélange  d'Africains,  d'Arabes 
et  de  Madécasses  ;  ces  derniers  peuplent  en  grande  parl;e  le  royaume  des 
Ovas,  qui  est  gouverné  par  une  reine.  Les  Âladécasses  diU'èrent  de  la  race 
éthiopienne  par  des  caractères  physiques  et  moraux  très  particuliers.  Ils 
sont  doux,  humains  et  hospitaliers,  mais  extrêmement  belliqueux,  parce 
que  la  guerre  leur  donne  des  esclaves.  C'est  ii  tort  qu'un  a  pi  élenilii  que 
les  Madécasses  adorent  le  diable  et  qu'ils  ont  ii  Teiniingne  un  arbre  con- 
sacré à  cette  divinité.  Les  Madécasses  n'ont  qu'un  temple  ;  il  est  déiliii^au 
dieu  Bergaz  (ber,  source  on  puils  du  chaldéen,  et  gaz,  liunUne  du  VU- 
décasse)  ;  ils  sont  forts  dévots  à  cette  divinité  et  ils  lui  sacrilienl  un,  coq, 
comme  les  anciens  Grecs  à  Esculape.  Tant  il  est  vrai  que  les  superstitions 
et  les  langues  sont  liées  entre  elles  par  un  chainon  mystérieux  que  les 
mers,  les  montagnes  et  les  siècles  n'ont  jamais  pu  briser  !  « 

Celle  dernière  réllcxion  philosophique  frappa  mon  ami  Bergaz. 
Oïl  Jj  Vous  ne  sauriez  croire,  dit  le  sa\ant,  combien  ces  rappiochemens, 
'découverts  par  nous  au  prix  de  tant  de  fatigues,  font  faire  de  pas  iija 
sciénte!  Oui  se  serait  douté  que  le  mot  ber  ,  le  mot  fondamental  do,(la 
langue  hébraïque,  fût  arrivé  d'Adam  à  Madagascar!  Inclinous-nous  cWvaut 
ces  mystères,  et  taisons-nous  ! 

Bergaz  s'inclina  et  se  tut. 

Les  soins  du  commerce  firent  bientôt  oublier  à  Bergaz  cl  l'article  et  le 
savant.  ,  ■    .  ,i,  ■ 

Neuf  mois  après  cet  incident  vulgaire  dans  une  ^ie  indicnnOji.Boïgaz 
allait  acheter  du  bois  d'(;bène  au  cap  Sanito-Marie  de  Madagascar,  lois- 
qu'une  tempête  força  le  vaisseau  qu'il  montait  à  relâcher  à  Siinpaï ,  sur  la 
côte  du  royaume  des  Ovas.  .1 

PcnJant  que  l'équipage  réparait  les  avaiies.du  vaisseau,  Bergaz,  suivi 
do  son  domestique,  entra  dans  la  campagne  pour  l'explorer.  H  n'y  a  point 
de  bêtes  féroces  à  Madagascai^î' c'est  an  pays  où  l'Européen  trouve  la  sé- 
citrité  dans  ses  proiiienades;  il  n'y  n  que  des  fièvres  qui  tuent  le  malade 
du  jour  au  lendemain.  Les  forêts  sont  pleines  de  ces  lièvres;  maison  n'y 
rencontre  pas  l'ombre  d'un  lion. 

En  sa  qualité  de  Marseillais,  Bergaz  se  livrait  aux  délices  de  la  cliasfc 
dans  celte  ile  bienheureuse,  où  la  grive,  la  perdrix,  la  caille,  le  faisai), 
pullulent  comme  les  cigales  à  Montredon  au  mois  d'août.  Sur  la  lisière 
d'une  forêt  de  bambous ,  notre  chasseur  vit  quelques  naturels  du  pays 
prosternés  devant  une  grande  cabane. 

Ces  naturels  psalmodiaient  une  hymne  d'une  voix  traînante,  et  à  chaque 
refrain  le  nom  de  Bergaz  revenait  si  distinctement ,  que  mon  ami  n'en 
perdait  jamais  une  syllabe.  -  Ah  !  dit-il,  vojlii  le  temple  de  ce  dieu  Bcigaz, 
dont  me  parlait  un  savant  à  Batavjrf.  '  '  ''';''''''    '''' 

Bergaz  fut  poussé  par  une  curiosJlê;biçrt  nattirellé  ;  il  voulut  voir  l'inié- 
rieur  de  ce  temple,  espérant  même  d'y  découvrir  l'idole  Bergaz. 

Son  espoir  ne  fut  pas  déçu.  Le  temple,  dans  ses  quatre  murs  de  bam- 
bous cimentés  ;i  l'argile,  n'avait  aucun  ornement;  mais  dans  le  fond  séle- 
vait,  sur  un  piédestal,  la  statue  du  dieu  Bergaz,  et  sa  physionomie  cl  sou 
attitude  frappèrent  vivement  mon  ami. 

Le  dieu  Bergaz  n'était  pas  un  chef-d'œuvre  d'art,  mais  il  était  encore 
bien  supérieur  de  ciselure  aux  idoles  d'Ua-eïno-moveVt  de  ïavaïpoceu- 
nomoo,  dans  la  Nouvelle-Zélande,  lesquelles,  comme  chacun  sait,  repré- 
sentent grossièrement  le  triple  symbole  de  la  force  qui  engendre,  parle 
et  frappe  ;  encore  une  trinité  mystérieuse,  née  au  bout  du  inonde  !  Le  dieu 
Bergaz  se  rapprochait  davantage  du  seiitiineiit  de  l'art  européen  :  d'abord, 
il  était  vêtu  ii  l'européenne,  chose  rare  chez  un  dieu  indo-abicain  ;  il  poin- 
tait un  chapeau  de  paille  de  liz  à  larges  ailes,  une  légère  cravate  rouge 
de  madras,  nouée  à  la  Colin  ,  nna  chemise  bleue,  uu  large  pantalon  de 
bazin  anglais  et  une  veste  de  coutil.  Il  était  posé  dans  l'attitude  d'un  homme 
qui  arrête  un  coup  meurtrier,  et  soi  bras  droit  avait  de  larges  taches  de 
sang.  Mon  ami  Bergaz,  en  détaillant  les  traits  du  visage  de  ce  dieu  homo- 
nyme, leur  découvrit  une  certaine  ressemblance  avec  les  siens  :  comme 
lui ,  ce  dieu  avait  de  larges  favoris  noirs  réunis  massivement  sous  le  men- 
ton'; et  en  1818,  dans  la  mer  des  Indes,  mon  ami  Bergaz  était  seul  portant 
une  barbe  de  cette  façon.  Quant  au  costume  du  dieu,  il  était  absolument 
le  même  que  celui  de  "mop  ami ,  ii  bord  de  VErablc.  Plus  de  doute  ,  ce 
temple  s'élevait  à  la  méuioire  de  mon  ami  Bergaz.  Toute  incertitude  sur 
ce  point  fut  levée,  lorsque  Bergaz  reconnut  sur  le  cou  du  dieu  sa  propre 
cravate  rouge,  marquée  L.  B.,,qpil  avait  donnée  à  Neptune,  le  cuisinier. 

En  ce  moment  une  procession  clé  naturels  entra  dans  le  temple.  On  al- 
luma du  bois  dans  un  réchaud,  on  déposa  un  coq  sur  la  flamme,  et  on  le 
brilla  devant  le  dieu,  aux  acclamations  des  adoraieurs. 

Mon  ami  Bergaz  n'eut  pas  la  force  de  gaiiler  son  air  sérieux  devant 
cette  cérémonie;  il  poussa  un  imprudent  éclat  de  rire  marseillais  qui 
ébranla  les  murailles  de  bambous.  A  cette  explosion  d'irrévérence,  les 
seclateurs  du  dien  Bergaz  sortirent  de  leur  mansuétude  ordinaire  ;  ils  se 
précipitèrent  avec  des  cris  de  fureur  sur  mon  ami ,  et  ils  s'apprêtaient  à 
le  sacrifier  comme  un  coq  pour  apaiser  la  divinité  outragée,  lorsqu'un 
bruit  de  cymbales  annonça  l'arrivée  du  chef  de  la  tribu.  Louis  Bergaz  ne 
riait  plus,  et,  dans  cet  é.\Uème  danger,  il  eut  retours  à  une  hypocrisie 


LE  MASASIN  LITTERAIRE. 


bien  excusable  :  il  se  prosterna  (levant  le  dieu  et  nianifesla  le  plus  vif  re- 
pentir. 

Le  grantl-prètic  de  Ber!ïaz  reçut  le  chef  de  la  trilm  à  la  porte  du  temple, 
et  lui  lit  son  rapport  sur  le  sacrilège  de  rEuropéi-n.  Le  chef  Jjoiulit  di; 
rage,  et  saisissant  un  cric  malais,  il  courut  sur  rinfàine  profanateur. 

Mou  ami  se  retourna  vivement  au  bruit  des  pas  du  clief  ;  deux  cris  de 
siu'prise  éclaiérent  :  l'arme  tom!)a  dea  mains  noires  ipii  la  brandissaienL 
Le  chef  était  aux  pieds  de  mou  ami  Beryaz.  Le  graud-prêire  faisait  une 
paiitominio  (jui  signiliait  :  Quel  est  donc  ce  mystère?  Et  les  chfleuj'*, Répé- 
taient la  pantomime,  comme  dans  un  ballet.  ,  n  ,  -     ,,, 

Louis  15ergaz  releva  le  chef  roulé  dans  la  pous-ière,  et  désignant  la  sta- 
tue, il  l'iiiierrogea  pur  son  gesle.  Tirant  de  sa  poiiiine  un  soupir  éner- 
gique, \ev\\oÂi\>m9.:Mi)tilierg(tzmounI)U.'  V.k!  lici-'^az  n  est-il 
fias  mon  Dieu  ?  —  Ce  bon  Neptune  !  dit  mon  ami ,  et  il  serra  les  mains 
de  !'ex-rnisiiiier.  ■.    ■  '    '  ,,.-;  -H'     ,,ii  •  -■■        ,-. 

Cependant,  ainsi  que  l'exign-aient  les  convenaiwe?) religieuses, fin , pays, 
ot  sur  la  prière  de  Neptune,  mou  ami  Bergaz,  avant  de  quitter  le  temple, 
se  prosterna  dévotement  devant  sa  statue  ;  il  s'ailoi  a  quelques  instans  et 
soiiii  avec  Neptune  qui  l'avait  invité  à  diuer  à  sou  palais. 

CJieniin  faisant,  Neptune  conta  son  histoire  en  dcn.\  mots  à  Bergaz.  Le 
puissant  Radam,  souverain  de  Madagascar ,  avait  (;nfin  conclu  uji  ,ti'3ilé 
<le  paix  avec  son  iinplacal)le  ennemi ,  liéné ,  ce  corsaire  qui  désolait  l'île. 
Béné  avait  une  fenuue  de  génie  qui  l'ut  nommée  reine  des  Ovas,  par  un 
édit  (le  Ra  lam  ,  et  cette  reine  était  sœur  de  i\eptune  ,  l'ex-cuisiuier  de 
VV.rahle.  Assise  sm-  le  tr(5ne  des  Ovas,  elle  avait  retiré  son  frère  de  la 
domesticité  et  lui  avait  donné  le  connnanilemeiu  absulii  de  la  petite  pro- 
vince de  Simpa'f.  Investi  de  celle  dignité,  Neplune  éle\a  un  temple  à  mon 
ami  Bergaz;  ce  fut  sou  pieuiier  acte  de  souveraineté.  La  reconnaissance 
est  une  vertu  noire ,   comme  l'iugratiiude  est  un  vice  blanc. 

Je  remerciai  vivement  mou  ami  de  sou  histoire,  et  il  nu;  dit  : 

—  Croyez  que  j'ai  ri  long-temps  de  celte  aventure  ,  et  que  dans  mes 
nombreux  voyages  sur  la  mer  indienne  j'ai  souvent  eNcilé  luu!  gailé  folle 
fjirand  je  la  racontais  dans  les  veaiécs  du  bord.  Aujourd'hui ,  je  ne  sais 
poniqufii  ce  souvenir  ne  me  parait  pasi aussi  plaisant.  Ouand  je  me  pro- 
mène sur  le  rivage  de  la  mer,  je  me  laisse  involoiiiaireineiil  attendrir  à 
l'Idée  que  je  suis  adoré  comme  un  dieu  de  l'autie  côté  de  ces  eaux,  à 
l'antre  bout  du  monde,  dans  une  île  qui  tue  les  Lnropéens.  11  me  semble, 
parfois,  que  les  vagues  m'apportent  le  refrain  du  cantique  euionné  en  mon 
honneur  : 

O  r.ergaz,  drarie  le  ser-penl  et  Le  tigre 
Et  donne-nous  une  bonne  moissçn  de.vi^- 

Alors  j'écoute,  et  je  fais  des  vœux,  pour  que  les  vpeiixd'e' ces  p'anvTesgens 
soient  exaucés.  Qua'it  au  serpent  et  au  tigre ,  je  su?s  fort  iranqidlle ,  on 
n'en  a  jamais  vu  ii  Madagascar,  cl  probablement  il  n'y  en  aura  jamais.  Je 
ne  tn'inquiéte  que  de  la  récolte  du  riz.  Ce  qui  me  l'ait  rire  quelquefois, 
c'est  de  me  voir  pien'lre  ainsi ,  par  (listiartion  ,  ma  divinité  au  sérieux. 
Lorsqu'il  m'arrive  un  de  ces  intôT(*ràbles  malheurs  qui  troubloiu  l'existence 
du  riche  ,  lorsque  ma  pendule  s'arrête  dans  la  nuit,  lorsque  mon  habit 
neuf  reçoit  une  tache,  lorsque  le  vernis  de  ma  botte  s'écaille,  lorsque  je 
perds  la'  clé  de  mon  secrétiire  ,  lorsque  les  voisins  parlent  à  mon  oreille 
au  quatrième  acte  des  Ilugnenots,  lorstpie  Eugène  Sue  me  dit  :  La  suite 
il  diuiiiin  ,  pour  in'apprendre  ce  que  devient  Maihilde;  enlin,  lorsque 
je  me  considère  connue  le  plus  infortuné  des  hommes  heureux,  je  me 
console  en  loinnant  mes  yeux  vers  l'hémisphère  où  brille  la  CroixduSud  ; 
je  Vois  ma  siatue  adorée  par  les  lidêlcs  seciaieurs  du  culte  bel  gazien  ;  j'é- 
coule la  piière  qu'ils  m'adressent;  et  même  ,  seul  dans  ma  cliandjre  ,  je 
me  surprends  dans  l'attitude  de  l'idole,  telle  que  je  l'ai  vue  sur  son  piédes- 
tal de  bambous.  0  vanité!  , 

Je  serrai  la  main  de  mon  ami,  et  je  lui  chantai  le  refrain  :  O  Bergq^, 
écarte  le  sei'pent,  sur  un  air  inconiui.  AiÉUY.  —  [Lm  Presse.) 


SCÈNES  POPVI.AIRE3. 


PERSONNAGES. 


M.  Burov. 

Le  Pkiii:  Bontemps 

Le  M.vnfeciiAL. 


JlABP.voisni.T.n  GeiMinn. 

IlttlMfiltE  AVDnv. 


iionj  01.  '_>] 
La  scène  se  passe  clans,  un  ylilagé'acs  environs  de  Paris. 


SCÈNE  I". 
LE  PÈRE  BOSTEMl'S,  M.  DUFOY. 

Le  père  Bnntomps.  —  C'est  lichu,  vous  dirais  tout  c'que  vou;  vourais, 
monsieur  Dufoy.  mais  j'sommcs  tout  d'mèmc  point  n'hureux  cl  d'pis  qu' 
j'onsféc'te  dcrui.ire  révolniion  ilà. 

M.  Uufoy.  —  l)'abor<l.  permettez  ,  ptrc  Bontemps ,  vous  vous  donner 
U  des  gants  pour  une  chu:>c  ù  laquelle  vous  u'avcz  uuUcmcnt  participé, 
Pieu 


Le  père  Bontemps.  —  Si  c'éqniont  pour  ça  qu'vous  le  r'marciais  el' 
bon  Dieu,  mé  point  :  Ppauvr''  cher  homme  y  n'équions  rien  là  d'dans,  c' 
qui  n'empêchons  qu'il  aviont  dit,  les  ceux  qui  y  équiont,  qui  n'y  aviont 
rien  d'pus  beau  et  d'pus  genii  que  c'te  révolution  ilà. 

M.  Dufoy.  —  Et  Vous  êtes ,  dites-vous ,  malheureux  depuis  cette  <!po- 
que? 

Le  père  Bontemps.  —  Tods  point  dit  qu'  j'équions  malhenrcnx.  j'ons 
dit  point  n'heureux  ;  n'allais  point  m'faire  dire  des  choses  que  j'ons  point 
proférées;  je  l'disons  core  c'que  j'ons  dit  que  c'équiont  neune  belle  chose 
qui  z'ont  abîmais.  J'avons  p'tètre  tort  ed'  dire  qui  z'ont  abîmais  nout'  ré- 
volution ? 

M.  Dufoy.  —  Ne  nous  fâchons  pas,  je  vous  en  conjure. 

Le  père  Bontemps.  —  Dam',  j'ons  t'y  jamais  paj  ais  dans  u'a-jcun  temps 
n'aulant  comme  cj' payons. 

M.  Dufoy.  —  Je  ne  vous  dis  pas  le  contraire. 

Le  père  Bontemps.  —  J'ons  t'y  évu  d'pis  des  années  qu'équiont  rudes? 
C'équiont  t'y  point  d'z'horreurs  cd'  payais  c'que  j'payous  cd'cnniribulions 
ed'  tout,  et  vous  voulais  t'y  point  que  j'nous  trouvions  n'hureux  ? 

M.  Duloy.  —  Je  ne  veux  rien... 

Le  père  Bontempr.  —  C'équiont  bé  mal  à  vous  d'vouloir  que  j'seyoDS  bé 
ti'aises  quand  j'sommes  malheureux  tout  plein. 

M.  Dufoy.  —  Je  ne  veux  rien,  vous  dis-je  ;  combien  de  fois  faut-il  vous 
e  répéter  ? 

Le  père  Bontemps.  —  C'est  qu'y  n'y  a  point  n'a  dire,  c'est  qu'pus  equ 
j'allons,  pusque  j'souffron?. 

M.  DuToy.  —  Je  ne  puis  rien  y  faire. 

Le  père  Bontemps.  —  Ça  n'empêche  pas  qu'je  n'serions  point  n'embar- 
rassais si  tout  ein  chacun  vouliont  n'être  raisonnable. 

M.  Dufoy.  —Vous  aurez  du  mal  à  obtenir  tout  cela,  je  vous  en  aver- 
tis. 

Le  père  Bontemps.  —  C'équiont  tout  d'même  bé  triste  ed'voir  el'  preu- 
œier  peuple  ed' la  tarre  avoir  autant  d'mal  qu'il  en  aviont  à  gagner  sa  pau\' 
vie  ;  car  comme  y  disiontl'aut'  fois,  j'soinmes  t'y  point  el'  preomier  peu- 
ple ed'  la  tarre  ? 

M.  Dufoy.  —  Et  qui  disait  Cela  ? 

Le  père  Bontemps.  —  Qui  qui  disiont  ca? 

M.  Dufoy.  —  Oui. 

Le  père  Bontemps.  —  Un  queuqu'un  qui  n'vous  craignent  point. 

M.  Dufoy.  —  Ça,  je  le  crois. 

Le  père  Bontemps.  —  Qui  n'craignons  mémo  parsonnc,  voyais-vous  ; 
c'équiont  m'sicu  Faucheux,  la  preumiate  letue  cd'  son  nom,  pisque  vous 
voul.iis  cl'  savoir,  m'sieu  Faucheux  ed'  Gadancourt.  Quand  j'Ions  prépo- 
sais l'aui'  fois  pour  qui  seyons  députais,  vous  y  éiiais,  m'sieu  Dufoy, 
qu'vous  avais  dînais  à  quand  nous? 

M.  Dufoy.  —Eli  bien r 

Le  pè;e  Bontemps.  —  N'avont  l'y  point  dit,  c'te  fois  là,  m'siea  Fau- 
cheux, ([u'j'é.iuio;.!  cl'  preuiiiier  peuple  ed'  la  tarre  ? 

M.  Dufoy.  —  Je  ne  me  souvTens  pas  de  cela. 

Le  père  Bontemps.  —  Il  l'avtont  tout  de  même  bé  dit. 

M.  DuToy.  —  C'est  possible;  mais  je  ne  l'ai  point  entendu. 

Le  père  Br,niemp-.  —  Que' (France il  éiiont  el'  preumier  peuple  cd'  la 
tarre,  cl'  pienmii  r  en  avant  cd'  tomes  cl'  zauies,  il'  pus  brau-,  ri'  pus 
biau,  cl'  pus  France  et  l'uioins  faignaM,  et  qu'c'cqnioni  neune  vraie  picjuiti 
que  d'Ie  voir  aussi  peu  hcurcu?  comme  c'est  qu'il  (quionl. 

M.  Dufoy.  —  .Mais  lui,  monsieur  Faucheux,  de  quoi  se  plaini-il,  «Vit  il 
pas  un  des  plus  aisés  du  dépai  temen'  ? 

Le  pèie  Bontemps.  —  C'éqniont  point  li  non  pus  qui  leui  plaignout. 
yià  pas  biau,  pardine,  li,  y  n'Ieuxplaigiiont  point. 
,",.,  M.  Dufoy.  —  Il  aurait  grand  tort. 

Le  père  Bontemps.  —  11  équioat  simplement  malheureux  cd"  voir  cl' 
pauv'  peuple  point  heureux. 

M.  Dufoy.  — C'est  fort  beau  de  sa  part. 

Le  père  Bontemps.  —  C'équion;  pour  qu'y  seyons  pus  hurcux,  cl' preu- 
mier peuple  cd'  la  tarre,  qui  voulions  n'eire  dcpiaa .«.. 

M.  Dufoy,  prenant  te  fausset  pour  donner  plus  de  mordant  à  ce 
qu'il  va  dire.  —  Et  allons  donc. 

Le  père  Bontemps. —  Et  dire  qu'un  homme  comme  li,  y  n'avions  pont 
n'étais  nomma  s  aveucq  d'z'idais pareilles  ;  son  défaut,  .i  m  .«ion  Fauclinix, 
c'équiont  d'être  trop  fi  anr,  de  n'  point  n'assais  dissimul.iis  c'  qu'il  a»it  iii 
an  dibors  ed'sa  conscience;  nia's  psipte  j'  sommes  venus  à  n'en  parlais, 
j'  sommes  toujours  beu  aise  cd'vous  d  re  cqu"  les  ceux  qui  n'en  nul  point 
voulu  cd  m'sieu  Faucheux  pour  nout  députais ,  il  éqcion;  tous  des  »i  ùiis 
bêtes. 

M.  Dufoy.  —  Bien  obligé. 

Le  père  Bontemps.  —  liam,  an  fait .  r'éiuiont  t'y  point  el"  me  l!cnr 
rpuschïiitablc  d'z' humains,  m'sieu  Faucheux,  cl'pus  Lravc  des  lu 
mes,  l'pus  sincère  ? 

M.  Dufoy.  —Vous  n'avez  pas  toujours  ditrola.  il  fut  un  temps... 

Le  père  iiontemps.  —  C'équiont  d  i  temps  à  défunt  sa  fàinc.  qu'éiiont 
nout  cosiue,  eune  gale,  eh\  démon  fini  :  c'équiont  ben  ail!*  qu'iquioni l'au- 
teur qu' nous  nous  avons  fâché  ,  car  i'oiis  loujou  rosp<'ciais  lu  sien  F.m- 
cheux,  ça  toujours  ;  mais  vous,  m'sieu  Dufoy,  vous  l'dctcsiais  du  lia  l'V; J 
ed'  vont'  cunir. 

M.  Dufoy.  —  Je  n'ai  pas  de  raisons  pour  cela,  vous  vous  trompct. 


'dhihmri-^f.i'.i^.  i.i't  ^ 


28 


jffli'i.i. 


»o,nf-(irT3  ^n;:;ic   i- 


Lf  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


Le  père  Bontemps.— Accouiais,  j'saïons«t  c'qucj'savons;jVn  savons 
p'i'i'lre  pusqu'vouslà-d'siis,  et  si  j'voulious...  Accouiaiâ-iué."  ''  -r''^'     '' 

M.  Diiloy.  —  Jl»  vous  écoule.  '  '■?  .ubir'iii  .jc 

Le  ix're  Bontemps.  —  S'il  aviont  tant  seulement  vmilu  dans  Ics^tCffipS', 
du  mariage  ecl'  son  garçon  aveucq  voui'  demoiselle,  m'sicii  Faucheux , 
vous  teriais  à  l'heure  qu'il  équioul  les  deux  doigts  cd'  la  main  .(C'équioat^ 
t'y  vrai,  heim?  'o'^^J  -i' 

M.  Uiifoy.  —  Pas  tout-'a-fait. 

Le  père  liontemps.  —  Pourquoi  n'alors  qu'vous  n'I'aviont  point  nom- 
mais si  c'ni^iiuiorit  la  chose  qu'vous  n'cquiais  point  n'ami  n'aveucq?  c' 
pauv'  ui'sieu  Faucheux  qu'éiiont  la  bontais  n'en  parsonue,  la  bcte  au  bon 
Dieu. 

M.  Diifoy.  —  C'est  peut-êire  bien  un  peu  pour  cela  qu'on  ne  l'a  point 
noiniii.'. 

Le  père  Bontemps.  —  Vous  n'vous  z'a  point  beaucoup  gênais  pour  en 
diic  d'ï'horreurs. 

AI.  Uufoy.  —  Cela  n'est  pas;  j'ai  seulement  dit ,  et  je  ne  crains  nulle- 
ment do  le  répéter,  que  nous  pouvions  faire  un  meilleur  choix  ,  et  nous 
l'avons  fait. 

Le  |>ère  Bouiemps.  —  Vous  a  fé  d' la  belle  ouvrag:e  ;  qui  qu'vous  a  nom- 
mais n'a  sa  place,  vous  a  nommais  ra'bieu  cd'  Grandbois,  cin  vieux  point 
giati:l'(h')se,  eiu  vieux  mangeux  ed'messej,  cin  homme  qui  leur  engrais- 
toiu  ed'ia  sueur  au  paur  monde  ,  ein  paroissien  qui  n'sorlont  point  des 
prcires,  el'malheur  ed'uout  pays,  les  calolins. 

AL  Dufoy.  —  Moins  que  tout  autre,  père  Bontemps  ,  tous  avez  à  vous 
plaindre  de  M.  Grandbois. 

Le  père  Bontemps.  —  Quéqu'il  avions  drjà  fi  tant  fé  pour  mé  qne  je 
l'aiuiiont  tant,  j'sommes  t'y  pus  riche  qu'  j'equiont  quand  il  aviont  r'venu 
cheux  nous  aveucq  cl'i'autes? 

M.  Dufoy.  —  El  pour  vosenfans,  que  n'at-il  pas  fait,  que' de  bontés 
n'a-t  il  paseues? 

Le  père  Bontemps.  —  J'anrerions  tout  autant  n'aimais  qui  ne  s'en 
scj ions  point  tant  n'occupais,  marchais,  il  n'aurcrions  point  tant  j'azais 
qui  zoiit  jazais,  qu'si  j'avions  point  évu  si  bon  dos  ,  j'aurcrions  point  tant 
seuWment  pu  portais  padant  huit  jours  cque  j'ons  portais  padant  plus  de 
quatorze  ans  qu'avons  du.'-é  noui'  pauv'  fàmc;  l'ont  y  montrais  assais  long- 
temps û'au  doigt ,  la  pauv'  chère  amie,  qu'si  aile  aviont  évu  tant  seule- 
ment pour  deux  yards  ed'  cœur  au  ventre,  y  a  long-temps  qu'aile  en  se- 
rions morte  à  la  peine;  aussi  voas  l'a  vue ,  ra'sico  Dufoy,  aile  aviont  Uni 
ben  avant  qu'  j'osions  l'espérais  ,  et  quVil  avons  fé  queut'  chose  pour 
nous  l'vieux  chi:  n  ed'  Grand!)ois,j'l'avons  bé  payais,  marchais. 

M.  Dufoy.  — Je  vous  engage,  néanmoins  ,  eicela  dans  votre  intérêt,  à 
garder  un  peu  plus  de  mesure. 

Le  père  Bontemps.  —  Que  qui  pouvions  m'  faire  ,  je  n'  le  craignons 
point...  s'il  équinnt  laiit  seulement  ein  France,  voyais-vous^w'    • 

M.  Dufoy.  —  Eh  bien!  'i-'-      !    '  ■  .l>ui-.:i"L'  ii 

Le  père  Bontemps. —J'noiisaladonst!..  mais  rien  ,  voyais-Vi^us ,  Bi'sieu 
Di;fi>y  ,  moins  que  rien.  Tandis  que  m'sieu  Faucheux  ,  i'  roi  des  hommes 
s'.ili.  r  France  des  Francés ,  l'homme  etl'.  la  chose  ,  c'équiont  comme  ça 
qui  dis'onL 

M.  Dufoy.  —  Je  me  rappelle  cependant  tous  avoir  vu  parfaitement  dis- 
posé en  faveur  de  M.  Grandbois.        -  •  ''■';i;i'  ":  ■! 't 

Le  père  Bontemps.  —  Y  a  bô  du  temps.  ■'    '  '     '     ''■     ''i 

M.  Dufoy.  —  Qui  donc  a  pu  vous  faire  changer  à  ce  point? 

Le  père  Bontemps.  —  Pourqïoiqu'jons  sauge  ? 

M.  Uufoy.  —Oui,  pourquoi  motif? 

Le  père  Bontemps.  —  J'avons  point  sangé,  y  m'ont  emmené  les  z'amës 
aveucq'ciix  ,  y  m'avons  n'ouvert  l'z'j  eux  au  moment  qu'j'allions  m'iour- 
nais  conir'  la  France,  nout  pays  à  tous,  la  mère  ed'  la  patrie,  quidisiont, 
aveucq  nos  institutions,  des  institutions  et  des  constitutions  des  constitu- 
tionnels à  mort,  et  des  renfoncemcns  des  privilégiés.  Pour  lors,  j'ons 
n'ouvart  t-r  z'ycux,  j'(jns  vu  el'  précipice  où  qu'j'allions  n'entrais,  et  j'som- 
mes dcv'nu  c'que  j'sommes  à  c'i'heure  ici,  France  jusqu'à  la  darniare 
{!outie  d'nout  sang,  ça  je  Tons  jurais  ;  y  m'I'out  demandais,  je  l'ons  fé  ;  à 
preuve,  c'est  que  i'sons  v'nu  dans  les  voitures  qu'il  aviont  payais  m'sieu 
ed'  Grandbois;  eh  ben  !  pou  nous  en  r'veni,  je  n'en  ons  point  voulu,  j'ons 
préférais  r'veni,  à  quand  l'z'atiies,  et  voilà,  sus  nos  pieds. 

M.  Dufoy.  —  Et  vous  èics  revenu  dans  un  joli  état,  je  m'en  sonviens. 

Le  père  Bontemps.  —  Dam  !  accoutez  donc,  quand  on  est  aveucq  des 
Francés,  faut  bien  être  France. 

M.  Dufoy.  —  Des  Français,  des  ivrognes,  tous  voulez  dire':» 

Le  père  Bontemps.  —  Des  vrais  Franrés. 

5L  Dufoy.  —  Vous  feriez  mieux  de  vous  occtiper  des  choses  qui  tous 
touchent  de  plus  près. 

Le  père  Bontemps.  —  J'm'en  occupons. 

M.  Dufoy.  —  Ne  ferez-vous  rien,  par  exemple,  pour  votre  fils,  le  der- 
nier marié,  dont  toute  la  récolte  est  ptr.iue  sans  ressource? 

Le  père  Bontemps.  —  J'vous  voyons  v'ni...  J'en  sommes  bé  triste,  mais 
j'ons  point  les  moyens  d'ça;  pourquoi  s'aviout   l'y   n'établi  q  te  je  ne 
'voulions  point,  tant  pis. 
'I.  Dufov.  —  Aviez-vous  à  vous  plaindre  de  la  famille  de  sa  femme  ? 
père  Bontemps.  —  Des  gueux  ((ui  n'aviont  point  et'  prcumier  son. 
^ufoy.  —  Mais  vous-même,  quand  vous  vous  Ctes  marié,  vous  n'é- 
•e  avancé  non  plus. 


Le  père  Bontemps.  —  Y  n'avont  qu'à  faire  comme  j'ons  fé. 
sM.  Dufoy.  —  Vos  parens  n'avaient  rien  ;  mais  vous  qui  avez  du  bien , 
qui  êtes  à  votre  aise... 
Le  père  Bontemps.  —  Si  j'ons  queui'  chose  je  Tons  bé  sagnais,  mar- 

M.  Dufoy. — Vous  avez  eu  du  bonheur.  '  ''     '    '   ' 

Le  père  Bontemps. —  Queu  chance  qu'j'ons  n'évue  ?  J'ons  n'évu  el'mal- 
heur ed'pardre  nos  deux  premiares  fîmes;  c'éiiont  là  tout  cl' bonheur 
equ'j'ons  évu,  mais  sans  ça...  An  surplus  j'vous  l'disons,  m'sieu  Dufoy,  je 
n'fcrons  r  en  pour  li,  c'équiont  sans  préférence,  pas  pus  pour  li  qu'4)0ur 
l'z'autres,  après  nous  s'il  en  resse  ;  j'allons  liieles  papiers.  ''^1,"*' 

M.  Dufoy.  —  Votre  serviteur  très  humble.  '     ' 

Le  père  Bontemps.  —  Avantage,  m'sieu  Dufoy.  ''•'"  : 

.  ,       .,■     .,     f.  ■  ■'■■  ■     -■  ■'  ')''1|D>B 

...pii.'ii; ii-ieq  -u-sl  êiOu,..i  i  SCÈNE  IL  '>;r,dit 

-ïib  iyf)    ;-înp-!Ofi  eo'  -  j,_    DUpoY.  "  ^"':; 

Et  je  suis  sur  le  point  de  quitter  Paris ,  pour  venir  au  milieu  de  ces 
gens-là  !  heureusement  qu'ils  ne  sont  point  tous  taillés  sur  le  même  pa- 
tron. Celui-ci  est  un  sot,  un  égoïste ,  qui  se  croit  un  personnage,  et  ça , 
parce  qu'il  a  quelque  chose,  une  girouette  à  tout  vent. 


r-  I'^;  '^^mi 


SCÈNE  IIL 
,  1LA  MÈRE  AUBRY,  MADEMOISELLE  GUIMARD. 


La  mère  Aubry.  —  Mais  j'nous  trompons  t'y  point,  c'équiont,  m'sembi!, 
m'sieu  Dufoy?  ^ 

M.  Dufoy. —  Eh!  bonjour,  madame  Aubry;  bonjour,  mademoiselle' 
Guiœard. 

La  mère  Aubry.  — Vous  rev'là  donc  dansnoutr'  pays,  m'sieu  Dufoy, 
c'équiont  n'ein  n'basard  que  d'vous  y  retitôntrais. 

M.  Dlifoy.  —  Il  n'y  a  guère  qu'un  mois  que  je  suis  parti  pour  PanV.  '  ''"^ 

Mademoiselle  Guimard. — Avec  Mme  Desbrières.  ;    .  ■ 

W.  Dufoy.  —  Avec  Mme  et  M.'Déibrières,  oui,  mademoiselle. 

La  mère  Aubry.  —Au  fait,  on  a  t  irit  n'a  faire,  qu'en  bonne  conscience,  ; 
j'sommes  ben  n'embarrassais  ed'dire  comment  j'vivons.  C'est  ce  que' 
jdisions  core  à  c'maiin  aveucq  la  fàme  à  Thomas  Branchu,  b's  journées 
et  p'S  les  s'maines  tout  ça  Cloni  qu'on  n'a  tant  seulement  point  l'iemps 
d'ies  voir  coulais.  T'nais,  Toyais-vous,  m'sieu  Dufoy,  comme  j'disions  à 
c'matin  aveucq  la  fàm-;  à  Thomas  Branchu,  quand  eune  fois  vous  a  n'at- 
teint vont  soixantaine,  comme  on  dit,  vous  n'a  pu  l'temps  ed'vous  r'tour- 
nais. 

M.  Dufoy.  —  Mais  vous  n'en  êtes  pas  encore  là,  tous,  mère  Aubry. 

La  mère  Aubry.  —Et  dix  aveucq  à  la  Saint-Martin,  ne  plus  ne  moins. 

M.  Dufoy.  —  On  ne  vous  les  donnerait  pas. 

'Mademoiselle  Guimard.  —  Ma'dato^  tfest  cependant  plus  la  même  de- 
puis deux  ou  trois  ans.  ■'  "  '    '    '■ 

La  mère  Aubry.  — L'csseî)tiel ,  mamzelle,  c'est  quej'me  portions  ben, 
n'vous  en  déplaise.  A  propos,  dites  donc,  m'sieu  Dufoy,  savais-vous  qu'il 
étionl  r'arrivais  m'sieu  de  Grandbois  ? 

M.  Dufoy.  —  Non,  du  tout ,  j'ignorais  même  qu'il  fût  question  de  son 
retour. 

La  mère  Aubry.— Il  étiont  r'arrivais,  attendais  donc...  il  équiont  !a 
demie  ed  douze  heures.  Comme  il  aviont  maigri  1'  pauvr"  cher  homme  ! 
c'équiont  toujou  point  là  la  même  meine  qu'il  aviont  quant  il  aviont  parti. 

Mailemoiselle  Guimard.  —  Il  n'est  pas  extraordinaire,  madame,  conime 
j'avais  l'honneur  de  vous  le  dire,  que  M.  de  Grandbois  soit  un  peu  changé, 
il  a  eu  tant  de  préoccupations  depuis  qu'il  nous  a  quittés. 

La  mère  Aubry.  —  Laissais-nous  donc  tranquilles ,  mamzelle  Guimard, 
qui  n'équiont  point  n'homme  à  faire  c'  qui  n'  lui  conveniont  point,  mar- 
chais ;  s'il  étiont  députais,  c'est  qu'il  l'avions  ben  voulu,  ça  n'  s'erait  qu' 
pour  faire  enrager  les  ceux  qui  n'  voulions  point  d' li  qu'  ça  serait  toujou 
bé  genti,  pas  vrai  ?  y  en  a  d'aucuns  qu'aurerions  préférais  qu'  ce  seriont 
n'étais  nein  aute,  ailleurs  ed'li. 

Mademoisc-Ue  Guimard.  —  Qui  ?  des' iMrigans  et  des  sans-culottes. 

La  mère  Aubry.  —  Vous  pouvais  même  mette  des  imbéciles  avenrq, 
marchais.  L' père  Bontemps,  par  exemple,  qui  f'sont  n'a  c't'  heure  el'  biau 
parleux,  qu'éqaiont  la  plus  grand  bêle  cd'  tout  1'  pays,  comme j'  disions 
à  c'  malin  à  la  fàme  à  Thomas  Brauch  j  ;  pasce  qu'il  avont  du  bien  qui  n'  li 
profil'roni  paB,  vU  qu'  bieiihial  acquis  n' prolitont  jamais,  n'  voulont  t'y 
point  tâter  d'être  dépuiais  niiou  c'  vieux  Boniemps-là.  Si  n'  n'est  point 
n'a  vous  confonde  ed'  rire,  '</i(èsl^dHc,  père  Dufoy  ? 

M.  Dufoy.  —  Est-il  Dieu  possihlf!'!!' 

La  mère  Aubry.  —  Y  n'aviont  gardé  de  1'  dire  e  d'vant  mé,  marchais. 
Combé  qu'  ça  s'rait  t'y  genti  d'avoir  pour  députais  cin  grand  bélûjiiii 
comme  li,  qui  n'  savent  seulement  poiut  faire  eune  diffarance  e  d'  sa  main 
droite  d'aveucq  sa  gauche. 

M.  Dufoy.  —  Je  le  quitte  à  l'instant,  il  ne  m'a  nullement  fdit  part  de 
ses  projets.  '  '   ; 

La  mère  Aubry.  —  Ni  à  mé  non  pus,  qu'on  vous  dit,  U  étiont  ilà  qui 
disiont  pis  qu'  pendre  de  M.  d'  Grandbois,  ça  n'empêche  qu' quand  il 
aviont  passais  au  droit  d' li,  à  c'te  r'montée,  il  aviont  baissé  son  bonnet 
pus  bas  qu'  tarrc. 

M.  Dufov.  —  C'est  incroyable  ! 


LE  MA  GASINLITÏERAÎRE. 


Mademoiselle  Guiiuard.  —  Je  suis  encore  à  me  dcman  1er  cornraent. 
ane  personne  comme  vous,  madame,  pouvez  regarder  cet  hônfaio"^  cif 
iace,  il  me  fait  horreur.  , 

La  mère  Aubry.  —  Pouniuoi  que  je  n'  le  r'garderions  pointj.yijaÉrions 
Ccliu  d'  croire  qii'j'ons  peur  cd'  li.  - 1,  ,,'):y  in, 

JMademoisclle  Guimard.  —  C'est  un  homme  bien  dangereux. 

La  mère  Aubry.  —  Li,  point  pus  dangereux  qu'  rien,  il  équiont  tout 
faucheux  cujor  d'aujord'hui. 

A?.  Dufoy.  — Ils  onil'air  fort  bien  ensemble,  cfleciivemcnl.     i- .  'iJ 

Lanière  Aubry.  — Tout  ça  prov'iiont  de  c'  qu'  l' l'aucheux  ,■  il  en 
aviout  ed'  besoin  pour  liraii  les  marrons  du  feu.  Quand  j'  venons  n'a  pen- 
sais qu'y  n'y  a  po  iit  dont  mois  qu'il  éiimojit  tous  deux  à  couteaux  lirais, 
comine  j'  disions  à  c'  malin  aveuc(|  la  fiinie  à  Thomas  liranchu. . 

M.  Duf  y.  —  Il  s'en  défend  comuie  un  beau  diable. 

Madf  molsi-Ue  Guimard.  —  Vous  ayez  bien  tort,  madame,  de  vous  com- 
metire  avec  des  ttres  pareils,  des  gens  sans  morale,  sans  principes,  sans 
religion  ;  si  jamais  Uieu  nous  en  préserve  !  si  jamais  leur  parii  triomphait, 
nous  ne  tarderions  point  à  revoir  93  et  touies  ses  horreurs.  Que  dis-jc, 
93,  le  mot  est  liop  doux,  v.c^  cannibales  et  des  aLithroi)0])liages. 

La  cièrc  Aubry.  —  G'  c^quioiu  t'y  point  des  gens  qui  mageout  des  par- 
sornes? 

Mademoiselle  Guimard.  —  Tous  les  sexes  en  général,  toul  ce  qui  ne 
partage  |sis  leur  opinion.  ■■    *i.- >j  j ,' ;j  y .  )      'Ci 

l.a  mère  Aubry.  —  Et  V  gouvernement  y  souQront  ça?  y  n'y  aviont 
donc  point  Cil' justice? 

Mademoiselle  Guimard.  —  Les  plus  forts  n'ont  ils  pas  toujours  fait  la 
loi?  ■    '    ' 

La  mère  Aubry, ,—  Ça  c'  équiont  bé  vrai. 

M.  Dufoy.  —ri  est  espérer,  B>atlemoiselle,  que  les  choses  n'en  vien- 
dront pas  là. 

Mart!  rnoiselle  Guimard.  —  Plus  loin,  monsieur,  avec  ces  gens-li,  beau- 
coup plus  loin.  ,1    , 

Lanière  Aubry.  — Eh!  bet)  !,  ci  faut  qu' j'  vousl'  disions,  je  n' sommes 
point  tranquilles  ç|n  brn;  je  n'  savons  point  d'où  qu'  ça  nous  v'uous, 
mais  je  n'  sommes  point  t'heure'iu  cd'  pianein  bon  bout  de  temps. 

f^îademoiselle  (iuiiuard.  —  Parte  que  nous  nous  p  aisons  il  louler  aux 
pieds  ce  (jue  nous  avons  de  plus  sacré,  piuce  que  nous  ne  respectons  plus 
rien,  parce  que  tout  est  renversé ,  mécoiiug.    . 

La  mère  Aubry.  —  Faut  c'iapadant  n'  poi^t/àire  tout-à-fait  c'  qui  n'é- 
quioni  point,  inamzelle  Guimard.  ,,i,/;r  ., 

MàdcLioiselle  Guimord.  —  Gemment  rcntendcz-rous ,  madame? 

La  mère  Aubry.  —  Dimanche,  damier,  et  l' jour  cl  cl'  la  Pentecôte  ,  y 
aviont  core  pus  cd'  monde  à  la  porte .  cd' i'égliie  quq  non  point  ed'- 
dans. 

Mademoiselle  Guimard.  —  Parce  que  l'on  est  bien  aise  de  se  faire  voir; 
de  l'orgueil  et  de  la  vanité  ,  pas  autie  chose  ,  et  l'on  passera  auprès  de 
M.  le  curé,  le  chapeau  cloué  sur  la  tèie. 

La  mère  Aubry.  —  Accoutc^,  niamze.Jj.i.Çuimard.y  aben  n'aussi  qu'eut' 
petit 'S  rlioses  à  s'prochais  ,  e  1'  pauvr  tlier  homme  ,  marchais...  Seyons 
jusse  et  d' bnn  compte ,  e  1'  meilleur  d'  tous  les  prêtres  y  n'  valont  rien. 

Madeuio  selle  Guimard.  —Vous  avez  oublié ieu M.  l'abbé  Segrais,  ma- 
dame? 

La  mère  Aubry.  —  Que  je  n'  l'ons  point  oublié,  m'sieu  Segrais,  que  j' 
ne  l'oublirrons  jamais  ,  marchais;  c'eiiuiout  s'tilà  qu'équiont  nein  brave 
curé,  qui  laissiunt  faire  ii  toul  l'  monde  coniuie  ils  l'entcndiont. 

Mailemoiselle  Guimard.  —  Ce  fut  là  le  seu<|j,ort  que  l'on  eût  à  lui  re- 
procber.  ,..',  , 

la  mère  Aubry.  —  Corabé  qu'il  équiont  rcs;>cclal)Ic  ,  c  i'  pauvr'  cher 
homme  !  Tandis  qu'  tous  ces  jeunes  curés-lii,  voyais-vous...  Diun  !  accou- 
tais  donc,  il  en  éijuiont  d'î'hommes  quasiment  comme  des  lûmes,  sans 
comparaiscn,  faut-y  point  e  pi'  jeunesse  y  passions  ? 

Mudi'moiselle  Guimard.  —  J'aime  à  croire  que  feu  BL  l'abbé  Segrais  a 
éiéjeuiic  comuie  un  auirc,  madauic,  elcepeudiint  jduiais,  au  giand  ja- 
mais... ,  ,   ,,,,        ;, 

La  mère  Aubry.  —  Dans  l' temps  qui  s'amusions  j'équiohs  point  n'au 
monde.  , 

M.  Uufoy.  — Je  crois  que  ce  qi*c  nous  avons  de  mieux  h  faite,  c'e6.l  de 
ne  pas  nous  monter  contre  celui-ci,       :^,  ,,,    i,,,  , 

La  mère  Auliry.  —  Vous  aurais  biaù  dire  ,  m'àeu  Pu/oyi,„yoijs^  me 
frais  janié  n'aimer  s'iilii  cd'  cuié.  ,,;i,l  e,  jnoinpViO,'   ,' 

M.  Diitoy.  —  lit  piiurquoi,  je  vous  le  dçman4%8.HT  i  9.in:1  i;t  r:  n 

Malemiiiselle  Guimard.  —  Madame  serait  pcmxiSffieJiifcpj  embarrassée 
lie  noiis  le  dire.  ..„,:(,  ..\,.  ,,,  '< 

La  mère  Aubry.  — Point  déjà  si  tant,  inatiuclle. 

Mademoiselle  Guimard.  —  J'avoue  que  je  ne  comprends  rien  à  cette 
aaimosiié,  et  à  moins  que  vousn'ayiz  de  grands  moiifs... 

La  mère  Aubry.  —  J'n'en  manquons  point,  marchais.  Quand  j'vcnons 
à  pensais  à  toutes  Ks  sottises  (|ui  nous  avions  fé,  j'vous  les  dirais,  m'sieu 
Duioy,  qu'vous  vouriais  point  les  craire.  Qu' l'aut' jour  nouf  home,  il 
éiiont  nein  brin  n'éiourrii,  y  n'aviont  pris  quia  validité  d'un  varie  e.l'vin, 
il  équiont  dans  l'ehœnr,  qui  chanliom  aussi  Renlimeut  qui>  j'uous  mène- 
rions à  chanter  ilà;  v'ià  m'sieu  l'curé  qui  s'en  v'nont  li  iJire  dans  son 
tuyau  d'orei:le  d'otais  sa  chape,  et  plus  vite  cqu'ça,  C'équiontl'y  eune  raison 
dou  qu'il  équiont  n'étourdi,  c'pauvr'  cher  ami,  c'équioai  l'y  cune  raison 


])pu  vçni  l'airronier  en  pleine  grand-messe,  comme  si  fallait  point  qu'eux 
aulf'^y  z'amusioiis  entre  eux  les  chantres,  ben  obligeais.  El  ces  quaiic 
cents  ed'f>»golsqui  m'aviont  demandais,  et  n'ont  point  pris,  vuquil  aviont 
dit,  dit-y,  qui  z'équiout  trop  chars ,  c'i  quiont  l'y  eune  honestetais  à  faire 
au  monde,  ça?  Et  nout'ptlit  qu'il  aviont  ri^nvoyals  du  caléchime,  pasce 
qu'y  y  avions  lirais  sa  langue  en  arriarre  edli  :'  c'équionl  t'y  bé  gcnii  ? 
Eaut-y  point  qu'ein  afact  y  leux  amu.Moiis;  et  c'qu'il  avont  fé  là  c'tquiout 
t'y  nc'une  politesse  à  faire  à  des  parens  ? 

M.  Dufoy.  —  On  ne  peut  pas  non  plus  se  laisser  manger  la  laine  sur  le 
dos. 

Mademoiselle  Guimard.— Il  est  de  certaines  choses  qu'il  est  impossible 
de  tolérer. 

La  mère  Aubry. — Laissais-donc,  mamzelle,  tout  c'qui  v'nont  d'cos  tcBS*- 
là  vous  l'irouvais  supnrbe  ;  si  c'équiont  d'ï'aut's  qui  fai-ious  le  demi  quai'ï- 
de  c'que  faisions  ceux  il'.,  vous  j'ieriais  les  quair'  cris  ? 

M.  Dufoy.  —  Il  faut  faire  un  peu  la  part  de  l'humaiiiié.  ji- 

La  mère  Abry.  —  Jia  l'sons  sa  part,  à  preuve,  c'est  que  j'donnons  pus 
que  l'curé  aux  pauves;— j'en  avons  pus  qu'eux  ed'humaniiais,  mar- 
cbais. 

Mademoiselle  Guimard.  —  Je  vais  vous  demander  la  permission  de  me 
retirer  ;  madame  profes-e  des  opinions  qui  ne  sont  nullement  en  rappoR', 
av,ec  ma  manière  de  voir  et  de  penser. 

;Lamère  Aubry. — Accoutais,  luauizelle  Guimard,  je  n'disons  point  çï 
pour  vous,  maii  j'sommes  ben  aise  tout  d'inenic  ed'v.iu^  cuniais  c'qi'ie 
j'oos  n'a  vous  contais,  et  quand  les  choses  y  n'nous  conv'nont  point,  j  sa- 
vons ben  l'dire  iiou  ;  et  si  rgouvernemcnt  y  n'y  pcroons  garde  ,  j'ai  jUS 
r'iuraber  tout  drét  dans  la  prétraille  ,  marchais.' 

M.  Dufoy.  —  Madame  Aubry,  vous  allf  z  trop  loin. 

Mademoiselle  Guia-ard.  —  C'est  intolérable  ! 

La  mère  Aubry.  —  K'vous  en  aUais  point ,  mamzelle  ,  j'ons  uni  dans 
l'instant.  Croyais-vous,  bellement ,  que  j'sommes  point  payais  pou  dira 
c'que  j'disons?  Vousn'savais  donc  point,  noui'  pauv'  tille,  qu'  dé'oni  sea 
bôme  il  équiont  mort ,  qu'il  équiont  mognier  au  mouMn  d'Gal-jcourt,  q»i 
n'aviont  laissais  qu'un  afaut  à  si  fâme  et  que  c'méchai.l  curé  ed'ilondry 
il  aviont  si  !)en  embêtais  la  mère  ei  l'afant,  qu'il  alliont  n'en  faire  un  prê- 
tre. Si  c'équiont  point  neune  piquié  ?  Ein  garçon  ed'seize  ans ,  \.\  lèie 
cd'pus  que  m'sieu  Dufoy,  n'point  faire  œuvre  d  ses  dix  doi','!s,  qu'la  pan;*- 
mère  allé  aviont  tant  besoin  d'Ii,  qu'aile  équiont  obligais  ed'louais  Wax 
biens.  C'équiont  l'y  point  des  airociiais,  des  conduite  j  pareilles?  T'i  ais, 
voyais-vous,  je  n'savons  c'qui  me  r'tcnons  de  r'grettais  l'empereur,  et 
toutes  les  jours  j'sciis  que  je  rr'gvettins,  c'pauv'  brave  honune-là. 

Mlle  Guimard.  —  Je  ne  vous  en  fais  pas  mon  compliment,  avec  son  aoi- 
I.ition  démesurée,  un  buveur  tle  sang.  -     . 

La  mère  Aubry.  —  L'pauv'  monde  au  moins  y  viviont  n'aveucq  lii>  -H 

Mile  Guimard.  —  Quand  il  n'allait  pas  à  la  boucherie.  '  "V 

La  mère  Aubry.  —  i'ons  \'y  point  nom'  neveu,  qu'en  équiont  t'y  point 
r'venu  d'i'.u-mée? 

Mlle  Guimard.  — Avec  deux  jambes  Je  bois. 

La  mère  Aubry.  — 11  aviont  l'y  point  tout  d'mème  la  croix  d'honneur, 
n'équiont  t'y  point  n'olliciais,  n'a  l'y  point  dioais  à  la  même  table  aveiicq 
el'suus  préfet,  cl  comme  y  dit,  dit-y,  n'avions  l'y  point  du  pain  sus  la 
planche  ? 

Mlle  Uuioiard.  — Et  la  mâchoire -brisée. 

La  mère  Aubry.  —  Aveurq  tout  ça,  j'aimcrioos  core  mieux  voir  rpciit'I 
d'noutlille  soldat,  qu'iion  point  dans  c'te  par  ie  qu'il  équiont,  qui  leurs 
z'ai)prenons,  tous  leurs  chefs,  à  s'iiche  cd'Ieux  père  cl  mère  comme  de 
rien  du  tout  ;  et  eune  fois  qui  /ont  luis  l'nez  là  dedai;s,  les  pauv'  aUus, 
c't'cst  fichu,  y  n'aimont  pus  qu'eux. 

Mlle  (luiuii'rd.  — Madame  Aubry,  je  suis  bien  votre  servante. 

La  mère  Aubry.  —  T'uais,  j'nous  eu  allons,  car  j'sentons  bcii  que  j';'ni- 
rioDs  par  dir'  des  soltises  ;  pas  putôt  la  main  tournais,  j'y  penserions  pus  ; 
p  r  malheur  tout  l'monde  n'est  point  d'mème.  Bien  le  bonjour,  luamzclie 
Guimard;  avantage,  monsieur  Dufoy. 

Mlle  Guimard.  —  De  t'Ut  mon  cœur,  madame. 

M.  Dufoy.  —  Donjour,  madame. 

SCÈNE  IV. 

M.  DUFOY,   M.\Di;510ISEt.LE  GLIMAnO. 

M.  Dufoy.  —  Cette  mère  Auliry  est  bien  la  meilleure  femme  du  monde; 
mais  une  fois  partie,  p  us  moyeu  de  i  arrèier,  un  cheval  é.bappé. 

Mlle  Guimard.  —  Ce  que  je  ne  puis  m'expliquer,  c'est  de  icus  voir 
écouter  ces  siupid  tés  avec  un  calme,  une  patancc  uniques,  vous  eiis 
d'un  saniî-froid  imperturbable. 

M.  Dufoy.  —  Le  moyen  de  faire  outre  ment  ? 

Mlle  Guimard.  —  Vois  avez  beau  dire,  vous  idolâirez  tout  ce  m'^nJe-!,"i. 

M.  Dufoy.  —  Oui,  je  l'avoue,  après  loat,  c'est  mon  pa>s,  c'est  plus  fort 
que  moi. 

M  le  Guimard,  —  Vous  n'clfs  pas  fâché  non  plus  d'entendre  dire  à  tout 
bout  de  champ  ;  «  V«.yezvous  là-bas  ce  gros  papa  q'ù  mairh?  un  rou  de 
cOié  et  qui  s'en  va  fiisani  les  murailles,  c'est  \1.  Dufoy,  le  plus  co>sii,  le 
plus  étoile  de  l'endroit.  C'e.-t  bii  qui  f>i:t  ici  'a  pluie  cl  le  Iwau  lom^s  :  <i  s 
eufans,  il  les  a  tous  supérieureme  il  établis  ii  Paris,  tous  y  font  .idoiirib  c- 
ment  bien  leurs  all'aircs.  »  Cela  sonne  si  agréabiemciit  aux  oreilles  dcs'cn- 


.liwmiin  H'j  J  —  .'Il 


■I  .W 


•30 


.    _.Jf,E  MAGASIN  LITTERAIRE. 


tendre  troinpeiler  ainsi  !  Ah  !  que  je  ne  suis  pas  la  dupe  de  cet  amour  du 
lieu  qui  vous  vit  naître.  Mais  j'ai  le  malheur  d'y  voir  clair,  trop  peut-être, 
ce  qui  ne  ra'empCclie  pas,  dans  mon  petit  for  intérieur,  de  penser  ce  que 
bon  mo  semble. 

M.  Dufov.  —J'ai  toujours  eu  le  bon  esprit  de  me  contenter  de  tout. 
Mlle  Giii'mard.  —  Le  beau  mérite  quand  on  n'a  besoin  de  rien,  quand 
on  a  tout  à  bouche  que  veux-tu  ! 

M.  Dufoy.  —  Ma  recette  est  des  plus  simples,  j'ai  toujours  rencontré 
plu-!  ma'houreux  que  moi. 

Mlle  Guimard.  —  Vous  êtes  ce  que  nous  appelons  un  grand  homme,  un 
,)liiloso;  hc? 
RI.  IUi''ov.  —  Mais  oui,  je  crois, 

Mlle  (iui'mard.  —Je  ne  suis  plus  ('■tonnée,  d'après  cela,  du  plaisir  que 
vous  S'  i!il)litz  goûter  aux  détlaiiiaiions  impies  de  celle  femme. 

M.  Dufoy.  —  J'ai  cru  remarquer,  au  milieu  de  tout  son  bavardage,  des 
choses  as-ez  sensées. 

Mlliî  (Juimard,  —  Je  vous  conseille  d'en  parler  !  des  absurdiiés  du  com- 
niciicenient  à  la  fin,  un  athéisme  révoltant,  un  cynisme  efl'ioyable;  mais 
où  nous  mènera  cet  oubli  de  toute  espèce  de  retenue  et  de  conveuauce, 
où  alloiiS-noi:s,  je  vous  le  demande? 
M.  Dufoy.  —  Je  n'en  sais  rien  non  plus, 

Mlle  Guimard.  —Ah  !  que  l'abîme  des  révolutions  est  loin  d'être  com- 
blé ! 

M.  Dufoy. —Mon  Dieu!  mademoiselle,  lai-scz  donc  aller  les  choses 
d'elles-mêmes,  vous  vous  faites  uu  mal...  Tout  ce  que  vous  direz  et  rien 
ne  rhun^era  pas  la  face  des  affaires. 

Mlle  Guimard.  —  Et  tout  cela,  parce  que  chacun  aujourd'hui  se  croit 
un  génie.  Croyez-vous,  par  exemple,  que  si  M.  de  Grandbois  avait  fait 
avec  M.  son  lils,  comme  jadis  M.  le  marquis  de  Grandbois,  son  père,  eût 
fait  avec  lui,  que  ce  petit  monsieur  se  serait  fait  sauter  la  cervelle  à  qua- 
torze ai!s,  parce  qu'il  n'avait  pas  encore  été  compris?  Un  morveux  qu'il 
eût  fait  enfermer  h  la  Bastille,  M.  le  marquis  son  père  ;  et  M.  de  Grand- 
bois ne  serait  pas  à  le  pleurer  maintenant  plus  qu'il  ne  le  mérite.  Quant 
à  moi,  je  ne  l'ai  pas  plaint  nu  seul  instant  ;  au  contraire,  je  me  suis  con- 
tentée de  penser  à  sa  famille,  et  j'ai  trouvé  qu'il  s'était  conduit  en  celte 
circonstance  comme  un  petit  sol, 

M.  Dufoy.  —  Il  est  certain  que  ce  jeune  lioiaine  a  commis  là  une 
grande  faute. 

Mademoiselle  Guimard.  —  Un  polisson,  qui  delà  vie  ne  mettait  les 
pieds  à  l'église;  encore  un  philosophe. 
M.  Dufoy.  —  Bien  obligé. 

Mademoiselle  Guimard.  —Je  plains  sa  pauvre  mère,  qui  certes  ne  mé- 
ritait pas  cela.  Quant  au  père,  il  en  a  pris  bien  vite  son  parti ,  il  n'a  pas 
été  longtemps  à  s'en  consoler.  Le  voilà  donc  député!  La  belle  chute  ! 
Je  ne  sais  s'il  est  honteux  de  se  montrer  ;  mais  ce  qn'il  y  a  de  certain  , 
c'est  que  je  viens  de  le  rencontrer,  et  c'est  tout  au  plus  s'il  avait  l'air  de 
me  connaître, 

M.  Dufoy.  — Il  est  pourtant,  M.  de  Grrmdbols,  fort  honnête  avec  tout 
le  monde. 

Mademoiselle  Guimard.  — Avec  ceux  surtout  qui  peuvent  lui  être  uti- 
les. A'Jiait-on jamais  vu,  autrefois,  dans  la  famil'e  des  messieurs  de 
Granduuis,  se  conduire  comme  on  le  fait  aujourd'hui?  Mme  de  Grand- 
bois, sa  mère,  se  serait-elle  j;miais  compromise  au  point  trallcr  à  travers 
,., champs  chez  les  vignerons  ,  quêter  des  vnix  pour  son  noble  époux?  11 
î,<  leur  sied  bien ,  après  des  vilenirs  sea'blables ,  d'aller  se  carrer  dans  leur 
é'iuipsge  !  Je  sais  bien  qu'à  leur  place  je  n'oserais  me  mo.  tier  nulle  part. 
Fi,  l'horreur!  c'est  dégoûtant  ! 
M.  Dufoy. -Es'-ce  bien  vrai? 

Mademoiselle  Guimard.  — Il  n'y  a  pas  à  dire,  je  l'ai  vue,  vous  dis-je , 
de  mes  propres  yeux,  et  je  l'ai  suivie  dans  toutes  ses  promenales;  aussi 
puis-je  en  parler  savamment. 

M.  Dufoy.  —  Je  n'aurais  jamais  cru  cela. 

Mademoiselle  Guimard.— Mais  c'est  elle  qui  a  poussé  M.  de  Grandbois 
à  faire  loutce  qu'il  a  fjii.  Vous-même, que  ces  genslà  semblent  combler 
d'égards  aujourd'hui,  demain  ils  ne  vous  connaiiront  plus  ;  vous,  monsieur 
D  iifoy,  qui  avez  été  le  grand  meneur  dans  tous  ces  beaux  triputages. 

M.  Dufoy.  —Je  n'ai  pas  de  regrets ,  je  l'ai  fait  dans  une  bonne  inien- 
t'on,  ma  conscience  ne  me  reproche  rien. 

Mademoiselle  Guimard.  —Vous  avez  voulu  en  faire  une  fois  encore  a 
votre  tète,  comme  toujours.  Votre  épouse,  je  le  sais,  n'a  jamais  approuvé 
vot  c  façon  d'agir  à  cet  égard. 

M.  Dufoy.  —C'es'.-à-dire  que  je  suis  toujours  à  me  demander  pourquoi 
Mme  Uufoy,  qui  est  excellente,  a  toujours  eu  de  l'éloigneinent  pour  ces 
personnes-lè. 

Mademoiselle  Guimard.— Par  la  raison  toute  simple  que  nous  autres 
femmes ,  soit  dit  en  passant ,  avons  parfois  de  bonnes  idées ,  mes  chers 
messifurs. 

M.  Dufoy.  —  Mais  ne  disiez-vous  pas,  il  n'y  a  qu'un  instant  encore,  que 
c'était  Mme  de  Grandbois  qui  avait  poussé  son  mari  à  faire  ce  qu'il  a 
fait? 

Mademoiselle  Guimard.  — Je  vous  répondrai  a  cela  qud  n  y  a  point  de 
rès-'lc  sans  exceptions;  totiti  s  ne  lui  ressemblent  pas.  Dieu  merci  ! 
M.  Dufov.  —Mais  quel  bruit?  Dieu  me  pardonne  on  dirait  tfa'e  émeute. 
Ma/<emoiselle  Guimard.  —  Cela  ne  m'étonnerait  pas ,  tout  est  en  con- 


vulsion ;  et  vous  ne  voulez  pas  me  croire  encore  quand  je  vous  dis  que 
nous  sommes  à  deux  doigts  de  notre  perte, 

M,  Dufoy.  —  C'est  tout  bonnement  le  père  Boulemps  et  le  maréch 
qui  sortent  du  cabaret, 

SCÈNE  V. 


LES  MEMES,  LE  PERE  BOSITEMPS,   LE   tUARËGUAL. 


Le  père  Bootemps.  —  Ah  !  fichtre  oui,  qu'si  j'avions  n'a  r'commençais 
c'que  j'avons  fé,  j'y  r'garderions  n'a  deux  fois,  pas  si  bête. 

Le  maréchal.  —  Mé  itou  qu' j'aimerious  bé  mieux  n'jamé  m'app'Iais 
Tubœuf  ed'mou  nom, 
M.  Dufoy.  —  Mais  qu'avez-vous  donc,  père  Bontemps?  , 

Le  père  Bontemps.  —  T'nais ,  m'sicu  Dufoy,  jen'vous  voyons  tant  seu- 
lement point  tant  qu'  j'équiont  cd'  mauvaise  himeur,  J'désiruos  trouver  . 
queuqu'un  pour  leur  battre.  ' 

Mademoiselle  Guimard.  —  Monsieur  Du  oy,  je  suis  votre  servante.         \ 
Le  père  Bontemps. —  De  tout  mon  cœur,  mademoiselle. 

SCÈNE  VI.  '; 

LE  PÈRE  BONTEJIPS,  M.   DUFOY,  LE  MARÉCHAL,         '. 

M.  Dufoy. —  Voyons,  père  Bontemps,  de  quoi  s'agit-il;  il  se  passe  quel- 
que chose  qui  n'est  pas  naturel  ? 

Le  père  Bontemps.  —  J'avons  que  j'ons  n'étais  n'enfonçais  par  veut' 
Faucheux,  que  j'sommcs  ben  r'vcnu  d'sus  son  compte,  marchais. 

Le  maréchal.  —  C'équiont  ncio  n'homme  ,  qui  vous  prouieitions  tout 
pour  avoir  des  voix,  et  cune  !ois  qui  les  ont  évues,  y  s'fichont  n'autaut  d' 
vous  comme  de  rien  du  tout.  ■     ' 

Le  jièrc  Bontemps.  —  La  maîme  chose.  '^I    ' 

M.  Dufoy. —  Cela  m'étonne,  père  Bontemps,  ce  que  vous  meUftes  là, 
surtout  d'après  notre  conversation  de  tantôt. 

Le  père  Bontemps.  —  Y  n'm'avions  point  fé  n'a  c'raatin  c'qui  m'avons 
a  n'a  c'te  remontée.  ,  '  , 

M.  Dufoy.  —  C'est  donc  bieïi  fort,  t?e'qu'il  vous  a  fait  ? 

Le  père  Bontemps.  —  Mé  qui  croyions  si  ben  à  tous  ses  biaux  compli- 
mens  ;  faire  des  choses  parriKcs  ! 

Le  maréchal.  —  Y  m'en  aviont  fé  d'bclles  promesses,  marchais  ;  dais 
mille  et  dais  cents,  qu'il  alliont  m'faire  avoir  la  croix  d  honneur  comme 
quoi  qu'j'a\ions  servi  au  9°dragous,  qu'j'allions  ferrer,  sauf  vout'respait, 
toutes  les  bêles  du  pays,  enfin  sij'vous  disions  tout  c'f^ui  n'm'aviont  point 
dit,  vous  vouriais  point  l'rroire. 

M.  Dufoy.  —  Pardon,  il  commence  à  se  faire  tard,  vous  ne  paraissez 
point  disposé  à  me  meure  au  courant  de  sitôt,  je  vous  souhaite  bien  le 
bonjour. 

Le  père  Bontemps  (le  retenant).  —Vous  n'a  point  d'besoin  d'vous  z'en 
allais  d'si  d'heure,  j'allons  fai'  e  venir  quetii'chose  ilà. 

M.  Dufoy.  —  Bien  obligé,  je  ne  prends  jamais  rien  entre  mes  repas. 

Le  père  Bontemps.  —  Comme  vous  vourais.  Dites  donc,  m'sieu  Dufoy? 

M.  Dufoy.  —  Eh  bien  ? 

Le  père  Bontemps.  —  Etes-voUs  t'y  nein  brave  homme  ? 

M.  Dufoy.  —  Mais  je  crois  que  oui. 

Le  père  Bontemps.  —  J'sommes  brave  itou.  Jsommes  France, 

Le  maréchal.  —Je  l'sommes  tous  Francés,  j'sommes  trois  Francés,  pas 
vrai,  M.  Dafoy  ? 

M.  Dufoy.  —  Où  en  voidez-vous  venir  ? 

Le  maréchal.  —  Dit'z'y  vite  vout'  conte  à  c't'  homme. 

Le  père  Bo'itemps.  —  D'abord  c'équiont  d'z'horreurs,  j'vous  en  per- 
venons,  qui  rn'avont  fait. 

Le  maréchal.  —  Sans  comptais  qui  z'en  avont  n'accrochais  à  la  pre- 
miare  révolution  qui  l'avons  point  tant  méritais,  marchais. 

M.  Dufoy.  —  Quand  vous  voudrez,  père  Bontemps,  je  suis  à  vos 
ordres. 

Le  mai  échal,  —  Faut-il  qui  seyoni  brigands,  d's'adressais  à  un  homme 
d'âge. 

M.  Dufoy.  —  Si  vous  parlez  toujours,  maréchal,  il  me  sera  impos- 
sible,-., ... 

Le  maréchal.  —Vous  n'avais  qu'a  vni  cheux  nous,  père  Bontemps, 
qui  l'y  ilisipni  core,  cl  siiurno  s  qu'il  équiont,  quand  vous  aurais  à  avoir 
ed'  besoi  1  d'qucui'chose,  r'gardais  noul'maison  ne  pus  ne  moins  qu'si  cè- 
quiont  n'a  vous.  J't'eu  Cchyns  ! 

Le  pèie  Bontemps.  —  Qui  l'aviont  dit  tout  d'môme  ;  j'ons  qu'à  y  alLiis 
dans  Icux  maisons,  j's'rons  ben  traitais,  à  preuve  c'est  que  j'y  ons  n'étais, 
marchais. 

M.  Dufoy.  —  Et  que  lui  demandicz-vous? 

Le  père  Bontemps.  —  J'ii  d'mandions  lien. 

M.  Dufov.  —  Comment  alors  a  t-il  pu  vous  refuser  ? 

Le  maréchal.  —  Moins  que  rien,  point  vrai,  père  Bontemps? 

Le  père  Bontemps.  —  Eune  bêtise. 

Le  maréchal.  -Est-ce  qui  n'avionl  point  dressais  cont' nous ein  procès- 
verbal,  si.n  garde,  el'lenr'demain  qu'il  aviontn'étais  nommais  députais  ? 

Le  père  Boutcnip.s.  —  Ca,  je  l'on  vu. 

Le  maréchal.  —  Tout  (;a  pasce  que  noui'  peut  il  aviont  n'étais  tirais 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


S! 


queuqucs coup?  d'fusil  sus  ses  volailles...  un  afant  ed'  dix  huit  ans'  J'en 
ODS  évu  pour  dix-sept  francs,  aveucq  c'vicux  cliaiiiriuxlà. 

Le  père  Boulemps.  —  C'qui  ln'a^ions  ié  il  ('■quioiit  pus  fort  qu'tnut  ça. 

Le  maréchal.  —  C'équiont  pas  pus  fort  que  de  s'fàclier  quand  j'mons 
mis  tous  ed'clicux  nous,  el'jour  ed'Pâqucs  dans  leux  banc,  qui  z'out  évu 
la  chose  d'nousz'en  faire  sortir. 

M.  Dufoy.  —  En  conscience,  maréchal,  vous  avez  bien  le  moyen  de 
louer  un  hanc.  '  ' 

Le  marccbal.  —  Mais  pisqui  n'y  v'n'ont  jamais  dans  le'-ix  vieux  banc, 
qui  y  avions  dix  huit  mois  que  j'y  allions. 

M.  Dufoy.  —  Et  ne  me  disiez-vous  pas,  père  Bontemps,  que  ce  qui 
vous  a  Hè  fait  était  plus  affreux  encore  ? 

Le  père  Uonteiups.  —  Ci  rf'(]niont  tant  n'affreux,  que  si  j'avions  évu 
dix  aiii  éos  cd'moiiis,  j'y  brésilliuns  toute  sa  satanée  maison,  quoi  ! 
"''M.  Diiîoy.  —  Vous  auriez  eu  lort. 
'     Le  pi-re  lîontPmps.  —  Vous  r.'pourrais  jamô  savoir  c'que  j'ons  souffart. 

M.  Dufoy.  —  Il  est  même  probalile  (jue  je  ne  le  saurai  jamais. 

Le  marédul.  —  Dist'-zy  donc  pourquoi,  vous  pouvais  ben  li  dire  à 
c't'honuii".  'j 

j\l.  Dufoy.  —  Tout  comme  vous  voudrez. 

Le  péri'  iionlemps.  —  Pisqu'vous  voulais,  j'allons  vous  l'direi 

M.  Diifuy.  —  Je  suis  tout  oreilles. 

Le  pf-re  ISoniemps.  —  Vous  saurais,  m'sieu  Dufoy,  qu'chcux  nous  j'ons 
janié rien  l'fusais  n'a  parsoune. 

M.  Dufo '. —Ce&t  une  justice  à  vous  rendre;  aussi  vous  la  rend-on 
coniplOteiiieiit. 

Le  maréchal.  —  J'ons  t'y  point  ed'besoin  les  uns  d'eunc  chose,  l'z'aut' 
d'euue  aui',  dans  la  vie  de  c'monde? 
■^■.    M.  Dufoy.  —  Continuez,  père  lîontemps. 

Le  pire  Buntemp.  —  J'ons janié  rien  r'fusais  n'a  parsonne. 

M.  Dufoy.  —  Niius  savons  cela. 

Le  père  lloiuenips.  —  Eh  ben  !  j'ons  étais  li  d'niandais  tantôt  cune 
échelle  à  c'brigantl  d'Fauchflux-là,  leux  s»le  cocher  y  ni'l'avons  r'fusais. 

Le  maréchal^  —  C'équiont  t'J!  euuaUrgiut,  eune  abomination  à  faire  à 

eun  hiimnie  ? 

M.  Dufoy.  ^  Peut-être  ft},^  Faucheux  n'en  a,-t-il  rien  su? 

Le  père  Bontetiips.  -r.,fifle,  j'Ie  connaissais  ben  n'a  c"i'hem-e,  mar- 
chais. 
^i,    Le  maréchal.  —  Ein  homme  si  riche,  m'faire  donnais  dix-sept  francs 
3. pour  dais  bigres  ed'pigeons  de  litn,  eiu  uiuuvuis  gars  qujoii's  fé  nommais 

flépuliiis. 
',.    Le  père  Bontemps.  —  Quivcgniont  des  dix  fgis  cheux  nous  dans  neuiie 
journée. 

Le  maréchal.  —  Qui  nous  empèchont  de  nou;$  me!,te  dans  leux  banc, 
marchais.  ,   .  ,  ,     ,,, 

Le  père  Bontemps'.  —  Eune  méchante  échelle  qui  m'avont  r'fusais. 

Le  maiéchal.  —  Et  mes  dix-sept  franco,  quej'yous  donnais. 

M.  Duloy.  —  C'est  une  indignité.,, 

Le  maréchal.  —  Si  y  a  jamais  queui'chose  ed'sangeais...  marchais. 

Le  père  Bontemps.  —  J'voterons  pour  m'sieu  ed'Grandbois,  marchais. 

Le  nuiréchal.  —  Aie  itou,  c'éiiont  n'assurais. 

Le  |)ère  Bontemps.  —  C'équiont  point  l'embarras,  c'équiont  un  Car 
itou,  in'sicu  ed'Grandbois. 

Le  nuuéclial.  —  Après  tout,  faut-y  point  qui  seyont  Car,  ein  seigneur, 
c'équMjni'y  point  son  éiat  de  l'être  ?  Il  équiont  ben  fiar,  c'Faucheux-là, 
pourquoi  ([u'iaui'  il  ne  l'seriont  point,  pis  qu'c'equiont  nein  noble. 

Le  pore  Bontemps.  —  Tnais,  tant  pis,  m'sieu  Dufoy,  faut  qu'vous  nous 
r'mt'tiinis  n'aveucqli. 

Le  maréchal,  —  Vouss'rais  nein  brave  homme. 

M.  Dufoy.  —  Ce  serait  avec  un  grand  plaisir,  messieurs;  mais  Je  re- 
.  tourne  ce  soir  à  ÇaJ;is.i,l^lvlc^:bOll^jour. 

LE  PÈRE  liOXTEMl'S,  LE  MARÉCn.lL. 


t'hais,   voulaïs-voùs "(Ju'é^'i'vbus  dist','  'liêrifr'jpoA. 


Le  maréchal, 
l.'tnps  ■;' 

Le  lère  Bnn'emps.  —  Quoi  qu'tii  vcnx  ?  ""    '• 

Le  maiéchal.  —  C'vieux  Dufoy -là,  c'équiont  point  core  grand'chose 
c!rbo;i.  ,.  '1 1! 

Le  pèib  Bontemps.  —  Ein  câlin,  j'Ie  connaissons  ben',' î'ons  étais  n'a 
l'école  as  omble.  ' 

Le  iiwiéçhal.  —  Vousà-t'-y  jamé  mage  fcKéiik  ctix  ? 

LcpCi e  Bontcmp!!.  —  Jamé.     /  ''^  '"  '  ^''' ' 

Le  niari'clnil.  —  Lin  liar  itou.  'f'-BlfoC 

Le  pèi  e  Iionlemps.  —  T'en  viens-tu  à  quand  nié  ? 

Le  marérliiil.  —  Où  qu'vous  allais? 

Le  prre  Iionlemps,  —  Au  taharet. 

Le  mui  écl'ul.  —  Allais,  marchais. 

IIOKY   !>10\NIRR. 

". 't''Oi  '.■ 


Portrait  de  M.  Thiers.  (1) 


Depuis  que  los  restes  de  Napoléon  nous  soat  rendus,  la  France  éprouve  le  be- 
soin (le  sa\oir  i  quoi  s'en  tenir  sur  quelqu'un  qui  n'est  pas  de  la  famille,  mais 
qu'on  prétend  l'héritier  du  héros,  non  pas  l'héritier  du  saug  dont  une  portion  est 
à  Ham  et  l'autre  en  exil ,  mais  le  véritable  héritier  par  le  génie ,  tt  le  sacre  d'un 
nouvel  êiilliuusiasnie. 

Essayons  de  combler  cette  lacune  des  chroniques  parisiennes,  de  satisfaire  la 
curiosité  pul)licjuc ,  sur  llionime  d'esprit  que  la  sottise  des  amilics  ou  des  haines 
pose  en  troisième  prétendant  ;  parlons  à  fond  de  il.  Thiers,  cette  espèce  de  duc 
de  Norniundie  de  la  race  impériale.  Aussi  bien  nous  comptons  painii  wux  qui  eu- 
rent la  prescience  de  M.  Thiers  avant  sa  fortune,  le  courage  de  le  défendre  contre 
la  calomnie,  le  désintéressement  de  le  fuir  quand  le  pouvoir  lui  est  tombé  dans 
les  mains. 

Il  nous  va  donc  de  dii-e  le  vrai  sur  ce  personnage  singulier  devenu  inexplicable 
à  force  d'être  explitiué  par  l'adulalion  ou  par  l'envie. 

Deux  travaux  historiques  ont  été  faits  sur  M.  Tbiers  :  biographies  nées  de  ses 
contemporaius ,  de  ses  confrères  en  journalisme  :  l'une,  attribuée  à  .M.  Loë»c- 
Wciniars ,  parut  dans  la  lieiue  des  Deux  Mondes  ;  l'autre,  éerite  par  M.  1  orluué 
Boilay  du  Conslilalionnel,  dans  le  Victioiinuire  de  la  conversation;  la  pre- 
mière hostile,  qui  fut  récompensée  comme  un  doge;  la  seconde  bienveillante  , 
qui  a  été  négligée  comme  une  satire  j  chacune  enfin  tiaiuie  comme  l'autre  méri- 
tait de  l'être. 

11  ne  faut  pas  compter,  pour  les  spirituels  biographes,  la  croix  d'honneur, 
qu'ils  méritairnl  à  bien  d'autres  titres,  et  que  M.  Thiers  ne  refuse  à  personne 
quand  il  est  ministre. 

Ceu\  qui  ont  étudié  l'histoire  avec  un  peu  plus  de  patience  que  M.  Thiers  n'en 
met  à  l'écrire ,  le  comiaiïsaieut  bien  avant  que  d'avoir  fait  sa  connaissance  ;  il  >  a 
long-tcuips  qu'ils  ont  lu  sou  portrait  dans  les  lignes  suivantes  de  baiulStuion , 
sur  un  petit  nionsi<ur  fort  mêlé  aux  affaires  de  lu  régence,  i  la  polili(|ue  anglaise 
du  cardinal  Dubois,  et  qui,  sans  avoir  travaillé  en  maitre,  nous  est  représente 
par  le  grar.d  écrivain  comme  ayant  fourre  dans  tout,  à  cette  éi>oque,  sa  main  agile 
et  audacieuse  : 

Il  Uémoud,  dont  il  a  été  parlé  ailleurs,  fut  introducteur  des  ambassadeurs  ;com- 
1)  nie  il  (le\i;it  uue  espèce  de  petit  personnage,  et  quoique  subalterne  fori  daugc- 
II  reux,  il  est  à  propos  de  le  faire  encore  mieux  connaître.  Hélait  fils  delténiond, 
i>  fermier  général,  cuniiu  sous  le  nom  de  Uéinond  le  Diable.  Ce  lils  était  uu  petit 
n  homme  qui  n'était  pas  achevé  de  faire,  et  comme  un  biscuit  manqué,  avec  de 
t>  vilains  traits  et  une  voix  enrouée  comme  un  homme  réveillé  eu  pleine  nuit  cm 
»  sursaut.  11  avait  beaucoup  d'esprit;  il  avait  aussi  de  la  leciurc  et  des  lettres,  et 
I)  encore  plus  d'elTroiiterie,  d'opinion  de  soi  et  de  mépris  des  autres.  Il  se  piquait 
»  de  tout  savoir,  prose,  poésie,  philosophie,  histoire,  même  galuulerie,  ce  qui  lui 
»  procura  force  ridicules  aventures  et  brocards.  Il  fut  le  savant  des  uns,  le  coiifi- 
»  dent  et  le  commode  des  aulics,  et  de  plus  d'une  façon,  et  ne  se  cachant  pas  de 
»  la  délesloble  fonction  de  rapporteur  quand  on  voulut  et  que  cela  lui  parut 
»  utile.  11  s'attacha  à  plusieurs,  et  surtout  à  l'abbé  Dubois,  dont  il  allait  disant 
1)  pis  que  pendre  pour  f.iire  parler  les  gens  et  le  lui  aller  redire  ;  ciiDn  ii  Slairs , 
0  dont  il  de\int  le  panégjrisle  et  l'homme  à  tout  faire.  Sa  souplesse,  l'ornement 
»  de  son  esprit,  son  aisance  ù  parler  el  à  frapper,  sa  facilité  â  adopter  legodt  de 
»  chacun  ,  ime  sorte  d'agrément  qu'on  trouvait  dans  sa  singularilé  le  mirent  quel- 
»  que  temps  fort  i  la  mode.  11  a  Ifni  par  épouser  une  fille  du  joaillier  Kondé,  en 
»  quoi  il  n'y  eut  ni  disparité  ni  mésalliance,  et  par  donner  souvent  des  soupers 
a  il  bonne  el  honorable  compagnie .  »  f 

Ce  portrait  n'esl-il  pas  presque  ressembl.nnt  ?  Mais  il  a  besoin  d'être  rajeuni  par 
quelques  touches,  bien  que  ce  fut  une  manière  piquante  d'expli<iuer  M.  Tliias 
par  le  llénioiid ,  en  le  commeulant  à  la  manière  de  Leduchal  ;  ce  ne  sérail  i\s-  ' 
limer  ni  lui  ni  nous  ce  que  nous  valons  :  mieux  vaut  s'en  tenir  à  la  sobriété  de 
,cts  aperi.us  iuUmes,  qui  seuls  apprciiiienl  quelque  chose  de  vif  sur  les  gens! 
l^état.de  récliiiùe  permanente  dans  les  gazelles. 

Le  provincial ,  l'enfant  du  peuple,  lancés  vers  la  vie  pariîiemie,  si  peu  qviils 
soient,  de  si  bas  qu'ils  parlent,  sont  soutenus  par  une  palcrnile  quelconque  : 
M.  Thiers,  au  contraire,  tuteur  de  ^a  famille,  nous  est  arrivé  comme  uu  |H.lit 
biiuvagc  qui  attend  tout  de  la  société ,  à  laquelle  il  ne  doit  ri-n ,  et  rien  des  .~i<.ii 
qu'il  ne  connail  pas. 

Après  avoir  reçu  i  Aix  une  éducaliou  presque  gratuite  ,  y  avoir  fait  son  drxiil 
avec  les  livres  cl  dans  le  domicile  que  lui  prêtait  M.  Arnaud,  père  de  Muic  de 
UeUiaud ,  M.  Tliirr-,  éipiipé  d'un  petit  prix  remporté  à  la  pctilc  académie  do  son 
endroit ,  vint  ballrc  le  pavé  de  l'aris. 

Car  le  pavé  do  l^sris .  si  dur  fi  ses  habilaiis,  est  moelleux  comme  un  tapis  pour 
Unis  Us  proviiuiaux  ,  les  étrangers,  les  Genevois,  les  juifs  polonais  qiii\rul<il 
faire  fflrluiici.  Iri ,  le  lils  d'un  Itontiqnier  lionnèle  n'a  guère  d'aulrc  chance  qui  il< 
devenir  consci-it  ou  nclciir  de  hi  haiiliuuc. 

Les  aumônes  vont  irouierdes  savovards  valides,  cl  un  vieillard  (urisicu  peu 
mourir  de  faim  sur  \c  Irolloii-s  de  la  grande  cité. 

Iiilrnduit  au  ('oiM(i'rHfi'o/in^(  pend.uU  que  son  ami  Migiict  entrait  au  ToMr- 
rier  Français,  M.  Tliieis.  avocat  el  cliiul  de  Al.mnel,  débuta  p.ir  di-s  ariiclrs  -er 
le  salon  ,  traitant  d'nrl  el  de  pointure,  n'vél.ml  déjù  relie  nior.oniauk'  de  >..\,  ir 
tout ,  de  juscr  tout  el  par  prèdilerlion  les  choses  qu'il  ignore,  surtout  celle»  qu'il 
veut  apprendre. 


(1)  Extrait  des  A'ouMlféJ  o  la  main  iliiru-oD  de  juin 
fbicD,  10. 


En  \iuie  ,  ivc  ALa- 


LE  MAGASIN  LlTTERAmE. 


Dès  qu'il  écrivit  sur  la  poliliquc,  ce  fui  pour  combattre  la  réélection  de  Manuel 
expulsé  de  la  chambre;  pour  préluder  à  cette  ingratitude  qu'il  a  fini  par  ériger 
en  système  ,  afin  dVn  corriger  l'odieus. 

Il  est  vrai  qu'il  venait  de  charger  de  protecteur,  cl  que  ce  nouveau  protec- 
teur était  JI.  LalTittc,  patron  généreux,  spirituel  et  élégant  des  vieux  braves  de 
l'empire  cl  des  jeunes  conscrits  du  libéraUsnic. 

Après  avoir  à  peine  espéré  d'être  reçu  à  un  bout  de  table  dans  cette  maison 
d'asile,  M.  Thiers  y  entra  le  chapeau  sur  la  léto,  et  ce  fut  plaisir  que  de  le  voir 
s'essayer  tout  de  suite  à  la  familiarité,  dormir  déjà  et  apprendre  ce  sommeil  de 
salon  par  lequel  il  est  devenu  célèbre.  Exploitant  la  veine  d'utilité  de  chacun,  il 
demandait  à  tous  des  renseigneniens  pour  son  ITistoire  de  la  Révolution;  car 
c'est  là  sa  manière  de  procéder,  par  des  conversations  forcées  et  la  mémoire 
des  autres,  à  tous  ses  travaux  :  frère  quêteur  bien  plus  que  bénédictin  de 
l'histoire. 

Parce  qu'il  fréquentait  un  financier,  il  crut  l'être  de\enu.  Pendant  sa  notice 
sur  Law,  il  ne  voulut  voir  que  des  financiers  ,  depuis  M.  le  baron  Louis  jusqu'à 
M.  Ouvrard  alors  à  Saiule-Pélagie. 

L'Histoire  de  la  révolution  française  avait  clé  d'abord  conçue  par  Félix  Eodiii 
qui  avait  pris  M.  Tbiers  comme  adjoint,  et,  ce  qui  était  possible  dans  ce  temps-là, 
comme  secrétaire  :  au  bout  de  trois  mois  de  collaboration  et  d'un   \olume, 
M.  Thiers  était  propriétaire  de  cette  histoire,  et  comme  M.  Tartufe,  il  mettait, 
mais  plus  décemment,  Orgon  Bodiu,  à  la  porte  de  son  livre. 
!  \     Vif,  sans  façon ,  hardi  comme  un  myope,  M.  Thiers  espéra  tout  de  sa  nouvelle 
\i  position,  espéra  raéuie  des  succès  d'élégance  et  de  galanterie.  C'est  à  cette  épo- 
»    que  qu'où  lui  connut  un  cheval  pie  et  quelques  liaisons  idem  :  qu'on  le  vit  le 
malin  l'habit  boutonné,  la  badine  à  la  main ,  parader  sur  le  perron  de  Torioni , 
comme  un  brave  de  la  Loire  cherchant  des  gardes-du-corps,  el  le  soir  au  Gym- 
nase, faire,  auprès  de  la  X'euve  à  viny  ans  d'un  colonel ,  le  mauvais  sujet  à  la 
"'Jonière  de  Gontier. 

Après  avoir  ainsi  tourmenté  la  renommée  par  des  prétentions,  il  voulut  la 
^5er  par  des  titres ,  el  aussitôt  parut  Vllistoire  de  la  Révolution  française. 

Arrive  1S30  :  des  caprices  du  financier,  des  fredaines  de  l'homme  du  monde  , 
des  passions  du  journaliste ,  des  études  de  l'iiistoricn,  BI.  Thiers  passe  5  l'ac- 
tion. Attende?..  Nous  allions  oublier  le  fait  caractéristique  de  la  fondation  du 
Kalional,  qui  était  une  ingratitude  contre  son  père  adoplif  le  Constitutionnel. 
Tel  est  M.  Thiers  :  cntrebàilleur  de  toutes  les  portes,  cl  il  les  ferme  vile  à  tout 
le  monde  ;  et  une  fois  installé  au  National,  il  ne  voulut  rien  laisser  faire  cl  tout 
faire,  pour  noyer  dans  son  abondance  laxative  le  talant  de  Carrel  dont  il  jalou- 
sait déjà  la  supériorité.  Carrel  avait  des  convictions,  du  caractère  el  du  cœur. 
Au  lieu  de  se  laisser  exporter  dans  une  préfecture,  il  garda  le  National  que 
M.  Thiers  quittait  au  plus  vile,  pour  courir,  après  la  victoire,  au  partage  d'un 
pouvoir  naissant,  en  curieux  plus  encore  qu'en  affamé,  il  faut  le  dire.  M,  Thiers 
était  avide  de  tout  prendre  pour  tout  apprendre  ,  impatient  de  fureter  les  se- 
crets de  toutes  les  archives,  de  jouer  avec  tous  les  ressorts  de  la  machine  aduii- 
nisl.iative,  au  risque  de  les  casser,  comme  font  les  enfaii's  ;  entrant  partout ,  s'of- 
frant  à  tous,  à  Lafayette,  au  duc  d'Orléans,  à  !\!.  Gnizot,  se  réclamanl  de  M.  Laf- 
fittc,  du  baron  Louis ,  obtenant  enfin  son  entrée  au  conseil  d'étal  et  au  ministère 
des  finances. 

C'est  alors  qu'on  fit  à  51.  Thiers  un  chagrin  qu'il  ne  méritait  pas.  On  suspecta 
la  pureté  (ii  ses  actes,  et  rien  n'est  plus  injuste,  ni  plus  odieux  ;  M.  Thiers  est  un 
honnête  homme;  il  est  trop  artiste,  trop  peu  soucieux  de  l'avenir,  trop  étourdi 
même  pour  descendre  dans  les  ténèbres  dune  (joncussion. 

?.I.  LalTitte  livra  tout  le  ministère  des  finances  à  cette  vivacité  d'écureuil  ;  cl 
une  fois  à  l'œuvre ,  le  prétendu  représentant  de  la  révolution  ,  qui ,  dans  ses  dix 
volumes ,  n'avait  pas  trouvé  un  mol  de  sympathie  pour  le  peuple,  faillit,  par  son 
coup  d'essai  de  l'impôt  de  quotité  ,  ruiner  le  gouvernement  dans  les  affections 
populaires. 

Eu  même  temps,  la  propagande  avait  ^h  Thiers  pour  admii-alcur  provisoire, 
pendant  le  sac  de  l'Archevêché,  quand  heureusement  pour  lui  Casimir  Périer  vint 
inaugurer  le  système  contraire  de  la  paix  et  de  la  résistance. 

^1.  Thiers  cessa  alors  de  voir  M.  Laflilte,  et  bientôt  de  le  saluer. 

Député  nouveau  ,  il  se  dévoua  à  la  besogne  de  faire  la  guerre  ii  la  gauche  et 
d'empêcher  la  France  de  la  faire  à  l'éliangcr  ;  rapporteur  du  budget ,  il  se  donna 
toutes  les  fantaisies  monarchiques  ,  défendit  l'hérédité  de  Ui  pairie  ,  les  pensions 
des  Vendéens,  la  nécessité  des  gros  chiffres  pour  les  traitemens  ou  la  liste  civile; 
toutes  choses  dont  il  a  trouvé  plus  retard  la  satire  très  ingénieuse  dans  les  lettres 
de  M.  Cormcnin.  Soldat  de  pamphlet  en  même  temps  que  de  tribune,  il  continua 
la  session  dans  son  écrit  de  I'Jl  Monarchie  de  1830  ,  contre  la  double  opposition 
naissante  des  radicaux  et  des  légitimistes:  persiUlant  avec  le  dernier  mépris  M.  13ar- 
rol    JL  Berrver  et  les  monstrueuses  coalitions,  dont  ces  messieurs  lui  ont  cédé 

us  tard  le  drapeau. 

H  est  rainisue  enfin  :  quelle  joie  pour  l'ambitieux  et  le  curieux,  car  l'un  ne  se 
sépare  pas  de  l'autre  :  l'ambitieux  tient  un  portefeuille,  le  curieux  trouv  e  dans  ses 
atU-ibutions  la  police  et  le  télégraphe  :  enthousiaste  alors  de  Fouché  ,  il  se  mettait 
au  fait  de  toutes  ses  traditions  et  voulait  absolument  faire  un  grand  coup.  La  du- 
cli  esse  de  Berri  fut  arrêtée. 

Inspiré  par  JI.  de  Tailleyrand,  cautionné  par  les  doctrinaires,  il  Cl  pourtant  de 
piètres  débuts  à  la  chambre  :  on  riait  à  l'entendre,  et  M.  Lallille  recevait  des  re- 
proches pour  avoir  inventé  cet  homme  d'état  nazillord,  décousu,  doué  seulement 
de  la  faculté  de  gasconner  longuement,  de  relâcher  une  discussion  par  des  répéli- 
ti  ons  languissaiit"s  el  des  cancans  de  portière. 

Ses  eoùls  de  police  une  fois  contentés  ,  M,  Thiers  voulut  exercer  sur  auUe 


chose  sa  curiosité ,  cl  le  ministère  du  commerce  avec  les  monumens  publics  ,  la 
loi  des  cent  millions,  les  études  de  chemins  de  fer  el  de  canaux  ,  lui  fournil  de 
nouveaux  alimens.  Petit  à  petit  l'importance  lui  vint ,  son  audace  le  poussa  par- 
tout :  sa  courtisanesque  passion  pour  la  bêtisse  fil  préférer  eu  haut  lieu  la  ba- 
billarde  légèreté  de  ce  petit  barbier,  à  la  sévérité  incommode  do  M.  de  Broglio  et 
de  M.  Guizot. 

r>evenu  à  l'intérieur,  M.  Thiers,  un  peu  fatigué,  se  prit  de  vapeurs  et  de  nos- 
talgies ;  il  lui  fallut  des  gazelles. 

Et  des  gazelles  furent  lâchées  dans  son  jardin. 

Il  les  adorait  et  courait  après  poui'  les  embrasser.  Et  autour  de  lui  tous  ses  favo- 
ris s'appelaient  les  gazelles  du  ministre. 

On  se  disait  :  o  Un  tel  est  passé  gazelle  depuis  hier  soir.  —  Etos-vous  encore 
gazelle  ?  Moi ,  je  n'ai  été  gazelle  que  vingt-quatre  heures,  a 

M.  Gavé,  M.  Guizard,  SI.  Rivet,  ÎVI.  Dittmer,  M.  Lavocal  des  Gobelins,  dix  au- 
tres encore  furent  gazelles. 

Un  beau  jour,  M.  Tbiers  s'amusa  à  détruire  le  11  octobre,  cl  comme  il  vit 
une  fuis 'quelques  députés  des  centres,  les  Jacqueminot ,  les  Fulchiron  ,  réunis 
dans  une  incroyable  dépulalion,  le  venir  supplier  de  reprendre  le  pouvoir,  il  se 
donna  la  suprême  fantaisie  d'être  président  du  conseil  et  ministre  des  affaires 
étrangères. 

Piéoapululons  :  les  idées  de  révolution  et  de  propagande,  puis  l'adoration  du 
pouvoir,  la  béatification  du  juste-milieu,  le  système  de  paix  universelle  et  à  tout 
prix,  l'oubli  de  la  Pologne,  le  déchaînement  contre  les  tendances  démociatiqucs , 
toutes  les  idées,  tous  les  systèmes  ont  été  autant  de  passades  pour  M.  Thiers; 
et,  couronne  étrange  de  celle  rosière  populaire ,  le  code  de  septembre  a  été  dans 
cette  première  période  sou  seul  amour,  sa  grande  passion. 

La  rédaclion  de  ces  loisne  revenait  pas  ù  M.  Thiers,  mais  à  M.  Persil. 

Eh  bien  !  c'est  au  ministère  de  l'intérieur  qu'un  enfant  de  la  presse  disait  à 
ses  collègues  :  «Donnez-moi  tout  cela.  J'ai  appris  dans  l'opposition  ce  qu'on 
peut  faire|avec  des  journaux  ;  je  vais  vous  les  tuer  d'un  coup.  »  C'est  par  M  Thiers 
que  furent  forgées  ces  armes  qui  tueraient  en  effet  la  liberté  de  la  presse  si  l'on 
osait  les  appliquer  avec  le  même  génie  infernal  qui  les  inspira  à  un  journaliste 
parvenu. 

Au  22  février,  triomphe  de  sa  personnalité,  M.  Thiers  ne  fut  à  personne  ;  c'est 
ce  qu'on  peut  appeler  un  temps  d'arrêt,  une  jachère  dans  ses  galanteries  ;  mais 
il  faisait  déjà  les  yeux  doux  à  l'opposition  en  adoptant  deux  de  ses  favoris,  MM.  Fé- 
lix Kéal  et  Dufaure,  introduits  au  conseil  d'état. 

Ces  agaceries  furent  suiv  les  de  sa  chute  sur  la  question  d'Espagne,  et  alors  il  se 
trouva  naturellement  donné  par  la  disgrâce  à  ses  anciens  adversaires. 

Phryné  de  tous  les  partis,  blasphémant  contre  d'anciens  amours,  M.  Thiers  ne 
mit  plus  de  pudeur  dans  ses  infidélités,  se  prit  à  appeler  les  lois  de  septcmbie  une 
infamie,  la  paix  une  honte,  l'ancienne  majorité  une  quantité  sans  qualité,  le  centre 
Lamartine  une  académie  de  rêveurs,  le  centre  Passy  une  coterie  de  vieillards  ,  de 
transfuges,  et  l'épée  du  maréchal  Soult  un  glaive  de  bois. 

Nous  avons  vu  M.  Thiers  prendre  dans  des  conversations  de  journal  ou  de  salon 
les  élémens  deses  premiers  livres  ;  mais  au  i"  mars,  il  voulut  organiser  lui-même 
des  flottes  et  des  armées  dans  l'intérêt  de  son  Histoire  de  Napoléon.  A  bout  de  trois 
nîois,  M.  Thiers  avait  tout  brouillé  au  dedans  et  au  dehors,  pour  s'instruire.  Son 
éducation  était  complète,  sauf  celle  des  batailles  ,  qui  eût  été  trop  chère  ;  il  l'a 
reconnu  par  la  note  du  8  octobre  et  s'en  est  allé  gaîment  après  s'être  répété,  sans 
doute,  ce  que  M.  Cousin  dit  naïvement  dans  un  des  derniers  conseils  du  V'  mars: 
Il  11  est  temps  que  l'on  nous  renvoie  à  nos  livres,  car  nous  pourrions  bien  fermer 
celui  de  la  monarchie,  i) 

On  a  beaucoup  parlé  de  la  camarilla  de  M.  Thiers;  mentiounons-la  sans  al- 
lusion aux  prétendues  influences  d'un  autre  sexe ,  que  le  sérieux  de  cet  article 
se  plail  à  éloigner,  et  que  la  main  d'une  femme  de  grand  talent  a  pu  senle  tou- 
cher, en  une  charmante  comédie  dont  le  succès  a  été  étouffé  dans  un  salon ,  par 
les  gardes  municipaux  littéraires  que  SI.  Thiers  avait  apostés  à  toutes  les  issues 
de  la  pensée. 

Quelle  est  donc  cette  camarilla? 

Elle  se  composa  de  M.  Mignet,  deM.  M(;l!.et;M.  Madier-Montjaun'en  cslplus. 

M.  Mignct  représente  les  idées  du  gouveniement,  la  confidence  des  nouvelles, 
la  fourniture  des  documens  oIBeiels,  les  intrigues  auprès  des  académies  ,  les  re- 
lations avec  les  anciens  amis  oubliés;  il  accompagne  monsieur  dans  les  salons  ; 
c'est  un  mcnin  littéraire. 

M.  Madier-Montjau  avait,  dans  ses  attributions,  les  relations  intimes  avec  1rs 
deux  familles,  surtout  avec  la  première.  Il  aimait  M.  Thiers  comme  un  fils, 
comme  un  compatriote  ;  faisait  des  courses  utiles,  recevait  des  paroles  d'honneur, 
en  plaçait  le  plus  possible,  et  entreprenait  généralement  tout  ce  qui  pouvait  l'é- 
loigner de  la  cour  de  cassation. 

C'est  M.  Madier  qui  s'en  allait  disant  aux  conservateurs  acharnés  contre 
M.  Thiers:  «  Le  petit,  si  vous  le  contrariez,  perdra  ce  pays-ci  pour  vous 
punir.  »  iniv  1 

M.  Mollet,  représente  l'élection  d'Aix,  les  relations  provençales.  [C'est  le  dé- 
partement des  Bouchcs-du-rdiône  à  Paris  et  à  la  chambre. 

Depuis  le  1"  mars,  W.  Thiers  a  laissé  multiplier  chez  lui  l'espèce  des  rats 
politiques. 

Le  défaut  dominant  de  M.  Thiers,  c'est  le  mépris  des  autres;  sa  plus  grand 
qualité,  la  confiance  en  lui-même. 

Impatient  cl  distrait,  bon  diable  et  mauvaise  langue,  sans  amitié  mais  sans 
haine,  sans  souci  des  opinions,  y  compris  la  sienne,  dipicniale  relots  et  musard, 


'■fP; 


LE  MAGASIN  LITTl!:ilAram 


causeur  exccllonl  dans  le  monologue,  il  semble  toujours  chercher  une  trappe  ou 
attendre  im  ballon  pour  s'échapper.  11  trépigne,  il  s'assied,  ferme  ses  yeux  der- 
rière ses  lunettes,  va  dans  tous  les  sens,  se  donnant  l'inconvenante  façon  de  mar- 
cher en  avant  le  premier  ;  parlant,  sans  tourner  la  ItHe,  aux  gens  dont  il  se  fait 
suivre  ;  n'écoulant  jamais,  sans  niaiser  à  une  besogne  quelconque,  comme  cou- 
per les  pages  d'uii  livre,  déranger  des  papiers  ou  sonner  des  gens  dont  il  n'a  pas 
■f  besoin. 

Cet  homme,  qu'on  croit  toujours  occupé  de  grandes  choses  ou  de  graves  rn- 
treticns,  se  coniplalt  a  deviser  de  riens  sur  les  uns  et  sur  les  autres;  combien 
gagne  celui-ci  i'  que  mange  celui-là  ?  Friand  de  tous  les  caquets  du  monde  ou  des 
lettres  ;  là  une  oreille  pour  toutes  les  alcôves  de  la  galanterie,  et  un  doigt  dans 
toutes  les  cuisines  de  la  politique;  mais  bavard  comme  tous  les  curieux,  il  croit 
tout  et  ne  garde  rien. 

Quand  il  se  livre  à  l'éloquence,  il  faut  que  tout  concoure  à  son  succès  de  tri- 
bune. 11  n'y  a  pas  moyen  de  lui  parler  d'autre  chose,  cl  le  premier  venu,  un  sol- 
liciteur, un  chef  de  service,  sont  forcés  de  parler  avec  lui  du  sujet  dont  il  est 
plein,  de  lui  trouver  des  objections,  et  de  le  combattre. 

«Je  fais,  dit-il,  comme  les  chirurgiens,  qui  s'essaient  d'abord  pour  rien,  dans  les 
hôpitaux,  à  des  opérations  que  leurs  cliens  admirent  et  paient  très  cher  plus 
tard.  Je  fais  paj  1er  tout  le  monde,  je  recueille  souvent  des  réponses  ingénieuses, 
je  rencontre  des  diUicultés  inattendues;  je  parle,  on  me  réplique,  cela  dans  une 
matinée,  et  à  une  heure  mon  discours  est  fait.  Je  plastroinie  comme  un  homme 
qui  fait  des  armes  avec  un  ami  avant  d'aller  se  battre  avec  un  adversaire.  » 

C'est  que  M.  Tliiers  manque  d'instruction,  ce  qui  peut  sembler  extraordinaire, 
et  qu'il  n'apprend  et  ne  préparc  rien  qu'au  moment  même  :  procédé  suflisant 
pour  discourir  dans  nos  assemblées. 

On  n'est  pas  gêné  par  le  bagage  des  souvenirs  ou  de  l'érudition.  Le  vaisseau 
va  d'autant  plus  vite  qu'il  a  une  plus  petite  charge. 

Quand  le  hasard  ou  la  distraction  l'amènent  sur  une  matière  neuve  pour  lui , 
il  s'en  éprend  comme  de  la  conquête  d'un  nouveau  monde;  son  admiration  le 
déborde.  Ses  intimes  se  souviennent  de  celle  qu'il  fit  éclater  pour  Denis  d'Uali- 
carnasse  et  Diogène  Laërce  qui  venaient  de  lui  tomber  sous  la  main. 

Christophe  Colomb  pcrpéluel,  il  est  toujours  dans  la  lièvre  des  découvertes. 

Écrivulu  ou  orateur  politique,  il  est  encore  et  toujours  le  journaliste;  allant  au 
plus  pressé,  à  l'elTLl  du  moment,  faisant  de  la  colon/ie  à  la  tribune,  c'esl-à-dire 
prolixe,  commun,  bonne  femme,  abusant  de  ce  préjugé  général  et  parlementaire, 
qui  prend  le  trivial  pour  le  bon  sens,  et  la  négligence  pour  la  clarté. 

Ua  de  nos  amis  a  défini  ainsi  M.  Thiers  : 

«  C'est  Jl.  de  la  Palisse  très  spirituel,  avec  le  courage  de  ses  opinions.  » 

Enfant  gàlé  de  l'école  de  Voltaire  et  du  dix-huitième  siècle,  qui  avaient  dessé- 
ché le  langage  pour  le  rendre  plus  clair,  mais  qui  avaient  gardé  le  feu  de  la  phi- 
losophie et  l'élévation  des  idées,  M.  Thiers  ne  tend  qu'à  se  placer  dans  le  milieu 
de  tous  les  lecteurs  et  de  tous  les  auditeurs. 

Il  applique  à  l'éloquence  et  à  l'histoire  le  procédé  de  Scribe,  d'Horace  Vernet 
et  d'Auber,  qu'on  appelle  la  facilité  et  qui  <;9nsisle  à  ne  donner  au  public  que  la 
dose  d'esprit  qu'il  supporte.  .  .;  i, 

Il  faut  en  prendre  son  parti,  il  y  a  de  tout  dans  M.  Thiers,  excepté  du  Napo- 
léon. On  se  demande  s'il  lui  reste  l'étoffe  d'un  Richelieu,  d'un  Mazarin,  d'un 
Dubois,  d'un  Talleyrand,  et  de  tous  les  partis  tour  à  tour  suivis  et  quittés,  lequel 
reprendra  le  premier  cette  ancienne  maîtresse  sur  le  retour. 

Après  toutes  ces  promiscuités,  que  le  temps  ne  couvre  pas  décemment  ;  après 
ces  dérégleniens  politiques,  nous  sommes  heureux,  pour  M.  Thiers,  pour  sa 
gloire,  qu'il  se  soit  réfugié  dans  l'étude,  comme  une  fille  repentie  se  retirait  aux 
Carmélites.  11  a  bien  lait  de  revenir  à  ces  lettres  qu'il  a  tant  méprisées,  aux  jour- 
nalistes dont  il  aura  tant  besoin  pour  annoncer  son  livre,  après  les  avoir  tant  hon- 
nis. Il  se  retrempera  et  fera  peut-être  une  bonne  fin. 

11  est  au  couvent  de  l'histoire,  il  en  peut  sortir  meilleur  et  plus  fort. 

Nous  craignons  pourtant  que  son  livre,  qui  ne  devrait  êtie  qu'une  noble  con- 
solation, ne  se  rapetisse  jusqu'aux  proportions  d'une  vengeance  ;  nous  craignons 
que  l'auteur  ne  s'imagine  plutôt  qu'il  est  dans  l'exil  que  dans  la  retraite,  et  qu'il 
n'entreprenne  une  apologie  outrée  de  l'empire  arrangée  en  longue  et  satirique 
antithèse  du  gouvernement  de  juillet. 

Quant  à  le  donner  comme  un  prospectus  de  dictature  pcrsonuelle,  on  nous 
trouvera  toujours  incrédules  à  de  si  tristes  illusions. 

11  est  impossible  que  l'histoire  ne  rende  pas  calmes  et  sérieux  ceux  qui  y  tou- 
chent, et  Bl.  Tliieis  sait  comme  un  autre  qu'on  ne  devient  pas  César  parce  qu'on 
écrit  un  supplément  à  ses  Commentuirus. 

La  napoléomaiiie  est  un  tic  de  ce  temps-ci,  une  distraction  domcslique  que 
IM.  ThU'is  partage  avec  un  grand  nombre  d'autres  gardes  nationaux  dans  la  vie 
iutéricuic,  et  que  la  malignité  a  rorlainomcnt  exagérée  depuis  les  forlificalions, 
par  le  souvenir  de  ses  promenades  à  grands  petits  pas,  la  main  derrière  le  dos  ou 
dans  le  gilet. 

Allons,  quand  M.  Thiers  aura  fini  son  ouvrage,  il  s'apercevra,  en  ([uelque  état 
(|ue  soit  notre  pairie,  qu'il  a  l'âge  de  Carras  et  passé  celui  do  Donaparle  ;  qu'il 
peut  bien  se  fourrer  dans  l'histoire  de  Napoléon,  mais  que  jamais  Napoléon  ne 
"citt  mis  dans  la  tienne 


milBt  18îli  -  »OJlt  i; 


^rois  jours  du  règne  de  Iiéon  1^. 

Le  soleil  descendait  rapidement.  Après  aToir  illuminé  Rome  sous  mille 
aspects  divers  et  entouré  d'une  auréole  de  feu  comme  une  tête  de  sa  nt 
la  boule  d'or  du  Panthéon,  ses  rayons  couraient  sur  la  campagne  et  per- 
çaient les  massifs  des  villas  qui  bordent  le  Tibre. 

Tout  est  jaune  à  cette  heure  du  soir  dans  Rome,  le  ciel,  le  fleuve, 
les  grandes  places,  les  rues  désertes,  les  fontaines,  les  obélisques,  les 
slauies,  la  face  vive  et  ridée  des  babitans.  Tout  est  or  et  ta'raa.  C'est 
un (Cfet  delà  nature  sulfureuse  du  sol  dans  le,«  climat»  méridio  aux.  Ce 
glacis  dissipé,  le  violet  tranchant  du  ciel  se  moulre,  le  brouillard  tombe 
f-ur  les  marais;  il  s'évanouit  en  fumée.  A  cet  adieu  du  jour  succède  une 
fraîcheur  viviliante. 

La  imil  aniwiit,  nuit  de  Rome,  molle  et  paresseuse  :  pas  d'étoiles  en- 
core. Des  signes  plus  décisifs  que  ceu\  du  ciel  l'annonçaient.  Des  bou- 
viers à  la  culotte  toullue  de  rubans,  des  paysannes  cuivrées,  portatif  sous 
un  bras  leur  enfant  enformi,  sous  l'autre  des  gerbes  de  foin,  passaient 
sous  les  portes  de  la  ville.  Les  derniers  de  la  troupe  priaient  ou  chan- 
taient ;  les  plus  avancés  renvoyaient  aux  plus  éloignés,  comme  un  aver- 
tissement de  la  nuit  qui  allait  les  surprendre,  les  accensmélancobqucmcDt 
harmonieux  du  zampogna. 

La  ville  de  marbre  temble  alors  ss  recueillir  et  penser  au  milieu  de  sa 
pooulaiion  de  siatues.  L'Egypte,  la  Grèce,  l'Iialie  racontent  dans  le  silen- 
ce leur  triste  destinée,  et  des  civilisations  différentes  se  Groupant  autour 
de  ces  granits,  respirent  au  boid  de  ces  bronzes.  A  la  variété  de  ce» 
figurations,  à  l'indifférence  de  ceux  qui  les  coudeient  sans  les  regarder, 
l'étranger  ne  sait  trop  si  les  statues  sont  les  babitans,  si  les  babitaiis  sont 
les  siatues. 

Rome  .s'éiait  complètement  éteinte  ;  de  ce  soleil  qui  la  tesait  en  fusion 
quelques  minutes  auparavant,  il  ne  restait  plus  qu'un  damier  chatoyant 
de  viiraux  à  de  hautes  croisées  :  c'étaient  celles  du  Vatican. 

Vieux  monument,  divin  et  taciturne  comme  un  pape,  le  Vatican  proje- 
tait, dans  ses  proportions  gigauicsques,  sur  le  pavé  de  la  grande  place  , 
son  ombre  toute  tressée  de  colonnes  et  de  statues  immobiles.  Parfois  Te- 
naient à  passer,  à  travers  cette  forêt  de  lignes  violeiies.  une  litière  aux 
armes  d'un  cardinal,  ou  quelque  jeune  fille  effrayée  de  cette  so^iijde  mys- 
térieuse, peuplée  et  déserte  à  la  fois. 

Ces  hautes  croisées  du  Vaii-  an  éclairaient  un  appartement  très  Taste, 
délabré  autant  que  vaste.  C'étaient,  pour  tout  décor,  des  fresques  inache- 
vées commençant  par  un  lever  de  soleil,  liiiis^ant  par  le  mur;  des  saints 
(iont  la  niineexlaiique  aspirait  au  ciel,  mais  dont  les  pieds  avaient  éié 
oubliés  par  l'ariisie,  qui  faisait  attendre,  dans  le  purgatoire  de  sa  pensée, 
la  délivrance  du  personnage  ;  c'était  une  corniche  richement  sculpiée, 
mais  encadrant  le  vide.  La  rosace  du  ciutre  éiait  semée  d'anges  et  d'ar- 
changes précipités  sur  eux-mêmes  pour  recevoir  un  lusire,  et  ils  ne  sai- 
sissaient au  pjssfge  que  l'air,  que  l'écho  des  pas  et  des  paroles. 

Il  s'en  disait  de  fort  savanies  en  ce  moment. 

Trois  hommes  d'âges  diilérens,  mais  tons  trois  encore  jeunes,  assis  sur 
des  couisins,  parlaient,  discutaient,  tantôt  avec  calme  et  précision,  taniôt 
avec[empuilemcnt.  L'inspirauon  et  la  science  se  croisaient;  l'une  colorait 
l'autre,  toutes  deux  se  mo.litiaienf. 

Il  étaient  assis  autour  d'un  cercle  dessiné  au  charbon  :  le  centre  de  ce 
cercle  était  rempli  de  sable  lin,  et  ils  y  traçaient  des  lignes,  en  se  pis.ont 
une  règle  de  main  en  main;  souvent  ces  trois  télés  aaient  si  absuibccs, 
qu'un  aurait  pu  les  prendre  pour  le  groupe  de  pierre  d'un  bassin  ;  elles 
semblaient  cndoroiies  ;  on  enlend.it  courir  l'haleine. 

Enfin  l'un  de  ces  trois  hommes  alongea  une  main  blanche  et  potelée, 
aux  doigts  de  laquelle  élincelaii  un  camée  jaune  égyptien  ;  avec  la  délica- 
tesse d'une  femme,  il  décrivit  légèrement  des  lignes,  des  angles,  des  cer- 
cles, et  dit  : 

—  Voilà  ma  pensée. 

«  Je^eux  que  la  façade  ait  cent  cinquante  neuf  pieds  de  haut  et  trois 
cent  soivai  te-.six  de  large;  les  colonnes  auront  quaire-vingi-sii  pieds  d'é- 
lévation sur  huit  de  diamètre. 

»  Cinq  portes. 

«Cinq  cent  soixante-et-quinic  pieds  de  longueur  sur  cinq  cent  dii-sept 
de  largeur,  pour  le  corps  de  l'éclilice. 

i>La  nef  du  milieu  doit  avoir  quatre-vingt-deux  pieds  de  largeur,  et  cent 
quaraute-ileux  pieds  de  hauteur. 

olju'cn  penseivous? 

Les  autres  gardèrent  le  silence. 

—  Etes-voiis  de  mon  avis?  répéta  le  même  personnage  en  secouant 
une  espèce  rie  maçon  mal  vêtu  qui  se  tenait  accroupi. 

—  Oh!  oui,  répondit  il  précipiiainmeni,  comme  s'il  s'était  réveillé  en 
sursaut;  oui,  certes,  nous  sommes  de  votre  avis'. 

—  C'est  grand,  remarqua  le  premier  interlocuteur. 

—  Mais  parce  que  c'est  grand ,  sera-ce  beau?  demanda  le  plus  jct'n« 
des  trois. 

—  Le  sublime  vaut  bien  lebeau  ;  puislabiauté  se  trouve  toujours  dam 
les  proportions,  riposta  celui  à  qui  celte  observation  semblait  s'adresser. 

Et  le  jeune  homme  continua  : 

—  Soii  t  Mais  ouaud  >ou8  aurci  conitrul'  un  moDumcnt  aussi  éleré  qut 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


le  ce),  et  porianl  une  étoile  pour  hVc .  si  le  regard  ne  le  saisit  pas  dans  i 
Bon  cii.sonible.  Dieu  ne  voiulra  pas  v  entrer. 

Sai.s  s'étaiirr  de  la  ligne  de  ruûditiMion  qu'il  poursuivait,  celui  que 
Bons  i.voiis  désisiK';  coaune  un  niaron  balbutia  niacliiualciaent  : 

—  Ln  mur  du  fond  aura  duuc  vinjjl  ei-un  pieds  bcpl  pouces  d'épaisseur, 

—  C'ebl  cela. 

—  Oui,  c'est  ce^a  ,  et  si  bien  cela  ,  q'te  lorsque  vous  aurez  entassé 
l'irrre  sur  pierre  dans  ces  colossales  proportions  ,  vous  aurc  z  la  plus 
;;rùsse  pierre  du  mon  Je  ;  mais  rien  qu'une  pierre.  Autant  vaudrait  pous- 
ter  une  uionatiiie  i)  Home. 

C'ittit  loi.jouis  le  pluj  jeune  qui  avait  dérangé  ,  par  celte  bouffée  de 
I  ai  1  rie,  la  construciiou  idéale  sur  laquelleles  deux  autres  comaiençaiL'nt 
i»  s'accorder. 

—  Cepe-niant,  Vi:ruve,  reprit  le  personnage  qui  présidait  la  séance. 

—  Ko'ui  vous  dfinauilons  votre  avis.  Kodi  conuaisons  l'opinion  de  Vi- 
inive,  s";^.'nellr;  voyinis  la  vô.re. 

1,1  s  1  èijlcs  de  l'i-r,  liueciure,  pourtant... 

—  Li'siègies  de  larthiteciure !  interrompit  alors  avec  chaleur  celui 
des  trois  qui  ne  seniiil.iit  que  nié  li;er.  Sommes-nous  ici  sur  les  fauteuils 
pélaiis  delà  Crusca?  Les  ic,dos  de  l'areliitecuire!  C'est  à  nous  d'en  im- 
poser en  produis.int  des  mo  lèU-s.  Si  vous  vou?  coiiIlmiIcj  de  suivre  les 
autres,  rodiez,  copiez.  Vous  îivrz  la  railiédrale  de  Slrasbourj;.  le  temple 
de  Sainie-Sopbic  ii  Constauiitiople  ,  la  grande  niosiiuéede  Cordouc  ,  l'é- 
gli-e  de  Westminster  à  Londres,  Noire-Dame  de  Paris,  la  grande  pyra- 
luidi  d  Epypic.  Pourquoi  demandez-vous  une  inspiration  à  ce  sable?  Co- 
piez, co.oie/. 

—  oli  !  n(  n,  s'il  vous  p'aît,  maître,  reprit  vivement  le  personnage  pris 
i)  parie.  On  l'e  dinuuuie  pas  voire  aws  pour  copier.  Cli.i(|uee|)Oi]ue 
a  Sun  anhiieeie  et  son  poète  ;  après  viennent  ceux  qui  cnlaidssent  et  qui 
cflaccnl.  Je  prétends  élever  un  lenqjle  (jui  surpasse  tous  les  édi  xes  de  la 
teire,  comme  le  Dieu  pour  lequel  nous  l'érigcons  surpasse  tous  les  faux 
d.eu.v  du  monde. 

La  lèvre  supérieure  de  l'homme  qui  avait  provoqué  cette  réponse 
tremblait  déjà  counne  émue  par  une  ^eur  inystérieusi^  ;  il  s'é"ria  : 

—  Mais  nous  ne  croyons  pas  à  ce  Dieu  :  nous  n'avons  que  la  foi  de 
païens.  Elx  du  moins  creyaif  lit  :  vojez  quelle  pi  cuve  de  leur  croyance 
da;s  leur  prodigieuse  vâiicté  d'areliilt  cuire.  Leir  Jupiter  Olympien 
to'ine;  te  n'est  p:us  du  marbre.  Leur  Apollon  marche;  cent  fois  vous 
vous  èieséiarlé  pour  le  laisser  passer.  Ces  guirlandes  qui  lésionnenlles 
cli;ipiteaux  de  leurs  co'onnts,  ce  n'est  pas  uo  prestige  du  ciseau  ,  b  ur 
Fiure  iesy  a  entrelacées.  Sentez!  Le  marbre  des  piiïens  embaume.  C'est 
qj'ih  croyaient  à  Jupiter,  à  Apollon  ,  à  Flore.  Le  P.uubéon  !...  qu'il  est 
liiLijesiueiix  avec  sa  superbe  coi;piile  !  qu'il  est  graud  sur  la  terre...  com- 
11,0  le  (  u!ie  qui  l'a  élevé  I  Oh  !  si  j'étais  né  païen  ! 

lA-nihousiasme  communiqué  au  plus  jeune  du  groupe  par  celte  impro- 
visation, et  la  stupeur  produite  en  lui  par  le  trait  peu  orthodoxe  qui  la 
lerniinait,  formèrent  un  contraste  singulier.  Par  respect  pour  le  caractère 
de  celui  qui  ne  laissa  paraître  aucun  étonnement ,  il  détourna  ses  re- 
gards du  blasphémateur,  sans  cser  lui  répondre.  On  aurait  reconnu  faci- 
lement cependant  que  ses  paroles  avaient  trouvé  de  l'écho  dans  son  ame. 
Lnlin  ,  il  rompit  le  silence. 

—  Ils  ne  croyaient  pas  plus  que  nous,  dit-il,  ces  païens  dont  vous  van- 
tez si  fort  le  zèle.  Pour  eux  il  n'y  avait  ([u'une  dées.e  —  la  beauté. 

—  iNon,  ajouta  le  personnage  qui  présidait,  ils  ne  croyaient  pas.  Quand 
ils  pari- lit  du  ciel  avec  tant  de  f.rveur,  il  ne  pensent  qu'à  la  poésie; 
quand  i  s  bâtissent  un  temple  à  la  Divinité,  c'est  l'art  qui  les  inspire.  S'ils 
avaient  vu  autre  chose  que  de  l'air  dans  le  ciel,  ils  se  seraient  élevés  plus 

baut. 

Alors,  reprit  avec  force  celui  qui  avait  repoussé  l'imitation,  épurons 

leur  eu  te  h  l'unité  chrétienne. 

Ce  t  notre  loi  saiute  ;  elle  sera  aussi  la  foi  de  l'univers,  quand  l'univers 
coiinaît-a  la  grandeur  de  notre  culte  psr  la  grandeur  de  ses  œuvres. 

Le  ilôme  de  notre  mouuiaeut  servira  de  limbe  à  la  Vierge  Marie. 

Oui,  et  les  malteureux  courront  aux  pieds  de  leur  pt-oiecirice,  in- 

icrronipit  le  jeune  homme,  tans  trop  avoir  compris  ta  pensée  de  l'ora- 
lour,  q.i  continua  :  ,  .  , 

—  Ce  S!  ra  Platon  s'identiDant  à  Jésus-Christ...  Le  dôme  du  Panthéon 
dans  U  ciel...  Je  ne  sais  rien;  savez-vous  rien  d'aussi  beau?... 

OU  !  si  l'on  pouvait  prendre  le  Panthéon,  renfermer  dans  le  creux  de 
h  uiân  connue  un  œuf,  le  porter,  merveille  C]e  pierre,  jusqu'aux  pieds 
de  Dieu,  et  l'y  laisser  ;  si  l'on  pouvait... 

Pourqu  .i  ne  pourrions-nous  pas  ?  lit  l'cntiiousiaste  en  se  frappant  le 
front -vec  violence. 

Les  yeux  tendres,  bleus  et  célestes  du  plus  jeune  étaient  noyés  de  lar- 
me;;. Il  baisa  le  manteau  sale  et  déchiré  de  celui  qui  parlait,  qui  s'animait, 
nui  tremblait  comme  un  proplicto. 

On  attendait  dans  l'extase  le  mot  miraculeux  qui  terminerait  cette  an- 
goisse. 

—  Eh  bien  !  continua  t-il,  se  levant  pale  et  en  sueur... 

—  Eii  bien  !  répé'èrenî  1  s  deux  autres. 

—  Jetons  1  ;  Panthéon  dans  les  airs. 

Et  avec  effort,  avec  toute  1  énergie  de  la  réalité,  il  éleva  ses  bras  au- 
dessus  de  sa  lèie,  ses  genoux  ployaient  sou>  lui,  comme  s'il  avajl  eu  vé- 
litallement  le  Panthéon  dans  les  mains;  ilproaoa£a^'gyig,i,<tix£ri}je  : 


—  Nous  sommes  alors  à  quatre  cent  vingt-trois  pieds  d'élévation  au. 
dessus  du  pavé  de  la  basilique. 

—  C  est  ellrayant  !  s'écria  le  plus  îigé  ;  la  tête  me  tourne. 
Est-ce  pus  ibie?  ajuntat-il. 

—  Po:S:ble  !  répondit  le  prophétique  ai'tiste;  je  mcllral  le  Panthéon 
dans  le  ciel. 

—  Pour  qu'il  écrase  dans  sa  chute  la  chrétienté,  dit  un  quatrième  per- 
sonnage revêtu  de  la  pourpre  de  cardinal,  qui  venait  d'entrer  dans  l'ap- 
1-arttinent. 

—  Vous  ctf  s  toujours  prophète  du  malheur,  mon  cher  Adrien  Cornetlo, 
riposta  le  pape. 

Car  c'était  le  souveratn  pom.ifo  Léon  X  qui,  entouré  de  iilichel-Angc 
Buoiiaroiti  et  du  jtune  Uaphaël,  avait  tracé  sur  le  sable  avec  uae  règle 
grossière  et  deux  doigts  jour  compas  l'église  de  Saint-Pierre  de  Rome. 

—  Approchez,  caidinal,  continua  Léon  X  avec  une  coble  faii.iliarité, 
et  douuiz  nous  jjlutôt  votre  opinion.  Vous  voyez  que  le  monument  sera 
d  gue  de  notre  rè.ne  ;  avez-vous  entendu  ?  quatre  cent  vingt-trois  pieds 
d'élévation  au  dessus  du  pavé  delà  basilique  !...  Vous  ne  m'écornez  pas, 
on  vous  n'êtes  plus  ce  Cornetto  que  l'cxaliaticn  enlevait  en  présence  d  un 
projet  va  te.  No'-;  cbers  lih  en  Jésus-Christ  les  Ai  gais,  à  qui  nous  avons 
envoyé  un  légat  poète,  nous  ont  rendu  trésorier  calcul  iieur.  Ehbii'ii! 
quel  est  donc  le  résultat  de  votre  addiiion,  cardinal  de  saint  Cliryso- 
gone  ? 

Le  pape  sppuya  sur  le  titre  d'Adrien  pour  faire  un  calembour,  entraîné 
parla  manie  du  jeu  de  mots  qui  cara'^térisait  le  seizième  siècle  ;  mais 
Cunietio,  fixant  ses  yeux  noirs  sur  le  sable,  réponlit  : 

—  Le  résultat,  c'est  qu'un  tel  monument  doit  coûter  à  l'église  cent 
soixante-trois  millions... 

—  Quand  ce  serait  deux  millions  par  pied?  lépliqna  sa  sainteté,  nos 
chers  iils  en  Jésus-Christ  sont  des  péchjurs  si  cndu  cis,  qu'il  nous  sullira 
d'uu  jubilé  pour  payer  tous  les  Irais  de  notre  basiliquf. 

—  tiélas  i  ce  n'est  pas  de  cent  soixantc^trois  taillons  de  Ooiins  que 
je  vous  parle,  mais  de  cent  soixante-trois  mUlions  dames,  ajouta  le  car- 
dinal. 

—  Et  si  nous  en  rachetons  le  double  du  purgatoire  ?  objecta  Léon  X 
en  plaisantant. 

—  Très  saint-père,  la  nombreuse  compagnie  invitée  aux  jardins  de 
Chigi  n'attend  que  l'tjonneur  de  votre  présence  pour  commencer  la  fête, 
répondit  Id  cardinal  en  s'iucliuaut. 

Le  pape  se  leva  et  lit  un  geste  gracieux  à  ceux  qui  étaient  avec  lui  pour 
les  inviter  à  le  suivre.  En  pa;saut  entra  Michel-Ange  et  liaphacl,  il  posa 
sa  main  gauche  sur  la  tète  de  celui-ci,  et,  tendant  sa  droite  au  premier,  il 
leur  dit  : 

—  Maintenant,  aux  jardins  de  Chigi...  Demain,  nous  bâtirons  le  temple. 
Cornetto  murmura  : 

—  Maintenant,  aux  jardins  de  Chigi.  Demain 

Léon  X  passa  devant  lui,  et  sa  phrase  demeura  inachevée. 


II. 

Cbigi  commençait  à  s'impatienter  du  retard  de  sa  sainteté.  Entouré  de 
sa  laniilie,  suivi  de  ses  nombr  ux  doaiestiques,  il  attendait  à  la  porte  de 
son  palais  depuis  neuf  heures.  Il  ne  s'absentait  que  pour  rassurer  la  com- 
pagnie, qui  doutait  dcjà  de  la  visite  du  saint-père.  Tout  ii  coup  une  lueur 
de  torches  se  répand,  et  rougit  un  nija:e  de  poussière  volant  sur  1j  che- 
min ;  c'est  le  cortège;  i\c.^  déionn.uions  t'aunonrent  au  loin  ;  le  pape  ne 
tarde  pas  il  paraître  au  milieu  de  la  réunion  li  plus  brillante  qu'on  efit  ja- 
mais vue  il  Uome. 

Cependant,  depuis  que  Léon  X  régnait  à  Rome  et  sur  l'Italie,  on  célé- 
brait souvent  de  pareilles  fcies.  Son  goilit  pour  les  lettres,  sa  miiniliceiice 
de  prince  et  de  fils  de  prince  élevé  au  milieu  des  statues,  s'étaient  déve- 
loppés par  Is  rare  concours  des  esprits  supérieurs  qu'il  avait  trouvés  au 
pied  du  trône  de  Jules  H.  Son  caractère  ét:iit  doux.  Adolescent,  il  avait 
eu  les  oreilles  dorées  par  la  conversation  des  femmes  iiaiieunes  et  par  le 
chant  des  jeunes  Grecs,  femmes  par  la  vo'x  et  par  le  visage,  qui  s'étaient 
réfugiés"*  lacour  hospitalière  des  Méciicis.  Son  éducation  inllua  surtoute  sa 
vie.  A  l'exemple  de  son  père,  Laurent-le-Magnilique,  il  attira  autour  de 
lui  et  jusqu'aux  bords  de  son  coussin  paptd,  l'élite  des  artistes  de  Home, 
delTttbe,  de  l'Espagne,  de  la  France,  de  l'Allemagne  même. 

Ce  n'était  pas  à  sa  cour  ce  luxe  inso'ent  des  empereurs  de  Rome,  qui  a 
exciié  tant  de  malédictions  sonores  dans  la  poitrinî  des  historiens;  ce 
n'étaient  pas  ces  parfums  qui  sentaient  le  sang ,  ces  escaliers  sur  les 
dalles  desquels  on  laoçait  la  nuit  par  les  hautes  croisées,  comme  des 
outres,  des  femmes  dont  on  avait  pris  toutes  les  voluptés  ,  et  qu'on 
avait  ensuite  gorgée,  devins;  mais  c'était  avec  plus  de  délicatesse  et 
autant  d'éclat,  le  luxe  un  peu  latin,  un  peu  grec,  un  peu  asiatique  du  Bas- 
Empire.  L'Orient  était  retourné  à  Rome,  non  pas  avec  les  eunuques  noirs 
d'Héliogabale,  mais  avec  les  pages  des  Comnèiie.  Les  d-bris  de  celte  cour 
b\zantinc  et  presque  fabuleuse  s'étaient  divisés  d'une  si  éfange  uianièie, 
que  ce  qui  en  était  res  é  ii  Con  taniinople  avait  sulli  au  sérail  des  vain- 
queurs, que  ce  qui  s'en  élait  détaché  avait  servi  ii  l'embellissement  du  pa- 
lais des  papes.  Aussi  voyait-on  sans  haine  et  tans  colère  la  cour  de  Léon  x, 
cour  aimable  et  savante,  dont  ("éclat  après  tout  n'était  à  la  charge  du  peu- 
ple qu'autant  que  sa  piété  le  voiilait  bien.  Le  peuple  de  Rome  aitcait  à 


LE  MAGASIN  LltTÉRAIRE, 


55 


voir  sfi  foi,  et,  par  orgueil  de  coiiTufitP,  la  foi  de  toute  l.i  loirc  se  rcdé- 
tcr  dans  l.s  iliainans  de  la  tiare.  Ce  tasic  était  uon  seule  unit  pard  .inné  , 
mais  il  (iiait  corn pvis,  aimé  cor.ioïc  on  aime  la  prodigalité  dans  une  femme 
belle.  Qui  csi  Wessi',  nîcmc  ie  pauvre  (lu'eHc  n'apei  cuit  pas  à  ses  pieds, 
du  liixe  d'une  feuiniL'  ?  on  éiarte  en  souriaat  la  poiis>it're  de  son  char  ;  on 
est  Siiis  loicc  con.rc  sa  vaniié  sans  outrage.  Telle  était  alors  Rouie  sous 
Léon  X  :  une  ficiaicî 

Les  ciiurs  étrangères  rivaliwiriît  d'emprpssoracni  à  (a  parer  de  leurs  plus 
rieliespréseiis;  ill;*  lutliiieiit  degi^nCrosiié  avec  l'ardeur  ^ue  des  profanes 
ajipoii.erait'in  à  se  disputer  l'at  en'.ii  n  d'une  rnurlisajie.  Henri  VllI  balan- 
ç.ut  le  crédit  de  François  1"  auprès  du  Sain  -Siige,  cm  envoyant  à  l.con  X 
les  douze  plus  beaux  étalons  dé  ses  royales  éiurits  ;  les  vases  d'agate 
du  petit  lilsde  Slaximilicn  soutenaient  à  peine  le  parallèle  avec  le  ma/ni- 
lii|ue  bloc  di  corail,  piéfcnt  du  schah  de  l'erse.  Mais  ce  qui  était  sans 
priv  auprès  de  Léon  X,  c'était  l'envoi  d'un  grand  poète,  d'un  subiil  dia- 
leciicien.  d'un  p'ofond  anii(|uaire.  Mais  qurlle  (|ue  lût  la  na!ure  de  ces 
léaioig  i;'ges  de  respect  cl  d'admration,  J/ on  X  ne  les  acceptait  jamais 
sans  les  payer  par  une  démoastratitn  publifiue  d'estime. 

Il  se  di  posait  à  recevoir,  à  cette  glorieuse  époque  de  son  pon'.iïïcat, 
J'ajubassa  icnr  d'Emaianuel  Ic-Gran  I,  roi  de  Puriugal,  <|ui  fc  rendait  à 
Rome,  pour  obtenir,  à  la  prière  de  son  maître,  la  s.inciion  des  terres dé- 
.couve  tes  ou  conquise  daas  rjntle  par  les  [Portugais.  L'ambassadeur  a.)- 
poi  t'iit  pour  présens  d'u-age  une  «olli'ctioa  d'onieuicns  .«acerdoluux,  des 
vases  potn- la  célébration  des  saints  aiysières,  des  candélabres,  un  vuilc 
d'autel  ii'un  rtre  travail,  et  celte  fois,  à  délaut  d'un  dialecticien,  un  élé- 
phant d'une  taille  prodigieuse  r.'pporté  d'Afrique  par  le  célèbre  navigateur 
Tristan  d'Acuna. 

Alin  de  leconnaîire  avocla  pompe  accoutumée  la  politcsçe  de  sa  raa- 
jestf  trè;  li;!èle  cidedonner  à  so:i  a  nhissadiurd-s marques  paiiiciilières 
d'csliuie,  le  pape  avait  désiré  le  faire  assister  à  une  de  ces  soirées  savan- 
tes itont  rafuHait  alois  la  cour  de  Rome,  à  l'exemple  de  s 'u  maître.  Il 
avait  clioisi  pojr  Ibéiitre  les  jardins  de  Cliigi,  non  seulement  à  caisse  de 
la  saison,  mais  ausi  à  (ans?  de  la  uiagnificcncc  de  l'endroit.  Clugi  était 
un  néai)ci;).'il  enrichi  va  servi<e  des  Médi;:is;  ses  vaisselles  du  Japon  ne 
servaient  jaunis  deux  fois,  cl  les  voùies  de  ses  6i;ouls  étaient  soutenues 
par  iWi  statues  de  vingt  mille  sequins.  Nul  lioaiii:e  ne  lit  un  plus  bel  em- 
ploi d'une  fortune  sans  cxf-mjde  dans  l'histoire.  Sa  maison  était  toujours 
ouiCiie  aux  arlisics  qui  s'absliaient  par  nuées  sur  ses  palais,  vivaient 
sous  .-on  toit,  maigeaieni  à  sa  table.  Là  régnait  l'éjalité  idéale  de  la  repu- 
Jhliciua  de  Platon;  là.  venait  le  chef  oie  la  chrétienté,  sans  suite  et  s  m 
pninpe;  là,  les  cardinauï,  dépotii  lés  du  cr.ractèrc  coîumandé  parleur 
fajig,  devisaient  avec  les  boulions  de  la  poésie  ;  l'archipoète  Camille 
Querno  y  rivalissail  de  verve  avec  Barabello  et  Gaëte;  Sadolet,  l'illustre 
Sailolei,  luttait  d''iiiiprovisatioii  latine  avec  le  cynique  Arétin  :  et  on  cui- 
vrait le  vainqueur,  ut  on  versait  de  l'eau  par  punition  à  celui  qui  hasar- 
dait un  vers  taux. 

Ce  fut  diiis  les  jardins  de  Cbigi  que  Léon  X  avait  invité  tous  les  Iiora- 
mes  cetèbrcs  d;  so;)  règne  qui  pouvaient  ju^tilier  une  haute  réputation 
de  piété  et  de  science  aux  yeux  de  l'ambassaileur  de  Portugal.  .Son  ex- 
cellence était  dé, à  d  uis  le  ja;  din,  accompagné  des  offi 'iers  de  sa  maison, 
lorsipi'on  anuoiK.a  l'arrivée  du  pa;)e.  Quoiqiio  a  scz  éloigné  de  la  porte 
principale,  il  s'arrêta  au  milieu  de  sa  suiie  ei  attendit,  inmobilc  et  !e 
chapeau  Mir  la  léte,  q:e  le  saint  père  approi  liât  du  rond-point  oti  il  se 
trouvait.  A  la  vue  du  pontife,  il  lit  trois  pas,  éiio  son  chapeau,  s'avança 
d'un  pas  en  ore,  cl,  pi  lyaat  respcctiieuseuienl  le  gei^ou  ganciie,  il  baisa 
la  uK;iii  que  sa  suiiilelé  lui  lendit  pour  le  rele\er.  Pendant  l'exécution  de 
quelques  luoreeanx  de  luits  que,  ou  se  promena  atiX  rayons  des  lampes  et 
dis  verres  t'e  couleur  qui  illuminaient  l'enceinte. 

L'heure  du  soupej-  soiina;  apiè;  devait  avoir  lieu  le  spectacle  préparé 
pour  l'ainbasaileiir  du  roi  J:aiiinauuel-le  Grand. 

Dans  un  rat  refour  de  ver:lure.  llaniboyant  de  lumières  jusqu'aux  plus 
l'ailles  lirsiK'hes,  ou  avait  cireuloireuient  élevé  des  uradins  charg''s  de 
fauteuils.  Au  centre  était  une  place  vide  :  c'était  celle  qu'allait  occuper 
l'uctetM'  destiné  à  remplir  la  soii  ée. 

L'tiinbassadeî-T  de  Portugal,  sons  un  extérieur  encore  plein  de  rénii- 
nisceni'cs  maures  dans  la  eouiie,  la  poitrine  ruissdanle  de  croix  lusitiiines 
et  casiillaniies.  était  penché  sur  le  fauteiul  de  Léon  X,  afin  de  recuediir 
les  renseiguemtns  que  ce  piincc  de  l'ICglisc  daignait  lut  communiquer  sur 
sa  cour. 

Denière  Léon  X  étaient  placés  ses  cinq  cardinaux  d'honneur,  ses  con- 
fidensles  plus  intimes,  ses  favoris  1rs  plus  comblés  de  gi  aces  :  Al|.hui;se 
Pctiiirei,  liardincllo  de  Sauli,  Itaphaél  lliario,  l'rançois  Sodcrini,  Adrien 
Coriietto.  Noblesse  dé  sang,  dignité  d'caiploi,  majesté,  grâce  tlu  corp-, 
.souipiuositc^  lie  costume,  res;ileiidipa:ent  avec  ces  hiiiiriies,  objets  de  la 
jalouse  aiiiniiuilo»  de  tous  le<  homme'.  Chacun  désirait  être  à  leur  place; 
eux  n'avaient  pins  rien  à  désirer,  si  ce  n'est  la  coutiiiuaiion  de  cet  inclla- 
ble  ilenii-souiireqnc  leurciuoyait  de  temps  en  temps  Léon  X.  q  i,  ne 
pouvant  les  faire  papes  comme  lui,  s'abaissait  il  être  caidi'ial  avec  eux.  — 
Viiitii  mes  philosophes  platonieiens,  dit  I  éou  X  a  l'ambassadeur;  c'est 
Jirsile  Ficin.  qui  sait  beaucoup  mieux.  Dieu  lui  panlon-ic  comme  je 
l'absous,  |j  Phéilou  que  le  droit  canon.  Ceux  ipii  causeot  avec  lui,  on 
les  noi'jiue  Jean  Artyropile,  Démélrius  Chaleontlyle  et  Pierre  i:gynètes, 
lous  trois  Grecs  :  ils  se  l'croiout  mer  pour  Arisioie.  Je  vous  ussuri  qu'iLj 
i'oul  lu. 


Au-dessous  d'eux,  vous  remarquerez  une  tf  te  bien  prii-c  poy  le  sa- 
voir qu'elle  renlcrnic.  Cet  hoiim.c  m'a  fil  un  ci 'eau  (pie  j'r>iime  tjn 
royaume  :  de  laboayede  C  rw-y  en  \Vcsipli;iiie,  il  a  ap  oiié  à  Rome 
les  cinq  premiers  livres  de  Taci'e.  Notre  lrésori^r  lui  a  cuuiplé  cinq  ctuts 
sequins.  Le  tié-.orier  s'est  acqutté,  le  pai)e,  non. 

Les  hommes  que  U-on  X  dé.-ignait  à  l'envoyé  da  roi  Emmanuel  étaient 
non-seiilemcnl  des  Oambcaux  <<c  scieiice  et  des  étoiles  de  poésie,  mais  la 
1  lupait  remplissaient  d'importairt-'s  missieus  politiques  auprès  de^  cours 
éti aiigères.  Ucaibo  était  cardinal,  et,  ainsi  que  Navagiro,  poète  cl  am- 
bassadeur. De  C':ltc  tsia:)'èie,  Rome  envoyait  sotts  toutes  les  fermes  la 
foi,  les  ans  et  la  religion  au  bout  de  1 1  ter  re. 

Ces  noms  latins  et  grtcs  f|uc  les  écrivains  adoptaient  alors,  attestaient 
leur  enthousiasme  cl  leur  vénétaiion  pour  l'antiquité.  L'ti  i.oin  grec 
était  pour  eux  l'engagement  glorieux  d'être  Or;  es  dans  b'urs  œivrs. 
Leurs  noms  de  famille  se  sont  ainsi  perdus;  mais  leurs  famill-'s.  r'ria'rut 
kslettics.  Par  cette  métamorphose,  la  science  élabisaii  une  fraternité 
universelle  en  Europe.  Le  pauvre  et  lude  luineiiralleuiciiid  ap  i.-le  Teire- 
!\oirc,  Schvvarzertlc,  prenait  l'euphonl  tue  no.n  yrec  de  Mi-laneliio  •,  et, 
du  même  coup,  il  devenait  le  conte  nporain  ilc  Platon  ,  et  co'respdii  a  t, 
non  a\ec  Di  lier  lout  court,  <discur  lourjjci'is  de  De\(  ntrr  sur  li  lîone, 
mais  av.  c  Didier  devenu  De-i  lerius,  citiy-n  de  Rome  ;  avec  Didier 
changé  plus  pom[)eusenii  nt  en  Éiasnic.  pliilosiqihe  d  Atliènes. 

—  El  quels  font,  s'infurma  l'ambasiadeur,  ces  deux  peisotinagesp'acés 
à  côté  d'Arcoinboldo? 

—  A  ta  droite,  le  Napolitain  Sannazar  ;  à  sa  gauche ,  DcinLo  de  Ve- 
nise. 

—  Ce  srnt  les  deux  moitiés  de  Virgile. 

—  Merci,  Adrien,  dii  Léon  X  e  i  se  retoarnan'  vpra  le  rariliia'  Cor- 
netto  ;  bien  dit.  Continuer  à  nous  désiguer  c-'ux  qui  mériteront  i''atliniiua 
de  l'ambassadeur  de  iioiri"  lis  bien-aimé  Enimanuil. 

— Puisque  votre  saiuelé  le  perm''i,  au  gra  I  n  ihferieurei  dans  la  d'rcc- 
lion  de  ce  pilier,  cet  homme  triste,  véiu  de  noir,  tenez,  qui  reL-ardc  vers 
nous,  c'est  Folcngi  de  Manioue,  le  joyi.ui,  le  fou,  l'ex  ravpgaiit  Foleugi, 
plus  coni;U  som  le  nom  de  Meiliiio  Coic.ijo  ;  c'.  si  un  géni"-.  Si  i'liiro(ie 
savante  ai>précie  st  haut  ses  poèmes  inaro  ou  ques,  m  lange  b  r'e.-que  (.'c 
latin  et  d'une  foule  de  dialectes  p'pulare-i  d^  l'Il  be.  c'.  st  (fu'il  a  de- 
viné une  de  ces  cordes  retenti  s.inles  qii  vibrent  loiig-leui,  s.  11  iniireeii 
trouva  une.  Virgile  aussi.  Les  purivtes  ii'à.u.ul  noire  Fulengi:  ii  c^l  vrai 
que  le  peup'e  ne  connaît  guère  les  p  ;ri'.ies. 

—  Doucement,  Corn;ito,  on  nous  entend.  Je  ne  veux  pas  me  f.'xhcr 
avec  mes  grammairiens.  Modérez-vous;  j'aspire au;si  à  l'iulailtibilitô  te  la 
langue. 

Adrien  s'inclina  ;  on  lui  sourit,  il  continua  : 

—  A  côté  de  Folejiii  >  st  uiiaulre  poêle  de  son  e.^pèrc,  Fra'-çijsCeini, 
qui  passe  sa  vie  cou;  hé.  L  a  dé^i'ii  lu.'i  srs  dom  sliqi  s.  .-ou-  ijU'-lcjie  pré- 
texte que  ce  soit,  de  'Ui  apjorii'r  ni  b  unie  ni  m.iuvase  imu  ilie.  Ii  ne 
s'éveille  que  pour  ,'e  moquer  île  l'huaianii,-  et  il  ne  s  ri  le  bras  de  des.-uus 
ses  dra])sque  iiour  lii-seriouiber  à  terre  des  suil.ses  plus  aigres  que  la 
vapeur  des  marais  pontiiis. 

—  Vous  aile/,  trop  loiii.  Adrien  ;  vou"  oubliez  nu"  sa  dernière  épj- 
grainaie  est  conire  iioMe  sainteté.  Je  pard'iiac  vo:oiiiieis  ai  |ioé.o  ;  ui.qis 
je  n'absous  pas  lexiiiicateur.  Ma  taiuicté  L1c:iSlC  vous  couJumae  aa  si- 
lence pour  liiv  minutes. 

La  punition  fut  iniligée  avec  tant  de  grâce,  que  Corncllo  saisit  îc  bas 
du  maiiieau  de  Léon  X  et  le  baisa. 

Ce  fut  Léou  X  qui  dit  il  l'ambassadeur  : 

—  Celte  rangée  de  fauieui's  contient  inr.s  poètes  laiins  :  c<"ux  qni  ne 
contient  leurs  pensées  qu'à  la  langue  ae  n<s  ancéires;  qui  ire.Nii.'ueiii  pas 
encore  assez  la  langue  italienne  pour  y  a  coupler  kv  r  fie  e  inaginaiien. 
C'est  mon  Latiuin.  Apol  ou  cl  les  muse.s  veuiih  lU  qu'ils  rùiieni  p.  s  à  se 
repentir  d'avoir  éirit  leurs  ouvrases  dans  une  langue  d  uii  les  uioilèles 
écrasèrent  toujours  les  iniit  leurs!  Rerab"  a  d  J  i  eu  le  bon  s  u;  de  retour- 
nerà  sa  belle  muse  vénilieuue;  d  n'en  et  pas  ntoiiis  la  j  n  micro  lleci  de 
la  guirlande  de  nos  prèles  laiius.  Après,  vient  Sailo'et,  C'  lui  qui  e.-t 
chauve  :  nous  rouiiirons  bieniùt  telle  place  uue  du  bonnet  de  caidiLoL 
Mais  où  c.-i  donc  Angurclb  ? 

—  Au-dessous,  répondit  le  carditia!  R'ano. 

—  Pardonnez  à  la  failile.ssi-  {"e  tua  vue,  ambaf.'sderr.  jo  la  perds,  et 
chaque  joui- davantage.  Quand  j.' n'y  vermi  plus.  Rémi  écrira  u:ie  cbar- 
maire  épigramuie  ;  il  ili  a  q  le  le  pa-ieurdcs  peu|4e«  «si  avi  iigle. 

—  Votre  Sainicié  lui  au-  a  vd\i  le  niéiLe  de  l'iuveiuiun,  diî  l'ambassc- 
deui',  q'ji  s'eiail  tu  ju>que  à. 

—  Oh!  oui,  aj  >iila  le  pipe,  c'est  toujours  une  rofSoLst'on  q  lo  de 
l'avoir  l'aile  avant  lui.  Aiigundli,  coiilluu.i  til.  von.*  lire»  si  t:tiyi<  flfuie, 
{ait  (te  l'aire  de  l'or.  (JuonI  il  me  -'édl.i  re  p^.èiie,  ic  'u  iVmis  nue 
bourse  vtvie.  Après.  Marc  Jérfi.ne  Vidj  l'c  Crémone,  l'auleiir  du  puèmc 
iiiliiulé  le  Jeu  d'échecs,  sacrUiV  la  iiis.  Je  .lésiror.iis  pa-seï  FrasmUT.  à 
cause  inéiiie  de  l'ouvra^'o  qui  a  eu  un  rete.'itis.<!eineni  -i  clto  '  :  ni.ds.  .-ap- 
proi he2,  à  voix  basse  ei  ei>  latin  loin  «e  dii  :  Pe  luor  ,i  ;  c'cit 
une  veiigeanicconiic  les  armé''s  de  Louis  XII.  C  I  i  ■  Fiasca- 
lor  presque  en  entier  de  s;)u  enibeuiioint.  c'est  Kit  lié  e, 
adroit  publique  ;  suivez,  Flamiuio  :  les  trois  îrères  «:«,  '  ; 
Lxlio,  Caïuiiki  Trifonoe,  Dendo  d'Assise;  A(±iUe Boccbi,  sui nomme  Pui- 


ttfl 


LE  MAGASm  LITTÉRAIRE. 


lerote;  Gabriel  Faërne,  auteur  d'admirables  Tables,  Adamus  Fumauus , 
auteur  d'un  poème  eu  ciuq  cUaui;  sur  les  règles  delà  logique. 

Ua  peu  fatigué  et  déguisant  mal  un  accès  de  soulTruuce  qui  colora 
tout  à  coup  ses  joues,  Lion  X  étoulTa  uu  petit  cri  daus  son  oiou- 
choir  ;  ce  ne  fut  qu'un  instant.  11  sourit  et  se  pe.icha  encore  vers  Adrien 
Cornetto  :  Parlez,  notre  cardinal  ;  nous  levons  l'interdit. 

—  Seuls  et  à  distance,  placés  sous  ces  lampes,  continua,  tout  ému, 
Adrien,  à  qui  Is  douleur  du  pape  n'avait  pas  échappé,  s'élèvent  deux  hooi- 
nies  rares  et  également  à  craindre  pour  leurs  ennemis.  L'uu,  celui  qui  a 
la  raideur  d'un  sénateur  des  temus  latins,  c'est  ua  soldat,  c'est  uu  histo- 
rien, Guichardin.  Il  a  écrit  l'histoire  de  son  pays  après  l'avoir  défendu; 
mais  il  a  juré  qu'elle  ne  paraîtrait  qu'après  sa  mort.  Voilà  pourquoi  sa 
main  est  si  fermement  scellée  à  sa  tiaocbe  :  elle  retient  une  vérité.  L'in- 
flexibilité de  ses  JMgemens  sur  le  siècle  est  tempérée  par  le  caractère  de 
son  voisin,  Paul  Jove.lqui  a  deux  plumes  à  sou  service;  l'une  de  fer,  l'au- 
tre d'or.  Malheur  à  qui  ne  paie  l'as  la  dépense  de  sa  maisuu  des  champs; 
il  lit  e  ta  plume  (le  fer  et  il  blesse.  «Comment  voulez-vous  que  je  vous 
épargne,  répondit-il  à  un  homme  qui  se  plaignait  de  sa  véaahté,  j'ai  une 
mattress  '  qui  me  ruine  en  bains  de  senteur  ?  '> 

Un  rire  involontaire  partit  des  lèvres  tie  l'ambassadeur. 

—  Ne  liez  pas  ainsi,  seigneur,  le  rire  de  l'euvoyé  porterait  malheur 
au  règne  du  souverain.  Jove  avilirait  le  Portugal  dans  ses  pages. 

Cornetto  se  tut  de  peur  de  blesser  ses  nobles  auaiieuis;  mais,  il  ache- 
vait à  peine  d'esqeissi  r  ces  deux  portraits,  qu'une  rumeur  du  dehors  an- 
nonça l'arrivée  des  datues. 

Véronèse  a  lidèlemcnt  reproduit,  dans  son  admirable  tableau  des  Noces 
de  Cana,  la  fierté  dédaigneuse  des  femmes  italiennes  de  cette  époque ,  la 
magnificence  orientale  de  leurs  robes  traîuaiites.  Celles  qui  pénetièrent 
dans  le  cercle  étaient  suivies  de  beaux  îcvriers  qu'elles  menaient  eu  laisse 
avec  des  cordons  de  soie  et  d'or.  Ces  élégans  animaux  montraient  à  leurs 
colliers  les  armes  de  famille  de  leurs  nub  es  mjliresscs.  Au  port  de  tcie 
de  ces  femmes,  à  leurs  épaules  blaaches  et  arquées  ,  à  leurs  piolils  lo- 
inalns  ou  vénitiens  b'en  sculptés,  on  eût  dii  des  Maïa,  des  Cybèli's  anti- 
ques; à  leurs  yeux  sombres  et  voiléi,  des  saintes ,  mais  des  saintes  dont 
les  mères  avaient  vécu  à  la  cour  d'Alexandre  VI.  Luxe  un  peu  perdu  de- 
puis ce  ponùfe  à  cause  des  diUéremls  de  ses  successeurs  avec  les  sou- 
dans  d'Egypte,  leurs  robes  étaient  soulevées  par  de  jeunes  liihiopiens 
noirs  comme  la  nuit.  Du  milieu  d'elles  se  détachait,  par  son  cxiréïije  jeu- 
nesse, la  bi'lle  Licla,  depuis  quelques  mois  apparue  dans  le  tourbilon  de 
Tiome.  Sa  timidité  contrastait  avec  l'assurauce  de  ses  compagnes.  Les 
fleurs  allaient  mieux  à  ses  cheveux  que  les  diaraans.  C'était  l'églogue 
latine  des  temps  de  Virgile  ;  elle  était  digne  d'un  consul.  Brune  mai»  blan- 
che, Gallus  lui  eiit  dit  :  Jeune  file,  cache  tes  cUeveut  ;  jeune  (ille,  ca:he 
ton  sein.  Mais  Lida  n'ava  t  pis  lu  Gailus  ce  jour  là.  Il  n'y  avait  rien  de 
chrétii'u  en  elle;  aussi  la  mélimcolie,  cette  coujeur  de  l'àme,  manquait  à 
!  sa  perfection.  Horace  l'eût  invitée  à  ses  soupers  de  XibiU'î  mais  Jésus- 
Cdrist  n'en  eût  pas  voulu  à  sa  descente  de  croix  pour  essuyer  son  visage 
ensanglanté.  Ce  n'était  ni  Marthe,  ni  Madeleine;  c'était  LiJa,  c'éiait  Les- 
bie.  Il  n'y  avait  aucune  rilace  pour  elle  dans  cette  succession  de  femmes 
belles  mais  pures,  qui  part  de  Ra,  hel  qui  tondait  les  brebis  et  va  à  sainte 
Geneviève  les  menant  à  l'atireuxoir.  Elle  n'aimait  du  catholicisme  où  elle 
était  peut  cire  née  que  ses  pompes  et  ses  mystères;  Christ  lui  plaisiil 
tomme  homme,  avec  sa  cheveluie  blmde  etsun  blond  sourire,  et  sa  dou- 
ceur, lorsqu  il  parlait  pensif  et  accoudé,  aux  laveuses -de  la  piscine  ;  mais 
elle  déiournait  son  imagiiuiionde  thiis'pâle  dans  un  linceui.  Liila  divi- 
nisée, eût  été  dans  le  ciel  Bérénice,  mais  non  l'étoile  du  matin  de  la  suave 
litanie.  Les  yeux  baissés,  le  front  pirtugé  par  un  voile,  la  déiuarche  mo- 
deste, elle  s  assit  au  murmure  d'exlas  ;  des  assistans. 

Au  moment  où  les  femmes  étaient  entrées  dans  le  cercle  ,  on  avait 
brûlé  des  parfums  sur  leurs  pas.  En  se  répandant ,  la  vapeur  des  casso- 
lettes et  des  encensoirs  avait  gazé  la  scène  ,  et  enveloppé  les  groupes 
d'un  brouillard  mystérieux  et  embaumé.  Vus  à  travers  ce  riileau,  ces  prê- 
tres, enchâssés  dans  le  brocard ,  ces  princes,  si  somptueusement  vctus , 
ces  cardinaux,  avec  leurs  habits  de  feu ,  ces  couriisannes  à  demi-nues,  ce 
pape,  Jupiter  «le  celte  pompe,  semblaient  un  autre  Olympe.  Rome  avait 
retrouvé  ses  dieux,  perdus  depuis  quinze  siècles;  et,  de  l'arène,  les  mar- 
tyrs de  Néron  étaient  montés  aux  premières  g  deries. 

Au  milieu  des  daaies  marchait  un  jeune  homme  de  la  figure  la  plus 
touchante,  Uiissant  Uoiier  sur  ses  épaules  de  longues  ondes  de  cheveux. 
Ou  eût  dit  un  page,  it  son  airpctatiou  à  caujer  avec  toutes  ces  femmes 
dont  lapins  beHc  si'mb'ait  si  mère  et  la  plus  jeune  sa  sœur  jumelle.  Ap- 
pnrcmineni  il  uc  c  faisait  faute  avec  elles,  en  moiilant  de  graiiins  en  gra- 
dins, ni  de  plaisanlei  ics,  ni  de  propos  galans  ;  car  e  les  avaient  l'uir  de  le 
çromlrr  rie  n'être  pas  pi  :;s  réservé  en  pi  ési  nrc  de  l'assembée.  Lui ,  pour 
t  )  u:*  réponse,  surcharge  d;  l'une  du  bouquet  qu'il  avait  en'evé  à  l'autre. 
E  tpo'inant  charuof  le  pardonnait  de  bien  bon  cœur  et  en  riant,  comme 
on  ferait  pour  un  enfuit  royal  gà  é  pir  s  .n  gouvrnieur. 

L'éiuurdcrie  du  chevalier  si  peu  discret  futiemnniuéc  de  Léon  X  , 
qui  ne  fut  cepen'Icnt  p.is  le  dernier  ii  l'accueillir  de  loin  par  le  plus  bien- 
vedlantvi'age.  Cet  incident  n'eût  pas  attiré  autrement  l'atiention  de  l'am- 
bassadeur, si,  renchérissant  sur  la  Lgènié  de  son  introilnctioii ,  le  nou- 
veau venu,  qui  n'était  apièstmit,  pour  qu'on  le  reminiuâl,  ni  prince,  ni 
ptflat,  ne  fût  allé  s'asseoir  dcns  la  galerie,  en  face  de  celle  du  saint-père, 
h  cô««  duc  humms,  *»ol«  l'an» s»  grave  imlluds»  Ig  coud« stu' IDJ[,B,S.çoii* 

-  I^Ko'H  — 


son  menton  pensif  dans  la  main.  Ce  rapprochomnct  choqua  le  grave  Por- 
tugais ;  il  voulut  avoir  raison  de  sa  surprise. 

0  Vaut  il  bien  la  peine,  mon  p?re,  que  je  vous  demande  quel  est  ce 
jeune  homme?  —  Son  visage  semblait  ajouter  :  si  peu  respectueux  pour 
vous  et  pour  moi,  —  assis,  en  ce  moment,  auprès  de  ce  spectateur  qui 
n'est  pas  sorii  un  instant  de  sa  rêverie  ?  »  •>* 

Sur  un  geste  de  Léon  X,  Bembo  quitia  sa  place  du  gradin  inférieur,  et 
courut  se  placer  enre  l'ambassadeur  et  le  saint-père. 

"Apprenez,  Bembo,  àmouseiga;ur,  quels  sont  ces  deux  ^hommes, 
vous  qui  êtes  leur  ami. 

—  Et  je  m'en  lais  gloire. 

L'un  est  Michel  Ange  Buonarolti  ;  l'autre,  Raphaël  d'Urbino,  »  mh 

Involontairement  l'ambassadeur  se  leva,  et  cela  avec  une  si  vive  curià? 
site  que  les  deux  artistes  s'aperçurent  de  l'intention.  Surpris  à  son  tour, 
l'amb.issadeur  inclina  jusqu'au  velours  de  la  galerie  un  salut  que  son  rang 
ne  lui  imposiit  qu'envers  les  souverains. 

Un  éclair  d'orgueil  courut  sur  les  lèvres  du  pontife  à  cette  déférence  ao 
cordée  au  méiiie  (le  deux  de  ses  sujt^is,  l'un,  la  gloire  de  son  prédéces- 
seur Jules  II,  son  plus  beau  legs;  l'autre,  sa  gloire  exclusive.  Laspouta- 
néiic  de  l'hommage  ne  douna  pas  le  temps  de  remarquer  la  violation  de 
l'éiquette. 

Le  héros  de  la  fête  parut  enGn;  te  phénomène  attendu  s'avança.  J4il» 
qu'au  milieu  du  cercle.  11  salua,   .ne,  jnu  o  -;»if-  >io«  ,/u'jï 

.,r    ^    ■  •     ■■•'  ■■•  "''■■  '"''■*^- 

m.  ^9& 

Cet  homme  savait  tout.  Beaucoup  pouvaient  lui  être  'comparés  pour  la 
prétention  ii  l'univcrsaliti,  car  l'univer.^aUié  était  la  manie  du  siècle  ;  au- 
cun n'avait  comme  lui  le  droit  de  s'en  croire  en  possession.  Il  avait  des- 
séché son  corps  et  son  ame  à  l'étude.  Sa  maigreur  seule  égalait  son  uni- 
versalité. Plus  repliement  que  l'e.iîpruuieur  de  Sliakcspcare,  il  avait  payé 
par  des  équitaU'  ns  de  chair  les  prits  que  lui  avait  faits  la  srience.  Sa  tête 
seule  a»ait  aiquis  uu  élira)  ant  iléveloppeniont  aux  dépens  de  toutes  les 
parties  inféiieuies  de  son  être  physii|iie.  Sa  tète  avait  pour  ainsi  dire  man- 
gé son  co  ps.  Il  la  poitJit  comme  une  lanterne,  et  ses  jambes  n'en  avaient 
pas  plus  la  conscience  qne  le  po'eau  du  chemin  n'a  le  seniiiueni  de  la  lan- 
terne clouée  à  S'jn  exiriiuié.  Il  était  comme  l'arche,  la  suiihèse  mou- 
vante de  l'uniNes.  L'éléphant  çL  le  ciro.'i  se  trouvaient  en  lui.  Les  hommes 
savent,  lui  coiiicnaii.  Physiquement  il  causait  de  l'horreur,  inui-aicmentde 
l'effriii  mêlé  à  beaucoup  de  i  ailierie.  Il  y  avait  du  (ou ,  du  malade  et  du 
damné  dans  cette  caverne  osseuse  où  se  cachait  la  béte  de  l'orgueil. 

Ceci  n'est  point  un  portrait  de  fantaisie  pnur  qui  connaît  son  seizième 
siècle  ;  c'est  l'empreinte  sinon  complète ,  du  moins  consciencieuse  de  la 
folie  de  runivcrsalilé,  fléau  passé  cornue  tant  d'autres  fléaux ,  peste  noire 
de  l'esprit.  -.,x._  •._ 

Cet  homme  savait  tout  et  autres  choses.  i*r^ 

Toutes  les  langues  vivautes  et  moites ,  il  les  érrirail  et  il  les  parlait  ; 
ceci  s'entend  du  ch.ildéen  comme  du  basibrcton  ;  il  connaissait  la  théolo- 
gie et  l'éqnitaiion  ;  les  ar:s  et  les  métiers  ;  il  était  capable  de  construire  un 
temple  eiune  paire  de  sou'iers  ;  fort  dans  l'astrologie  et  dans  la  cuisine,  il 
l'était  également  sur  la  métaijhysique  et  sjr  Ii  danse;  bon  général  et  bon 
prêtre;  cardinal  et  spalassin  ;  il  conmii'sait  toutes  les  propriétés  de  l'â- 
me, et  cnrnblen  il  entrait  de  fils  dans  une  toile  d'araignée;  il  savait  le  poids 
d'un  atome  et  celui  des  étoiles.  N'était-ce  pas  un  fou  ou  un  damné':* 

—  Qu'on  1  interroge,  commanda  avec  dignité  LéonX,  et  dutonavec  le- 
quel Diocléiien  aurait  dit,  quelques  siècles  auparavant  :  Qu'on  le  livre  aux 
lions  ! 

Une  vois,— c'était  celle  de  Marc-Antoine  Raiinondi  le  graveur,  deman- 
da :  Combien  y  a  t  il,  seigneur,  d'Evangiles  apocryphes? 
Il  lui  fut  répondu  sans  hés  latlnn  : 

—  Trente-neuf  jusqu'aujourd'hui.  .._'-' 
En  quelle  largue  fut  écrit  le  premier  ?  _„ , 

—  En  syriaque.  iIotcc  lutl  Ii   , 

Un  sourire  d'êtonnement  circula  dans  rassemblée,  d'oii  partit  cette  au- 
tre quesiion  : 

—  Quel  est  le  plus  violent  purgatif?  j|  ..minu  • 

—  L'fupborbe.  <)i  sne  ■■ 
L'intin  loi  uietir  se  tut;  UH  autre  reprit: 

—  Qui'l  rst  le  sijiè.ue  mois  de  l'aunéc  des  Ethiopiens? 

—  Jjchuhlili. 

L'attentioii  rçdoablait.— Dites ,  s'écria  une  vcix,  quelques-uns  des  ani- 
maux anli;)aihii|nes? 

--  Le  crapaud  et  la  belettç,  ,|;^lôphant  et  le  coq  ,  le  scorpion  et  le  cro- 
codile. I ,   ,     1 

—  Bien  !  Sauriez-vous  dire  maiptej)(J,ntle  nombre  d'utilités  que  les  Baby- 
loniens attribuaient  au  palmier?    ,  ,,|^j.  ,ii,;Li' 

—  Trois  cent  boixanle.  ,uu\u.R\o-)g  T)ii':»n, 

—  Quel  est  le  plus  souverain  remc  le  contre  la  pierre. 

—  Les  cigales  et  1rs  mouches  luis  intes. 

Ci'S  réponses,  qui  ne  se  faisaient  ,ainais  attendre ,  émerveillaient  de 
plus  en  pins  randitiiire  alteutif.  On  avançait  la  icie  pour  voir  la  figure 
pâle  du  pliéUDinèiie,  cl  on  la  relirait  pleine  d'ellioi  après  l'avoir  contem- 
plée. On  s'écliaullait.  C'était,  parmi  lc3  théologiens ,  les  philosophes ,  let 
po^içs^  ^Cf  8l'ain[ûairiçn3,>,]çâ,,erii^tq?,»,|i  qui  la  quesljonneroit  le  première 
I  îb«rc9Ji'03  8oii3iii  Jicî'jus  sdaotjà'»  sV- 


LE  MASASm  LÏTTÊRAIIU?.- 


87 


Léon  X  éiait  rayonnant  de  joie.  Qucliuefois  il  daignait  lui-même  inviter 
d'un  signe  les  personnes  de  l'assemblée  à  controverser  avec  l'oinnisa- 

vant.  .    ,    „    ^  • 

Il  fit  un  siftne  à  André  Navacero,  qui,  comprenant  le  désir  de  Sa  Sain- 
teté, le  sjiislii  sur  l-ecliaaii).  Il  avait  sa  question  toute  prèle. 

—Docte  ur,  dites-uotis  si  le  navire  des  Argonautes  construit  par  Tbésée, 
et  qui  subsistait  encore  du  te  nps  de  Démétrius  de  l'halère,  était  toujours 
le  mi^uie  navire  ,  quoique  1rs  maicriaux  dont  il  avait  été  primi  ivcmcnl 
formé  eussent  été  remplacés  piè  e  à  pièce  par  d'autres? 

—  Oui,  c'était  le  même  navire  ;  car  le  peuple  de  Rome  est  touiours  le 
même  peuple,  quoiqu'il  se  soit  renouvelé  bien  des  fois  depuis  HUéa  Sil- 
via. 

—  Pétition  de  principe!  cela  n'est  pas  répondre. 

Kavagcro,  surnommé  le  Scott  espagnol ,  soiinici  riposla  au  docteur: 

—  A  votre  avis  donc  un  troupeau  légué  à  quelqu'un  par  testament,  est  à  ce 
quclqu  un,  bien  que  depuis  l'acte  de  donation  le  troupeau  se  soit  renou- 
velé di\  fois  ? 

—  Vous  I  avez  dit.  Distinguez,  pourtant.  Pour  la  physique,  ce  n'est  pas 
le  même  tioupeau  ,  pour  la  justice  ,  oui.  —  Un  testament  est  un  acte  de 
justice  :  le  trnupcau  n'a  pas  changé.  Sans  cela  le  légataire  aurait  aussi 
changé  avec  le  troupeau,  et  ny  aurait  aucun  droit;  ses  ongles,  ses  clie- 
veux,  son  sang,  tout  son  être  s'éant  renouvelé. 

Navaiicro  s'<issit  ;  il  partagea  les  bruyantes  félicitations  que  la  sagacité 
de  son  inier:ocuicur  avait  méritées. 

Sans  préparniion  un  i.ros  cbaiioine  s'écria  : 
,    — Docteur,  quel  est  I  homme  le  plus  heureux  de  la  terre? 

—  L'hoiune  le  plus  heureux  de  h  terre  est  celui  qui  éprotive  tous  les 
malheurs,  car  il  ne  lai  en  reste  plus  à  craindie. 

Ce  sopliistne,  renoiivi^ié  très  adroitement  de  la  philosophie  d'Epictète  , 
goidcva  d'unanimes  applaiidis-emens. 

On  co?iiinua  à  m.iriyriser  le  savant  de  questions  ardues. 

Un  archiprctrc  se  levé;  sans  rire,  mais  non  sans  faire  rire,  il  demande 
avec  louie  la  praviié  d'un  t héologien  : 

—  Quel  est  la  taife  du  dialile,  lumineux  docteur?    "I  '"'  "    '"  |"  "' 

—  Luc  fera  sin  coudées;  Beli^hégor  eu  a  cinq  et  un  pied;'  Asfat^lh  et 
Déliai  ont  trente  coudées. 

—  Il  a  dit  Mai,  afTiima  l'interrogateur, —  pas  un  pouce  de  moins. 

S'ir  le  geste  d'invi  ation  du  pont  fe,  le  théologien  le  plus  famé  du  temps 
W  leva  :  on  I  écouta  :  —  Il  dit  : 

—  Combien  d'anges,  docteur,  peuvent  danser  sur  la  pointe  d'une  ai- 
guille ? 

On  ne  respirait  pas  de  curiosité.  ,"' 

—  Treize  millions  sept  cent  mille  quaTe-vingtSiMiéùf. 

—  Il  ue  s'est  pas  trompé  d'un  orteil ,  jura  en  s'asseyant  le  grand  théolo- 
gien. 

— Mais  vous,  interrompit  une  espèce  de  sanglier  scnlasliqnc  qu'on  ne  lii- 
chaitque  dans  les  grandes  occasions  ,  une  espèce  de  béte  féroce  nourrie 
desylli'gisinfs  à  travers  les  barreaux  d'une  cage,  un  sop'oste  armé  d'ar- 
gumentations tmpoisonnécs,  ayant  la  langue  aiguisée  en  léme  et  la  queue 
terminée  en  euiliymèuie;  mais  vous ,  qui  savez  tout ,  dites-nous  ce  que 
vous  ignorez? 

Oui!  —  0  tu  qui  omnin  sels,  die  mihiquid  nescis? 

La  question  eut  un  immense  accueil  :  tous  les  lo|{icicn3  pâlirent, 
--^»-  La  science  n'i^n  oie  rien,  lépondit  le  phénomène. 
:^-  Donc  m  ignores,  riposta  en  rugissant  le  sophiste;  ergo  nescis,  El  il 
se  tournait  à  dioiie  et  ii  gaiiche  comme  un  tigre  vainqueur  d'un  lion.  Un 
morceau  de  l'argumcnldiion  pendait  à  ses  lèvres  ,  qui  scmblaieul  saigner 
de  l  ciicri'. 

—  Ergo  nescis  !  Donc  lu  isnores ,  répéta  t  il  ;  car  tu  ne  rais  pas  ce  que 
tu  ignores.  Nescis  quod  nescis.  Argumentum  ad  Iwminem,  atque  ila 
probabo.  Je  le  prouve. 

—  Pour  tout  savoir,  il  faut  savoir  ce  qu'on  ignore  ;  or,  tu  ne  sais  pas  ce 
que  tu  ignores, 

Ergo.  Tu  ne  sais  pas  tfiut.  TAescis  aiiqwd.  Tu  ignores  quelque  chose. 

Lcylogstue  inspii-o  comme  le  ca;ion  une  fois  sur  le  champ  de  ba- 
taille :  l'encre  a  un  goût  comme  le  Kang  Le  docteur  était  haletant  ;  il  se 
léchait,  il  passait,  en  a  tendant  la  réponse  de  son  aniagonisie,  se-i  doigts 
dans  sa  barhe,  fauve  cii'iiérc  toute  mou'lléc  de  la  bave  qu'il  avait  répan- 
due. F.t  l'assemblée  partageait  en  quelque  sorte  l'éiniition  de  ces  deux 
étranges  savans.  I.a  foule  est  toujours  la  même.  Cet  bouiiuc  tenait  lieu 
d'une  béte  à  dévorer. 

Dans  ce  mmnent  d'anxiété  générale  ,  Léon  X  avait  posé  avec  abaniion 
sa  main  sur  l'épuile  dp  l'ainbassa  leur.  11  était  heu'cux.  Quint  à  l'omni- 
savant,  il  était  impussilile.  Les  sympalhibs  et  les  olijcrtidns  tonnaiont  iiiu- 
tilctneiit  il  ses  oreiles.  Il  écoutait  sans  faire  semldmt  de  méditer  sa  ré- 
ponse, tt  lorsque  le  singulier  scolasti(|ue,  l'œil  en  feu  ,  Is  dents  acérées, 
la  lui  icdemaMd.i;  il  répondit  sùcht-ment  :  Jcjiic  la  conséquence. 

—  Tu  nies  ton  père  ,  donc  ,  hurla  le  sanglier  ;  nier  la  conséquence  I  II 
nie  la  conséquence  ,  (itil ,  en  se  tournaut  vers  l'assemblée.  Qui  ajamais 
nié  une  conséquence  ? 

—  Moi!  riposta  le  phénomène  avec  un  nançrfroid  ad.iiirable. 

Il  n'en  fallut  pas  davanla|.:e  pour  soulever  une  tempête  dans  le  cercle. 
Ailleurs  qu'à  Home,  ailleurs  qu'on  présence  du  ponii:e  le  plus  doux  de  la 
terre,  au  fgufji  d'ua  çloilre ,  cette  réponse  eût  fait  tii  cr  les  couteaux  de 


leurs  gaines.  Qunnd  Léon  X  vit  la  querelle  sur  le  point  de  passer  de  la 
rhétori  iuc  aux  coups  de  poings  ,  il  fit  un  geste  et  on  musela  le  sophiste  , 
qui  s'assit  en  rugissant.  Léon  X  se  i;encha  ensuite  vers  un  cardinal  de  ser- 
vice assis  à  sa  giuche,  et  lui  dit  quelques  mots  à  voix  basse. 
Le  raidi  I  se  leva. 

—  Que  la  plus  jeune  dame  de  l'assemblre,  dit-il,  adresse  une  question  à 
'homme  universel;  c'est  le  vœu  de  notre  saint  père. 

Cette  désig;  ation  de  la  plus  jeune  ne  devait  causer  aucune  jalousie  par- 
mi les  dames,  tant  la  dillércnce  d'âge  était  notable  entre  Lidi  la  courti- 
sane et  ses  coTpagnes. 

Lida  rougit  et  demanda  d'une  voix  qui  fut  entendue ,  car  jamais  le  si- 
lence n'avait  été  plus  grand  : 

—  Illustre  docteur,  (luelle heure  est-il? 

L'omni-savant  fut  atterre.  Et  celui  qui  n'avait  fléchi  devant  aucune 
question ,  et  on  a  pu  ju.'er  si  el.es  étaient  embarrassantes,  ne  trouva  rien 
à  répondre  à  la  belle  Lida.  11  avait  dit  sans  sourciller  la  taille  des  démous 
et  des  anges ,  et ,  à  sa  honte  ,  il  ignorait  l'heure  qu'il  était.  Muet  pendant 
plusieurs  minutes ,  il  avoua  enlin  en  frémissant  qu'il  n'avait  rien  à  répon- 
dre. 

Fort  innocente  de  la  confusion  qu'elle  avait  causée  au  savant,  Lida  s'as- 
sit au  milieu  des  plus  vifs  témoignages  de  l'admiration  universelle.  Elle 
avait  terrassé  l'omni-savant. 

Au  seizième  siècle  comme  aujourd'hui,  la  question  de  Lida  étant  un  dé- 
tour poli  pour  indiquer  que  le  moment  est  venu  de  se  retirer ,  le  pontifa 
prolita  de  l'avis  pour  se  lever  et  monter  sur  sa  mule.  La  fcte  était  Unie. 


i,\  ny  Jir 


IV. 


Sur  yës  tiiiarchcs  de  marbre  adoucies  par  des  tapis  moelleux,  les  plus 
belles  fleurs  de  la  campagne  roma^ne  s'élèvent  dans  des  vases  étrusques, 
placés  de  distance  en  distance  le  long  d'une  rampe  de  bronze,  et  montent 
du  fond  du  con  idor  aux  appartcmens  ;  des  oiseaux  chintint  en  voltigeant 
à  II  avers  cette  ascension  de  fleurs  et  de  feuilles.  On  dirait  une  volière  de 
marbre,  un  palais  d'oiseaux.  A  cette  surprise  se  mêle  celle  d'un  jet  d'eau 
qui  souille  bruyamment  sa  gerbe  à  travers  la  spirale  de  l'escalier ,  bûloa 
liquide  de  celle  cage  transparente.  On  frissonne  en  plein  été.  C'est  au 
bruit  monotone  de  ces  harmonies  confuses  que  s'éveille  à  peine  la  courti- 
sane en  vogue,  la  jeune  Lida,  Lida  que  nous  avons  déjà  eulrevuc  à  la  fcte 
donnée  par  Chigi  à  Léon  X. 

—  Maiiba,  niurmura-t-elleen  sortant  un  bras  encore  paresseux  de  som- 
meil de  dessous  la  draperie  rose  de  son  lit,  Martha,  j'ai  rêvé  cardinal  celte. 
nuit.  , , 

—  Userait  diflicile  derôver  autre  chose,  mademoiselle  ;  vous  en  ave* 
eu  toute  la  soirée. 

—  Toi  qui  ei|)liques  les  rêves  comme  une  bohémienne,  Martha  ?... 

—  11  faut  toujours  prendre  le  conirepied  des  rêves,  mademoiselle  :, 
cardinaux  signilient  barons;  nous  en  sommes  menacées. 

—  Barons  et  cardinaux,  Jupiter  !  comme  c'est  édifiant  !  mais  aussi 
comme  c'est  ennuyeux  I 

—  Mademoiselle  serait-elle  jalouse  de  la  conquête  de  notre  sain'-père  ? 
Je  ne  vois  guère  que  lui  au-dessus  des  diguités  humaines  et  presque  di- 
vines qui  s'humilient  à  vos  pieds. 

—  Léon  X  a  une  bien  belle  main ,  Martha  !  Mais  tais-toi,  folle. 

—  J'entends,  mademoiselle,  les  porteurs  du  cardinal  Adrien  Cornetto.l, 

—  Eh  bien  !  qu'il  entre  dans  mon  oratoire,  qu'il  ouvre  le  tabernacle;  r 
et  qu'en  attendant  il  s'amuse  à  lire  les  let;rcs  qu'il  y  trouvera. 

Sur  la  table  de  nuit  de  Lida  était  déposée.  pré;e:it  de  la  veille,  une  ai- 
guière d'or  de  la  plus  parfaite  exécution  de  dessin  et  de  ciselure.  Aux  yeus 
du  connaisseur  elle  eût  été  sfns  prix  ;  aux  yeux  du  vulgjire  on  l'eiit'ccnt 
fois  payée  avec  les  pieires  précieuses  dont  clleéiait  pleine.  Elle  con'cnait 
jusqu'aux  bords  des  perles,  des  topazes,  des  rubis,  et  une  foule  d'autres 
pierres  précieuses  disposées  d'avance  pour  êtres  réunies  en  col  iers,  en 
ceiniuies,  en  jarretières.  Au  moven  d'un  cordon  de  suie  et  d'une  aiguille 
lescourtisannes  romaines  s'amusaient  à  cette  ruineuse  occupation  qui 
avait  deux  buts  :  celui  de  fournir  dos  distractions  en  écou;ant  des  pi  opo- 
sitions  qu'on  n'accueille  jamais  en  face,  et  celui  de  faite  comprendre  à 
quel  prix  elles  pourraient  être  accueillies. 

Lida  glissait  sa  main  blanche  dans  ce  sable  aux  mille  reflfts.  «  Martba. 
dit-elle  en  soupirant  à  sa  servante,  les  fêtes  m'ennuient;  les  bomn:ai;es 
me  pèsent  ;  je  suis  lasse  de  niarrher  de  plaisir  en  \  lai-ir.  Il  n'y  a  donc 
plus  d'événemens  dans  ce  raondc?Toujours  dos  désirs  qui  s'accompi  s-ont 
avec  régularité.  Hier  des  fiitcs,  aujourd'hui  des  fêtes,  dem  lin  dos  fêtrs. 
L'aïKant  du  mois  passé  comme  crlui  du  nv^'w  prochain.  Ilicn  de  piquant. 
Des  esclaves  à  genoux  devant  chacun  de  mes  caprices.  Adorée  de  ions, 
quittée  de  tous,  indiifércnte  pour  ions.  Je  vou.lrais  ê  te  haie  ou  haïr,  au 
moins  je  pi érêrerais  quelqu'un...  Tiens,  je  désirerais  pleurer...  Il  ne 
tombe  donc  jamais  de  pluie  à  Rome  ? 

—  L'heure,  Martha  ? 

—  Celle  qui  Tons  plaira. 

—  Pas  de  Uaticrie. 

—  Midi. 

—  Si  tard. 

—  De  quoi  vousétonnci-vou»;  n'avri-von»  pas  rêvé  rirdiB»!? 

—  Toile!  —  Approche  celte  toilette;  car  je  n'ai  yra'i'-e.rt  vas  le  covi»' 


3$ 


LE  MAGASIN  LITTÉB-VIUÏ. 


ngc  d'cssnyc r  de  me  Icvpr.  N'cst-cp  pi?  qii'a'nsi  coiffée  je  no  suis  pas  mal? 
Le  r  ont  nu  d  ini  œ.liet  roiijto  s^r  ronillc.  C'est  ^'U'c  :  non  :  c'cs',  je 
m  is.  orliiit.il.  (.iic  Oi  oiiciiial,  c'«)-t  a  si  z  poiir  |il,\:ri;  à  des  priiis  de 
l'rjjli  c.  M.iMit  laiii,  mes  tisscncos.  Non,  pas  (rcs»,t'ni es  aiijOiii<l  liiii  :  de 
l'tMii  fiaicli  -.  lù^iii  du  Tfijrc  il  fciuinc  romaine.  Sai^-iu  le  latin,  Maiilia? 

—  i\un.  ma;icini)i>cl!f. 

—  Murs  l  •  ne  se;  a>  jamais  la  niaîtres>^  du  cardinal  de  Gonzague. 

—  C'csl  potiaiii,  ma-. eiiio  selle,  unjoîi  canlinal. 

—  Siiisdout'  ;  inai>  il  ne  vaU'  p,is  celai  de  M;uiU)iie,Marllia. 

—  Mais  Cl  lui  de  Manioue  ne  vaut  [ws  celui  de  Sienne,  mademoiselle. 

—  Qui  ne  vaut  pas  celai  de  t-oieiizu.  Martlia. 

—  Qui  ne  vaut  jias  le  cardinal  de  Và.cuce,  mademoiselle. 

—  Il  le  1  l.iii,  ie  te  le  (lunne. 

—  Mci  1 1,  iiiadcnKiiscili.'. 

—  l'iaiiis-ioi,  lin  (ardinal  de  di^-srpt  ans! 

Au  nn!iru  de  ciS  (iiaisaiitcrics,  Lid.i  avait  p'onji;  sa  têic  dans  une  cu- 
TCtie  d'e.  n,  Si  hni  riiy;,ieiie  du  ieni[)s,  et  IVn  aval  letiiéc  fiaîclie,  blauche 
et  légCic  1.1  n.  cai  ni  iife. 

Maiiiienuiit,  Mar.lia,  re'èv(>  cet  oreiller,  ra'igc  ces  f.tuieuils,  eflouille 
tles  fiiuis  sur  le  tipis,  sar  ma  c  ^i. voilure;  ([ue  (e  r.ivijn  rougi  éclaire 
moi)  I  0.1  ;  que  .  o  layoa  bleu  tombe  sur  nus  bras,  bien  comme  cela.  — 
Quel  te.npsfi.i  il  '^ 

—  Un  II  ni;)s  (iiuigiirc  :  à  lire  jusqu'au  troisième  ciel. 

—  J.' r<p!)icrai  to.ie  kt  jnurnée.  Ou'ys-t'l  de  nouveau,  MarAa? 
A-t-(Hi  iiK  in  iiôlioiiic  celle  iiii-t  ? 

—  iNoii,  m^ile  ois.  Ile.  Les  caLleauï  de  leurs  émincnces  sont  déposés 
dans  VDi'  e  aijii<li.iuibie. 

—  Val  uisis  :a  peine  dVlre  vuj? 

—  Lue  i  haine  d  or  de  Mi  an. 

—  ,lo  la  pu  lerai  i  p  ..t  f.is  :  après  ? 
T-  Une  lo:  c  di-  so<e  de  Bruges. 

—  E^t-elle  belle,  M,irilia? 

—  Kl  0  .ie  li<  nt  iiel)i)iii,  tant  elle  est  is-assîvede  parles  et  de  dorures. 
Kotrc-U.imc-de  l/ireiie  nVii  a  pas  de  pareilles  drns  srs  triîsors. 

—  Niiire-D.'nie-de-Lortlie,  sccounz  nous  mi.iiiieiiaut  et  il  llipurc  de 
notre  mort,  inurui  .la  Lida  t  ii  >e  ^ia|l  mi,  pil^  eîli:  ajout  i  :  Je  ne  veux  pas 
de  robo  de  s  l: ,  c.  la  m'éraill    1 1  pian.  R.'iivoie  es  cliilloiis.  Ensuiie  ? 

—  Un  0  ,<eaii  veit,  vimiii  d  i  Koiivo.iu-\lon  I.',  iloniié  au  toi  d'Espaj.ie, 
qei  l'a  dune  au  cardinal  de  Va|eii  -e  qui  vous  ledoniic. 

—  lia  ois  au  \erl,  lol.e  !  c.  iiu'at-il  de  si  rare  ? 

—  Il  pailc. 

—  f.lqued  t-il? 

—  /ivc  Maria;  il  sait  ses  prières. 

A  —  U  Va  reii  Ire  jaloux  bien  des  archevêques  :  est-ce  tout? 

—  Un  |.e  i  e  boite  en  carton. 

—  L)e  (|icle  piil? 

—  La  persoinie  ipii  l'a  déposée  no  s'e;t  pas  nommiîe. 

—  (  ardaii  i  si  <  xai  t!  mui  (uur>  tout  bas  et  avec  joie  Lida. 

—  Mais,  madeiiioielle,  depuis  une  heure  les  princes  ei  les  cardinaux  al- 
tendciit, 

—  Tu  as  raison  :  Dis-leur  que  ie  veux  bien  les  recevoir. 

Cin!|  d  yiiiiaires  de  la  cour  de  fioine  cnirèi  eut  '!a;is  rappartcinent  de  la 
co'irtisane  ipn,  luoilem  nt  aaimyie  sur  so;i  br.is,  seinld.iil  une  reine  rece- 
vaiii  ses  sujtis.  A  chacun  nu  gracieux  salut ,  à  mesure  qu'ils  prenaient 
phvce  niipr.s  de  ,'on  I  I.  Un  nul  ils  fiirent  a  sis,  elle  cungÉUia  Martlia  et  lira 
à  demi  lus  dr.ipir.es  pour  miinx  te  recueilii,''. 

Unis  ceae  atiiiuie  o'ubaudoii  et  de  laii!,'U(>ur,  Li  la  est  bien  r<nfant 
dont  les  aitisti-s  se  disputent  l'image  pour  cri^cr  leur  type  de  vierge.  Car 
c'i  si  la  <  oiir  de  Léon  X  qui  lournii  ces  raviss  inies  coui  lisanr s  qui  passe- 
ront il  In  p.isitrii.',  sous  le;  bmideau  et  le  v*le  de  qui  Ique  sainte  Céi  ile 
ou  Agnès;  \ierg.v  qai  n'iproiivi-ut  d'auire  mariyre  (pie  celui  de  poser  à 
deoii-:uie  dev,  ni  Pi  ipliaël,  li'  plus  volu,,lucux  des  liouiiiies, 

O  loiqu'iii  pi'iii  c  stuiiie  d.i  iiiaii  ',  on  recoiiiiaissait  dans  les  cim  pcr- 
soniiaeesqiii  vent  eut  dère  iiiîroluin  les  cinq  cardinaux  favoris  de 
Lf'oii  X.  c.u\  qii,  hier  encore,  iui  formaioal  une  suite  d'élite,  à  la  fè'.e 
don.iie  il  laiiiliatoa  l^u^  de  Portugal. 

Apiè-  av  1  r  la.i  leur  coït  ii  Lida  ei  Iii  avoir  exprimé  combien  sa  beau- 
té et  -a  loili'lie  avaient  produit  d'ailniraiinii  sur  les  speiiaienrs  de  celle 
foie,  les  raidi  aux  atie.'iilir.-iii  qu'il  lui  pifit  d'ouvrir  la  conversation  sur  le 
Sujet  (iiiiles  iivaii  réunis  «h.  z  elle. 

Le  pus  lap.iroch';  de  son  II;  éiait  Adrien  Cnrncito,  élégant  cardinal, 
jeune  !;omni«  aux  yeux  bleus  ei  i.cnsif-,  aux  ch-veux  noirs  ;  cmUrasle 
raie  en  11  ■  ie.  De  sa  priinr  1'  éliiiceliu  e  (nutiit  ce  ji'l  de  liimèie  quel,  s 
pciiiires  aioiliiil  ii  l'expiessi.  n  do  ngi'd  ipiai  d  ils  ont  liui  de  primlrc 
un  1).  au  \isage.  l'ounain  en  examiiiint  de  pus  la  liguie  d'Adrien,  on  était 
f  urpr  s  de  la  tristtvse  qui  1 1  voila  l  et  (|ui  c  nliasla  I  av  c  le  luouve.iieni 
ambiiiei.x  de  se  narine-.  Les  pa  siom  i  en  •eut  d3  bondir  ii  la  surlice  de 
ce  l.vc  en  ;.pp:ireure  pur  e;  peu  prof  iid  ;  sous  la  liaipidiié  dj  fajeu- 
n<  fsi-  en  ap  iceva  t  les  nioi..sir(S  de  1  avidiic,  de  la  puiss  me  ci  île  I  .m- 
liiiion,  d"  nie  ne  qu  on  l'p  içDit  h-s  uions;ri'S  de  a  nu  r  par  un  jour  de  cal- 
me; piolii  italu-e,  propr,-  •.  Insjiinr  le  pinceau  de  M  cli.  I-  Vngi-,  le  pciiurc 
des  anges  lo  ul  é-,  et  la  p!,r.ne  de  Mm  hiavel,  l'hiMorien  de  I  iVne  de.  pi  iii- 
ccs  de  ia  lei  ic.  San  ici  ai  "livâiie  u,ninin.;e  l'ardeur  du  .sang,  la  «éliéiiieiicc 
(ia  curaciùi'c,  rciaportemcnulespaisloiis;  uuUc  ces  houiuicsqui  outtous 


les  désirs  à  la  fois,  ceux  delà  terre  et  ceux  du  ciel  ;  ceux  des  hommes, 
ceux  des  iireirescldes  lois;  croyant  pjr  terreur,  jaloux  par  naiure,  aimant 
avec  faiiaiismc. 

Liila  avait  ies  yeux  sur  Adrien  et  le  consultait  à  chaque  parole  qu'elle  di- 
sait; lui,auconir,i:re,  affecailde  n'avoir  aucune  iiiilucnce  sur  elle. 

—  Seigni'ur,  d  t  elle,  il  e^l  unedilhcalte  à  no  re  projet. 

—  Lrquille?  lé]  1  quèicnt  vivement  les  cardinaux,  pJsqu2  nous  sommes 
tous  ici  ei  que  nous  n'avons  qu'une  seule  et  même  volonté. 

—  Je  ne  suis  pas  en  étal  de  grâce. 

—  C'est  peu  de  chose,  reprit  A^lricn  Cornclto,  je  vous  absous.  —  Vos 
péché  1  vous  sont  remis, 

—  Ce  n'est  pas  tout,  inrs  pères;  après  l'exécution  ma  conscience  veut 
être  fans  tache  comme  avant.  Signez  moi  une  iuduigeuce  tléuicre  pour 
ma  part  dans  l'action. 

—  Voilà.  Etesvous  rassurée  ? 

—  Pleinement  pour  mon  âme.  Passez-moi  cette  cassolette:  et  parlez 
princes,  —  tnaintenanf. 

Lida  appuya  sa  julie  tête  sur  roreiller,  disposée  à  no  se  mêler  en  rien 
^  ta  discussii.Mi  ;  en  digne  maîtresse  de  logis,  elle  voulut  laisser  toute  li- 
berté il  ses  hôtes. 

~  L'empoisonner  au  moment  du  saint  sacrifice  de  la  messe.  C'est  moi 
qui  prépare  le  ciboire,  proposa  le  premier  Adrien  Cofûeito. 

—  Délesiable  !  —  lui  réj)  ndil-on.  —  Car.,. 

—  Si  ce  jiuir-là  il  n'olTi  iait  pas,  un  de  nous  serait  forcément  à  sa  place 
viclinie  du  piège,  cl  il  ne  faut  pas  qu'un  iinio  eut  paie  pour  un  pape. 

Lida  appela  ijai  tha  pour  lui  dire  qu'elle  étaii.  viaibie  pour  tout  le  mon- 
de; elle  lui  conmanda  de  laisser  ouvertes  toutes  les  portes. 
,   Les  cardinaux  se  regardèrent  et  se  turent.  Cet  ordre  ne  semblait  pas 
les  rassurer. 

—  F'oursuivez,  leur  dit-elle,  je  veux  qu'on  sache  que  dans  la  matinée 
Lida  a  reçu,  comme  d'usage,  tous  cent  qui  se  .sont  présentes  chez  elle. 

La  précaution  de  Lida  fut  comprise  ;  elle  écartait  le  mystère,  par  con- 
séquent les  iuierprétaiions. 

—  Expéi  i  iice  d'amour  louruée  à  la  piïlili^ue,  princes,  ajouta-t-clle. 
Les  cardi-  aux  SDurircnf.  i^  Wj 

—  Je  crois  qu'il  faut  l'éiouffer.  Je  me  charge,  moi,  cardinal  Baiidinellf, 
son  lertour  crdinaiie,  de  lui  app'iiju'i'  si  fori  le  biévi.iire  sur  li  bouche, 
qu'il  mourra  dans  cinq  minutes  tl  en  é  at  de  grâce,  telon  bs  cano.is. 

—  C'est  le  S!i;ipliei!  le  pius  diflicile,  objecia-t-uii,  qu'on  puisse  ima,- 
gincr,  Lssayeî  sur  un  chat.  Dans  le  inomeni  de  U  siraiigiilaii  ni  lès  se- 
condes vous  sembleront  des  sièeles.  El  vous,  caritiual  Su  leriui  ? 

Lida  avait  mis  un  paudu  rideau  sur  sa  bouche  pour  ne  pas  rtre  ii  celle 
compara  son. 
Soderini  reprit  : 

—  Il  a  la  vue  basse  ;  si  l'on  retirait  deux  marches  de  l'escalier  de  sa 
chapelle  ? 

—  Bah  !  i!  en  serait  quitte  pour  la  contusion. 

—  Je  crois,  opina  le  cardinal  Itiario,  qui  n'était  pas  pour  les  chutes, 
qu'il  est  plus  simple  di'  le  po  gnar.ier. 

—  Oui,  comme  dans  les  iragéJies  grecques,  interrompit  un  de  ceux 
dont  l'avis  avait  été  repoussé.  Nus  miiiis  blanches  à  tous  ne  me  rassu- 
rent guère  sur  le  gesie  éne.giqiie  (ju  demande  un  coup  de  poi^^nard. 
Savez-vous  que  dans  ce  moment  l'Cmotion  fait  une  cuirasse  au  sein  qu'on 
va  frapper,  et  de  chaque  bouton  un  œil  qui  regarde. 

—  Ce  jour  me  ble.-se,  dit  Lida  ;  Uiarii),  fanes  tomber  cette  draperie, 

—  D'ailleurs  nue  mort  semblable  i-erait  trop  proaipie;  ;i  quoi  n')us 
servir.i't  elle?  Qu'il  meure,  so.t  ;  mais  en  détail,  pour  nous  laisser  au- 
taiitd'heures  qu'en  exige  le  temps  de  1er  'mplaccr.  Nous  ne  nous  veiigei  ns 
pas,  nous  changeons  de  pape  et  nous  ne  saurions  l'être  tous  les  cinq.  Sa 
longue  agonie  nous  permettra  de  débattre  les  litres  de  son  sucees-eur. 
Le  p'iignard  est  iloiic  rejeté.  I^éeapitulons  :  nous  avons  dit  le  cali  e  ciu- 
poiî&nné.  l'etouH-nienl,  la  chute,  le  poignard  ;  de  tout  cela  rien  no  vaut. 

—  Et  l'enlèvement  !  s'éeria  le  cardinal  Alphouse  Petrucci  qui  n'avait 
pas  encore  parié. 

—  El  qiiaii  I  nous  i'aur.nns  enlevé?  belle  avance  !  On  attendra  qu'il  soit 
relroiné  ;  la  place  re.Mer.i  vile.  Est-ce  là  ce  que  nous  voulens? 

A  bout  de  Lues  moyens,  les  cinq  cardinaux  tournèrent  leurs  regards 
vers  L'da,  comme  pour  l'iiniier  à  décider  entre  cu.x  ou  il  donner  uu  rae.l- 
Icur  avis. 

—  J'ai  sa  mort  dans  cette  main,  dit-elle  en  élevant  son  poignet  rose. 
VouUz  vous  que  je  l'ouvre  i" 

Apprenez,  continua  telle ,  que  celte  boîte  contient  du  poison  ; 
un  loii-on  .si  vif  cl  si  leni  ;i  la  fois,  qu'il  lu'  ;i  cjup  sûr  et  .à  la  miniile  in- 
d  qiiée.  Veicelli,  médecin  de  LéoiiiX-,  s'e-t  c'JU'gé  d'en  faire  usage  pour 
guérir  la  plaie  tbi  iioiitil'i'.  Nous  pouvons  eo'i.p'ee  sur  Vereelli  comme  sur 
ce  poison,  qui,  an  Ijcsuin,  nous  délivrerait  île  tout  un  conclave. 

—  Ainsi,  reprit  Adrien  CorncKo,  le  pape  mourra  s  mplemcnt  de  la 
maladie  ipi'il  a. 

—  Venez  me  baiser  la  main;  puis,  ir.c  laissez  dormir,  princes  ce  l'é 
glise,  pjuiiia  Liila. 

La  noble  cor.ipagnie  s'écoula  peu  à  peu  ci  fans  bruit  pour  regagner  (n 
litières  sCj  palais  (  t  se,-:  sonijitiieuses  viihe;.       .  ,:■..< ,. 

Lida  se  rendonniicn  serrant  dans  l'une  djs  .rqâ.rtélicatcs  maioSHle  poison^  ;■ 
composé  par  Ct'i\Uuet  dans  l'^uue  ilii  ck£3.yifc'i'.eide  [Krîuiis,'  i 


LE  MAGA^N  LITTÉRAIRE. 


69 


V. 

Quflqnes  somainrs  apit.«,  h  ville  était  oncoro  rn  fête  ;  m^is ,  crito 
fcis,  le  peuj)le  aviiit  son  tour  ;  la  céiÉmoniL'  était  pour  l:ii  ;  il  éiait 
pAilout  :  jiubc  sur  les  loiis,  porcliû  aux  croisées,  accroc'ié  aux  ar- 
Lrcs,  >emè  dans  les  rues,  (5pars  'laas  les  rarrcfours  ,  pressé  sur  le<  pla- 
ces publiques,  pricinaltinent  sur  h  place  dj  Saint-Piv  rre.  Là,  il  éLiit  a;;- 
g'oiuéré  comme  au  jour  où  l'on  él' va  lV)bei..sfpie  égyptii'ii;  un  spoclatic 
lui  était  réservé,  autrement  curieuv  qu'une  pierre  a  poser  sur  sa  base  : 
on  allait  pendre;  et  auparavaiiu:  \,^cler  et  rouer,  ciuq  cardinaux,  bi- 
rons,  princes  de  l'église. 

—  Comment  pend-on  un  cardinal?  disait  l'un. 

Et  l'autre  répondait:  —  Comiae  on  en  pendrait  cent;  apparemment 
par  le  cou,  entre  la  teie  et  les  épaules. 

—  Mais  comme  tout  le  monde,  alors.  C'est  bieir  la  peine  d'être  cardi- 
naL 

—  Oh!  mon  Dieu,  oui  !  comme  loi  et  moi  quand  ceh  nous  arrivera. 
Tu  croyais  sans  doute  qu'on  usait  avec  eux  des  luàaies  précautions  ([u'on 
prendrait  pour  soulever  de  terre  un  obélisque  de  peur  de  le  briser;  qu'on 
graissait  les  poulies  d  qu'on  mouillait  les  cordes.  Tu  le  irompcs, 

l'ius  loin  d'autres  propos. 

—  Mais  quel  est  donc  leur  crime? 

—  On  ne  le  dit  pas. 

—  Pardon,  on  le  dit. 

—  Puisque  vous  le  savez,  dites-le. 
-*'  Ils  ont  mangé  gras  uu  vendredi. 

—  C'ei-t  aflieux! 

—  Ce  n'est  pas  cela  —  ils  n'ont  mangé  ni  gras  ni  maîgre  ;  niais  ils 
ont  tenté  de  poignarder  le  saini-|)ère. 

—  Laissez  donc  :  —  vous  voulez  les  excuser. 

—  Oui  !  le  poignarder  comme  poignardait  Borgia,  —  dans  la  so'jpe  et 
avec  un  couteau  en  pondre.  > 

—  Ali  !  il  s'agii  ait  donc,  selon  vous,  de  poison  Versé  dans  la  soupe  ? 

—  Faux! — car  le  pape,  c'est  coana,  abhorre  la  soupe.  Or,  le  fait 
est  impo;sil)le. 

—  Soit  :  il  n'aime  pas  la  soupe .  Le  poison  aura  été  versé  dans  du 
vin. 

—  Eh  !  ce  n'est  pas  cela,  criait  un  mendiant  romain  balancé  à  une 
branche,  au  haut  d  un  arbre  :  oa  lui  a  jeté  un  sort. 

—  A  la  bonne  heure,  voilà  qui  est  naturel  ;  et  où  le  lui  a-t-on  jeté  ce 
sort? 

—  Moi,  je  le  Siis,  reprit  discrètement  une  vieille  femme mcigrc  comme 
son  a'ii'ule  Locus'e,  ridée,  édentée,  safranée  comme  elle. 

Sans  lui  donner  le  teiiips  de  s'expliiiucr  : 

—  A  la  bouche,  n'e,t-ce  pas,  on  lui  a  envoyé  ce  sort,  sibylle?  Il  ne 
pourra  plus  dire  au  peuple  de  payer  l'impôt. 

—  .Non  !  c'est  ii  la  main.  Il  n'aura  plus  la  faculté  de  prendre, 

—  Vous  n'y  êtes  pas,  c'est  aux  pieds  :  il  na  marchera  plus  sur  nos 
tètes. 

—  Ni  à  la  bouche,  ni  aux  mains,  ni  aux  pieds,  reprenait  la  vieille,  qui 
tenait  ii  fa  supposiiion  autant  qu'à  son  dernier  thicoi. 

—  Où  done  le  lui  a-t-on  appliqué  ce  sort,  noire  sorcière  ? 

—  Je  ne  le  dirai  pas. 

—  Alors  tu  l'as  dii,  répartit  un  batelier  du  Tibre. 

—  Je  n'ai  rien  dit. 

—  Oui  ! 

—  Non  ! 

Et  la  foule  courait  sur  ce  point,  aiïjra^e  de  curiosiié,  demandant  un 
mensonge,  un  cri  à  proférer,  quelqu'un  à  porter  en  triomphe  ou  à  as- 
sommer. 

—  Oui!  elle  dit  avoir  jeté  un  sort  sur  noire  saint  père. 

—  Elle  l'a  osé,  l'intâmc! 

—  KUe  l'a  soutenu,  juré. 

—  Tuons  la,  luons-la  ! 

—  Je  n'ai  pas  jeté  de  sort. 

—  A  l'eau  ! 

—  Grâce  ! 

—  Pas  (le  grâce,  à  l'eau  1 

Saisie  par  ses  jupons,  traînée  sur  les  pierres,  soulevée  à  bras,  la  vieille 
fut  plongée  dans  l'un  des  bassins  de  la  l'iacc  ;  et  si  elle  ue  s'y  noya  pas, 
ce  ne  fut  pas  la  faute  de  roux  qui  l'y  cnlouctrent. 

—  Voyez  vous  ce  peuple  ?  disait  un  liomaie  grave  ù  un  autre  homme 
grave.  , 

—  Je  le  vois.— Ce  qui  va  se  passer  sérana  exemple  pour  lui. 

—  Je  ne  le  crois  pas. 

—  Vous  ne  croyez  rien. 

—  Pardon  1  Je  crois  aux  fautes  des  forts  et  ù  la  clairvoyance  des  fai- 
bles. 

—  Croyez  donc  alors  que  les  faibles,  ne  porteront  jamais  plus  la  main 
sur  le  ,saiiit-p('>re. 

—  PouKpioi  cela?  Estrc  que  c'est  le  peuple  qui  empoisonne  les 
papes?  L't  véiiement  prouve  au  roiitrairc  que  résout  les  rardiriaux. 
Que  l'exemple  leiu'  en  i  roliie  !  Le  peui>le  saura  seulement  q«'it<  ne  sont 
pas  si  tacrés ,  puisqu'on  a  la  ia.ultC  de  les  pendre  suus  tau-ilége.  De  là 


il  conclura  que  des  cardinaux  qu'on  pend  font  des  papes  «jn'on  pent  em- 
[)oi  oimer.  Cardinaux  et  papes  sont  de  la  même  l'amillc.  Vou'iricz-vous 
a\oir  un  pendu  dans  la  vôtre? 

Autres  groupes  ,  autres  raisonnemen?.  Si  les  pendus  avaient  la  faculté 
de  voir  ou  pluifit  d'entendre  ,  à  la  hauteur  où  on  les  place  ,  les  cini  pa- 
tiens  qu'on  allait  accrocher  i-uraient  appris  de  sirgulières  choses  en  fer- 
mant les  yeux. 

Nous  ne  saurions  guère  csieux  que  la  foule  ce  qui  avait  attiré  sur  la  fêle 
des  cardinaux  la  terriijle  punition  qu'ils  allaient  subir  ,  sans  deux  ou  trois 
pcges  d'histoire  lloitanies  sur  un  océan  de  trois  siècles  écoulî's. 

C  jmmc  beaucoup  de  nominations  papales  ,  celle  de  Léon  X  avait  été 
en  grande  partie  atiii')U''c  à  la  brigue  et  à  li  corruption.  Au  nombre  de 
ceux  que  des  séductions  e\a;î.'TéC3  ,  ûi  brillantes  p-oaie^ses  avaient  en- 
raînés  .i  porter  b  uis  voix  sir  le  fils  de  Lairent  de  Mérlics  ,  à  11  mort  de 
Jules  II,  éta  tAhhoiise  Peirucci,  cardinal  de  Sienne.  Oni'ieusement  rrqu's 
à  léiectioM  de  Léon  X,  à  cause  de  son  iniluence,  il  avait  été  ensuite  !e  p'ns 
lâLhement  trahi  dans  les  espérances  q'i'il  avait  conçui^s.  Pandotii,  son  pè- 
re, avait  vu  siS  biens  conli^qui''S  ;  Boighès*  Perutci ,  son  frère  ,  avait  été 
dépouillé  de  sm  t  tre  de  gouverneur  de  Sienne  ;  et  l'un  et  l'autre,  par 
Léon  X  fdit  pape  par  eux,  par  la  grâce  du  Saiol-lîsprit  et  par  le  poids  de 
leur  or.  Celle  tra'nison  n'était  pas  la  seule. 

Léon  X  avait  été  poussé  à  la  chaire  de  saint  Pierre  par  la  faction  des 
jeunes  contre  la  faction  des  vieux,  par  le  parti  des  Italiens  contre  le  pr.rii 
des  Allemands  et  des  Français  ;  et  ces  Italiens  et  ces  jeunes  avaient  été 
SI  s  amis  d'enfance  ,  sr s  compa^'nons  d'armes  M  champ  c!c  Maiignari .  ses 
frères  dans  les  arts  ;  ils  étaient  la  plupart  ses  égaux  en  âge ,  ses  pareils  en 
niiissance.  Ceux-d  lurent  également  délai; ses. 

Celle  conduite  irrita  des  ambitions  acérées,  frois-a  f!cs  amitiés,  foula 
des  souvenirs  et  des  reconnaissinces.  L'homme  parvenu  n:  devrait  av  ir 
aucun  lien  ;;vec  le  passé  ,  peur  n'avoir  pas  à  compur  avec  lui.  Ci'ux  qui 
l'ont  aidé  savent  par  où  i  s  l'ont  s  juteuu  ;  etcomme  le  côté  qu'ils  caetôii-it 
quand  ils  portaient  leur  id.)le  est  son  faible  côté,  c'est  celui  qu'ils  déccu- 
vre.'it  lorsqu'ils  veulent  aba'trc  ledit  u. 

Malheureus' ment  Léon  X  ,  avant  sa  papauté,  avait  été  trop  rrclé  i 
la  vïe  d.s  hommes  pour  que  bs  lioniTies,  oubliant  ce  qu'il  avait  de  vriL 
niériie,  ne  doutassent  pas  q'jelqu''fo:s  de  fa  sainteté;  trop  l'avaient  oh'.i^i 
pour  pouvoir  meure  le  dédain  qu'il  professait  pour  eux  sur  le  compte 
d'une  abuécation  divine.  Api  es  son  élection  ,  les  haines  de  tous  se  léfa- 
giéieni  et  s'anitssèrenl  en  silence  dans  !a  colère  d'nn  seul.  Ce  vengeur 
fut  Alphonse  Petrucei.  Après  avoir  renoncé  au  projet  d'assassiner  lui- 
même  le  jiape  ,  il  ourdit  une  rcinspiraiion  pour  s'en  débarrasser  à  tout 
prix.  Depuis  Alexandre  VI,  rE,i;lise  n'avait  pas  autrement.  Les  stloni.îts 
sur  la  papaut;''  coriigeiiient  la  vénalité  des  élections  ;  le  poi-on  dissolvait 
ce  que  l'ir  avait  soudé  ;  nn  Iléau  chassait  l'autre.  Le  mal  tiail  incurable 
parce  qu'il  éia.t  d  ns  les  mœurs  ,  et  parce  que  c  ux  qui  n'en  tEOLTaicnt 
pas  en  vivaient  très  bien.  (Juand  d  x  papes  peiiveni  pi'rir  dans  m  an  ,  on 
a  dans  un  an  dix  fois  la  chance  de  d'avenir  pape.  Jamais  aussi  les  femmes 
n'avaient  eu  plus  d'iiiHuence  qu'alors.  Pie  III  avait  bien  pu  leur  iii-erdire 
l'usage  d'offrir  des  fl-  urs  ,  roquellerie  meurtrière  dont  elles  abusèrent 
dans  le  m>sière  de  b^irs  oratoires  ,  mais  il  ne  put  leur  défendre  rie  s'of- 
frir elles-mêmes.  Comment  aniail-il  arrcté  p?r  une  loi  préventive  celle 
qui  cacha  du  poison  dans  sa  bouche  et  tua  dans  un  loi'g  Ivaisi  r.  Sans  être 
parvenue  à  ce  degré  où  s'élevèrent  les  femmes  du  temps  (b  s  norgi  i,  Liila, 
on  t'a  vu,  avait  prêté  sans  horreur  son  boudoir  à  la  coijuiaiion  des  cinq 
cardinaux. 

Liie  r.uit,  souffrant  déjà,  triste  .  languissant,  sans  sommeil ,  mal  à  l'aiso 
sur  son  trône  du  monde  ,  Leou  X  eut  le  désir  de  verser  pouite  à  goufa 
dans  lesein  d'un  de  ses  cardinaux  ces  simp'estortsdo  connieitcequ'boin- 
me  on  néglig*îdcse  rappeler,  mais  que  pape,  ,•>;  pape  malade, on  s'impute 
à  crime  de  biissiT  sans  contrôle.  L'am;  d'un  paj'v  c'es'.  le  ciel,  l'ombre' 
d'un  nu.age  y  répand  une  tache  de  ceiit.Ucuii.'i, 

L'inspira  ion  lui  jeta  le  nom  ù'A  Irien  Corneiio.  '4.  '■•  fit  appeler  ;  il  vint. 
Se  dépouillant  de  sa  dignité  suprême,  il  l'engagea  à  s\.  "■^eoir  près  de  lui  ; 
il  l'aceaiiia  de  protestaiioni  et  de  caresses,  et,  sans  témv.'-  s,  il  l'onirc tint 
de  leur  jeunesse,  sitôt  pissée,  pour  l.ii  surloii»,  que  la.Vc'dcur  pâ'is-^a't 
d'heure  en  heue.  comme  un  a-tre  qui  descend.  D'une  voix  ^'-luc»-  <>i  pé- 
néirmio,  familière,  comme  s'il  eût  été  encore  à  virgi  ans  ,  Toi-  "t..»  n'en 
ayant  que  quinze,  il  lui  rappela  la  guerre  où  ils  s'ilaienl  Irouve.v  cusera- 
bie,  tous  deux  c:>pi:aiiies;  il  re\int  sur  leurs  souvenirs  dépée,  nvùns  pour 
s'en  gloritler  que  pourbl.iiner  leur  commune  inhumanité  à  ver.ser  le  sang 
de  leurs  frères.  Adrien  parut  tauché. 

Comme  son  sublime  pénitent,  il  partagea  ces  remords  irréparables  ;  et 
tous  deux  baissèrent  leurs  têtes  plus  lourdes  que  si  elles  eussent  enrore 
été  chargées  du  casque.  Ensuite,  et  toujours  d'une  %oix  plus  humi  iee, 
Léon  rajipila  à  Adrimi  dos  jours  d'égaremens  pendant  la  paix,  des  fait>les- 
ses  do  conquérant  après  M>  exploits  de  capiiaine.  L'indulsieace  cou  ait  à 
pleines  lèvres  de  la  bou'he  de  Léon  \  en  i.iveur  d'Adiien  ;  mais  il  n'osait 
y  prendre  pari.  Il  aitendail  le  pardon  de  celi.i  qui  tenait  sa  couscienre  ou- 
verte. Adr.en  parla,  qu.ind  ce  lut  sou  tour,  d'cxpialious  consommées,  de 
péiii  (iKcs  acci'iiip'ie.*. 

—  Soit,  ilil  Léon  X.  et  puisque  vous  pardonnez,  qu'»  mon  3me  rlus  li- 
bre, p'us  légère,  vole  à  Di;  u.  Mi  ntenaut  votre  ahs  lution,  Adrien,  si  je 
la  mérite,  "iJûicz  vous,  Ad'ice,  je  sjullre.  Si  Pi;u  m'enlçTïii  à  celle 
heure, 


hê 


LB  MAGASm  LITTÉRAIRÎS. 


La  figure  blafarde  de  Liîon  X,  de  ce  dieu  traînant  le  poison  dans  ses 
enlrailli'»,  serra  le  cœur  d'Adrirn. 

Damné  pour  daniui*,  il  pruuunça  l'absolution  sur  le  front  de  son  arai, 
qui,  en  sl>  re  tvaiit,  lui  dit  : 

—A  mon  tour  !  iMainieuPiitquc  jesuis  pur.  veux-lu,  Aûricn.me  confier 
les  fauies  et  reci'vor  uu.ssi  mon  pa'don  ;  autre  proposition  qui  t;laça  le 
pi'U  de  sang  qu'Aili  ieu  sentait  rauiassû  autour  de  son  cœur.  Après  avoir 
été  sarriK'ge  en  se  chargeant  du  pardon  de  ta  victime,  serait-il  de  nou- 
veau sac:ilége  en  obtenant  le  sien  de  cetieméme  victime  i*  Pourtant  il  n'a- 
vait aiii'un  prtHexe  à  alléguer  pour  se  refuser  à  cet  acte  de  pénitence.  11 
se  confessa  donc  à  celui  (|u'il  venait  de  confesser.  Il  approcha  ses  lèvres 
violettes  de  l'onille  du  Saint-Père.  Spectacle  sévère  que  ces  deus  puissan- 
ces du  monde,  l'une  à  «enoiu,  l'auire  écoutant,  au  milieu  d'une  salle  dé- 
mesurément profonde  du  Vatican,  chargée  de  peinturei  belles  f  t  terrililes, 
pont  les  chairs  jaunis  seules  saillaient  hors  de  leurs  cadres  d'or  ;  toutes 
lèies  mmr.intes  ou  languissantes  de  martyrs;  bouches  qui  clent  de  dou- 
leur; épaules  effrayées  sous  le  fouet  du  bourreau;  nidle  (ipurations  epar- 
ses  anniinçant  un  Dieu  terrible  même  pour  ceux  qu'il  aime.  Et  ce  péni- 
tent qui  venait  de  jouer  le  rôle  de  prêtre  éiait  un  empoisonneur;  et  cet 
autre  prêtre  un  i  ape  empoisonné. 

—  Fautes  b  gères,  murmurait  avec  indulgence,  le  saint-père,  fautes 
légères  que  cela  ! 

yu.ind  Adrien  mit  devoir  arrêter  ses  conGdcnccs  manquant  de  respi- 
ration pour  achever,  Léon  X  lui  dit  : 

—  Vous  oublie!  de  me  révéler  encore  quelque  chose.  'i|  niini  ,3  nt.. 
S'il  eût  dit  :  "Toigis  m'b  ?" 
Tu  m'as  empoi^ouné,  Adrien  I  i,;  coup  n'eût  pas  été  plus  terrible. 

—  (Jiioi  !  qu'oiiblié-je  ? 

Léon  X  sortit  de  sa  poche  une  petite  boite. 

Adrien  crut  rccounaitre  celle  que  Cardan  avait  donnée  à  Lida,  Lida  à 
Vercelli,  MhyuhK 

Ele  I enfermait  un  portrait  de  femme.  d >.ilq  >i> ^' 

Il  ne  s'agissait  que  d'une  femme  abandonnée,  oubliée  ou  tuée  ;  Adrien 
se  reuiit. 

—  Continuez  votre  confession  tnainlenant,  reprit  Léon  X. 

Alors  Adrien  Corneito,  sur  la  vue  de  ce  rorirait,  ajouta  à  ses  révéla- 
tions quelques  pages  ardemes,  au  fond  plus  noires  d'erreur  que  de 
c:  iuie. 

—  Rien  ne  reste,  reprit  Adrien,  de  cctle  passion,  si  ce  n'est  la  honte  de 
l'avouer  à  seize  ans  de  distance.  !'.    ■  '  ' 

Posant  un  doigt  glacé  sur  la  bouche  d'Adrien,  le  pape  lui  dit  : 

—  Si,  il  leste  encore  qiiel(|ue  chose.  Et  à  peine  Léon  X  eut-il  révélé 
ou  Cardin  d  quelles  éiaient  ces  lunesies  reliques  d'une  passion  morte,  qu'A- 
drien piil  la  fuile,  roulant  les  marches  du  Vatican,  traversa  Rome,  et  cou- 
rut ch^  z  Lida. 

Avec  une  piilrur  que  les  moris  n'ont  pas,  avec  un  repentir  dont  l'ex- 
pression faisait  frissonner,  avec  de- larmes  que  les  martyrs  seuls  répan- 
dent, il  pria,  il  conjura  Lida  de  renoue»  r  à  poursuivre  l(ur  abominable 
action,  il  lui  dit  de  courir  le  dénoncer  lui  seul  à  la  victime.  Il  la  persuada  , 
il  l'aileiulrit,  il  la  comman;ia,  il  la  fit  pleurer,  il  lui  lit  peur  ;  son  souille 
la  glaça  ;  il  lui  parla  de  l'éternelle  mHlédieiion  de  Dieu  élendic  sur 
leur  tète  ;  il  lui  munira  l'enfer  ;  et,  la  saisissant  ensuite  par  le  bras  ,  elle 
efliayée,  lui  plein  d'épouvante  et  hagard,  il  la  conduisit  à  travers  les  rues 
de  Rome,  alors  éteintes  et  désertes. 

On  n'entendait  aucun  bruit,  si  ce  n'est  celui  de  leurs  pas  qui  traînaient 
sur  les  dalles,  snus  leurs  longues  robes  qui  s'engouffraient  derrière  eux, 
et  ils  ressemblaient  à  ces  damnés  qui  ne  marchent  ni  ne  Vfilent,  (|ui  vont. 

Ils  s'arrêtèrent  en  face  du  Vatican,  rouge  des  lampes  de  nuit  qui  bril- 
laient deirière  les  rideaux. 

—  Dieu  est  là,  dit-il  à  Lida  ;  il  vit  encore,  il  rayonne.  Lampe  du  Christ 
allumée  sur  le  monde,  malheur  à  qui  l'éteindra. 

Le  grand  escalier  du  Vatican  et  ses  colossales  marches  se  dépliaient  de-' 
Tant  eux.  Adrien  dit  à  Lida  : 

—  Monte  ! 

Et  il  11  poussa.  Elle  ne  leva  le  regard  que  devant  le  saint-père.  Pâle  et 
brisé,  il  por  ail,  sur  un  immense  christ  d'ivoire,  un  œil  où  le  sommeil  et 
la  mort  se  confomlaient.  Lida  posa  sa  tète  sur  les  genoux  du  pape  ;  et , 
lui  rêvant  et  elie  à  voiv  basse,  comme  parlent  les  mauvais  anges,  ils  se  di- 
lent  d'étranges  choses. 

Léon  X  sut  tout  ;  et,  trois  jours  après,  Petrurci,  Riario,  Bandincllo,  So- 
ticrini  et  Adiien  Cornetto  marchaient  au  supplice. 

En  sa  qualité  de  médecin,  Vercelli  fut  écartelé. 

C'est  pour  cela  que  les  cloches  sonnent  sourdement,  que  le  Christ  est 
voilé  dans  les  temples,  que  la  prière  des  moris  gémit  fOus  les  nefs. 

Tons  cinq  filèrent  à  pied  jusfpi'au  milieu  de  la  place  do  Saint-Pierre. 
Là  le  bourreiiu  leur  arracha,  lambeau  à  lambeau,  leiii^toljèSi, rouges, 
leurs  chapeaux  rouges  et  les  soullleta.  '         ',    ,    ^ 

Puis  le  bourreau  les  montra  au  peuple  ainsi  dépouillés,  en  criant,:  Ce 
sont  des  empoisonneurs  ! 

Puii  on  roua  Al.ihonse  Petrurci. 

On  le  souleva  par  le  cou,  comme  un  chat ,  au  bout  d'une  oercbe  de 
soixante  pied»-.  yrim^  « 

£t  comme  on  allait  rouer  Adrien  et  les  autres  cardiQaia,^,;,; ,  ,,^ 


Le  bourreau,  qui  avait  loujours  les  yeux  fixés  sur  le  Vatican,  regarda 
mieux,  abiii,-sa  sa  barre  de  fer. 

Aux  croi-ées  biintaincs  du  Vatican  un  mouchoir  blanc  flotlait. 

Le  bourreau  délia  les  cardinaux,  et  il  leur  dit  :  Vous  avez  votre  grâce  ! 

Une  petite  li>iire  cadavéreuse,  réduite  à  rien,  £e  montrait  à  cctle  croi- 
sée. C'était  celle  de  Léon  X. 

Deux  mains,  ouvertes  comme  deux  ailes,  s'étendirent  pour  lancer  une 
malédic'ion. 

Le  bourreau  fit  inclinrr  les  quatre  têtes  de  graciés,  et  leur  dit  :  Le* 
pape  vous  maudit.  —  Sortez  de  Home. —  Fuyez!  maudits! 

«  Maudits!  »  répéta  RoEiC.        irol    ■»i>iimIiH  ,.■ 

•■■■"'"    '■''"•    "'tÉON  GOitAfi.      ,  . 

(Ptme  du  &iùclè.)  '^^^  "''"'" 


SiC  Caisitalsïc-Hat^Qi. 


::U 


Il  y  avait,  au  commencement  de  l'empire,  à  Besançon,  vieille  cité  dé'ei» 
vote  et  militaire,  un  ancien  officier  dont  la  vie  était  mystérieuse,  rie  qui    - 
le>  habitudes  étaient  assez  bigarres  ,  et  dont  la  physionomie  élail  la  plus 
originale  qui  se  puisse  voir;  on  le  désignait  sous  le  nom  de  Capitaine 
Dteit,  1!  est  difficile  de  savoir  au  juste  le  motif  poer  lequel  ou  l'avait  J-; 
ainsi  qurdifié  :  les  uns  préten  laicnt  qu'il  avait  conquis  ce  surnom  à  la 
pointe  de  l'épée  lors  delà  pacification  de  la  Vendée.  «  C'était  alors,  ajou-    . 
taient-ils,  un  drs  plus  ternb'.essabreurs  de  l'armée  du  général  Hoche.  ».  :. 
D'autres  attribuaient  à  la  couleur  de  sa  barbe,  si  foncée,  qu'elle  lui  mar.-( 
brait  les  joues  d'une  plaque  d'indigo,  l'origine  d'un  snbriijuet  que  le  ca- 
pitaine méritait  encore  davantage  peut-être  par  la  nuance  de  ses  yeux  et 
par  celle  de  ses  vètemens. 

Bien  que  ce  militaire  fiit  très  brun,  il  avait  les  prunelles  d'un  azur  ver- 
doyant et  blême  comtne  ces  anciennes  vitres  de  campagne  sur  lesquelles 
les  rayons  de  la  lune  ont ,  durant  de  longues  années ,  déposé  de  fausses 
lueurs.  Cet  homme  néanmoins  était  jeune  encore;  son  corps,  d'une  ro- 
buste maigreur,  était  celui  d'un  athlète,  et  sa  tête,  douée  d'une  expression 
à  la  fois  loyale  et  dure  ,  avait  je  ne  sais  quoi  de  craintif  et  d'altier.  Ses 
traits  avaient  coutraelé  l'immobilité  du  bronze,  et  son  œil  languissait  in-< 
cessaminçnt  comme  celui  d'un  tigre  enivré  de  sang.  Ce  mortel ,  en  un 
mot,  était  la  vivante  image  d^  l'ubrutissement.  Un  vieil  habit  trop  large, 
sur  lequel  une  longue  queue  de  hussard  avait  tracé  un  demi-cercle  gris, 
f  e  balançait  sur  les  épaules  du  capitaine,  et  la  couleur  de  cet  habit  n'était 
pas  moins  étrange  que  ceile  du  reste  du  costume.  Il  perlait,  en  toute  sai- 
son, un  grand  bonnet  de  police  bleu-clair,  un  habit  bleu-clair,  un  gilet 
bleu  clair  et  une  culotte  de  la  même  couleur.  La  nuance  de  ce  blsii ,  vul- 
gaire et  Inirlesiiue  ,  était  précisément  celle  que  les  perruquiers  d'autre- 
lois  mariaient  si  heureusement,  sur  les  panneaux  de  leurs  boutiques,  avec 
des  éioilles  d'un  jaune  de  gaude,  terne  et  allristant. 

Un  tel  accoutrement,  porté  avec  persévérance,  suffisait  au  besoin  pour 
valoir  à  son  maitre  ce  surnom  de  Capilaine  bleu.  Ces  couleurs,  de  toute 
évidence  ,  correspondaient  dans  la  tète  <le  notre  héros  à  une  pensée ,  ou 
il  un  sentiment;  car  la  pa'sion  qu'il  leur  portait  était  passée  à  l'état  de 
manie.  Vingt  fois  on  avait  cherché  à  pénétrer  les  motifs  de  ce  caprice 
sans  y  réussir.  On  jour  cependant,  à  celte  question  : 

—  Pourquoi  donc  aimez-vous  si  exclusivement  le  bleu? 

—  Il  répondit  il'une  façon  machinale  : 

—  C'est  à  cause  de  l'horreur  du  rouge... 
Et  il  n'acheva  pas  autrement  sa  phrase. 

Voici  donc  tout  ce  qu'on  savait  de  cet  officier  :  né  dans  la  province  (il 
était  facile  de  le  constater  en  écoutant  l'accent  franc-comiois  se  prélasser 
dans  sa  bouche),  il  y  était  revenu  après  la  campagne  d'Egypte,  et,  au 
moment  où  la  gloire  militaire  enivrait  toutes  les  âmes,  il  avait  pris  sa  retraite, 
encore  dans  la  force  de  l'àKe,  pour  se  retirer  à  Besançon  où  il  ne  connaissait 
plus  personne.  Il  habitait  une  petite  chambre  mal  éclairée,  non  loin  du  palais 
Granvtlle,  dans  une  énorme  maison  dont  le  pignon  regarde  le  profil  de 
l'église  Saint-Maurice.  La  fenêtre  unique  de  ce  logement  s'ouvrait  sur 
u.ie  arcade  qui  communiquait  alors,  en  er  jambant  la  rue,  de  l'église 
h  la  maison  du  capilaine,  laquelle,  avant  89,  avait  fa  t  partie  du  chapitre 
de  celle  paroisse.  Cette  arcade,  épaisse  et  noire,  projetait  sur  l'angle  de 
la  rue  de  la  Bibliothèque,  rue  très  étriquée  à  celle  place,  uneoiubre 
profonde.  Personne  n'avait  jamais  mis  le  pied  dans  la  chambre  du 
Capitaine  Bleu  ,  que  l'on  trouvait  chaque  soir,  jusqu'à  dix  heui  es.  dans 
un  certain  café  borgne  ,  où  11  employait  sa  vie  presque  entière  à  tirer 
d'une  longue  pipe  en  porcelaine  bleue  des  bouffées  de  fumée  (ju'il  chas- 
sait dansl'air, mêlées  à  quclqif.'s  monosyllablcs  dont  se  composait  sa  con- 
versation ordinaire.  Pour  fiaUe^S»  passion  favorite,  le  maître  du  café  lui 
fit  donner  un  jour  un  verre  bleu  à|Vec  sa  cruche  de  bière  ,  mais  le  capi- 
taine le  brisa  avec  fureur  sur  l'oçcipuit  du  gtrçon  qui  le  lui  présentait,  A 
part  ce  léger  incident,  il  s'était  toujours  montré  le  plus  pacifii;|ue  des 
hommes.  11  aimait  à  entendre  discuter  les  habitués  de  l'étabiissemeiit,  et 
chacun  lui  offrait  volontiers  place  à  sa  table.  Puis  il  se  retirait  de  bonne 
heure,  sauf  les  .'oirs  où  la  lune  dans  son  plein  brillait  dans  le  ciel.  Alor.s 
il  errait  dans  les  rues  de  la  ville,  toute  la  nuit  durant,  comme  une  ame 
en  peine. 

Le  Café  des  Droits  de  l'homme  (tel  était  le  nom  de  cette  résidence  du 
capilaine)  était  depuis  longues  années  le  rendez-vous  des  officiers  de  tou- 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


/«!■ 


trs  armes  qui  possaicnt  p.ir  Besançon.  Il  avait  jadis  porld  le  liire  de  Café 
des  Gurries  fi  ançuiscs  ;  mais  depuis  «lUC  le  jacobinisme  C'iait  passé  de 
mo  :e,  il  avili;  suUsiiiué  à  coiie  d.  :<ii,'iialioii  lerioi i.sie  un  talilcau  reprcsen- 
laiil  deux  hussirds  ;iliablés  devant  une  ciiich«  d'où  i>'(l.in(;aieiii  en  dou- 
ble hyperbole  deux  jeis  mbusstu\  qui  retoiiibaii'iii  dans  lus  veTCS  de*  bu- 
veurs. Pi  es  de  l.i  bouteille,  sur  une  si  pucoiipc.j  aient  (i^urt^s  les  luif^port' ails 
de  cini|  macarons,  et^miourde  deuxg'u  rrJer  uriiésdi;  queues  encadrées  do 
belles  insses  et  barbouillés  dune  eir.oyible  iiioiis'.aclie  ,  on  lisait:  Aux 
vrès  Itussarls  de  tu  maur  fi  ancès  !  Ce  café  était  à  Besançon, pnur  les  mili- 
taires, ce  qu'est  à  Paris,  pour  les  provinciaux,  le  Palaii-liDyal.  Ueuxaniis, 
dont  l'un  [.ariait  pour  la  Hollande,  l'autre  pour  l'Italie,  s  y  donnaient 
rendez  vous  au  retour,  et  ceux  qui  revenaient  par  hasard  laissaient  de 
leurs  nouvelles  aux  retardataires. 

II. 

Un  soir  que  deux  régimens  s'étaient  rencontr(?s  à  Besançon  (l'un  al'ait 
traverser  la  frontière  et  l'autre  venait  de  la  repasser),  le  Cnfc  des  Droits 
de  l  Homme  (  l'on  avait  conservé  l'habitude  de  le  désigner  ainsi)  se  trou- 
va renqdi  de  milita  res  de  diverses  armes.  Là,  d'anciens  amis  se  reiroùvi^- 
rent,  et  se  reconnurent  au  milieu  d'un  nuage  de  fumée  de  tabac  ;  et  ce  ne 
fut.  pendant  plus  de  trois  quarts  d'heure,  (|u'cxplosions  d'amitié,  de  joie 
et  de  surprime  :  que  questions  empressées,  que  réciis  d'aventures  toutes 
plus  pijuanies  les  unes  que  les  autres; les  cU'usioas  de  tendresse  ne  pou- 
vaient plus  s'évaluer  que  pnr  hccioliires  d'alcoul. 

Les  cervel  es  commençaient  à  s'échauffer.  A  peine,  au  œiiieu  d'i  (r'âcsiS 
général,  entendait  on  le  bruit  sec  des  queues  de  billard,  qui,  dans  ces 
temps  barbares  où  la  science  du  carambola;;»»  était  encore  à  naître,  n'é- 
tai<  nt  pas  garnies  de  cuir  à  leur  extrémité.  Seul ,  assis  sur  une 
bai.quetlc,  l'œil  vitreu\,  la  tète  inclinée,  l'air  abattu  par  la  mélancolie,  le 
Capitaine  Bleu,  paraissant  étranger  à  ce  tumulte,  ne  remarquait  point, 
tint  il  était  distrait,  quatre  on  cinq  personne-i  accoudées  auprès  de  lui  sur 
une  petite  table  ronde,  lesquelles  parlaient  à  voix  basse  en  le  regardant 
avec  curiosité.  .  ■    .    '.i  ■•    "i   r.-,''  ''<' 

—  Ce  que  V0U3  ditcs-là  mé  surprend  ,  disait  iih  chi^f 'd'esc'StlrHrf'à'ni 
mousiaches  grisonnantes  ;  de  telles  habitudes  sont  loiti  du  caractère  de 
l'homme  que  je  crois  reconnaître:  Pourtant,  ce  sont  bich  là  ses  tratts  ; 
n)ai^  il  a  une  (ihysionomie  de  séminaire  que  je  ne  lui  avais  jamais  vue  : 
où  demi'ure-t-il  ? 

—  Il  perche  sur  le  toit  d'une  arcade  attenante  à  une  église  ,  dans  nn 
bouge  d'où  il  est  parvenu,  à  force  d'argent,'  h  déposséder  le  sacristain  de 
Saini-Mauiice  ;  on  lui  donnerait  le  bàioii  de  maréciiaf  pour  abandonner 
ce  taudis,  qu'il  n'y  consem irait  pas. 

—  At-il  eu  bien  des  duels,  depuis  son  séjour  à  Besançon  ?      '  '  '     '  ' 
— 11  les  évite  avec  soin.  L'autre  jour,  un  jeune  hOinnie  se  divcHis^Sit 

à  ses  déiicns,  le  plaisantant  sur  ses  habits  bleus  et  sur  sa  ligure  t\'.  sa- 
cristie ;  le  capitaine  ne  répondit  rien  ;  raa's  l'agresseur  étant  devenu  plus 
goguenard,  le  capitaine  pâ'ii  soudain  et  s'en  fut. 

Le  coQiinandant  parut  stupéfait  ;'i?t  'après  un  instant  de  silence ,  il  re- 
prit : 

—  Eh  bien!  savcz-vous  pourquoi  Morisset  (Cïr  tel  est  le  notn  du  Capi- 
taine Bleu),  savez-vous  pourquoi  il  avait  renoncé  autrefois  à  tuer  des  maî- 
tres d'armes  ? 

—  Lui  ?.. 

—  Oui  !...  D'abord,  il  faut  vous  dire  que  dès  que  nous  arrivions 
dans  uie  ville,  il  faisait  demander  le'i  maîtres  d'armes  de  la  localité,  les 
insultait  et  les  détruisait  successivement.  C'était,  disait-il,  par  philamro- 
pie  qu'il  agissait  de  la  sorte,  siienJu  que  ces  professeurs  d'esciime  cau- 
saifiit  la  mon  d'une  fou!c  de  bnur,jeois  à  qui  ils  dunnaieiit,  avec  des  prin- 
cipes incomplets,  l'insolence  sullisante  pour  se  faire  estropier.  Mais  Mo- 
liasct,  Fraiic-Coiutois  de  la  vieille  souche  espagnole,  aimait  le  duel  com- 
me nn  Castillan  ;  d'une  fiiçon  romanesque,  poétique.  A  la  vue  d'une  belle 
campagi:e,  il  demandait  des  épées.  Morisset  avait  la  folie  du  courage  : 
jouer  sa  vie  était  un  ravissement  pour  lui  ;  le  sang  était  sa  rosée,  le  car- 
nage son  é'énieni,  et,  i>our  qu'il  soit  encore  debout,  il  faut  que  la  furtune 
l'ait  f.ivorisé  d'une  manière  inouïe. 

—  Morbleu  !  commandini,  si  nous  vous  étonnions  tout  à  l'heure,' Vous 
nous  le  rende»  avec  usure! 

—  Doic,  Moris  t  remarqua  que  tuer  des  maîtres  d'armes  était  une'  du- 
perie, a  Cela  vous  fait  resprc  e r  par  les  populations,  nous  disait-il  :  mais 
pour  peu  (pi'on  ait  be-oin  de  faire  de  l'exercice  le  matin,  on  h  peine  à 
trouver  une  lame  qui  se  frotte  à  la  vOtre.  »  Du  rote  le  capibinc,  excel- 
lent camara  le,  n'avait  d'autre  divertissement  que'Celui-là.  Les  femmes  ne 
l'orcniia  eut  guère  ;  l'amitié  avait  sur  lui  pert'dè  prise,  le  vin  le  lais-ait 
froid  ;  les  armes  seules  l'émoustiqijent  cilcore.  Il  se  plaisait  si  fort  nux 
jeux  où  le  sang  coule,  que  semblable  aWlàlilTau  il  aimait  la  couleur  du 
s.iiig  et  rerh'  reliait  les  vétemeiis  rouges  qu-,  disait-il  encore,  lui  réjo:  is- 

isnicMt  l'a'il  et  lui  montaient  In  cervçlle  d'un  joyeux  désir  de  fi'rrailler. 
Aussi .  les  jours  de  bataille,  portait-il  un  Bianil  manteau  vert  sombre,  dou- 
blé d'écarlate. 

—  Pcste  !  quel  démon  I  "" 

—  J  oubliais  de  vous  dire  qu'il  existait  an  monde  un  Ctre  pour  lequel 
il  eût  risqué  tout,  jusiju'à  son  honneur.  C'était  un  de  ses  cousins  noiiiiiié 
comme  lui  Morisset.  (  On  avait  surnommé  l'uu  d'eux  Morissot,  au  régi- 


ment, aGn  de  les  distinguer  plus  fiicilemeni.)  Ces  deux  hommes,  nés  le 
même  jour,  allaités  parla  même  nourrice,  ne  s'étaient  jamais  quiitésavant 
Il  campigne  d'Italie  qui  Its  sépara  pendant  quelques  ani^é^s.  lU  se  res- 
seniLlaient  pour  le  caïaitèie,  leur  passion  chevaleresque  pour  les  armes 
était  éga'cmeiit  exallée,  ttleur  tendresse  réciproque  et  ut  aiterdrissante 
à  voir.  Je  ne  sais  ce  qu'est  devenu  Morissot  qui,  dans  sa  Jeunesse  ,  avait 
ru,  à  ce  que  j'ai  oui  lacoiittr,  un  (ils  qu'il  envoya  tout  j' une  il  I  école  de 
Bricnne  ;  l'eufant,  me  dit-on,  portait  le  nom  de  sa  mère. 

Ici  le  rommaiidant  fut  interrompu  par  un  lieutenant ,  beau  et  grand 
jeune  homme,  qui  jouait  au  billjrd  assez  gros  jeu  ,  bien  que  son  œil  légè- 
rement aviné  lui  donnât  peu  de  chances  de  succès. 

—  Beii.amiu,  lui  dit  le  chef  d'esradroii ,  ménage  tes  finances;  nous 
avons  encore  deux  mois  ù  vivoter  avant  d'entrer  en  campagne. 

—  Bast  !  répliqua  celui  ci ,  quand  je  serai  à  sec ,  je  tirerai  à  vue  sur 
Dalcy. 

—  Et  Dalcy  ne  se  fera  pas  tirer  l'oreille,  s'écria  le  partner  de 
Benjamin  :  comme  nous  n'avons  qu'une  bour-e  et  qu'un  cœur,  il  est  aussi 
iiidillérent  que  nous  perdions  l'un  contre  l'autre  des  millions  en  or,  que 
s'il  s'agissait  de  millions  d'assignats. 

El  les  deux  amis  coninuèreiit  leur  partie. 

—  Ces  deux  oiriciers,  reprit  alors  le  commandant  avec  un  sourire,  . 
sont  les  deux  plus  jo^isenfans.  llss'aimcnt  comme  s'aimaient  lesdcuxMo- 
risset,  comme  s'aimaient  Oreste  et  Pylado,  Castor  et  Pollux.  Uures'e.  ii 
est  très  heureux  qu'ils  jouent  ensemble,  car  ils  se  sont  si  b'en  gri.'és  l'un  ' 

'  et  l'autre,  qu'ils  per  draicut  jusqu'à  leur  ceinturon,  s'ils  tombaient  dans  lei 

'griffes  d'un  aigrefin. 

Pendant  cet  entretien,  le  Capitaine  Bleu  n'avait  pas  desserré  les  aents. 
Seulement,  et  d'une  manière  presque  machinale,  ses  veux  avaient  suivi 
le  lieutenant  Benjamin,  puis  étaient  tombés  appesantis  sur  le  front  du 
commandant.  ot)  i-t'£  ' 

—  Sacredieu,  s'écria  ce  dernier  en  s'adressant  à  ses  commensaux,  je 
ne  veux  plus  boire  aujourd'hui  !  (11  repoussa  son  verre  loin  de  lui.)  €s 
pauvre  Morisset  m'attriste  complètement.  Il  m'a  regaidé,  il  me  fe:;ard« 
encore,  et  il  ne  me  recoiinaîi  plus,  moi  un  de  ses  plus  vieux  camarades  ! 
(Ici  le  commandaiit  tordit  avec  ses  doigts  sa  moiisiaclie,  pour  arriver  im- 
perceptiblement à  s'essuyer  les  yeux.)  Ah  !  p,;uvres  diables  que  i/ous 
somm-'s!  Voyez  donc  ce  qu'on  peut  devenir,  et  dites  s'il  n'est  pas  dou- 
loureux d'assister  ii  rabrutissemcni  des  âmes  les  mieux  trempées':* 

—  Hélas  !  le  mal  est  sans  remède. 

—  Qui  sait  !  je  veux  lui  parler,  le  rappeler  à  lui  même,  le  tirer  de  cette 
léiliargie.  On  ne  peuilaisacr  un  homme  lentement  mourir  et,  qui  pis  est, 
mourir  ainsi. 

Et  s'avançant  vers  le  Capitaine  Bien,  le  vieux  chef  d'escadron  lui  prit  la 
main  en  s'étriant  :         .      . 

—  Morisset  !  ne  me  reconnais  tu  pas? 

Le  capitaine  iressaiilii  d'entendre  prononcer  son  nom  et,  sans  lever  les 
yeux,  murmura  : 

—  J'ai  reconnu  ta  voix,  car  depuis  une  heure  je  pensais  à  toi. 

—  Tu  le  souviens  donc  de  nos  beaux  jours,  i:e  nos  prejiières  campa» 
gnes,  de  notre  ancienne  amiiié  de  Irèrcs  ?... 

—  Ce  sont  des  choses  d'uu  autre  temps... 

—  Biih  !  ta  lame  ne  vieilit  poiat;  et  (|uant  au  fourreau  ,  les  soldats  de 
la  république  n'ont-ils  pas  été  charpentés  avec  du  fer? 

—  Tout  s'use  en  ce  monde,  timi  liiiit  :  j'ensuis  la  preuve. 

—  Tu  es  plus  vigoureux  que  tu  ne  penses  ,  et  dès  que  ta  stras  las  de 
dormir... 

—  De  ma  vie  je  ne  toucherai  le  pommeau  d'une  épée  ;  l'avenir  est  fer- 
mé ponr  moi. 

—  Tu  vois  les  choses  en  noir. 

—  Tu  le  uompes  :  je  vois  tout  en  bien.  Le  bleu  c'est  ma  vie. 

—  Que  diable  dis-tu  là  !  et  quelle  iUreuse  aventure  a  pu  te  iroubler  de 
la  sorte. 

Au  lien  de  répondre,  le  capitaine  se  détourna,  et,  f.iisautun  signe  «l'a- 
dieu à  SOI)  camarade,  se  dirigea  vers  la  perte. 

—  Ne  crois  pas,  dit  ce  dernier  ou  le  retenant  par  le  bras,  oe  cn.is  pas 
que  je  te  laisse  partir.  Ce  n'est  pas  tous  les  jours  qu'un  retrouve  uu  vieil 
ami  ;  le  temps  cl  la  guerre  rendent  la  chose  de  plus  eu  plus  rare... 

—  Si  lu  m'aimais  ,  tu  me  permettrdis  'le  te  quit'.er  ;  la  vue.  comme 
celle  de  tous  nos  anciens  compigiuus,  me  rend  malade,  «.i  rien  ne  me 
peut  soulager. 

—  Non,  parbleu  !  lu  ne  me  quitteras  pas  !  je  ne  supporterai  pas  un  lel 
affront,  ci  dusse  je  me  battre  avec  toi,  lu^eras  mon  piisonaicr. 

Le  Capiiaine  Bleu  sourit  tristement. 

—  J'aimerais  uieux,  du  le  commaiulant.  risquer  ma  poitrine  romre  ta 
lame  endiablée,  si  cela  te  pouvait  lomeire  e.i  appétii  de  courage  cl  de 
bataiil.  s  ,  que  de  te  voir  ainsi  dans  la  plus  triste  uoudialaDcc.  Tu  ue 
donnes  envie  de  iccheicher  (|uerelle. 

— C'est  un  droit  que  ch;cun  possède  ici  ;  res  mess'curs  tedironlque  je 
sers  de  but  aux  railleries  des  uns  cl  des  .Tutn  s.  Si  je  n'ai  pas  encore  pu- 
pé  ce  cabaret  de  toutes  ces  espèces,  n'en  dois-tu  pas  conclure  que  j'ai 
fait  vœu  de  ne  plus  timcher  à  une  épée? 

—  Serment  d  ivroune  ! 

— Je  ne  m'enivre  jauiais.  Pailons  d'autres  a(ï  ires  :  s'il  eût  été  pi.<;s;!>Ji 
de  chai'iicr  mes  idées,  ccrt.iinrs  pcrsobues  uui'uieut  irioaipbé  do  tau  rc- 


i^ 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


Bistancp;:.  Pa'ol,  Morand,  Lecr.urbe  m'ont  obscdé  IVfprit,  et  Omlct,  pUis 
fort  (in'cux  toi.s,  n'a  rcmponû.  dans  Ci  lie  lutte,  (iauiix avaiitiigc que  ce- 
lui (lo  se  liroviilliT  (!Our  iu;:jours  avec  moi. 

L"  coiiimaiidaiit  liumilié  se  caressa  le  menton  avec  résignation,  et  re- 
venant à  son  propos  p.ir  une  voie  (l<^toiirM(5e,  il  murnuira  : 

—  yii'csuli.neiiti  loncotisin  Moris.'ot,  as  tu  de  ses  nouvelles? 

—  Morissoi  !..  Pouripioi  me  parles  ta  de  Wcrissot?..  QneUe  est  ton 
inteniion  ?..  inte; rompit  le  Capiiaine  Bien  d'iin^  voix  al(Or<^p. 

—  CVst  fiue  je  trouve  f^uiprtaant  qu'd  tait  însss:'"  d;uis  l'éint  où  je  te 
trouve  ici.  Il  e>t  des  anectioiis  qui  ne  ilevi  aient  jamais  s'éteindre. 

Le  Cap  iaiccl5'eu,  vi!.leinn;enl  asité,  r^pli'iiia  : 

—  Tu  peux  m'outragcr  saas  péril,  je  n'ai  plus  d'arnifs  pour  me  défen- 
dre. Auiref'iis  on  n'aurait  pas  iuipiim  nient,  en  ma  présenre,  étendu  sur 
mon  cousin  Morissoi,  i-ur  mon  lière,  un  soupçon  uia^veillant.  Si  Moiistot 
itait  là...  je  ne  serais  l'a;,  licla<  î  ce  que  je  suis  à  ceiie  heure... 

Api  es  ces  paroles,  le  Ca|ii;aine  Bie;r  laissa  tomber  sa  K'ic  s!!r  sa  poi- 
trine ;  et,  sans  écouler  la  réponse  qi:c  balbiiti.it  le  vieux  dief  d'escadron, 
il  demeura  absorbé  dans  i:ne  méniiaiion  profonde.  Quand  il  releva  le 
Iront,  II'  Ciuniuaud.int leprit  : 

—  Si  je  l'iii  alliisté,  j'c:i  ai  du  rcgrrt.  Le  bruit  court  que  Morissot  a 
disparu  ,  et  rail  ne  sait  ce  t|u'i!  est  devenu.  Tou.es  les  reclierelics  dont 
il  lit  l'objet  ont  éié  v  iius,  ii  ce  qu'on  prétend  :  je  souhaitais  savoir  si  tu 
Ctjis  mieux iuforuii  à  sonsajet. 

—  Tu  me  tendais  donc  uu  piège?...  Esplique-toi;  quella  est  ta  pen- 
sée?... 

Et,  i:i .  le  Capitaine  Bleu  frappa  sur  la  table  avec  violence,  puis  éten- 
dit Il  main  sur  ses  yeux,  en  s'écnant  : 

—  Oli  !  si  tu  sais,  il  propos  de  mon  cousin  ,  quelque  mystère  affreux 
qu'on  m'ail  tenu  ca:lié  ,  réveli-moi  tout!  11  isttrup  Wùi;  JloiisïOl  a  (lis- 
paru.  Morissoi  !  lui  suiil  au  monde  était  pour  moi  queiquè  chpsei.çtje  t^p  i 
le  verrai  i  las!... 

Les  (!einiers  mots  du  capitaine  se  perdirent  dans  les  sanglots  ;  il  ca'Iia 
sa  lêle  djus  ses  mains ,  les  coules  ap;)avés  sur  ia  table,  ei  piciu'd  avec 
amcriuir.e. 

—  r^aissons-le ,  murmura  l'oEcier.  Un  bomtne  n'aime  pas  qu'on  le  voie 
pliîurer. 

Ils  se  levèrent  donc,  se  pLicèrent  devant  lui  pour  lé  cacher  ti  la  foule , 
et  tirent  sémillant  de  .s'iuléres^er  ;i  la  p.inie  des  joueurs  de  bi'brd. 

Apr  s  quelques  insiaiis.  le  Capitaine  Beu  saisit  le  cjnimandanl  par  la 
basijue  de  so  i  Irac,  et  l'atiirant  sur  un  lalionret  : 

— Gai  (le  loi,  lui  dit  il,  deparlerdenioiiiquiquc  ce  puisse  être,  ou  de  ra- 
con:cr  i.o'.re  euiroiicii  de  ce  soir.  Les  propos  sjit  odieux,  et  raltcniiun 
d'auirui,  quaiMi  j'en  suis  l'objet,  m'e>l  Uv^  pénible.  11  me  faut  du  bleu  , 
du  blei!  eidusiicnce.  , 

Lit  di'siis,  coaime  s'il  eût  senti  le  besoin  (le  rèprenjre  des  forces,  le 
cnpiiaine  Jlnrisset  hut  coi'p  sur  coup  plusieurs  verres  de  kirscbenwaser 
de  la  vallée  de  Vuillafons,  et  peu  à  peu  son  œ  1  se  ralluma  comme  le  feu 
(i'une  lampe  mourant  d'inaniiion  et  dans  laq-iel  e  on  verse  de  l'iiuile. 

A  ce  s;ne  je  vois,  rciii  il  ensuiie  le  capiiain?,  K-s  recrues  du  régiment 

sont  bi  U'S.  Tu  as  lii  i!c  jolis  olUciei  s.  Ces  d;  ux  lienienans  qui  tiennent 
le  billard,  et  qui  ont  l'air  si  bans  amis,  f  ont-ils  de  ton  escadron  ? 

rr^  Oui  ;  mais  ils  n'en  feront  pas  long-temps  partie. 

-irr,  Touiquoi  ?  , 

—  Parce  qu'ils  se  feront  casser  la  tète  à  la  première  occasion.  Ces 

enfjns  1 1,  MorisseS,  sont  braves  coinan  nous  l'éiiuns,  et  ils  s'aiment 

comme  vous  vous  aimiez....  là,  tu  sais  bitn,  lui...  et  toi. 

—  Qu'ils  sont  hf  ur«  ux  !  articula  le  capiiaine. 

—  Le  plus  grand  des  deux,  Heiij  miiii,  a  un  défaut. 

—  T.-.nt  pis,  c'est,  celui  que  je  préférerais,  et  je  me  scfls,  priCsque,  ten-, 
drc  à  son  égard.  La  brave  ligure  d'olliri.'r  !  ,;         r  i   i 

Sans  douie  ;  n.aiscc  coquin-là  est  po.-s('dé  de  la  manie|dfi3,,q}tejg, 

abslumeiit comme  nous  léiioiis  m  92  et  même  plus  taid. 

—  Lt  tu  apnelles  cela  un  défaut  !  s'éc-ia  le  capiiaine  avec  exaltation. 
IMais  soudain  son  visage  se  remliruBit,  cl  d'ui|e  voix  conccniréc  il 

ajouta  :  ,.;i:e)  ol.  y-'- 

—  Tu  .15  raiîon,  c'est  pis  qu'un  défaut,,,  t'est  ;un  malheur  ;  malheur 
plus  grand  qu'il  i!e  pense,  et  ma  sympathie  ppur,  lui  se  tourne  maicte- 
naiit  en  compassion. 

Ce  lut  1.Î  tjur  du  coaimandant  de  déi>ndrc  celui  qu'il  accusait  ;  mais 
Jltiiisst.l  restait  pensif  il  regarder  Benjamin,  et  répéliiit  : 

—  C'est  dommage  ! 

—  Allons  donc,  .s'écria  l'ofScier  en  riant,  tu  as  tué  plus  de  bourgeois 
qu'un  évéque  ne  poiirraii  en  béâir,  cl... 

—  Et  ja\ais  toit  !...  Ce  sont  des  plaisanteries  que  je  n'approuve  plus. 
rrrSai-  ma  foi,  Morisset,  tu  as  l'air  d'un  capucin. 

— ^  S'il  y  avaii  encore  des  capucins,  je  suis  un  homme  qui  en  porterait 
l'habit  depuis  cinq  ans. 

—  En  vérité  !...  s'écria  le  commandant. 

Et  dé.siu'nant  du  doigt  les  vcicmcns  du  capitaine,  il  poursuivit  : 

—  Et  l'amour  du  bleu,  cooiment  l'aurais-tii  assouvi? 

/      —  Iknri,  quand  on  est  bon  moine,  on  cherche  le  bleti  dans  le  ciel. 
Lc:ir  enirelien  fut  iuicrroinpu  en  cet  cnd;oit.  A  quelques  pas  d'i  iix, 
une  dispute  s'ét.iit  cng.i;;ée,  et,  au  n;ilieu  du  brui?:  'i-.;.s  causeurs  nedisijn- 
guvrcul piiJ; C^.bcrd  les  au'çais de  la  qm-ielie.  Le  tUi.'ia';vS<;tiilrQii,s"a/»i^- 


çi  sur-le-champ  ponr  s'interposer  avec  l'anlorité  que  lui  donnait  son  gra- 
de, et  rcconni.t  avec  c'iiiii;riii  (|u;  la  plus  vive  altercaiion  aval',  ou  ns  sait 
comment,  commencé  eutie  Beiija.iiin  et  UaLy  ,  tous  deux  échaufl'és  par' 
le  punch. 

Quand  la  colère  s'omparc  d'hommes  étran^rers  l'un  à  l'autre  ,  il  est 
bien  aisé  de  la  refroidir  :  deux  personnes,  qii:;  des  relalio.is  de  simple 
convcmnce  mit  sotivent  rapprochées,  sont  également  facilrs  à  calmer; 
mais  <[uand  nue  première  p;iro'c  aigre  est  échaii.iée  ctic  deux  aiîii;  qui 
di'puis  longues  années  se  chéiissent  plus  que  des  frères,  le  cœur,  atlcint 
tout  à  coup  jusfjiu^  dans  ses  |a'of')!ideui's,  s'élir.iiili',  se  soulève,  et  sa  dou- 
leur s'exhale  en  repioches a.nei'.s.  Une  vie  entière  d'amiiié,  de  dévoûincnf, 
d'esùiup,  de  coniiuiice  uiutteile,  disparaît  comme  ie  sillon  d'un  éclair,  et 
tous  les  petits  nu:!ges  qui,  de  loin  en  loin,  se  sont  glisses  dans  lascréiiiiô 
du  commerce  iniime,  s'accumulunl  loul  à  coup,  se  ruent  sur  cet  attaclie- 
•neiit  li  lè!e  où,  comme  dans  un  temple,  s'i'laent  réfugiées  deux  aines  : 
un  instant  d'orage  bouleverse  à  jamais  ce  frôle  abri  qu'on  croyait  indes- 
truciilde. 

Durant  cette  discussion  de  Dalcy  et  de  son  ami,  l'emportement  niutual 
fut  Ijieniôt  il  son  comhie;  et  c'est  ce  qui  a  toujours  lieu  entre  deux  in- 
times, aîtendu  que  la  connaissance  approfimdie  qu'ils  ont  fiiic  de  leurs 
caractères  réciproques  les  met  à  même  de  saisir,  parmi  iou:cs  les  paroles 
fiqaanti's,  celles  qui  atteindrotU  le  fond  de  l'amaur-propre. 

Quant  il  l'origine  de  la  querelle,  il  n'éLiit  vas  passible  de  la  trouver  : 
Benjamin  reprochai!  à  Dal,  y  les  graini's  d'épinaids  qui  germa  ent  dans 
son  orguril,  et  ce  dernier  qualifiait  l'uniro  de  Télémaqud  de  garnison, 
paroles  qui  semblaient  à  chacun  dénuées  de  sens,  mais  non  paj  a  Bnija- 
miii,  lequel  allimait  avec  inuignatioaquc  Dalcy.  en  prononçant  ces  mois, 
cominettaitune  ajiion  infàaie  et  digne  de  châtiment;  bur  quoi  ce  derni^jr 
s'écriait  : 

—  Les  menaces  de  ce  guerrier  ne  sont  pas  redoutables;  sa  prudence 
le  tien' il  l'ahri  sous  ua  serment  pieux;  tant  qu'il  n'en  sera  pas  relevé  , 
il  l'e  peut  mettre  lin  à  aucune  aventure,  et  il  a  l'espoir  d'être  à  jamais  cn- 
cbalné  !  ,  ,,,, 

—  Il  est  ignoble ,  s'érr'àit  I^enjamin  ,  d'abuser  ainsi  de  la  sainteté  du 
secret,  .le  vois  trop  tard  le  peu  que  vous  vuiez  :  le  mépris  me  venge  de 
vos  perlidies.  ^.  ,, 

—  Le  mépris  est  l'arme  (Tu  beau  sexe,  file  convient  à  votre  courage. 

—  Dalcy  !  cria  l'autre  tWniî  voix  de  tonnerre  et  en  courant  sur  lui 
arec  un  geste  terrible,  j'en  aurai  raison  ! 

Cette  scène  se  passait  au  miliiii  du  lumalîe  causé  par  les  curieux,  par 
les  arnis  qui  cherchaient  à  pacifier  les  livaux  et  à  savoir  lequel  des  deu.x 
avait  raison. 

J'jGqiic  là,  le  Capitaine-Bleu  ,  à  qui  les  ditels  étaient  en  suprême  aver- 
sion, (tjit  demeuré  triste  à  les  contempleren  murmurant  avec  atceriume: 

—  Deux  frères,  deux  amis...  les  malheureux!  quel  chagrin  ils  se  pré- 
parent! 

—  11  les  faut  séparer  à  h  mimtle  et  nvant  que,  par  une  grave  insu'le , 
ils  n'aient  rendu  tout  accommodement  impossible  :  empaic-toi  de  Dalcy  , 
je  me  charge  de  l'autre. 

Le  mouvement  du  chef  d'escadron  fut  si  rapide  que  Dalcy,  qui  cher- 
chait son  ri\al,  se  trouva  face  à  face  avec  le  visage  froid  et  sévère  de  son 
commandant,  qui  lui  intima  l'ordre  de  se  rendre  au  (juariieret  d'y  garder 
les  arrêts  pendant  vingt-quatre  heures.  La  résistance  fut  d'autant  plus 
légère  que  l'ollider  supérieur  n'entra  pas  en  discussion  avec  le  lieutenant 
et  que  la  discipline  militaire  ,  dont  l'habi'.ude  avait  assoupli  ce  caiaeière 
impétueux,  le  maîtrisa  souiain.  Il  rerula  peu  à  peu,  et  près  de  quitter  le 
seuil,  exaspéré,  il  cria  à  son  ancien  ami  : 

—  Dans  deux  jours,  monsieur! 

Benjamin  ne  put  riposter  au  cartel,  car  le  capitaine  Morisset  l'occupait 
sufasamment.  Comme  il  avait  eenti  qu'un  seul  mot  ajouté  à  ceux  qui 
avaient  été  prononcés  rendrait  unealTaue  indispeitsable,  il  av,;it  saisi  par 
le  bras  ce  furieux,  et  le  faisant  tourr.er  deux  fois  sur  lui  même,  il  l'avait 
lancé  au  fond  de  la  salle.  L'ayant  isolé  de  la  sorte,  il  s'était  emparé  de 
ses  deux  poignets,  et,  malgré  la  résistance  du  jeune  homme,  le  Capitaine- 
Bleu,  tant  qu.:  Dulcy  fut  dans  la  salle,  tint  son  prisonnier  immobile  tomme 
il  eût  fait  d'un  enfant.  Les  as^istans ,  accoutumés  il  s'amuser  s;ins  crainte 
aux  dépens  de  Morisset,  étaient  restés  éhaliis,  et  le  Capitaine-Bleu,  fort 
paisible,  disait  5  Benjamin,  écumant  de  rage  :  «  Du  calme,  là,  là!  oh  !  tu 
ne  m'échapperas  pas,  mon  (ils.  Tu  vas  rester  fixe  cl  immobile  ,  à  la  pre- 
mière position,  comme  un  saint  de  bois  dans  sa  niche  de  pierre.  » 

Et,  accablé  de  honte,  le  jeune  lieutenant  murmura  : 

—  Lachezmoi,  monsieur,  je  n'essaierai  pas  de  fuir. 

Ecoutez-moi,  lieutenant,  je  poui  rais  être  votre  père,  cl,  comme  tel, 

je  blâmerais  tout  haut  votre  coudui'c.  Vous  n'avez  qu'un  ami,  et  vous  vou- 
lez le  jeter  par  la  fenêtre?  ■ 

—  Eh  !  monsieur,  je  ne  m'occupe  pas  de  vos  affaires. 

—  Et  moi  je  me  mêle  des  vôtres ,  monsieur,  parce  qu'il  me  convient 

de  le  faire,  parce  que  vous  êtes  fou  et parce  que  vous  me  plaise/. 

Votre  ami  était  ivre,  et  quan  I  on  a,  comme  vous,  toute  sa  tête,  on  doit 
êirep'us  généreux  Jt  moins  irrascible.  Une  jolie  querelle,  ma  foi  !  qui  a 
coinmeiicé,  dit-on,  par  une  discussion  politique. 

Ce  ton  commeitcait  à  maîtriser  un  peu  notre  jeune  homme.  Wms  les 
badiuds  du  C'd/t  (ks  Droi's  de  l'IIommv,  accoutumés  à  rire  aa.\  dépens 


LE  BÎAGASIN  LIT'ÏÉRAmE. 


Û5 


(lu  Capi'aineBlcu ,  se  rCjoaissaîeiit  insoicanmcnt  de  le  voir  dans  aa  nou- 
veau M)k'. 

—  Au  surplus,  reprit  le  t.'euienant.  redevenu  très  calme,  ce  qai  est  fait 
est  fait,  le  viii  e:  iiiré,  on  le  loira  a  iès-(l('iiiaiii. 

—  tt  moi  j  aflirme  qu'on  ne  le  boira  pas. 

—  La  duel  est  iiiili-irensible ,  moiisi.'ur  :  pTemièrcment,  f af  f.l& pto- 
voqiii':;  ensuiie,  U;ly,  qui  n'claitpas  plus  ivre  que  inni,  m'a  dVt  des  clio- 
ses  (loin  seul  je  puis  comprendre  la  gravité  ,  des  choses  (jiii  ciigcut  iiii 
sang.  Eniin,  j'ai  promis  de  me  batiic,  et,  de  ma  vie,  je  ne  suis  rcvcRiiSm- 
md  parole.  j    ■  ■ 

—  Eli  bien  alors  vous  commencerez  aOjoHrd'hui. 

—  Je  jure  ici.  m  irsieur,  que  je  mi  battrai. 

—  Je  jure  ici,  monsieur,  ([uc  vous  ne  votïs  battrez  point. 

—  Et  la  raison,  s'il  vous  plait  ? 

—  C'est  que  je  ne  vcwx  pas. 

A  ce*  mots  du  Capitaine  B  eu,  accoTnpatjnés  (Vvtn  $P.s(è  feilH'èssFf',  'fë^  ' 
quel  lit  faire  nue  yri.nacc  tièi  driMa  a  sou  larije  fta'iit  biir!)Caii ,   les  h'â'iii- 
lui-s  du  calé  iir.»nt  d^  tous  leurs  poumons,  et  recomiaonrèr^Mit  i(  s'niimstT' 
du capitaii.e,  coiiirae  decoiitjjii!-.  C'étut  à  qui  lu;  j.'ttrniit  l'iiclabonsstirè  ' 
de  son  cpnt.  Le  voyant  ainsi  hi;iné,  Benjai.nn  tle.iicui'dii  imlécis.  S'orii-'' 
set  ilevinace  qui  se  pissait  cluus  i'airi"  du  jeuue  lK):ii;ue  ,   et  cor'upvoiinrtt" 
qu'il  f.iliait,  pr)ur  conserver  sur  lui  une  ccrt.ime  atilorit-,  re.corupr'iir  à"' 
l'instant  même  le  respect  de  la  foule,  il  y  parvint  au  moyen  d'une  de  ces' 
inspiralioiis  atissi  siiu,)lc3  que  siiigulicres. 

—  Riez  autant  qui!  voas  p!aira ,  leur  cria-t-i! ;  si  je  ne  vous  déd.iigmis 
comme  des  enfans,  depuis  Ioiik  temps  je  vous  aurais  tous  fiil  SiaWèr' piri' 
les  fenêtres.  Et  niain tenant,  je  vous  engage  à  voUs  taire. 

Les  rires  redoublèrent  à  cclc  injonction. 

—  Diantre  !  s'écriait-on,  le  Capitaine  r>!eu  se  r^'veilîe;  quel  Maclia'jéc! 

—  Tenez,  leur  dii-i!,  voil'i  tottt  lie  qu'il  raé  falii  pour  vdns  reridVc  pltis 
poltrons  que  des  avocats.  '  , 

A  ces  mots,  il  s'empare  viveiieiit  t?a  trois  fannes  de  jonc  q'w  sa  irnii- 
vaieiii  là,  il  eu  baibouilic  le  bout  avec  de  la  craie  blanche  ,  il  boutonne 
son  habit,  1 1  dit  en  riant  à  Benj  ir.ùn. 

—  Tu  V3.S  èirf  témoin  d'un  beau  dUel. 

Puis,  s'ailfc.'sant  aux  deux  fleurets  les  plus  habiles  parmi  ces  înSoléil'â ,  ' 
et  leur  rcmeiiant  à  cbaca;i  une  caime  :    ■'  '■     '        ■       ;- ■ ';  ly^ç,  •     - 

-^  Je  vous  attaque  tous  detfx  à  la  fols,  s'êcria-îit  en  se  mettant  en  f'drde, 
et  si  je  ne  vous  marque  pas  l'un  et  l'autre  dé  deu<  poir'its  lilancs  avi-nf  ' 
qu'an  de  vous  ip'ait  touché,  je  consens  à  û\ré  aussi  bH'c  qnc  vous  rèl'?. 

Les  deux  personnages,  mis  au  déii  dé  l'a  so'rtC,'at(di)ti'('tYi  Morissf'l  avec 
un  mt  lange  de  surprise  et  d'ironie.  Ce  dernier,  pour  montrer  SI  snpérioiitf'', 
se  borne  àlapirade.  Los  trois  cannes  vo  ligent  rapidl'ir.ent  et  se  croi- 
sent; mais  aucun  des  combaitans  n'est  marqtié'.  Tôut'îtiioiUjp  l\i'0»l)itài>ié- 
Bleus'érrie  :  -^■'•'-  ''^""'    '-""■'    ^''" 

—  A  mon  tour!  (Ses  adversaires  étaient  devenus  sérieuv.) 
Morisset  se  tenait  fort  droit;  sa  caiine  d  •jou:iit,  sans  trop  s'agiter,  les 

mouvemens  de  ses  fivaui?.  Une  pns.'^o'  trf-s  vivo  eut  lieu,  a.iVes'rJfioi  un 
point  de  craie  blanciie  apparut  sur  leurs  poitrines.  Le*  'sf.<'ci3(i'urs 
pomsèrcnt  un  cri  d'étoiinement  :  Worisscf  ne  s'éia  t  pas  mê-se  fenda.  A 
peine  les  deux  cbampions  avi'ient-ils  paré  une  feinte  (lu  C;ip:iairie,  qu'ils 
reçurent  la  seconde  botte  eu  plein  csioîiiac.  f^c  Capi.aine-I]leu  s'i'tail 
feiiilu  sur  le  sicoiui  et  la  lui  avait  ponsséj  si  raide,  que  îc  vainciï  alla 
toubcr  à  la  renverse  sur  uue  labic,  aux  huées  de  la  muLimiie. 

m.  ,■ 

Dédaignant  de  jouir  de  son  triomphe  et  de  recueillir  les  éloges  do  la  ' 
foule,  Morisjct  prit  le  bras  de  lieiijamin  qu'il  attira  dans  un  coin,  eu  lui 
disant  d'un  air  Iles  doux  :  '  ., 

—  Il  fallait  bien  se  délivrer  do  toutes  ces  brutes,  sans  leur  faire  aucun  i' 
mal,  car  ces  gens-là  ne  sont  tii  médians  ni  daugereux.  Ça,  mou  leîidre 
ami,  vous  ferez  coinii.e  moi,  \oak  aurez  la  modération  qui  convient,  et 
cette  all'aire  se  terminera  bien.         ■  i,  •  :  ;  ■!  ,  1 1       i  ,  ;  . , 

—  Capitaine,  répartit  iJenjamiR,  fatlc  cœur  profondément Wo.'fiéjifii'je 
ne  me  battais  pas  avec  Dalcy,  je  conserverais  pour  ^Iti-  nne  baiae  pro- 
fonde. •     —  ;     i;.  il 

—  Delà  haipc  conire  votre  meilleur  ami  ?  Quel  sort  vous  vous  prépare?.  ! 
Cro\cz-mui,  inonsicnr,  le  plus  malheureux  sera  le  vaiiwfiieur;  stm  repos,  son 
honneur,  ,>.(;ii  c('iiragi' même,  oui,  son  courage,  mnHir.;iii  dan'î  cette  vic- 
loiie.  Alil  (|uand  vous  l'aurez  tué,  vous  venez  f(4m';ieiv  il  vo■!8é^a^l  dm: 
Vous  venez  comme  il  viendra  pleurer  dans  v,o^  riv.  s,  c»:i)ine  Kuites  Us 
jOiCS  seront  loin  de  vous,  romnie  vous  seina  trifto  fcu  bi.vouuu  le  soir  des 
jours  ne  bai.iille....  vous  verrez....  i  i:o.>.|  oj  ,)in>  ■■  oj       .  ,.    -   ;,.  ,■  - 

—  L"ini(  ici  que  voin  p,  eiicz  à  iDes/aOfcmlons>me  touche  ;  mais  cecftmt 
bat  est  nercssiire,  inévitable,  et  je  cerliiieipi'il  aura  licu;       :    ,      i  .,  •  i  , 

—  t)li  !  j'aHiraïc  le  contraire  Irépliiui  iVlo-is^et.  cl  pourl'ewpOçUer, 
dusse  je  \oiisdhe....  \ous  di^otouL...  lion  cher  ami,  nio  r(:duiicz-v,oi.s 
à  celle  épieiive,  et  refu.erez-vous  (io,iiigi(;t\>^'e,'i>  Encuie  une  l'";s  et  du 

fomi  (le  l'urne  (le  cai)it.ùu(i.iessujSi«ual9i;mOj  i»{  voms  eu  ccrj  o- 

ire  père.  ,.,,i  ,,,  ■  ,,      ,    ,.,  . ,  _  ^^. 

—  Par  mon  père  !  bilas  !  je  n'en  ^iiiRl|JS,i,^wUç«Jt(l,«,  ïiRUtcuai.l (,1  i;(ie 
Voi.\  ,'<oi!ibie.  1  ,ir     . 

—  Par  \  o;rc  mcr.e  dyne,  par  volcc  s^wm',  paj;  tout  çç  qt\e ioû^  re^t'Cdci 
9U  monde,,,  '  -       '    •  i 


—  J'ni  une  mfre. ..  et  je  n'ai  jamais  pu  l'aimer. 

—  Sarreblcu  ,  vous  n'avez  doue  qu'un  ami  ?  et  vous  voulez  lui  conper 
la  gorge. 

-^ï)c!cl!es  rcnexions,  an  moment  où  j'ai  besoin  <Je  ma  fermeté,  ne  sont 
pas  à  propos,  et  Vuus  me  perineilrcz  cnfiu.  m  nsicur,  de... 

—  Je  ne  VOUS  conn-ds  pas,  je  ne  vims  ai  janm-s  vu  avant  ce  soir  :  mais 
si  je  parvenais  à  élouliVr  celle  déplorable  ailaire  où  vous  courez  en  étour- 
di, si  je  vous  évitais  les  remords,  le.-*  douleurs  qui  vou?  attendent.  j'Èurais 
la  s<Ulc  saii-faciioii  que  je  puisse  encore  éprouver,  et  il  me  semble  que  je 
recouvrerais  le  repos  que  j'ai  perdu  ! 

—  Il  paraît,  se  dit  Benjamin  a  lui-même,  que  ce  pauvre  homme,  dont 
l'innoccblî  folie  est  li  tfus  calme  du  moacie,  a  quelquefois  ses  heures 
d'eitaltation. 

—  Airtisr,  poursuivit  le'Gâpi'âineBleu  en  dirigeant  sur  lui  un  regard 
perçant,  vous  tne  proti/eilez  que  cette  querelle  n'aura  pas  d'autres  sui  es? 

—  Dit  heures  ont  sôuné  depuis  long-temps,  répliqua  Be.  jainin  avec 
un  soUrii-e  froid;  iiest  temps  de  se  mctTC  au  lit  :  bonsoir,  capitaine. 

—  V  )(!S  ne  répondez  pas  ? 

—  Calmi /-vous,  je  dcu'eure  d'accord  de  tout  ce  qui  pourra  vous  plaire. 
Noiis  reprend:  ons  cet  eitireiién  tùi  autre  jour. 

-i^  C'est  là  tout?  réplifftjà'îdo'rssit.  Donc,  puisqu'il  vous  faut  plus  qW 
de^raisoiis,'pL'iNqu''il  laftt^ëmpltiryer,  à  vous  réduire,  celte  arme  dernière' 
Quejcr.e  ptds manier  sans  me  blesser  moimèiae,  venez;  sortons  de 
ceit/r  m-.dwft  el  ^tiiv'ézrmoi.    ''■■'''  ■    ~ 

A  ces  mots,  h;  cnpilaiue  cnlraîna  le  jeune  licnter.ant;  et  les  habitués' 
du  Cnf/!  d''s  l}rbiis  de  CITommê  [is  regardèrent  s'éldi<juer  et  disparaiti'é 
sans  fere  deréilcxii;iis. 

Au  innrirciit  où  ils  tournaient  à  l'angle  de  la  rue  de  la  Bibliothèque  et 
du   cloiirè  Sauit-.Viauricé,  on  recueillit  les  derniers  mots  eu  Capitaine 
Bleu,  ([ui  disait  à  son  compa:;iion  :  —  Enfant,  lu  l'as  voulu;  eh  bieh,  ^  ' 
sauraî  tout,  quoi  (mil  m'en  coule;  mais,  par  le  diable!  lu  n'auras  plil^ 
envoie  de  te  battre! 

Laquelle  do  la  Bibliothèque  à  Besancon  élaît,  r.Ioi's  fomm'eaujOMr'rhm, 
une  des  plus  soliuires  de  la  ville;  mais  les  m2i£ons  yéiai'niplus  rares  et 
plus  sombres  encoVeM>es  s.'tTrtfS*iilf'''''P"''s.  'les  pc&|yirei-i,  dés  aCacias, 
inclinaient  leur  verdirre  pâle  sur  les  nicraiiles  de  clôiure  du  chapitre  de 
.Saiirî-^;)unc(','(!V^ééouaiéh;'l'M'rs'f^''i(!'''i  morte 


K()tr.(   '/eùpe^  lién^cr:r:'rd 
l'a.Wtii&lî't  iH'>r'rfI  d:i  C;ijVll: 


;cs  sur  le  pavé, 
r  sans  mot  dire,  cé-lant  à 
.le  curipritéexrité  en  lui  par 
Mori.sset.  Benja^nin,  d'aillr  l'isprit  aveatiireu.x,  et  n''éiait  pa« 

fùclVd  (fè  s'iiiiué>'àttî^,(ftr'rt  i:  :  vcl  ami.  Lorsqu'ils'  furent  parvei.us 
à  l'extrémité  de  h '^tVo,  soiis  l'.iiLade  Saini-ilaiirice,  li  Capi  aine-Bien 
tourna  ton!--à-C(7iip '!.'uiMi-i'<(fbîi'e','d'uvrii  une  petite  porte  i:oire,  sale 
rouillée.  Cl,  ayant  f.iii  un  si^'ne  à  son  compagnon,  il  ectra.  Ap'èsavo'r 
traversé  un  ce/fridor  Wc'.'ic:(ladé  qué'q'.ies  marches  d'un  esraiîer  en  li- 
maç/în.'BéVij.tmi'ii  ï*fc  tMirv-a  CâtYs  Une  chambre  où  Môrlssct  battit  le  bit- 
quft  pdiii"  isij'pi ocurerdè  fa  lumicff. 

L'i-ppri' tilment  du  ca{)it.înc  ((dit  pire  que  le  plus  triste  tau'îis  de  la 
plus  méchante  caserne;  son  gralsHt  émit  on:bragé  de  de:!X  rideaux  de 
serge  bleue  parc  Is  à  cct;x  qui  vcïla'ent  les  vitrrs,  r;piérés  pour  la  plu- 
part aveedu  çap'er  gris.  Les  cur.';','  inss,  étaient  percés  de  quelques  clous 
osi  peu  lalcnidcs  pip's,  mi  vieirt  i-liâ'p'è^au,  une  veste  bleue  et  di'uvépét^ 
s-  igiv  11  errent  recouvertes  d'un  vieux  lambeau  d'i  loffe  tout  gris  de  i.ous= 
sièré.  E«fe,  letiroir  d'une  gi'osyé't/ihle  eu  c'nène  coniennina  gard?ibbe 
du  capiiaiii^'.  Çà(  et  là  était  a'crochis'des  morceaux  de  pipicr  noircis  par 
l'hîimidité;  c'étaient  quelques  porirails  rf'oliicicrs  célèbres  durant  la  ré- 
publique. S^r  la  clieniiu;'e  qui  servait  d'armo  re,  se  trouvait  la  légende 
colorii'e  d'fleiirieite  et  Damon,  imprimée  a  Àlontbéliard  sur  une  bcfe 
fcalllê' (Tel  p;ipièi' iifalmrtnaf It. 

li  éiait  Kui'e  <'■>  !  ■  lire  qtie  \b  fipitaiuc  ba'ayait  sa  ch'^mbrc  rf 

faisfilt  Sf'irllî'lï*!  :  uîu  r^wé  la  chambre  était  fort  mal  balayée  et 

le  lit  eu  dé.stu'drr. 

IS'éanUinius,  M  t  d'en  air  courtois  un  tabouret  à  son  hflte.  et 

hii  ayant  présinu;  ;  i  ,  : .  ila"uma  la  s:e:ine.  Il  faisait  froid.  Benjarcin. 
de  q'.ii  la  té  c  icpicnaii  du  calme,  fommeuiait  à  se  demander  ce  qu'il 
faisait  là  et  potirqi:oF'il  f' et  lit  venu,!"     '' 

Pour so^i  co-noagiion';  paîsIlilerti^'Ct'  à5?i'  snr  !e  pied  du  lit,  ?i  cause  <!c 
l'absence  des  si.''i(\  .  i' r.  r  i\--:'.'i  (!:.r<h-r  l'cvorde  de  son  ri'S''outs.  Il 
pro:nei:asrsrep  'h unbrc  ,  et  les  ramenant  sur  lai- 

miini'  d'un  ;ii'  i;  :   tés  arrêta  ensuite  sur  H  i'"i-rin, 

qui  demeurait  ce;  usé ,  quo'que  ]■  e  ; 

Cl  de  ♦!>??  r^::^  n  .  m  m;l-cu  de  1'.  '-y 

le  plu-  :  ncrl  de  > 

On  iVe  :i  rh'si'-n  • 

ta'iic; ,  'l'Oni  s  imil  li-bcs 

d'urfc  i'  '.  '  causait  ,ï  Bon.ai 

min  un  iiiai.uso  i.iVi^di.i.iiie.  Lo  Ci  u  ajant  oliscné  Pin- 

pression  pro.liii'.e  par  cet  exi'iie;»  f.tr  !  t,  rfi'irmur.i  d''.V;-.>  t  ix 

Sourde  : 

—  Il  v  n  n 

r'  ^     ■■■ 

li  ■  ...  je 


ri(;t;v  ; 

.1!:. 


preaièi*  consul  qui  se 


64 


-XE  MAGASIN  UTTÉRAIRE.. 


rf'ponda  i  par  l'envoi  du  brevet  de  colonel,  que  je  lui  rendis.  Je  ne  fis 
paii  (1-  CCS  deux  ciiconslaiices  à  personne,  (le  peur  d'exalier  encore  le 
zèle  d'amis obsiint's  à  me  lircr  de  l'Oiaioù  je  suis  ;  je  serais  {lénéral  à  celte 
heure,  moi,  qui  vous  parle,  moi  qui  fais  lionte  au  dernier  soldat,  moi  qui 
ne  suis  plus  capable  d'être  le  laquais  d'un  linancicr. 

0  Q.a'l  clianueincnt,  n'est  ce  pas  ?..,  Eh  bien!  ceci  est  l'œuve  non  pas 
même  d'un  reinorils,  mais  d'un  regret,  et  d'un  regret  ellrayant  !  Ah  !  vou? 
avez  un  ami  et  vous  voulez  le  tuer,  malheureux!  licoutez-uioidonc  et  sa- 
chez ce  qu'il  en  coûte  !  Il  n'est  pour  un  soldat ,  vous  le  savez,  ni  femme 
ni  cnfaDs.  ni  père,  ni  frères,  ni  cousins.  Dans  les  années  de  guerre  où 
nous  sommes,  on  se  détache  de  tout  ce  qu'on  a  laissé  dcrj  ière  soi,  et  le 
monde  n'est  plus  qu'un  petit  village  qui  a  pour  clocher  le  drapeau  du  ré- 
gimeai.  Cepemlani,  comme  le  cœur  a  soif  d'allection,  quand  un  brave 
compagnon  se  trouve  à  sa  porlée,  il  s'en  empare,  cl  voila  une  amitié  sur 
la(pielle  on  assume  tout  re  qu'on  eût  éparpillé  sur  dix  tètes  différentes, 
Lfc  frère  d'armes  tient  lieu  ne  père,  de  mère,  de  frère,  de  tous  les  amis 
pussilile»  L'amitié  réelle  n'existe  pas  hors  des  camps.  Quand  donc  vous 
aurez  tué  votre  rher  Dalcy,  vous  serez  aussi  désespéré  que  si  vous  aviez 
assassiné  votre  f.imille  entière.  » 

—  Si  je  raimai<  encore,  vous  auriez  raison,  reprit  Benjamin  ;  mais 
comme  depuis  son  iniligne  action  je  le  méprise... 

—  Ah  !  monsieur,  vous  l'aimez  encore,  parce  que  vous  en  parlez  avec 
passion  et  que  l'on  ne  passe  pas  ainsi  de  l'alTection  à  l'indifférence.  Au 
jour  de  la  colère  .  on  ne  prévoit  pas  l'amerrumc  du  lendemain...  Grand 
Dieu  !  si  j'eusse  éié  aussi  coupable  (|ue  vous  aspirez  à  le  devenir,  je  n'au- 
rais pu  snp;niter  le  remords  et  je  me  serais  fait  mourir.  Peut-être  aurais- 
je  bien  fait  d'éviter  ainsi  de  longs  chagrins  el  d'aller  là-bas  rejoindre  mon 
pauvre  Morissot. 

—  Morissot  !  réprta  le  jeune  lieulenaat  en  projetant  sur  le.Capitaine- 
Cleu  un  lejjard  d'étonnement.  ,  ;, 

—  C'éiaii  le  nom  de  mon  meilleur  ami ,  continua  le  vieil  officier.  De 
plus,  il  èi'it  mon  parent  et  noire  afft'ction  datait  de,  noire  naissance.  Mo- 
rissot  avait  eu  le  bonheur  de  me  sauver  deux  fois  la  vie ,  et  il  en  était  si 
juvcnv  qu'il  lui  f;ilhiit,  en  ma  présence,  dissimuler  ces  Iransjiorts  dont  j  é- 
lais  jaloux.  Le  sort  nous  sépara,  pour  la  premiers  fois,  en  1790,  et  nous 
nous  (|Uittàmcs  sans  pleurer,  mais  la  mort  dans  le  cœur.  Oh!  que  ces 
quatre  années  furent  longues  et  pénibles  1  Un  soir,  h  mon  retour  d'Egyp- 
te, comme  j'entrais  au  Café  des  Droits  de  l'Homme  ,  j'entends  le  son 
d'une  voix  que  je  reconnais  pour  la  sienne.  Je  pousse  un  cri,  je  l'appelle 
(car  je  ne  le  distinguais  pas  djns  la  foule)  ;  un  colonel  de  dragons  qui  me 
tnurnait  le  dos  se  lève  tout  à  cuu|),  m'envisage  et  se  précipite  dans  mes 
bras.  Nos  quaire  années  d'absence  furent  oubliées  en  un  instant...  « 

A  cet  endroit  de  son  récit,  le  Capit  linc-lileu  qnitia  sa  pipe,  et,  suffoqué 
par  l'attendrissement  que  causait  en  lui  ce  souvenir,  il  se  promena  à 
gra  ids  pas  dans  sa  chambre  en  se  raidissant  couire  l'émotion.  Tout  il 
coup  ,  il  se  rapprocha  de  Benjamin  qui  l'écoutail  avec  avidité,  et,  lui  sai- 
sissant le  bras,  il  murmuia  : 

—  Deux  heures  plus  lard...  Morissot  n'existait  plus  ! 

Le  lieutenant  iresaillit,  tandis  que  le  capitaine,  la  lêie  cachée  dans  ses 
mains,  luttait  contre  un  violent  accès  de  désespoir. 

—  Vous  assistez  à  mon  supplice,  monsieur  ;  ccpcnrlant  je  ne  suis  point 
coupable  ;  la  conscience  dort  en  paix,  le  cœur  veille  seul,  et  il  saigne 
d'une  incurable  blessure.  Morissot  devait  partir  le  lendemain  :  nous 
avions  beaucoup  bu,  comme  ce  soir;  beaucoup  parlé  du  passé  et  de  no- 
tre jeunesse,  comme  ce  soir  encore.  11  m'avait  compté  ses  derniers  duels, 
je  lui  avais  fait  part  des  miens;  nous  étions  plus  heureux,  plus  gais  que 
des  pinsons  dans  les  feuilles. 

»  Ces  duels,  nous  les  aimions  à  la  fureur.  D'où  venait  csitc  passion  ?  je 
l'ignore.  Cette  vieille  cité  de  Besançon,  noire  «t  solitaire,  entourée  de 
roches  vives,  couronnée  de  clochers  et  de  bastions,  celle  place  foice,  à 
la  pliyjionoraie  taciturne,  où  retentissent  à  tonie  heure,  au  milieu  du  si- 
b  nce',  les  tronipcties  miliiaires  et  les  sonneries  d'église,  cx';rce  une  in- 
fluence étrange  sur  le  naturel  de  ses  lils,  tout  imprégnés  encore  de  la  sau- 
vagerie rude  ei  austère  di'S  vieux  Kspagnols  du  duc  d'Albe.  Morissot  cl 
moi  nous  avions,  comme  bien  d'autres,  quelques  gouttes  de  ce  vieux  sang 
pUi[i  d  àcieté,  et  rien  n'en  avait  tempéré  la  force.  Les  enfans  de  Bescn 
çon  ne  s'entrebaitent  po'nt  comme  les  autres  cnfms;  ils  ont  des  duels  en 
r<gle,  des  témoins  qui  prennent  parti  comme  au  bon  temps  de  nos  pères, 
et  i'all'dire  se  pas.'C  sur  les  roches,  eu  dans  quelque  dehié  d'un  aspect 
luuubre  dont  la  vue  seule  donne  soif  de  sang.  Vous  ne  pouvez  co:npren- 
drê  la  quaniiti*  d'admirables  coupe-gorges,  de  siies  funèbres  et  de  sinis- 
tres ree(]ins  dont  la  nnture  a  gratifié  les  environs  de  ortie  ancienne  vil'? 
de  Ihilippe  11.  L'aspect  seul  du  pont  du  Secours,  au  fond  d'un  chaos  de 
rochers  v  fs,  sur  les(piels  se  dressent,  telles  que  des  tètis  d'hydres,  deux 
(oricresses  à  la  blanche  deuiure  de  créneaux,  aurait  suffi  pour  inspirer  à 
C>:ïu  la  pen-ée  du  premier  meurtre.  Dans  ma  jeunesse,  on  ne  parlait  à 
Besançon  que  de  combats,  quîde  poitrines  iranspercécs,  que  de  morts 
violentes.  Les  fouis  même  du  voisinege  étaient  tout  assombi  les  de  poéti- 
ques histoires  de  brigands.  C'est  dans  ce  lieu,  notre  patrie,  que  mon  cou- 
sin et  miii,  tiiut  en  lia'aillant  sans  cesse,  nous  dév.-  rions  les  histoires  che- 
valercsrpn  s  des  Castillans  et  des  Maures,  les  poèmes  du  Tasse  et  de  l'A- 
rio  te,  scu  s  livres  que  nous  ayons  jamais  lus. 

»  Monsieur ,  nous  avons  bien  tué  du  monde  sans  scrupule,  sans 
pegret  et  avec  bcancoup  d'cniraiu.  Cette  passion  pour  les  combats  singu- 


liers éteignit  en  nous  toutes  les  autres.  Qu'était  le  jeu  où  l'on  risque 
des  p;èccs  de  monnaie,  en  comparaison  de  celui  où  nous  mettions  cha- 
que jour  noire  vie  so((5  <e  c/ianrfe/(e/-.  Les  femmes,  malgré  notre  jeu- 
nesse et  leur  beauté,  ne  nous  occupaient  que  d'une  façon  passagère  :  nous 
ne  tenions  à  la  vie  que  par  le  plais;r  de  courir  sans  cesse  après  la   mort. 

»  Il  fivliait  vous  expliquer  ce  trait  de  nos  caractères,  vous  dire  ces  bizar- 
reries ininielbgibles  pour  tout  autre  qu'un  Bizontin  de  la  vieille  souche  , 
sans  quoi  vous  n'auriez  pas  compris  ce  qui  me  reste  à  vous  raconter. 

»  Nous  venions,  Morissot  et  moi,  après  nous  cire  retrouvés  au  bout  de 
quatre  ans  d'absence,  de  quitter  ensemble  lecafé  des  Droits  de  l'Homme: 
ma  main  était  appuyée  sur  SDn  bras,  et  il  s'écriait  de  temps  en  temps  :  „, 

—  B  Quel  bonheur,  frère ,  quelle  joie  de  se  revoir  !  ,,;  j^ 

•  Le  plaisir  nous  portait  à  rire  et  à  pleurer  tout  à  la  fois,  c'était  line 
folie  véritable.  Je  conduisis  mon  cousin  à  l'hôtel  où  j'étais  logé. 

»  Comme  iious  traversions  l'arc  Saint-Maurice,  sur  lequel  je  demeure 
à  présont,  Morissot  quitie  mon  bras,  se  retourne,  et  contemp  ant  l'acgle 
de  rue  où  nous  nous  trouvions,  il  m'en  fait  admirer  le  caracière 
grand  et  solennel.  La  lune  dans  son  plein  s'était  levée  derrière  le 
palais  Granvollc ,  dont  les  grands  murs ,  qui  étaient  noirs  comme 
de  l'encre,  dentelaient  leur  ombre  sur  le  pavé.  L'énorme  pignon 
que  j'habite  élevhii  jusqu'au  ciel  son  cône  grisâtre  et  se  dessinait  en 
clair  sur  les  grandes  volutes  brunes  de  Saint-Maurice.  L'arcade  élevée 
sur  la  rue  semblait  relléter  dans  l'ombre  qu'elle  projetait  ses  lourdes  ara- 
besques du  temps  d'A'bert  et  d'habelle,  et  au  travers  de  ce  fond  noir'  on 
apercevait,  comme  au  travers  d'un  télescope,  les  pâles  arbustes  roéléj 
aux  bàtimens  du  cloître,  légers  comme  des  ombres,  et  dont  les  lignes  ef- 
facées par  la  lumière  bleue  s'enfuyaient  en  perspective  dans  les  biouil- 
lards  du  fond. 

»Tout  dormait  dans  la  cité,  les  temples  fermés  depuis  la  révolution 
avaient  pris  le  silence  et  l'aspect  des  ruines;  les  plans  d'ombre  et  de  lu- 
mière se  découpaient  grandement  ;  on  pouvait  se  croire  égaré  dans  la 
nuit  au  carrefour  d'une  viUc  andalouse.  La  beauté  de  ce  tableau  avait 
frappé  Morissot.         uious-j 

—  iiPour  trouver  son  psys  beau,  rieil  n'est  tel  que  de  le  quitter!  s'd- 
cria-t-il.  J'ai  traversé  vingt  fois,  dans  nia  jeunesse,  ce  coin  de  rue  sans  le" 
remarquer;  je  n'y  suis  pas  venu  depuis  sept  ans,  et  voici  que  je  le  trouve 
magniliquc. 

—  »En  vérité,  lui  répondisje,  ce  carrefour  ténébreux,  entouré  de 
vieille  architecture,  serait  un  beau  théâtre  pour  quelque  lugubre  aQ'aire. 

»Ces  réflexions  avaient  ressuscité  les  visons  romanesques  de  notre 
jeune  âge,  noire  imagination  se  monta  par  degrés.  Morissot ,  drapé  dans 
un  grand  manteau  gris  pâle,  se  tenait  fort  bien  campé  sur  le  bord  de 
la  ligne  d'ombre  ;  son  sabre  traînait  sur  le  pavé  avec  un  cliquetis  char- 
mant, et  la  lune  semblait  lirer  des  étincelles  de  son  casque  de  dragon, 
dont  la  longue  crinière  ondoyait  au  souille  du  vent. 

—  »  Frère,  m'écriai-je  transporté  d'allégresse,  le  bel  endroit  pour  se 
couper  la  gorge  ! 

»  J'avais  posé  ma  main  tremblante  d'inquiétude  sur  la  garde  de  mon  ban- 
cal qui  vibrait  dans  le  fourreau  comme  s'il  m'eût  compris. 

—  »  Par  ma  foi,  répliqua  Morissot,  tu  as  raison,  cousin,  ce  serait  une 
volupté  d'empereur  que  de  dégainer  ici. 

—  »  C'est  à  n'y  pas  ri^sisler,  ajoutai-jc.  Ami,  si  l'on  s'amusait  un  peu, 
avant  de  s'alier  coucher,  que  l'en  semble? 

•  Déjà  mon  sabre  llamboyait  tout  ruisselant  de  lumière.  Morissot  se  mit 
en  garde  en  face  de  moi,  après  avoir  retroussé  son  manteau,  dont  il  re- 
jeta la  moitié  sur  l'épaule  gauche  ;  ce  manteau  était  doublé  d'écarlate. 

»Noire  assaut  commença  au  milieu  de  la  gaité  la  plus  vive  ;  nous  étions 
si  heureux  de  faire  des  armes  ensemble  après  une  si  longue  absence,  et 
de  savourer,  de  compagnie,  des  émotions  poéiiques  également  seniiesde 
part  et  d'autre  !  on  babillait  tout  en  faisant  des  passes,  et  l'on  admirait 
l'effet  galant  des  deux  lames  qui  scintillaient  dans  la  nuit  comme  des  éclairs 
dans  un  nuage. 

»Le  cliquetis  du  fer  nous  réj*uissalt  d'une  manière  infinie,  et  le  con- 
traste de  notre  menaçante  attitude  iivec  notre  affection  réciproque  nous 
f.iisait  ressentir  avec  une  vivacité  plus  exquise  les  forces  de  celle  aeiiié. 
Bicntôl,  le  jeu  nous  intéressa  davantage;  on  chercha  à  montrer  de  l'a- 
dressi',  la  jouissance  se  concentra,  ou  se  mit  en  harmonie  avec  la  gravité 
des  obicts  d'alentour,  les  paroles  devinrent  plus  rares,  la  respiration  plus 
haletante. 

»  0  passion  frénétique  et  insatiable  des  joueurs!  la  pente  fatale  nous 
entraînait,  et  tout  en  le  comprenant  d'une  manière  vague,  nous  poursui- 
vions celle  partie  périlleuse.  Chacun  de  nous  serrait  la  parade  avec  vigi- 
lance, devinant  la  leuialioii  d'autrui  et  craiguaut  de  céder  à  son  propre 
éblouissement. 

1)  Au  bout  d'un  instant,  on  n'entendait  plu?  que  le  bruit  de  deux  sabres 
s'entrechoquant  aveciapidilé.  Tout  5  coup,  le  rouge  du  manteau  de  Mo- 
rissot m'irrite  l'œil  (cette  couleur  m'a  toujours  chstouillé  la  prunclled'une 
façon  b'zarrc)  ;  voulant  combattre  celle  iniluence,  je  me  roidis;  mais  je 
sens  que  l'écarlate  commence  à  attirer  la  pointe  de  mon  arme,  et  que 
l'aimanlaiion  s'accroît  très  vite,  trois  fois  je  murmure  : 

—  «  Frère,  abaisse  ton  manteau,  cache  donc  ce  rouge,  la  prunelle  me 
démange. 

»  Trop  absorbé  par  le  plaisir  pour  m'enieiadi'e,  il  ne  s'arrête  pas,  et  s% 


LE  MAGASm  LITTERAIHB. 


w 


lame  glissant  sous  ma  veste,  me  trace,  de  la  pointe,  une  aiguillette  sur  la 
poiirinr. 
»  Au  léger  cri  de  surprise  que  je  jette,  il  demande  : 

—  1)  T'ai-je  blessé? 

'  ^  »  Nou  pas  !  va,  va  toujours.  J'avais  retiré  ma  main  pleine  de  sang  et 
ma  vue  retombait  toujours  sur  cette  doublure  écariaie. 

—  »  Ce  n'est  rien,  murmura  Morristot  ;  ah  !  le  joli  petit  combat! 

—  »  Cache  donc  cette  doublure  I  lui  criai-je  impatienté,  tu  sais  com- 
bien cela  me  déplaît, 

.  —  »  Est-ce  que  j'en  ai  le  temps  ?  dit-il  avec  un  éclat  de  rire. 
'  »  Un  nuage  venait  de  voiler  la  lune  ;  les  ténèbres  m'inspirèrent  je  ne 
sAis  quelle  secrète  envie  d  ;  voir  du  sang.  Déjà  ma  main  treiublottaii;  je 
fus  blessé  une  seconde  fois.  Puis  il  me  passa  dans  la  cervelle  un  violent 
dépit  de  voir  que  Morissot,  parson  obstination  à  laiiser  son  écariaie  à 
découvert,  m'exposait  à  faire  un  malheur.  Il  me  sembla  que  ce  rouge  me 
bravait.  Dès  lors,  mon  cousin  fut  oublié  comme  s'il  eût  été  absent,  et  je 
coœbatiis  contre...  contre  le  rouge,  et  l'enivrement  du  duel  commença 
pour  moi. 

•>  Cela  dura  pou.  Morissot  tomba  à  mes  pieds  le  fi  ont  contre  terre,  sans 
même  exhaler  un  soupir.  Il  était  mort  ;  je  l'avais  tué,  monsieur,  je  l'avais 
tué  !  » 

Et  terrassé  par  cet  effroyable  souvenir,  le  Capitaine-Bleu,  s'affaissant 
sur  ses  genoux,  se  laissa  choir  sur  le  plancher.  L'infortuné  s'arrachait  les 
cheveux,  et  les  convulsions  du  désespoir  se  joignaient  à  ses  pleurs  ;  l'œil 
fi.ïe,  les  bras  croisés.  Benjamin,  plus  immobile  qu'une  statue  ,  contem- 
plait ce  malbeu  eux.  Morissot  se  releva  pille,  respirant[à  peine,  et  articula 
d'une  voix  saccadée  : 

—  Maintenant,  regardeï  les  effets  de  ce  crime  épouvantable,  mai»  in- 
volontaire, et  courez  demain,  si  vous  en  avez  le  courage,  baigner  votre 
épée  dans  le  sang  de  votre  meilleur  ami.  Vous  savez  déjà  ce  que  font 
souffrir  les  regrets,  apprenez  à  coi  naître  les  tortures  du  remords.  C'est 
une  épreuve  à  faire,  monsieur,  et  si  votre  rai-^ou  n'y  succombe  pas,  alors 
vous  serez  assuré  d'avoir  un  cœur  de  granit.  , 

Depuis  ce  jour  fatal,  toute  ma  force  s'est  évanouie.  Ces  douleurs  que 
je  m'éiais  si  bien  faites  m'ont  appris  à  réilécbir  sur  celles  que  j'avais  dû 
causer  à  la  suite  de  mes  nombreux  duels. Tout  le  sang  que  j'avais  répandu 
s'éleva  contre  ma  conscience,  comme  unevfioue  énorme  sous  laquelle  je 
demeurai  englouti.  Plus  de  sommeil,  plus  d'ambition,  plus  de  courage, 
plus  d'amour  pour  la  gloire,  cette  dernière  passion  de  ceux  à  qui  les  au- 
tres ont  failli.  Une  terreur  profonde  s'est  empivée  de  mon  être  ;  la  vue 
d'mc  épée  me  fait  frissonner  d'épouvante,  et  si  je  recevais  une  insulte, 
moi  le  fpadassin,  j'Irais  me  noyer  pour  ne  pas  me  battre.  La  couleur 
rouge  est  abominable  à  mes  yeux  ;  et  ceci,  monsieur,  n'est  pas  une  folie, 
reprit  le  Capitaine  Bleu,  c'est  un  supplice  inconnu  des  hommes. 

Cette  nuance  me  cause  un  malaise  inouï,  une  défaillance  si  douloureu- 
se que,  dès  qu'un  objet  écariaie  passe  devant  ma  prunelle,  je  me  crois 
près  de  mourir.  Oh  !  n'eussé-je,  pour  expier  le  passé,  que  ce  touraient  à 
supporter,  mon  enfer  serait  asseïcuisant  (  Je  finirai  par  me  détruire  pour 
ôter  de  mes  yeux  cette  lugubre  vision  qui  uie  poursuit  encore  quand  ils 
sont  ft'rmés,  car  alors  j'aperçois  mes  paupières  comme  un  voile  empour- 
pré qui  me  sépare  du  jour.  Me  voici,  jeune  encore  et  courhé,  comme  le 
plus  vieux,  sons  le  fardeau  d'un  chagrin  qui  m'épuise  et  m'abrutit.  C'.^n- 
tempk'z  ce  galetas  délabré,  honteux,  mon  ame  est  tout  aussi  dévastée,  et 
je  ressens  à  l'égard  de  moi-même  le  dégoût  qu'inspire  aux  autres  ma  com- 
plète abjerilon. 

Le  sort  n'a  eu  pitié  de  moi  qu'un  instant,  ce  soir.  Il  m'a  donné  'a  force 
de  vous  conlier  ce  mystère ,  il  a  rattaché  ma  vie  à  l'espérance  de  vous 
préserver  de  lourmcns  lelï  que  les  miens.  Celle  action  sera  une  goutte 
d'eau  jetée  sur  le  feu  qui  me  ronge.  S'il  me  faut  tout  avouer,  mon>icur, 
vous  avez  trouvé,  je  ne  sais  où,  la  clé  de  mon  cœur  que  je  croyais  per- 
due. C'est  que  vos  traits  font  revivre  à  ma  vue  ceux  de  mou  pauvre  Mo- 
rissot :  quand  je  vous  contemple,  je  crois  le  voir. 

—  En  vérité  !  répondit  Benjamin  d'un  ton  étrange,  et,  sans  trop  de  pi- 
tié pour  cette  douleur  incurable,  il  ajouta  : 

—  Vous  ne  m'avez  pas  dit  ce  que  devint  le  corps  de  votre  infortuné  ca- 
marade ? 

—  L'affaire  n'avait  pas  en  de  témoins  ;  les  lois  pouvaient  m'aticindre , 
me  lU'tiir.  1,'idée  de  mon  honneur  compromis,  de  mon  nom  accouplé  sur 
les  bancs  d'un  tribunal  à  celui  des  assassins;  cette  i;)ée,  dis-je.  apparut 
vite  à  mou  esprit  et  lui  rendit  sur  l'heure  le  sang  froid  nécessaire  pour 
cacher  cette  aventure.  Comme  mon  cousin  devall  partir  à  l'aube  du  jour, 
je  savais  qu'on  ne  remarquerait  pas  son  absence.  Ces  crnintes  avaient 
suspiiidu  ma  douleur,  ma  vi(  time  était  pour  molle  corps  d'un  délit  qu'un 
meui  trier  vulgaire  s'efforce  de  faire  disparaître. 

Dans  un  des  plus  sombres  recoins  de  conc  ruelle  déserte ,  se  trou- 
vait une  peiiit;  porte  h  demipniirr  e,  qui  donnait  accès  dans  les  jar- 
dins de  l'ancen  chapitre  de  Saint-Uauricc.  Celte  culture,  abandonnée 
depuis  la  révolution  ,  se  terminait  par  un  ancien  cimetière  dont  se  Irou- 
vaii  enironnée  I  abside  de  l'église  ,  it  dans  Iciiuel  la  fureur  populaire 
avait  violé  plusieurs  sépultures.  I.a  porte  de  ce  cloaque  céda  tacileuient 
aux  effiiris  que  je  lis  pour  l'ouvrir;  je  la  refermai  sur  moi  après  l'avoir 
franchie  ,  et  ayant  déposé  le  corps  de  Morissot  dans  une  tombe  ouverte 
que  je  scellai  hans  trop  de  peine  avec  des  pierres ,  ]e  me  retirai  avec  un 
talme  surpr^nauti 

j  m  Tjjcq  uatsiq  si  teq  àtJiOddc  qo^X  • 


Les  jours  suivans  furent  horribles;  mais  je  demeura'  impénétrable.  De 
tels  liVurts  pour  lutter  contre  le  c'ésespoir  qui  s'emparait  de  moi,  sont  ce 
qui  m'a  bi  isé.  Ces  combats  contre  le  chagrin  et  la  peur  m'ont  annihilé  ; 
ils  ont  amené  celte  prostration  dont  je  ne  leviendrai  jamais.  Je  crois  tou- 
jours entendre  tomber  ,  ave;  un  bruit  sourd  ,  les  restes  de  mon  pauvre 
ami  dans  le  fond  de  ce  tom!)eau ,  ces  restes  chéris  en  présence  desquels 
je  me  répétais  d'une  voix  Impitoyable  : 

—  ïu  ne  penseras  pas  à  lui,  et  lu  ne  pleureras  pas. 

Et  je  m'en  fus  sans  leur  dire  adieu.  ^ 

A  ces  mots.  Benjamin  frissonna  de  la  tête  aux  pieds;  puis  il  se  Icràf 
par  un  mouvement  brusque,  m:!rcha  quel(UPS  pas  dans  la  chambre  ,  et 
s'appuya  contre  la  fenèire  où  il  resta  pensif,  les  yeux  levés  au  ciel.  Il 
garda  long  temps  cette  posiiire.  Son  aiiiiude  silencieuse  indiqua  si  bien 
les  distrai  lions  d'un  homme  sérieusement  préoccupé,  que  sa  coutenance 
frappa  Morissot  toujours  déDant.  -, 

—  A  qnoi  pensez-vous  donc?  lui  demanda-t-il  rudement. 

—  Je  pense  à  Dalcy,  qui  m'accusait  de  me  tenir  honteusement  retran- 
ché derrière  un  vœu  solennel  et  de  n'oser  me  battre  avant  de  l'avoir  ac- 
compli. 

—  Quoi  !  vous  songez  encore  à  celte  affaire  ? 

—  Dalcy  ajoutait  que  j'espérais  n'être  jamais  relevé  d'un  serment  aussi 
commoJe.  Si  l'occasion  que  j'ai  cherchée  toute  ma  vie,  de  remplir  le  de- 
voir que  je  me  suis  imposé,  s'offrait,  et  que  m'abstenant  de  la  saisir... 

—  Alors  Dalcy  aurait  ra  son.  Un  serment  est  une  chose  sainte  à  laquelle 
on  ne  manque  pas  sans  infamie  si  l'objet  en  est  honorable  ;  j'ignore  au 
surplus  ce  dont  il  est  question. 

—  De  venger  mon  père,  monsieur!...  ' 

—  En  une  pareille  affaire,  toute  délibération  est  honteuse,  cl  il  n'est 
rien,  ni  dans  votre  cœnr,  ni  dans  les  inDueiices  du  dehors,  qui  vous  doive 
arrêter  ;  rien  excepté  la  lâiboté.  Mais  vous  êtes  bien  inconséquent,  bien 
étrange,  vous,  qui  n'ayant  au  monde  qu'un  ami  ne  trouvez  point  de  ran- 
son  pour  ne  pas  le  tuer,  et,  qui,  ayant  à  venger  un  père,  trouvez  des  mo- 
tifs pour  vous  en  dispenser. 

Durant  ces  observation-!.  Benjamin  paraissait  livré  à  un  combat  inté- 
rieur des  plus  violens.  A  la  Un,  il  prit  une  résolution,  une  gravité  et  un 
culuie  tout  à  fait  espagnols. 

—  Vous  dites  vrai,  capitaine,  et  votre  avis  me  ramène  au  droit  chemin. 
Oui,  si,  cédant  à  de  vains  scrupulfs,  j'abondonnais  aujourd'hui  un  des- 
sein dès  long-temps  conçu  et  enraciné  dans  mon  ame,  je  m'en  repen- 
tirais toute  ma  vie.  Cepeiidani,  monsieur,  je  vous  dois  de  la  reconnais- 
sance, et  il  est  bon  que  je  m'acquitte  envers  vous.  Donc,  et  en  votre 
considération,  je  ne  me  batirrti  pas  avec  Dalcy. 

—Vous  êies  un  galant  homme  ,  je  le  vols ,  et  j'aurais  tort  de  voust^- 
commander  le  secret  ii  propos  du  déplorable  événement  dont  vous  avez 
reçu  la  confidence.  J'ai  tout  à  redouter  ;  car  malgré  les  périls  de  ma  si- 
tuation, j'ai  conservé  des  objets  qui  dans  un  prorès  serviraient  de  pièces 
il  l'accusation.  Ces  deux  sabres,  roulés  dans  une  étoffe  que  je  n'ai  pas  osé 
déplier,  sont  ceux  qui  ont  servi  dans  celle  affreuse  luiie,  et  le  manteau 
rouge  de  mon  cher  Morissot ,  ce  manteau  t.iché  de  sarg  (oh  !  je  ne  l'ai 
pas  regardé  depuis  cinq  ans  !),  ce  manteau  est  là,  sous  mon  chevet.  Je  ne 
m'en  séparerai  jamais.  Si  l'on  atiaqua  t  ma  vie,  je  ne  la  défendrais  pas  ; 
mais  si  l'on  me  dérobait  ces  tféSors  ,  je  me  ferais  tner  pour  les  dé- 
fendre. 

Le  Capitaine-Bleu  avait  à  peine  achevé  ces  mots  ,  que  Benjamin  ,  ('é- 
crocliant  les  deux  armes  et  prenant  celle  du  colonel ,  arracha  ensuite  !e 
manteau  du  grabat  de  son  hôte  épouvanté  ,  et  lui  dit  en  lui  jetant  l'autre 
sabre  :  Je  m'empare  de  cet  héritage  ,  moi!...  et  si ,  vous  couiinuez  d'y 
prétcnilre,  essavezde  le  reconquérir. 

A  la  vue  de  ces  armes  et  du  manteau  dont  les  plis  écarlat es  marbrés 
de  sang  vciiaient  d'être  déroulés  ,  Morissot,  frappé  de  stupeur ,  était 
resté  Inierdit,  sans  même  s'aviser  de  r.nenir  Benjamin,  qui  avait  pajiné 
la  porte.  Quand  le  Capitaine-B'eu  fut  un  peu  reaiis  de  cetie  secousse,  il 
s'aperçut  qu'il  tenait  ii  la  main  son  bancal,  ce  fer  coupable  de  tant  de  mé- 
faits.Son  prenier  mouvement  fut  de  le  jeter  avec  horreur  :  mais  il  se 
souvint  du  lieutenant  et  courut  sur  ses  traces. 

Ce  dernier  l'afendait  sous  l'arc  de  Saint- Maurice.  Il  s'était  revêtu  du 
manteau,  et  la  doublure  rouge  mise  en  évidence  entourait  le  corps  de 
l'ollicicr. 

En  le  voyant  ainsi  costumé  et  dans  ce  lieu,  le  capitaine  s'écria  en  re- 
culant: 

—  Grand  Dieu  !  c'est  Morissot  lui-même! 

Puis  la  couleur  pnupre  ayant  fatigué  son  regard,  il  se  mit  à  cherrher 
du  liWu,  et  sa  léle  machinalement  se  lourn.-»  vers  le  ciel.  .Xurun  niisge 
n'en  ternissait  l'azur;  la  line  dans  son  pein  adonrissali  l.i  nuance 
du  Urmameni  sons  lequel  le  pa'ais  Cranvrl'e  dé  oupa  t  ses  noires  den- 
telles itc  granit.  Ces  ci  constances  rappelèrent  au  rapMaine  le  plusterr.lile 
souvenir  de  sa  vie  avec  tant  de  force  qu'une  pareille  émotiini  aujnt  n- 
téc  de  celle  qu'il  veiwii  de  rcssrniir  lui  fit  peniic  la  tête.  Cinq  aniérs 
disparurent  tic  sa  mémoire,  il  se  crut  un  instant  en  face  de  son  ancien 
ami.  Benjamin  ati  ndlt  qu'il  fût  revenu  de  cette  errenr.  et  comme  le  rapi- 
laine  lui  demandait  son  nom  et  l'explicaiion  de  sa  conduite,  il  lui  répon- 
dit : 

—  Je  suis  Celui  qui  le  hait,  celui  qui  vengera  l'homme  que  tu  as  ajsas* 
aluét  Ja  raii\  cberrhes'lu,  dan»  Je  uc  *iis  quelle  fpll?  ptntzkre,  one  cv 


u 


LE  MAGASIN  tlTTÉRAMŒ. 


case  à  ton  horrible  action.  Le  r olonel  ne  cherchait  pas  à  ta  tuer,  j'en  suis 
sur,  cl  lui,  c'est  ion  or*;uoil  infcniiil  qui,  lilessO  par  une  (■■gra!,'iiure  (|:i'll 
l'ava  i  failf,  l'a  poussé  à  l'c^oiger  licliciueiii.  Uiircacls-tuiUyuc,  uiisc- 
rable  ! 

—  ncndcz-moi  ce  que  vous  m'avez  pris,  monsieur,  et  couvrez-ram  en- 
suite il'iniulcs  et  c'e  honle,  je  ne  m'y  opposerai  pa.s  car  voui  iic  voudriez 
pas  livrer  à  la  justice  le  secret  d'où  mon  honneur  dépurl. 

—  Je  ne  sais  ce  qu'il  me  plaira  île  fairo,  m.is  je  yai'Je  ces  dt'poujllos. 
Brise,  meurtri,  attiial  ju.'iju  au  fond  du  cœur,  cl  frappii  de  tous  Its  cô  es, 
je  veux  du  sang,  iji  ce  n'est  vous  à  cette  heure,  que  te  soit  Dolcy  (lemaio, 
car  une  vengeance  m'est  due. 

—  En  ce  cas,  dit  le  malheureux  Morisset,  il  vaut  bien  mieux  que  ce 
soit  moi  qui  mente. 

Mais  au  lieu  de  se  mettre  en  garde,  le  Capiiaine-Bîeu,  dont  le  sabre 
Toiiigeait  dans  i'air,  piciinhitçà  et  là,  combaliu  entre  sou  ancien  naiurcl 
et  sou  idée  du  momi'i.t.  Il  voyait  tournoyer  devant  lui  la  ducoraiio.n  iu- 
gubre  devant  laquelle  s'était  dénoué  le  drame  déplorable  qui  l'avait 
perdit. 

—  C'est  horrible  !  s'écriait-il  ;  se  retrouver  ici  la  nnit,  avec  des  armes, 
et  en  face  de  cet  cufant  qui  lui  resjcmljlc  cl  que  j  aimais  déjà.  (Juelle  ex- 
piation !  . ,    , 

Cfpenflant  Benjamin  ne  savait  coinra?nt  s'y  prendre  pour  animei^  le  Cyi- 
piiaine.  11  ne  voulait  passe  nommer,  c'ciU  peut-ê're  été  rendre  le 
duel  impjSNil.le ,  et  pourlai4  son  e.xaluition  croisante  lui  faisait  croi- 
re à  la  néc(ss.té  de  ce  combat  qu'il  aviiil  rischi.  Or  ,  il  n'ttait  pas 
d'humeur  vcr-alile.  11  s'approcha  de  Morisset  pour  l'oi  tragfr  ;  mais  un 
seniimi'iii  de  coitipassion  re'S,i(  ciutuse  l'en  cmpéclia.  11  es.'aja  .'ans  lé- 
sultal  les  propos  Ls  pus  !rovoq»a;;s;  enlirj,  il  piipia  légcremenl  de  sa 
puiiiie  le  liane  du  vieil  officier  qiii  boniiit.  et  la  bée  fauve  cntr'ouvrit 
l'œil  ;  m;;is  e:lc  ne  tardj  pas  à  le  refermer.  Crue  teniaiivc  cul  néanmoins 
un  cllet,  en  ce  que,  par  son  iiisiii.ct  de  nature,  MorissiU  commença  ;i  le- 
puusser,  sans  so  meilre  eu  garde  ,  la  lame  de  son  aavcisaiic,  aljii  de  ne 
pas  élrc  atteint. 

—  11  fait  ton  fér.Ml'.er  sous  ces  vieilles  murailles  !  dit  Benjaiain  de  l'air 
d'un  honnne  qui  savoure  unevoh'pté  exquise. 

—  Si'ri)i'ni  !  groinniea  le  capitaine. 

Du  plaide  siMi  bai. cal,  le  I  cuienaiit  choquait  le  Tr  do  son  ennemi, 
de  taçon  à  [iruduire  en  c  iqueti-*  bien  cxciti.ni.  l'eu  à  peu,  les  pcr.  iissmus 
des  deu\  armes  lir.  nt  vibrtr  les  neifs  du  vii  u\  jcldai  ;  son  liras  frémis- 
sait d  ime  sensation  iin]uièle  iiui  t!;ontait  jusqu'au  cœur  ,  dont  li  s  liaue- 
mei  s  i-e  préciiiiaici.'t.  Au  bout  de  quelques  minutes  de  cet  exercice,  le 
Capitaine- Bleu  s'écria  : 

—Non  !  non  !  c'est  à  moi  de  mourir.  Silence,  ma  lèle  !  Frappe  donc, 
treuibleur  !  qu'cliends-iu  ? 

— (Jue  lu  te  tiennes  mieux  ;  tu  n'es  pas  de  force  à  faire  ma  partie. 

— BaLi  !  répondit  le  capitaine,  en  lui  portant  deux  ou  trois  bottes  assez 
Le'.les. 

Le  lieutenant  se  hûia  de  riposter  afin  d'engager  l'auîre  davantage;  car 
il  voulait  comballre  loyalmn  nt  et  ii  ks  risques  et  pénis.  Il  y  eut  un  peu 
de  silence  ;  le  capitaim-  se  plaisait  à  la  parade,  cl  la  jouait  avec  w  art  ti  es 
vaiié.  Hiinîôt,  dans  riutervalle  qui  s-''parait  les  dég/geinens  ,  Ijin;amin, 
en  ta  ant  le  fer,  s';.pei  çnl  que  1rs  do;gis  de  l\Iuri.--sut  avaient  pris  de  la  vie 
et  (le  lidéf.  Puis,  anx  r'avons,  de  1 1  lune,  il  vit  i\n.'.  le  vieux  spaiias-sin,  tout 
en  féraillant,  riait  sans  biuit.  Soudain  ure  révoluiion  h'dpcia  :  le  poignet 
du  lioi.liumme  devnt  un  ressort  d'acier,  sa  poitrine  s'eUaça,  sa  lame  de- 
vint légère,  impalpable,  et  ii  cria  de  tontes  ses  forcps  : 

—  linfant  !  cache  donc  ce  roug'^  ;  je  lu  ûle  !  je  brûle!  va-l'en  ! 

Des  e(!  moment,  B  njamin  prit  la  chose  au  sérieux.  A  S.on  tour,  il  s'ef- 
faça, lint  son  pied  IVrnie  et  l'iril  ouvrit.  ''  ',,.;'' 

—  Ce  rouge  !  ce  rouge  !  i  épétail  Morissot  d'une  voix  étouffée. 

Trois  minuies  après,  son  adversaire  gisiiit,  percé  d'outre  en  outre, 
aux  pie  is  du  capitaine  qui  contenvla  son  stiJjrc  victorieux  avec  une  joie 
cnfiniine.  . 

Bieniôt  Benjamin  ce  souleva  de  terre  et  fit  signe  qu  il  voulait  parler. 
Son  adversaire  s'étant  penché  sur  lui,  le  lieutenant  articula  d'une  voix 

faible:  .  .    ,. 

—  Je  puis  maintenant  vous  plaindre,  vous  aimer  et  votis  le  dire  ;  car 
j'ai  re!!'|li  mon  devoir.  Vous  direz  à  Dalcy.... 

—  Que  dois  je  dire  à  Dalcy  ? 

—  Vous  lui  porurez  les  aUieux  de  son  ami  Benjamin,  cntendez-vou?, 
du  lilsdd  colonel  Morissot. 

Rappelé  i\  lui  par  celle  révé'a:ion,  Morisset  poiissï  un  grand  cri  cl 
tomlia  a  la  renverse.  Ce  fat  le  d.'inier  éclair  de  sa  raison. 

A  Id  pointe  du  jour,  oa  troma,  sous  l'arc  Saint-Maurice,  le  corps  du 
lieutenant.  Les  perquisitions  faites  cbezie  Capiiaine-Blcn,  qni  l'evait  em- 
mené, n'enrei.t  aucuns  résuitat,'--.  Le  vieil  officier  avait  disparu  ei  on  le 
chercha  vaii.cmenl  pendant  deux  j^urs. 

D.>lcv,  qui  ap  rail  ardemment  à  se  couper  la  gorge  avec  son  bon  ami, 
tomba  dans  le  désespoir  eu  apprenanlsa  fin  iragique. 

IV, 

Deux  mois  après  ce  duel  dont  tout  Besançon  s'était  entretenu  ,  «ne 
ronde  Uecavalefie  fut  attaquée  à  l'improviste  par  uu  hoaitae  déguenillé 


et  armé  d'un  banra'.  On  s'elTor;a  vainement  de  s'emparer  de  lui,  il  glissa 
cnlre  les  j  iinbes  des  chevaux  et  s'enfuit  en  criiint  : 

—  C'est  moi  qui  l'ai  tué!...  c'est  moi  qui  l'ai  tué! 

Dali  y,  qui  CMinmantlait  cette  ronile,  reconnut  la  voix  da  Capitainc- 
Cleu.  Brûlant  de  venger  son  ami,  il  s'éla;iça  avec  ses  ho:nraes  sur  les 
traces  du  lueiuliier,  et  l'ayant  atielnt  à  i'angle  d'une  rue,  il  descendit  de 
cheval  pour  s'emparer  de  lui.  Morissot,  adossé  contre  la  muraille,  fit 
bonne  conienanee;  on  croisa  le  1er,  eti'oUicier  tomba  entre  les  bras  de 
deux  sobiais  acconrns  à  sa  défen-^e. 

('eci  avait  lieu  sous  l'arc  Saini-Jlaurice,  où  le  Capitaine-Bleu  errait  pous- 
sé par  I  luibitude. 

Tandis  que  l'on  se-ourait  Dalcy,  deux  autres  cavaliers  se  disposèrent  à 
se  saisir  du  coupable  qui  ne  cherchait  pas  à  s'enfuir;  mais  ils  le  virent 
tournoyer  s  r  lui-même,  chanceler  comme  uu  homme  ivre  et  tomber  en- 
fin sur  le  pavé. 

Sa  boni  he  ôiait  souillée  d'écume  et  son  visage  violet.  Il  était  mort  Vain- 
cu par  une  attaque  d  épilepsie  ,  et  n'avait  pas  reçu  la  plus  légère  bles- 
sure. 

Ces  aventurer  avaient  donné  une  sombre  réputation  au  carrefour  St- 
Ma'.iricc.  Disedlieiers,  des  musca'Jins,  des  incecyaliles.  ayant  examiné  la 
localité,  la  irouvéreiil  pnéiiqne.  Ce  coin  cul  liien  vjie  une  sorte  de  vugue, 
on  commença  à  s'y  battre  la  imil,  et  celte  mode  fit  fureur  parmi  les  geus 
comme  ii  lalil,  si  Ineii  (pi'on  fut  obligé  de  i.lacer  dt^u.x  sentinelles  sons 
l'arcade  fatal-'.  Mais  d'puis  que  deux  faciionnaires  postés  lii  eurent  I  ingé- 
niée e  idée  de  s'y  enireiucr  sous  peéiextede  tuer  le  temps  dmam  leur 
f.idiou,  (111  n  ■  lu;s  a  dansée  lieu  qu'une  guérite  qui  en  fu  retirée  à  l'épo- 
que (lù  r.:n  cumuiença  de  denio  ir  l'arcade  pour  assai.  ir  la  luc  de  la  Bi- 
bliothèque. .^.  FraSCIS  VVEK. 

W®uveltes  h  Ses.  nsmaz. 

[Livraison  de  juin.) 

La  France  est  îi  la  iCte  tie  la  civilisation  européenne  :  c'est  une  question  ré- 
solue, 

Puisipi'il  n'y  a  pns  im  seul  FrDn<;ais  ([iii  ne  l'airirme. 

Et  comaïc  tous  les  ;uilrcs  peuples  ont  l'Ualsiîude  de  redire  et  de  refaire  ce  que 
nous  r.voiis  dit  et  fait,  ils  crient  en  chœur  : 

«  La  France  est  ;^  la  tête  dé  la  civilisation  européenne.  » 

C'est  l)icn  flatteur  pour  cous,  et  c'est  là  ce  qui  nous  fait  souvent  regarder  la 
colonne. 

Mais  les  autres  nations,  comment  arrangent-elles  les  affaires  de  leur  amour- 
propro  ? 

Quelle  singnli(>re  maïuc  d'imitation  les  pousse  à  vouloir  être  heureuses  absolu- 
ment à  noire  maiiitTe? 

A  reproduire  nos  phases  politiques,  à  copier  nos  uniformes,  nos  anciens  bulle- 
tins, notre  nouvelle  éJoquence,  à  se  donner,  comme  nous,  trois  couleurs  natio- 
nales. 

Car  c'est  le  premier  acte  de  régénération  d'un  peuple  que  de  se  donner  Uois 
couleurs. 

L'iispagne  a  été  le  plus  loin  possildc  dans  ce  plagiat  de  la  France. 

Elle  a  dc5  députés  qui  cnlendenl  la  séance  orageuse  loul  aussi  bien  que  les 
nôtres  (pour  le  bavardage  il  n'y  a  plus  de  Pyrénées),  des  généraux  qui  disent  crji- 
nement  à  douze  soldats  mal  pajés  cl  mal  velus  que  quelque  chose  les  contemple 
du  haut  de  n'importe  quoi  ;  qui  n'entjcnt  jamais  dans  uns  bourj;ade  habitée  par 
un  barbier,  ca  servante  et  un  mulet,  sans  se  faire-  précéder  d'une  proclamation  qui 
commence  ainsi  : 

«  Eroicos  abitanCcs  !  » 

La  iialion  espagnole  est  brave,  patiente  et  ingénue  comme  une  nation  vierge. 
Le  premier  sabrcur  qui  a  mis  la  main  sur  sa  destinée  n'a  pas  trouvé  un  contradic- 
tcui'  pour  lui  (lire  :  <i  Mais  une  si  grande  usurpation  n'est  excusée  que  par  la 
gloire,  et  lu  n'as  que  de  l'adresse  ;  et  si  lu  veux  imiter  le  grand  Nspoléon,  prends 
dans  sa  vie,  dans  ses  discours,  des  modèles  et  non  pas  des  formulaires.  » 
Uu  jour,  Kapoléon,  nommé  empereur,  pro-    Une  auoc  fois,  Espartero,  nommé  régent, 

noina  devant  le  sénat  le  discours  sui-        iirononça,  devant  tous  les  pouvoirs  réu- 

vant  :  liis,  les  paroles  suivantes  : 

Discoens  de  napoikon.  niscoens  d'espartero. 

0  Sénateurs,  la  vie  d'un  citoyen  est  à  «  La  vie  de  tcul  cilojen  est  ù  sa  po- 
sa patrie.  Le  peuple  lran(;ais  veut  que  la  Irie.  Le  peuple  espagnol  veut  que  je  lui 
mienne  lui  soit  consacrée.  J'obéis  i  sa  consacre  la  mienne.  Je  me  soumets  à  sa 
volonté.  volonté. 

»  En  me  donnant  ce  nouveau  gage  de  »  En  me  donnant  celle  grande  preuve 
saconllance,  il  m'impose  le  devenir  d'é-  de  conlianee,  il  m'impose  de  nouveau 
laver  le  système  de  ses  lois  par  des  in-  le  devoir  de  conserver  ses  lois,  la  con- 
sl'itutiousprévojautes.  sUiulion   de  l'étal   et  le  troue   d'une 

Il  l'ar  mes  cliovls,  par  -.  otre  concours,    jeune  orpheline, 
par  la  conlianee  et  la  vijI  nié  de  cet  im-        »  Par  la  confiance  et  la  volonté  du 
mcnse  peuple,  la  liberté,  l'égalité,  la    peuple,  par  le  concours  du  corps  légis- 
prospérilé  de  la  France  sunlù  l'al)rides    iaiif,  jiar  les  efforts  d'un  iiiinislére  res- 
caprices  du  son.  ponsable  unis  aux  miens,  l'indépendau- 

»  Le  meilleur  des  peuples  sera  le  plus  ce,  l'ordre  public  cl  la  prospérilé  natio- 
lieuveux,  connue  il  esl  le  plus  digne  de  nale  seront  à  ral)ri  des  caprices  du  sort 
l'être,  et  conlcnt  alors  davoirété  ap-  el  de  t'incevlilude  de  l'avenir, 
pelé  par  l'ordre  do  celui  do  qni  tout  »  Le  peuple  espagnol  sera  aussi  heu- 
émane,  à  ramener  sur  la  terre  la  jus-  reux  qu'il  rnériie  de  l'être,  el,  content 
lice,  l'oidre  et  l'égalité,  j'entendrai  son-  alors,  je  verrai  arri\er  la  dernière  heure 
ner  ma  dernière  heure  sans  regret  et  çle  ma  vie  sans  inquiétude  sur  l'opiuioij 
sans  inquiéiude  sur  l'opinion  des  gé-    dés  génC-rations  fulm'es.  »  ^-^  , 

néraiious  futures,  n  -"  ^  _  - —   i 


LE  MAGA§IN  XITTÉRAIHi:. 


U1 


Il  n'csl  pas  posiibic  do  Imiter  plus  cavaliOienieiit  une  noWe  nation. 

Si  ce  nVst  pas  là  une  allusion  i  des  piojets  qui  ss  dissimulent  encore,  c'est 
une  cruelle  injure  faite  à  l'érudition  de  sts  conij)ulriolcs,  dont  quelques-uns  pou- 
vaient connailre  l'oiigiiial  franrais. 

Daill.uis,  quand  un  peuple  vous  investit  de  la  dictature,  on  peut  bien  faire 
pour  lui  les  iVais  d'un  discours  neuf. 

La  rogtnca  du  jojaume  d'iîspagne  vala^it  mieux  qu'une  tiaductiun. 

H.  Dclossert  s'acliarnoà  l'cxéculion  d'une  csjièce  de  réççlcnicut  qui  interdit  i 
quelques  cafés  du  boulevarl,  et  iiolannnent  au  cafii  de  Paris,  la  faculté  de  placer 
des  cl>ai3"s  et  des  labiés  devant  leurs  étaliliiscmcns. 

C'est-à-dire  que  sur  tous  les  points,  l'obtuie  autorité  (!,>  la  ville  ne  s'occupe 
que  d  utcr  aux  mœurs  leur  ori;;inalilé,  aux  promenades  leur  cliarnie  pittoresque. 

Ix  plan  de  M.  Delessert  Ji'est  pas  diJKcile  à  pénéirer. 

Ancien  élégant,  jadis  palineur,  cavalier,  joueur  de  paume  et  de  billard  renom- 
mé, il  no.us  fait  payer  les  frais  de  ses  rcujords,  et,  4)o,ur  expier  les  Inillans  déran- 
genicns  de  sa  jeunesse,  se  propose  de  rendre  la  vilis  de  Paris  sage  et  ciMiuyeuse 
comme  Genève. 

Au  second  acte  du  Ffrï/sc/iw/;;,  pendant  la  scène  de  rin\ocallon  infernale,  un 
uSUuelelte  s'agite  sui' la  sctine,  et  cette  appariliou  produit  sur  le  puLKc  une  ccr- 
.liiine  sensation. 

Ce  squelelle  est  vérila!;le,  et  l'iiistoire  en  est  fort  cnritnr.e. 

lia  178C,  un  jeune  bomme  de  dix-buitans,  faisant  partie  des  élèves  surnumé- 
raires de  l'école  de  danse  à  l'Opéra,  et  nommé  làoismaison,  devint  amoureux  de 
Mlle  Nauine  Doriial,  élève  comme  lui,  et  lille  de  l'ouvreuse  do  la  loge  du  comte 
d'Artois, 

Mlle  Nauine  euflaimna  par  ses  coquetteries  la  naïve  passion  de  son  camarade, 
et  lui  donna  des  espérances  jusqu'au  jour  où  elle  trouva  de  belles  moustaches  à 
I\I.  Mazuiier,  sergent-major  cuniniandant  le  poste  des  soixante  gardes-françaises 
qui  faisaient  le  ser\ice  de  l'Opéra. 
.  Eojsmaison  vit  son  nialbcur,  le  jugea  in'épara4)le ,  et  ne  pensa  plus  qu'à  la 
vengeance. 

Un  soir,  au  coin  de  la  rue  Saint-Nicaise,  où  étaU  situé,  comme  on  disait  alors, 
l'iigtii  de  l'Académie,  il  attendit,  après  le  spectacle,  le  passage  des  gardes-fran- 
çaises et  alla  lésolumenl  prendre  à  'a  gorge  son  bourenx  rival.  Ma/uricr  eut  d'a- 
bord ri{l('e  de  tuer  sur  la  r.lace  son  agresseur  ;  mais  sa  jeunesse  et  sa  pcDite  taille 
(ireul  sourire  le  galant  soldat.  Sur  scni  ordre,  trois  bomnies  détachèrent  les  bre- 
telles de  leurs  fusils,  attachèrent  le  jeune  bomme  furieux  et  le  déposèrent  sous 
le  péiyslile  de  l'Opéra,  où  H  passa  la  nuit  ainsi  garroté. 

Le  lenden:ain,  de  grand  malin,  'e  sieur  Deraeru,  gardien  de  la  salle,  trouva 
Boismaison,  qui  avait  fait  de  vains  efforts  pour  se  délier,  apprit  de  lui  l'aventure 
de  la  veille,  en  ril  beaucoup  pour  sa  part,  et  ne  manqna  pas  d'en  égaj-sr  tout  le 
théâtre. 

Boisraaison,  bafoué  par  ses  camarades,  eut  la  fièvre,  se  mit  au  lit  et  mourut  en 
faisant  un  singulier  testament. 

11  léguait  son  corps  à  51.  Lamairan,  médecin  attaché  à  l'Opéra,  et  qui  avait  nu 
cabinet  dans  l'hôtel  même. 

Le  pauvre  jeune  homme  priait  M.  Lamairan  de  garder  son  squelette  dans  ce 
cabinet,  pour  ùlre,  après  sa  mort,  encore  près  de  celle  qu'il  avait  aimée. 

Malgré  les  vieissiludos  de  rAcndénïic  royale  de  Musique,  les  incendies  et  les 
antres  causes  qui  l'ont  transportée  jusqu'à  la  rue  Lepcllelier,  peut-éti-e  aussi  par 
un  respect  tradilionnel  pour  la  doniière  volonté  du  jeune  figurant,  son  squelette 
n'a  p.is  cessé  de  faire  parlie  du  matériel  de  l'établissement. 

Ll  la  vie  du  théâtre  a  recommencé  pour  lui. 

M.  Duvcrgierdc  Ilauranne  n'a  pas  toujours  été  épilcptiquc  et  malfaisant.  Dans 
sa  jeunesse,  il  se  i\rait  à  des  plaisirs  mépilsables,  mais  iinioccns. 

M.  Luurgicr  était  vaudevilliste,  et  uiauMÙs  vaudevilliste,  connue  il  est  au- 
jouvd'liu,  uiauvai.  publiciste. 

Les  i  vrages  de  cet  homme  grave  et  sérieux  ont  disparu  de  la  mémoiie  de 
tous  excepté  deux  : 

Vue  visite  à  Orcina-Creen. 

Le  Jaloux   oinine  il  y  en  a  peu, 

Nous  fait  des  rceheiches  inouïe-  pour  en  retrouver  des  excnudaires. 

Kous  désirerions  donner  l'analyse  de  ces  préludes  politiques  :  ils  sent  perdus. 

M.  Duvergier  est  devenu  un  honime  trop  nnpoi  tant  pour  que  ces  butoixls  de 
sa  jeuuL'sse  osent  encore  se  montrer. 

Î\I    Barba     en  a  pas  de  nouvelles. 

L'incendie  du  Vaudeville  en  a  carbonisé  plusieurs, 

Ceux  que  la  liiMiolhèquc  roya'e  devrii  avoir  abrilés  ne  se  trouvent  pas. 

11  nous  reste  à  suppi  u  lés  I  ihliepfiles,  les  auiateuis  de  eolleclions,  de  vouloir 
bien  nous  mettre  sur  la  trace  de  ces  petits  \ai,niensqni  élaicul,  absolument  par- 
lant, fort  ridicules,  cl  qui  duiveut  l'élre  devenus  bien  duvautage,  eu  raison  de  la 
fausse  gra\ilé  de  km'  père. 

Le  despolisme  décimal  règne  en  France.  Il  faut  se  souuiellre.  Ne  nous  eu 
plaignons  pas  :  c'est  poiu'  notre  bien. 

Malheur  au  petit  niareliand  <ini  s'aviserait  d'instrumenter  dans  sa  boutique  avec 
de  vieilles  mesures  et  do  vieux  poids.  La  police  ;mrait  bientôt  fail  une  desccnlc 
dans  la  maison  jiour  coiilisquer  les  Ufirçs  et  çctsscr  lcsi)i((oI*Uu  deijiiquaut,  qui, 
C«  outre,  paierait  l'ameudc. 


7'uut  cela  est  à  merveille  ;  on  a  des  lois  décimales  ou  on  n'en  a  pas.  Quand  on 
en  a,  elles  doivent  flre  rrspcclées  ;  seulement  je  voudrais  que  le  gouvernement 
chargé  de  les  faire  observer  les  observai,  et  qu'il  ne  donnât  pas  lui-même  l'exem- 
ple d'une  contravention  impunie. 

Eh  bien  1  notre  monnaie  de  billon,  telle  que  le  gouvernement  la  conserve,  no- 
tre monnaie  de  billon  est  une  violation  manifeslc  de  la  loi  décimale,  un  fait  per- 
njanent  de  lèse  unité  métiiquo.  Je  prends  pour  exemple  le  liard.  Cela  vous  sem- 
ble bien  peu  de  chose  qu'un  liard,  et  je  vous  dis,  moi,  qu'un  liard  est  une  énor- 
milé  monétaire  dans  noire  numération  systémaliquc;  un  liard  est  une  anomalie 
morale,  une  provocation  constante  à  la  désobéissance  aux  lois,  car  le  liard  est 
une  contiavenlion  privilégiée  par  le  pouvoir,  un  flagrant  délit  autorisé.  Et  qu'où 
vienne,  après  cela,  nous  parler  du  grand  principe  de  notre  charte,  de  l'égalité 
devant  la  loi  !  Où  est  celle  égalité?  Comment  !  voici  cet  ancien  poids,  qui  s'ap- 
pelait la  livre,  frappé  d'une  proscription  impiloyable,  à  ce  point  que,  s'il  s'avi- 
sait de  se  montrer  daus  le  commerce,  il  serait  condamné  à  mort,  avec  frais  et 
dépens,  sur  la  simple  constatation  de  son  identité.  Et,  à  coté,  le  liard,  cet  ef- 
fronté survivant  d:^'S  duodécimes  déchus,  vient  impunément  violer  la  belle  unité 
do  notre  système  monétaire,  et  passe  sans  difficultés  de  la  caisse  du  trésor  à  celle 
dos  particuliers  ! 

Celle  impunité,  je  le  répète,  est  un  scandale.  S'il  y  avait  delà  justice  et  de 
la  logique  dans  nos  lois,  le  liai  d  serait  prohibé,  et  il  n'y  a  pas  de  liaid  en  con- 
Iravcnlion  qui  ne  dut  vini/l  sous  d'amende. 

Je  n'en  ai  pas  fini  contre  le  liard.  11  est  la  sfurcc  de  désordres  trop  fùchcux. 
On  peut  l'accuser  d'être  complice  des  petites  exactions  dont  le  pauvre  est  souvent 
vicUme  dans  ses  pclils  achats.  Ainsi,  ou  doit  compter  par  centimes.  C'est  la  loi. 
Hais  le  centime,  monétairement  parlant,  est  une  fiction  :  on  n'en  a  fabriqué, 
pour  ainsi  dire,  que  pour  échantillon.  11  n'y  a  que  des  liaids.  Supposez  qu'une 
l)auvro  femme,  en  faisant  le  matin  sou  pauvre  marché,  ait  à  payer  une  fraction 
do  ((ualre  centimes.  Elle  est  forcée  do  donner  quatre  liaids.  Le  fort  denier  est 
toujours  contre  elle.  Toutes  les  fois  qu'elle  doit  payer  une  fraction  de  sou,  elle 
est  a  peu  près  sure  de  payer  en  plus  toute  la  différence  entre  le  liaid  qui  existe 
cl  le  centime  qui  n'existe  pas.  Cet  impôt  est  plus  lourd  qu'on  ne  pense,  car  il  se 
renouvelle  à  chaque  instant. 

Comment  donc  le  gouvernement  n'a-t-il  pas  fait  disparaître  le  liard  anormal  et 
déprédateur  ?  —  C'est  que  celle  mesure  se  lie  à  la  refonte  du  billon.  —  liais 
alors  qu'il  refonde  le  billon.  —  Oii  !  mais  c'est  une  grosse  affaire.  —  Faut-il  en- 
tendre par  là  qu'elle  soit  bien  onéreuse?  —  Eh!  au  contraire,  il  y  a  de  l'argent 

à  gagner  pour  le  trésor.  —  Pourquoi  donc  ne  fait- il  pas  celte  opération.'  

Ma  foi  !  demandei-le-lui.  C'est  qu'apparemment  il  n'a  jamais  le  temps  de  rien 
faire. 

L'opération  de  la  refonte  est  si  bonne,  que  le  prince  de  Monaco,  si  l'on  s'en 
souv  ieni,  s'était  chargé  de  pounoir  la  France  de  nouveaux  sous.  Toutes  nos  villes 
commerçantes  lui  adressaient  des  commandes.  Le  gouveniemcnt  a  démonétisé 
les  sous  de  Monaco,  en  disant  :  o  Je  veux  faire  cette  atfaire-lj,  »  et  alors  il  ne 
l'a  pas  faite. 

Lue  chose  nous  étonne,  c'est  que  !\I.  Humann,  qui,  en  ce  moment,  se  trouve 
obligé  de  presser  avec  tant  do  force  l'organe  de  limpot,  ne  se  bâte  pas  plus  de 
réaliser  le  profit  do  la  refoule.  En  refondant  le  billon,  il  refondrait  nos  pièces  da 
5  francs  (pii  sont  aurifères.  11  y  a  encore  là  un  beau  bénéfice  à  prendre. 

Un  certain  nombre  de  nos  pièces  de  5  francs  sont  de  petites  mines  d'or.  Le 
commerce  les  exploite  par  l'allJnage  perfectionné,  l'ourquoi  M.  liuuiann  ue  s'cni- 
presse-l-il  pas  d'ajouter  le  bénéfice  de  celte  exploitation  au  bcuélice  de  la  i^ 
fonte  du  billon? 

Le  commerce  pétitionne  pour  que  cette  réforme  ail  lieu.  SI.  Humann  a  promis 
do  présenter  une  loi  l'année  prochaine.  Mais,  du  vole  de  la  loi  a  la  fin  de  l'op^ 
ration,  il  y  aura  loin.  Il  faudra  faire  à  la  Jlonuaie  un  vaste  outillage  dont  la  con- 
fection demande  plus  d'un  an  do  travail.  ïi  JI.  Humann  ne  prend  pas  ses  mesufïs, 
il  se  passera  bien  du  temps  avant  que  notre  billon  ne  soil  en  liarmouie  avec  nos 
lois,  cl  que  uous  soyons  débarrassés  du  liard. 


Le  Cls  d'un  père  riche  demande  à  son  père  deux  mille  francs  pour  aciieler  uu 
cheval. 

Le  père  étend  le  bras  et  maudit  1res  bien  son  Cls. 

Si  le  même  lils  avait  demandé  cinquante  mille  francs  pour  se  faire  doudCme 
d'agent  de  change,  avec  la  porspoctive  do  pord;e  non-seulement  la  moitié  de  celte 
somme  par  suite  d'une  dépréciation  des  charges,  mais  encore  l'aulre  iQ,<Blié  el 
plus  encore  dans  des  spéculations  dont  il  aurait  pris  le  gaOl, 

Le  père  auiail  senti  une  larme  iuonder  sou  visage,  et,  levant  vers  les  ctcax  sa 
prunelle  attendrie,  se  serait  écrié  : 

0  Quel  heureux  père  je  suis  I  mon  &Is  seul  te  besoin  de  s'occu|icr  1  • 

Toutes  les  familles  en  sont  là. 

Quelques  jeunes  gens  de  boime  cl  riche  maison  ayant  |)erdu  Sô  frsiics  au  nb  Ih 
dans  une  seule  nuit,  leui-s  parons  oui  reconnu  la  nécessité  de  les  faire  interdire. 

Un  jeune  duc  qui  n'avait  jamais  pris  d'actions  bilumincuscs,  qui  ue  s'était  asso- 
cié à  aucune  usine,  à  aucune  cnlrepriso  d'extraction  de  diorbon,  cl  an  lieu  de 
faire  aller  les  antres  çn  dteniin  de  fer  dont  il  aurait  pour  sa  pari  et  avec  sou  àr- 
gonl  alinieulé  l'exploitation,  avait  préféré  aller  lui-mOmc  dans  do  très  IkUcs  voi- 
tures :  te  jeune  duc  vient  d'être  interdit. 

Enfin,  uu  pauvre  diable  a  qui  la  ualuro  avait  reHij*^  ses  dons  avT<"  uw  malice 
toute  purliculière,  puisqu'il  clail  venu  au  mondes  l'état  do  pliénomène  iiiqni^ 
tout,  m«às  que  lu  l'vrtuue  avait  giatitic  de  quelques  componsalions,  faisait  d«  spa 


&s 


LE  MAGASIN  LITTÉRAmE. 


rjïcnt  un  emploi  légilime.  Pour  plaire  et  se  faire  oublier,  il  fallait  qu'il  se  fil  or 
comme  Jupiter. 

Une  de  sos  Danaés  ne  l'appelait  que  son  lingot. 

On  \ient  aussi  de  l'interdire. 

11  en  est  tout  interdit, 

Et  veut  se  faire  archevêque. 

ÎI.  le  Iiaron  James  de  Rothschild  avait  un  jour  engagé  quelques  personnes  qu'il 
nppclli",  mais  qui  ne  se  disent  pas  ses  amis,  à  chasser  à  sa  terre  de  Ferrières. 

0  Vous  pouvez,  messieurs,  dit-il,  tirer  tous  les  lièvres  que  vous  voudrez  :  mais 
je  vous  prie  de  ménager  les  hases.  Et  pour  que  vous  ne  vous  trompici  pas,  j'ai 
fait  couper  les  oreilles  à  tous  les  lièvres.  Vous  reconnaitrez  donc  les  femcUîs  à 
leur  coiffure,  qu'on  a  laissée  intacte.  » 

Entrés  en  chasse,  les  hôtes  de  M.  Rothschild  ne  tardèrent  pas  à  s'étonner  de  la 
quanlilé  surnaturelle  des  hases  qui  passaient  devant  eux,  l'oreille  haute  et  comme 
pour  les  narguer.  On  attendait  vainement  l'apparition  d'un  quadrupède  incomplet 
sur  lequel  le  fusil  put  s'abattre  sans  violer  les  prescriptions  du  maitre. 

luipalienté  de  celte  mystification,  dont  le  gibier  paraissait  complice,  un  des 
chasseurs  se  décide  à  lùcher  son  plomb  dans  le  rible  d'un  animal  qui  avait  toutes 
ses  oreilles. 

Il  est  reconnu  que  c'était  un  véritable  et  beau  lièvre. 

Le  chasseur  prend  son  couteau,  lui  coupe  les  oreilles,  ne  se  gène  plus  h  partir 
de  ce  moment,  et  fait  a  ses  autres  victimes  la  même  opération. 

Le  soir  même  il  retournait  à  Paris  avec  uu  chapelet  dans  lequel  étaient  enfilés 
les  trophées  de  la  chasse. 

Et  le  lend.^main  M.  de  Rothschild  recevait  avec  une  bourriche  le  billet  suivant  : 

0  Voici  ma  chasse  :  je  ne  veux  rien  avoir  de  vous  ;  et  en  échange  du  plaisir 
«  que  j'ai  pris,  je  vous  apprendrai,  si  vous  voulez,  comment  on  coupe  les  orcil- 
»  les,  ce  qu'on  ne  sait  pas  faire  chez  vous.  » 

Il  ne  manque  plus  rien  au  daguerréotype. 

Il  avait  réussi  à  reproduire  des  points  de  vue,  des  paysages,  des  monumens, 
qui  se  reflètent  dans  cette  plaque  métallique  aussi  distinctement  que  dans  l'eau 
d'une  rivière. 

Ce  qui  était,  pour  les  arts,  une  découverte  immense,  attendu  qu'on  no  peut 
pas  faire  passer  une  rivière  précisément  au  pied  de  tous  les  monumens  qu'on 
veut  dessiner. 

Mais  en  voilà  bien  d'une  autre. 

Le  daguerréotype  fait  des  portraits  :  moyennant  une  faible  rétribution,  qui 
Tarie  de  5  à  20  fr.,  il  n'est  pas  un  garçon  de  café  qui  ne  puisse  s'offrir  ses  traits 
chéris,  et  avoir  de  lui-même  un  portrait  aussi  noir,  aussi  vaporeux  que  s'il  se 
mirait  dans  l'eau  du  ruisseau. 

LES   riCEO.\S. 

La  galanterie  française,  cette  ancienne  galanterie,  qui  vivait  de  scandale,  d'es" 
prit  et  d'infidélités,  est  complètement  dénaturée. 

Les  mœurs  italiennes,  avec  ses  cavaliers  scrvans,  ces  amans  qu'on  fait  durer 
vingt-cinq  ans,  et  qui  sont  plus  esclaves  du  ménage  que  le  mari  lui-même,  ont 
déteint  sur  les  mœurs  de  notre  société. 

Un  jeune  homme  qui  craint  d'alarmer  sa  famille  par  des  amours  échevelés, 
cherche  un  amour  du  monde  ,  et  se  voue  à  l'existence  passionnée  et  laborieuse- 
ment jalouse  du  pigeon. 

Il  va  faire  la  roue  auprès  d'une  colombe  à  la  mode ,  épanouir  les  plumes  chan- 
geantes de  ses  ailes,  renfler  son  jabot,  s'efliler  le  bec  ,  et  pousser  des  cris  gé- 
missans  ,  jusqu'à  ce  qu'on  lui  réponde  par  les  douces  agaceries  d'un  roucoule- 
ment étouflé. 

Alors  les  deux  amans  s'aiment  d'amour- tendre  ;  on  en  fait  part  à  ses  amis  et 
connaissances,  et  le  genre  humain  tout  entier,  le  mari  excepté ,  qui  ne  sait  pas 
ou  ne  veut  pas  savoir,  est  prévenu  que  deux  pigeons  nouveaux  vont  embellir  du 
spectacle  de  leur  passion  les  réunions  de  la  société  parisienne. 

Quand  vous  voyez  une  colombe  s'abattre  sur  la  crête  d'un  toit,  n'étes-vous  pas 
sur  de  voir  bientôt  son  mâle  amoureux  et  inquiet? 

Ainsi,  dans  le  monde  ,  on  annonce  madame  une  telle  toute  seule  et  sans  son 
mari  ;  a  cinq  minutes  d'intervalle  apparaît  monsieur  «n  tel. 

En  général  ,  on  suppose  qu'ils  sont  arrivés  ensemble,  et  dans  la  même  voi- 
ture, jusqu'à  la  porte  cochère  de  la  maison,  et  que,  par  décence,  et  pour  ne  pas 
afliclier  les  mystères  du  colombier,  ils  se  sont  séparés  pour  un  instant. 

La  colombe  ,  entrée  la  première,  s'assied  avec  un  air  d'aisance  affectée,  et  di- 
rige son  œil  d'émail  vers  la  porte. 

Le  tendre  pigeon  se  présente,  fait  ses  petites  salutations  obligées  ,  et  tout  haut 
demande  froidement  de  ses  nouvelles  à  la  colombe ,  comme  quelqu'un  qui  n'au- 
rait pas  voyagé  tout  à  l'heure  dans  le  même  coupé ,  patte  contre  patte ,  aile 
contre  aile. 

Au  grand  dédain  du  cocher  habitué  à  conduire  sans  malice  et  sans  regarder 
derrière  lui  son  pigeonnier  ambulant. 

Pendant  la  soirée,  le  pigeon  a  mille  petits  soins  pour  la  colombe.  Plus  sou- 
mis qu'un  mari ,  forcé  souvent  d'aller  où  il  ne  voudrait  pas ,  empêché  d'aller  où 
il  voudrait ,  et  où  va  le  mari  qui  s'y  amuse  ,  il  faut  que  ,  pour  l'amour-propre 
du  volatile  auquel  il  s'est  voué  ,  il  affecte  de  lui  tenir  son  éventail ,  de  rire  ,  de 
eauser  ;  comme  s'il  y  avait  encore  quelque  chose  à  dire  ;  d'apporter  des  glaces , 
Iles  landwicli»,  de  romasser  le  bouquet  qui  tombe,  de  poser  des  lasses  de  thé  sur 


les  meubles,  d'accomplir  tous  ces  petits  actes  de  domesticité  amoureuse  qui  font 
dire  ,i  chacun  :  Ah  !  voilà  des  pigeons  qui  s'aiment  d'amour  tendre. 

Quand  la  soirée  est  finie,  le  pigeon  dit  d'un  air  nonchalant,  et  comme  s'il  était 
galant  par  occasion  :  Voulez-vous,  madame,  que  je  fasse  appeler  vos  gens — Je 
veux  bien. 

Et  le  couple  se  dirige  vers  l'antichambre,  s'enveloppe  à  la  hùte  de  tous  se» 
manteaux,  et  grimpe  dans  son  pigeonnier  à  quatre  roues ,  qui  devient  presque 
toujours  une  arène  dans  laquelle  on  se  reproche  mille  choses  très  graves  : 

D'une  part. 

Avoir  feint  de  pleurer  d'attendrissement  pendant  que  madame  **'  chantait. 

Avoir  fait  valser  madame  *'*  deux  fois  et  avec  des  étreintes  passionnées. 

D'autre  part , 

Avoir  agacé  le  pigeon  de  madame  ""',  lui  avoir  dit  avec  intention  qu'on  allait 
tous  les  jours  aux  Champs-Elysées  à  quatre  heures. 

Avoir  trouvé  de  bon  goût  une  épingle  qu'il  porte  et  qui  n'est  que  bizarre. 

Comme  les  maris  permettent  fort  bien  à  leurs  femmes  de  se  donner  au  monde, 
sans  être  forcés  de  les  accompagner,  l'espèce  des  pigeons  pullule  beaucoup,  et  il 
arrive  qu'on  puisse  souvent  dans  une  seule  maison  compter  jusqu'à  dix  couples, 
diversement  intéressans  par  leur  beauté,  leur  plumage  et  leur  constance. 

Ce  qui  plonge  dans  un  ridicule  amer  les  femmes  qui  se  font  suivre  d'un  mari, 
ou  dans  une  embarrassante  solitude  celles  qui  vont  toutes  seules,  et  n'ont  pas  fait 
de  choix  : 

I!  se  parle  entre  les  pigeons  un  langage,  il  s'organise  des  choses,  des  plaisirs, 
des  parties  auxquelles  la  femme  encore  conjugale,  ou  la  colombe  isolée ,  ne  peu- 
vent prendre  aucune  part. 

L'espèce  du  pigeon  dont  nous  parlons  est  connue  dans  l'histoire  naturelle  sous 
le  nom  de  pigeon  ordinaire,  ou  pigeon  mondain.  C'est  le  captif  volontaire  , 
comme  l'appelle  BufTon. 

11  suit  partout  sa  colombe. 

Aux  courses  de  chevaux,  celle-ci  se  perche  dans  une  tribune  en  évidence. 

Lui,  sur  l'hippodrome,  se  rengorge  dans  un  costume  panaché,  et  fait  raille  gia» 
cieuscs  gentillesses  à  la  manière  des  pigeons  culbutons. 

Au  spectacle,  il  vient  s'abattre  dans  la  même  loge,  toujours  comme  par  hasard, 
et  savoir  si  l'on  est  content  du  bouquet  qu'il  a  envoyé. 

A  chantilly  ,  quelle  nuée  de  pigeons  I  les  échos  de  la  forêt  en  sont  encore  à 
répéter  les  roucoulemcns  qu'ils  ont  entendus. 

Tout  pii/eonse  préseule  généralement  sous  le  plumage  de  pigeon  mondain; 
et  cependant  l'hiver  il  est  tendre,  discret,  servile. 

Mais  quand  vient  le  printemps,  le  plumage  tombe,  et  alors  la  malheureuse 
colombe  recomiaJt  qu'elle  a  donne  son  cœur ,  son  amour,  sa  ^ie ,  à  un  pigeon 
fuyard. 

Le  volage  prend  les  plus  mauvais  prétextes  pour  échapper  aux  devoirs  et  aux 
sermcns  du  nid  : 

Une  cari  iêre  à  suivre  sérieusement  ; 

Un  mariage  à  préparer  ; 

Des  chevaux  à  acheter  en  AngletciTC. 

La  colombe  désolée,  mais  consolable,  cherche  des  distractions  ,  et  demande  i 
l'air  pur  des  champs  des  émotions  honnêtes  et  calmes. 

Mais  les  séducteurs  d'été  ,  ces  trouble-mégages  qui  courent  les  châteaux , 
comptant  sur  les  chances  d'une  galanterie  d'autant  mieux  reçue,  qu'a  la  cam- 
pagne il  y  a  moins  de  concurrence,  viennent  rouler  des  yeux  de  feu  autour  de  la 
timide  femelle. 

Elle  ne  résiste  pas  long-temps.  Le  pigeon  ramier,  qui  prend  son  nom  de  son 
"Oiit  pour  les  bois  elles  arbres,  est  très  fascinateur.  11  organise  des  parties  de  pê- 
che ,  de  cheval,  des  promenades  au  clair  de  la  lune;  et  dans  les  châteaux  qu'il 
visite,  on  entend  toute  la  nuit  des  bruits  de  porte,  des  piétiuemeus  dans  les 
conidors  : 

Le  ramier  fait  son  nid. 

Les  femmes  qui  vont  aux  bains  de  mer  y  rencontrent  le  pijfcon  des  roches 
qui  aime  à  se  suspendre  aux  falaises,  à  voir  le  choc  des  lames  ,  et  à  coqueter  sur 
le  galet. 

Les  bisets  ou  pigeons  voyageurs  parcourent  en  troupes  les  villes  d'eaux  :  Aix- 
la-Chapelle,  Badcn,  Ems  et  les  Pyrénées. 

Les  ménages  à  la  mode  du  monde  parisien  sont  tous  dans  cette  condition  qui 
présente  à  étudier  un  des  cotés  les  plus  variés  de  l'histoire  naturelle. 

Les  maris  sont  négligeus,  grognons  ou  occupés  d'affaires  industrielles,  politiques 
on  autres. 

On  les  enrichit  souvent  de  pigeonneaux  d'un  plumage  accusateur,  et  dont 
la  ressemblance  avec  le  père  est  constatée  et  souvent  même  adruirée  dans  le 
monde. 

11  faut  qu'une  femme  soit  bien  vertueuse  pour  qu'elle  se  résigne  à  mener  sans 
pigeon  une  vie  décolorée  et  languissante. 

Et  l'isolement  fane  ses  belles  années  si  elle  ne  choisit  pas 

On  un  pigeon  cavalier  qui  lui  prête  des  chevaux  de  selle  et  la  mène  à  quatre 
dans  les  promenades  publiques  ; 

Ou  un  pigeon  pattu  un  peu  épais,  mais  riche,  et  qui  peut  suppléer  aux  misères 
de  ces  pauvres  pensions  que  les  maris  accordent  en  rechignant  pour  la  toilette  de 
leurs  femmes; 

Ou  un  pigeon  tambour  ,  c'est-à-dire  un  officier  d'état-major,  bien  posé  sur  la 
hanche  et  qui  fait  respecter  sa  colombe  ; 

Ou  im  pigeon  paon ,  remarquable  par  sa  beauté,  que  toutes  les  femmes  envient, 
qu'elles  se  disputent  et  dont  l'élégance  reflète  à  jamais  sur  la  vie  d'une  femnie< 


LE  MAGASIN  LITTEUAIRE. 


%9 


csiiùce  du  pigeon  musicien  n'est  pas  dterUe  par  Valmonl  de  Comare  ,  le  na- 
alistc. 
\,     Celui-là  roclierchc  les  vieilles  colombes  battues  par  l'âge ,  et  déplumées  par  les 
agitations  d'une  cxisLence  orageuse. 

Le  pigeon  parlementaire  n'est  pas  décrit  non  plus;  mais  on  a  de  sa  race  de- 
puis l'invculion  du  gouvernement  représentatif,   et  il  est  assez  recherclié,  parce 
qu'il  enrichit  le  nid  de  bureaux  de  tabac,  de  croix  dlionncur,  de  billets  pour  les 
tjux  d'artifices  et  les  messes  des  Invalides,  et  nourrit  les  pigeonneaux  de  petites 
sous-prcfjctures  et  de  recettes  particulièjes. 
hc  pigeon  parlementaire  est  celui  que  les  maris  gênent  le  moins. 
Ainsi  donc  va  le  monde. 
^;^.Et  pour  expliquer  l'utilité,  l'agrément,  le  charme  djs  pigeons,  il  n'y  a  qu'à 
'Tàisser  parler  M.  de  BuETou,  qui  avait  mis  certainement  ses  manchettes  les  plus 
fines  pour  écrire  le  passage  suivant  : 

«Tous  les  pigeons  ont  de  certaines  qualités  qui  leur  sont  communes:  l'amour 
>  de  la  société ,  la  douceur  des  mœurs,  la  fidélité  réciproque  et  l'amour  sans  par- 
»  lage ,  la  propreté ,  le  soin  de  soi-même ,  qui  suppose  l'envie  de  plaire  ;  l'ait  de 
s  se  donner  des  grâces,  qui  le  suppose  encore  plus  ;  les  caresses  tendres,  les  mouve- 
»  mens  doux,  les  baisers  timides;  on  feu  toujours  durable,  un  goût  toujours 
»  constant,  et  pour  plus  grand  bien  encore,  la  puissance  d'y  satisfaire  sans  cesse; 
»  nulle  humeur,  nul  dégoiit ,  nulle  querelle.  Tout  le  temps  de  la  vie  eiaployéau 
»  ser^ice  de  l'amour  et  au  soin  de  ses  fruits.  « 
Quels  modèles  pour  les  maris  s'ils  poui  aient  ou  savaient  les  imiter  1  (1) 


ETUDES  DE  VOYAGES. 


BJ 11    M  è  V  c. 

REPAS  D'ADIEU. 

.  0  Messieur.',  ]e  propose  un  toast  fantastique  à  notre  illustre  ampbylrion 
le  piiiii'o  Pokiloir. 

—  .\!cssi>  urs,  je  vous  dénonce  le  préopinant,  Raphaël  Désiré,  poète 
yriijue  ut  drainalique,  coninie  lininensémcni  ivre  ! 

—  Je  repropose  mon  toast  au  prince,  remplissez  vos  verres. 

—  Vive  le  piiuce  ! 

—  Vive  notre  ami! 

—  VivePokiloUl 

—  Vive  tout! 

Tduic  celle  belle  logique  se  débitai!,  par  une  folie  soirée  de  l'hiver 
18.")...,  entre  onie  heures  et  in'nult,  autour  d'une  tal/li:  servie  avc::  un 
goûiet  un  luxe  asiatiques,  dans  un  bel  liôtt'l  de  la  rue  de  llivoli.  Les  ac- 
teurs de  celle  joyeuse  ^cèiie  étaient  cinq  beaux  jeunes  gens,  dont  quatre 
Français  de  naissance  ei  du  reste,  et  un  llussc  (|ui  n'était  Russe  que 
de  naissance.  Celait ,  je  vous  assure,  un  homme  d'un  graul  rœur,  d'un 
esjirit  délicat,  d'un  caractère  cbarniant,  que  ce  Russe.  (Juoif|u'il  fiit  bien 
jen'io  encore,  il  avait  déjà  beaucoup  voyagé  e!  panant  beaucoup  appris. 
Cl  il  possédait  parmi  ses  talens  le  talent  rare  de  bien  dépenser  de  magni- 
Cijucs  revenu''. 

Or,  le  prince  Paul  Pokiloff,  au  moment  où  je  vous  fais  faire  sa  connais- 
sance, était  venu  passer  le  carnaval  à.  Paris,  et  le  lendemain  il  devait  se 
reineiire  en  roule  pour  la  Russie,  qu'il  brûlait  de  revoir,  malgré  les  eu- 
chanicinens  sans  fin  lie  mure  mélropole;  tant  il  est  vrai  de  dire  qie  le 
ciel  \u\u\  a  un  pouvoir  d'aitraclioii  souvent  iriésisiible  !  Dans  ses  voya- 
[.'cs  h  Pari.f,  l'okilolfs'éiait  fait  beaucoup  d'amis,  ou  du  moins  beaucoup 
rie  coiii|iagnnns  de  plaisir  se  disant  leN.  Mais  vraiment  ce  prince  1.  avait 
tou<  les  bonhetir-;,  (ar  dis  amis  vrais  il  eu  avait  lioiivé  qual'e,  et  voyez 
si  ce  n'e.'-t  [las  nicrvellleuv  !  il  se  les  était  conservés  même  a|)rés  leur  avoir 
prè  é  de  l'argent.  Je  vous  le  dis  en  vérité,  il  avait  tous  les  boiilieurs.  Ces 
(piaire  amis,  ce  smit  les  joyeux  fous  (|ue  vous  venez  d'entendre  tout  à 
l'henrc  déraisonner  si  niirillquemenl.  Voici  leurs  portraits. 

R.iph.ië',  le  pnèie.  est  un  dnux  et  frais  jeune  hom  ne  de  vingt  ans  ;  oui, 
il  a  il  peu  pi'és  cet  âge  d'indécision  où  nm  ame  poéii  [ue  voudra  t  par- 
toui'.r  lou  es  les  voies  de  l'.irl.  Ainsi  Rapliaé  a  l'ait  jusiiu'ici  avec  la  même 
srdeur  des  vers,  des  romaiis,  du  diame,  de  la  roiueui  ■,  do  petits  articles 
et  lie  petits  vamlt\il  es.  Dans  tout  cela  rien  n'esl  coiiqilel,  mais  on  rerou- 
iiail  nue  plume  iieiupée  de  poésie,  ci  l'o  i  prévoit  que  du  jour  où  elle 
aura  clmisi  sa  roui-,  rlie  y  traceia  glorirusemenl  le  nom  de  R  'ph.  ël. 

Que  M   vous  m'en  demanile^  plus,  j'ajnuieiai  (|u'jl  est  d'une   taille 

oyeiiiie,  (|ue  .'■es  rheveux  sont  blonds  (  l  siiyem,  ses  yi  ux  doux  et  uié- 

ip<(ilii|i!es,  d'un  bleu  pâle,  sa  bouilie  d'un  ios.'.  icrue,  mais  pure,  enlin 
ne  ses  mains  oui  uiu'  grande  .Mi.ivilé  de  lonne. 

Gi  berl,  le  peinire  d'histoire,  a  bien  vingt  huit  ans  :  c'cl  un  talent 
dans  toute  sa  vi..'neitr  ;  il  ii'et  l'éK-vc  d'au  un  maîlie,  son  pinceau  est 
hardi,  orig'iial,  brûlant!  tiilbeii  e.si  doué  d'uu  eoura.s'e  éprouvé,  d'une 
persévérance  à  fatiguer  le  sort.  Sous  une  cnvelop,ie  ile  fer  il  cache  un 

(1)  Ces  petits  livras  obtiennent  toujours  un  grand  succès  ilc  cm-i»siii;.  (Civct  l'Witcur 
eue  (l'Enghcin,  10,)  ' 

lOiLLEt  18U,  •—  îone  1 


cœur  généreux  et  sensible.  11  est  robuste  et  de  haute  taille  ;  sa  voiî  est 
viliranie;  ses  cheveux  et  sis  yeux  noirs,  sa  ûgure  brune;  voilà  Gilbert  au 
physique  et  au  moral. 

Ovide,  dont  vous  vous  rappelez  sans  doute  avoir  entendu  prononcer  le 
nom  tout  à  l'heure,  a  été  pnèie,  et  aussi  p^iuire,  et  aussi  scul.iteur,  et 
tout  ce  qui  n'esl  pas  du  métier.  Il  a  eu  des  succès  et  des  cliules,  des 
cliules  moins  rarement.  Du  reste,  il  jouit  d'un  revenu  assez  agréable  cl  ne 
médit  pas  irop  de  l'existence.  Il  est  loin  d'être  beau,  et  pourtant  on  dit 
de  lui  :  <<  C'est  un  homme  charmant.  •>  Ses  amis  l'aiment  bcaucou|)- 

Eiii'in  Prosper,  le  dernier  des  quatre,  ne  ressemble  en  rii  n  aux  autres  : 
il  n'a  jamais  brillé  nulle  part  et  probablement  ne  biillcra  jamais  ailleurs. 
C'est  un  très  beau  garçon,  aux  manières  élégantes,  onié  d'une  très  belle 
fortune,  mais  qui  malheureusement  n'a  rien  appris  et  dont  la  vie  e.-t  tes- 
tée oisive  ;  cela  le  rend  malheureux,  et  cependant  il  ne  peut  pas  se  donner 
assez  de  force  pour  se  livrera  quel(|ue  élude sérieu-e,  le  medieur  reihèdu 
contre  l'eninii  !  Prosper  est  un  de  ces  hommes  qui  le  malin,  (|uan  1  ils  se 
lè>ent,  voudraient  êire  au  soir;  qui  n'ont  pas  de  souvenirs,  pas  d'tspé- 
rances;  qui  courent  les  plaisirs  sans  jamais  rencontrer  le  plaisir,  que  le 
vulgaire  envie  et  qec  plaint  l'homme  intelligent.  Ce  qui  empêche  P/osficr 
d'elre  tout  à  fait  tiul.  c'est  son  bon  cœur,  qui  ne  s'estjamais  démenti,  ei 
sa  compla  sance  extrême  pour  ses  amis. 

Au  bout  (le  qnelipies  insians  d'un  silence  causé  par  l'arrivée  d"u.i  su- 
pcrba  plat  de  meringues,  Pokiiolf  reprend  : 

—  IMes  amis,  mes  bons  amis,  c'est  demain  que  je  vous  quille,  vous  In 
savez.  Ce  souper  est  pcut-èlre  le  dernier  que  nous  faisons  ensemble,  la 
vie  a  tant  de  hasards  I  Si  vous  m'en  croyez,  nous  garderons  chacun  notre 
raison  pour  le  moment  des  adieux.  Vous  me  comprenez,  n'est-ce  pas  ■:" 
Plus  lard,  ([uand  nous  nous  souviendrions  vous  de  moi,  moi  de  vous,  nous 
n'aurions  qu'une  idée  confuse  des  derniers  momens  que  nous  aurou» 
passés  ensemble.  Cela  noiis  serait  triste,  amis, 

—  Mes  hdèles,  dit  Raphaël,  toujours  un  peu  étourdi,  mais  qui  néan- 
mnins  avait  vivement  senti  ce  que  Paul  venait  de  dire,  mes  fidèles,  mon- 
seigneur vient  dédire  là  une  grande  vérité.  Ce  cher  Paul  !  penser  que  de- 
main à  cotte  hcur'tci,  il  sera  déjà  bien  loin  de  nous,  lui,  l'ame  de 
nos  réunions  ;  en  véri:é  cela  m'afllige  d'y  penser! 

Et  tous  tendirent  la  main  au  bon  Polikoff.  Ils  n'avaient  point  de  larmes 
aux  yeux,  ils  en  avaient  tons,  en  cet  instant,  au  cœur... 

—  Que  ceci  ne  vous  alUige  pas,  mes  excellens  camarades,  dans  un  an 
je  serai  de  retour  à  Paris.  Nous  sommes  aujourd'hui  k  27  février,  eh  bien  ! 
au  prochain  carnaval  vous  me  reverrez. 

—  Un  an,  objecta  Prosper,  c'est  une  éternité! 

—  Le  fait  est  que  pour  moi  celle  aunée-Ià  va  être  atrocement  longue  ! 
dit  Ovide. 

—  Un  an,  ajouta  Gilbert  :  je  mourrai  d'impatience  avant. 

—  A  mes  yeux,  soupira  Raphaël,  cette  année-là  c'est  l'infini  ! 

—  Mais,  pour  Dieu  I  messieurs,  qu'est-ce  donc  qui  va  vous  faire  paraî- 
tre celle  année  si  longue?  Voyons,  sont-ce  des  embarras  d'argent  pour 
quelqu'un  de  vous?  parlez;  est-ce  autre  chose  que  je  puisse  arranger  ? 
Mais  parlez  donc!  ' 

—  Hé  as!  lu  ne  peux  rien  pbur  moi,  dit  Raphaël  :  tu  ssis  que  malgré 
mes  longs  travaux,  je  n'ai  pas  emore  eu  le  plaisir  de  voir  reprcseuicr 
une  de  mes  comédies,  cependant  on  a  accepté  hier  ma  Femme  phUoso- 
plie  au  Théâire-Français  ;  nuis  en  même  temp-,  on  m'a  dit  qu'elle  ne 
pourrait  être  jouée  avant  ini  an.  Quelle  triste  vie  je  vais  vivre  jusque-là! 

—  Juge  de  Bou  impaiience,  Paul,  en  apprenant  que  d  ns  un  an  nviu 
frère,  mon  bon  irère  lldmoiid  sera  ici,  de  retour  de  New-York.  .Von  Ed- 
mond que  je  n'ai  pas  vu  depuis  onze  ans  ! 

—  Et  abus  (]UPlle  joie  !  n'est-ce  pas,  Gilbert?  dit  le  prince. 

—  luiaginrz-vous  un  peu,  dit  Ovide,  ce  que  c'est  qu'a  mer,  cire  aimé 
et  aileudie  toute  une  année  peur  épouser  celle  qu'on  aime.  J'en  suis  là, 
moi,  messieurs  :  les  parcns  de  ma  bi  le  Blandine  m'ont  accepté  pour  leur 
gendre  ;  mais  des  aflàircs  de  famille  font  relarder  aussi  long-temps  le  ma- 
riage. 

—  Et  toi,  Prosper,  qui  te  fait  tant  désirer  l'hiver  prochain  ? 

—  Moi  ?  moi,  ce  sera  un  an  de  passé,  et  1rs  jouis  sont  si  longs  ! 

—  Messieurs,  s'écria  le  prince  en  riaut  intérieurement  d'une  pensée  qui 
venait  de  frapp'  r  son  esprit,  buvons  ! 

—  Mais  la  reeommandaiioii  de  loulà  l'heure  ? 

—  Oubliez-la  cl  buvez.  Teiuv,  voici  de  >i>  ux  \ins  d'Espicne  remplis  de 
mille  verlus.  Al'ons,  vos  verres,  et  l'oyei  les  p.  nsi  es  souibrcs.  Mes  ami». 
1 1  vie  réelle  est  tiiste  ;  heureux  donc  celui  qui  >ali  .se  U.ire  une  vie  d'il- 
lusions et  rêver  éveille,  ce  ui  là  est  un  sage,  eroyez  moi.  Jouir  c'est  *i»re, 
et  le  prieripe  de  relie  vie  là  c'est  le  plaisir.  Jouis>ons  donc  du  plaisir  jus- 
(jU'à  la  folie,  ce  sont  les  plus  fous  qui  sont  les  pluso^cs! 

—  Rien  illi  !  A  lioiie  ! 

Au  mnineni  où  deux  heures  sonnaient,  le  prince  seul  ^tiiit  éveillé  et 
debout.  D'un  œil  joveux  il  regaidait  ses  quatre  couvircj,  qui  dormaient 
bruyamineiil  d'iis  des  pos  uics  originales. 

—  Rieu!  dit-il. 

A  SIX  CEMTS  LIEl'ES  DB  PARIS. 

Vingt-trois  jours  après  ces  scènes  de  folle,  une  chaise  de  po'lo,  remaf^ 
quable  par  la  solidité  de  sa  construction  et  soigueusrmeot  fermée  en  de* 
hors  nu  moyen  d'un  cadenas,  s'arrêta  devant  un  hOtcl  de  la  Mlle  de  Su* 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


frate,  dans  le  gouvernement  de  Saratof,  entre  le  Don  et  le  Volga.  Quel- 
ques heures  auparavant,  une  autre  chaise  de  poste  était  arrivée  au  même 
hOtel.  Un  homme  de  bauie  tai'le  et  de  manières  éléRantes  en  était  des- 
cfndu.  et  après  iivnirdonm'!  quel(|ues  ordres,  il  s'était  mis  à  une  fenêtre. 
Quand  il  eut  vu  s'arrêter  sous  ses  yeux  la  seconde  voiture,  il  quitta  son 
poste  d'observation  et  alla  lui  même  ouvrir  la  portière  fermée  au  cadenas. 
Quatre  jeunes  gens  s'élancèrent  alors  à  terre,  et  en  reconnaissant  l'hom- 
me qui  les  tirait  de  celte  espèce  de  prison  ambulante,  ils  furent  saisis 
d'une  \iolenie  colère,  et  on  eniendit  sortir  presque  simultanément  de  leur 
bouche  ces  exclamations  peu  paciliqucs  : 

—  Lâf he ! 

—  Oh!  lu  le  battras! 

—  VU  Cosaque  ! 

—  Tiens  !  défeiKls-loi  ! 

—  Allons,  messieurs,  un  peu  de  patience,  que  diable  !  Ne  vous  donnez 
pas  en  spedacleau  bon  peuple  et  suivez-moi. 

Vous  avez  reconnu,  n'est-ce  pas,  les  cinq  amis  de  l'autre  soir  ? 

Les  (lents  serrées,  les  pcings  crispés,  les  quatre  voyageurs  suivirent 
Pokiloir  dans  une  chambre  meublée  avec  un  confortable  plus  parisien  que 
loiiiloiinieii  et  au  nill'cu  de  laquelle  une  table  (ort  bien  servie  était  dres- 
sée, connue  pour  braver  leur  colère. 

—  M cssieius,  dit  le  pi ince,  veuillez  prendre  place,  vous  ne  voudriez 
pas  me  lutr  à  jeun. 

—  .Vais,  en  vérité,  je  crois  qu'il  nous  raille  1 

—  Allons  donc,  messieurs,  quittez  un  peu  votre  air  farouche  !  si  vous 
saviez  comiue  vous  êies  laids  avec  vos  barbes  de  vingt-trois  jours,  vous 
airioz  beaucoup  de  peine  à  ne  pas  rire. 

Les  quatre  amis  se  regardèrent  et  ne  se  trouvèrent  mutuellement  pas 
1res  beaux. 

—  Mais  où  diable  sommes-nous  ici?  demanda  Ovide  ,  dont  la  colère 
s'était  déjii  apaisée  à  la  vue  de  la  table. 

—  Où  vous  êtes,  messieurs?  à  six  cents  lieues  de  Pcris,  à  trois  cents 
lieurs  au-ilelàiie  Saint-Pétersbonrîr,  à  Sarefia,  colonie  de  Moraves,  et  à 
cent  quatre-vingts  werstes  des  hordes  des  Kalmouks. 

—  \  l  peut-on  vous  dcniaiider,  mouseigneur,  ce  que  signifie  cette  plai- 
santerie heaucmip  trop  prolongée  ? 

—  Commençons  pur  nous  asseoir,  et  dinons;  nous  causerons  ensuite 
de  tout  ce  a. 

—  Messieurs  ft  ma'heureux  confrères,  cria  Gilbert,  je  proclams  le 
prince  Paul  Pokiloff  rnomme le  pins  elfronté  de  l'Univers;  mais  man- 
geons dalord,  car  il  ne  nous  expliquera  pas  son  infâme  conduite  avant 
d'avo  r  dîné. 

On  dîna,  moitié  riant  moitié  grondant  ;  puis  le  prince,  ayant  demandé 
et  obtenu  un  grand  silence,  commença  ainsi  : 

—  Ves  amis... 

—  Oh  pour  ça  !...  enfin,  va  toujours. 

—  Mes  amis,  vous  devriezme  remercier  et  baiser  la  trace  de  mes  pas! 
Lors  de  no.  re  dernière  enirevueaP.iris,  le  soir  de  ce  dernier  souper  qui 

TOUS  a  amenés  ici,  vous  m'avez  tous  exprimé  avec  chaleur  voire  désir  d'ê- 
tre p  us  vieux  d  une  année  :  celle  année  qui  vous  séparait,  toi  d'un  frère. 
Ici  d'une  épouse,  toi  d'un  succès,  loi  d'une  autre  année,  vous  eussiez  voulu 
l'avo'r  passée  à  lout  prix,  elle  vous  semblait  ne  devoir  jamais  hoir.  Re- 
merciez-moi, messieurs,  je  vais  vous  donner  les  moyens  de  la  vivre  sans 
ennui.  Je  vous  ai  dit  que  depuis  quelques  années  que  j'avais  quitté  ma 
Ru<;sie,  je  brûl  isde  la  revoir;  je  ne  vnus  ai  pas  dit  une  cause  moins  im- 
péiieuse,  mais  puissante  aussi,  qui  me  rappelle  dans  ce  pays.  Je  suis  char- 
gé par  mon  gouvernement  de  faire  un  relevé  exa';t  de  l'état  actuel  des 
peuples  ka'mouks,  et  je  vais  passer  une  dizaine  de  mois  parmi  eux  ;  com- 
me je  ne  compte  pas  m'amuser  pendant  ce  temps  plus  qu'il  n'est  conve- 
nable, j'ai  pensé  que  ce  serait  ingénieux  et  suriout  agréable  psurvous  et 
pour  moi  de  ne  pas  nous  quitter.  Il  me  restait  à  vaincre  vos  hésitations  : 
l'un  n'aurait  pas  voulu  quitter  sa  fiancée,  l'autre  ses  tableaux,  l'autre  son 
Paris,  que  sais-je  moi  ?  En  supposant  que  vous  ayez  consenti,  vous  auriez 
voulu  faire  des  préparatifs  (t  aller  diie  adieu  à  tout  ce  que  vous  laissez  ià- 
bas;  moi,  je  ne  pouvais  retarder  mon  départ  d'un  seul  jour;  donc  pen- 
dant que  vous  sabliez  les  vieux  vins  d'Espagne,  je  vous  ai  laissés  un  ins- 
tant et  j'ai  donné  mes  ordres.  Quand  je  suis  rentré,  je  vous  ai  fait  boire 
des  vins  chimiquement  préparés  ;  cela  vous  a  procuré  d'abord  un  som- 
meil profond,  puis  pendant  vingt  jours  un  allaiblisseinent  maladif  qui,  en 
Tous  enlev.int  toute  force,  toute  volonté,  vous  livrait  sans  défense  à  mes 
proj.'ls  ;  j  '  vous  ai  enfcnni's  dans  ma  chaise  de,  po'te;  vous  y  avez  été 
,<jien  iiou  ris,  j'espère!  Depui-  de  x  Jo..r.s  seulement  vous  êtes  guéris  et 
JUS  a  e',  la  conscience  de  vd'resiu'i  un  ;  aussi  depuis  deux  jours  a-t-on 
"u  une  piiiie  irliii.'à  vous  co;, tenir  dois  voiiecage.  Bref,  vous  voilà, 
jie.ssieni'r;.  N' me  qipii'7.  pss.  et  d;  lis  dix  n:ois  je  vous  ramène  à  Pari^. 
C.eicndant,  que  celui  d  eii:re  vous  «lui  rcuieiie  trop  sa  capitale  pour 
piiuvcir  .s'en  p  iver  si  loiif-u-nins  piifie,  toit  ce  que  je  possède  est  à  son 
service,  il  e.'t  Itli  e  de  p.iriir  ;  lui  ox  (p^e  r.  1 1,  je  lui  lais  don  de  ma  chaise 
de  post'",  ce  scia  un  sowvcn  r  di-  nis  vowa  es. 

—  ^  a  foi,  dii  lî.M  li'ël,  je  sera's  nniinicnaiit  bien  fou  de  retourner  dans 
ce  pro'ai:(u(-  Paris,  il  i  oi  ivgn  r  dans  ces  contrées  une  poésie  sauvage 
dont  je  veux  me  |)énOtier. 

—  L'n  peintre  (.st  bien  partout,  c'est  l'amant  en  titre  de  la  nature,  il 
D'est  rien  que  son  pinceau  ne  puisse  saisir  ;|e  reste. 


—  Ah  !  mes  amis!  j'aime  bien  ma  Blandine;  mais,  ma  foi  !  elle  sera 
ma  femme  bientôt,  et  de  long-temps  d'ici  je  ne  pourrai  voiries  Kalmouks. 
Je  reste.  i:t  toi,  Piosper? 

—  Moi,  je  ne  vous  quitte  plus. 

—  Kh!  allons  doue!  bravo,  messieurs;  mes  amis,  je  vous  ai  retrouvés. 
Vous  voyez  bien  qu'il  ne  faut  que  s'emendre  ;  hein  !  si  vous  m'aviez  tué? 
Allons,  allons,  vivat!  nous  ne  nous  séparerons  pas.  Demain  nous  com- 
menç'ns  nos  courses;  ce  soie,  vive  le  plaisir! 

Le  lendemain,  les  cinq  jeunes  gens  se  diriiièrent  vers  les  huttes  kal- 
moukes;  mais  à  sept  vversies  de  Sarefta  ils  s'arrêtèrent  pour  visiter  la 
foniainequi  porte  le  nom  de  cette  ville. 

La  fontaine  de  Sarefia  est  placée  dans  un  site  assez  pittore.>;que  ;  une 
plaine  iimnensc  s'étend  sur  la  chaîne  des  collines  qui  l'avoisinent ,  et  l'on 
aperçoit  une  partie  du  Volga  qui  coule  dans  le  lointain.  A  la  uistancede 
douïewer.^tes,  on  voit  la  forteresse  de  Jaritza  sur  le  Volga.  Les  ruisseaux 
qui  serpentent  sur  le  penchant  de  lamoniagnesontombragés  par  despom- 
miers sauvages,  des  ormes,  des  chênes  et  d'autres  arbres. 

La  source  qui  fournit  l'eau  h  la  fontaine  est  très  abondante  ;  elle  est  en- 
vironnée de  seize  autres  petites  sources  qui  jaillissent  à  l'entour.  Plu- 
s  eurs  essais  ont  prouvé  que  pour  les  qualités  minérales  ces  eaux  ne  le  cè- 
dent en  rien  à  celles  de  Carl»b.id;  cependant  depuis  plusieurs  années  les 
pèlerinages  à  la  fontaine  de  Saref.a  sont  devenus  tiès  rares.  Plusieurs 
causes  contribuent  à  cet  oubli  des  étr  ngers  :  d'abord  l'incommoiliié  de 
faire  pour  s'y  rendre  sept  werstes  depuis  Sarefia,  puis  la''écouverte  qu'on 
vient  de  faire  de  la  source  du  Caucase.  Les  Russes  d'ailleurs,  assez  géné- 
ralement, ont  du  mépris  pour  ce  que  produit  leur  pays.  Du  reste,  le 
meilleur  témoignage  qu'on  puisse  donner  de  la  bonté  des  eaux  de  cette 
fontaine,  c'est  le  grand  usage  qu'en  font  les  habiians. 

En  quittant  les  arbres  qui  entourent  Sarefta,  la  petite  caravane  se  trouva 
en  peu  d'instans  au  milieu  d'une  plaine  i.nmense,  dans  laquelle  elle  n'a- 
percevait que  le  ciel  et  la  verte  campagne. 

On  peut  comparer  le  pays  des  Kalmouks  à  une  vaste  mer  où  l'œil  des 
habitaiis  .^ert  seul  de  boussole.  Imaginez-vous  une  étendue  de  quatre  cents 
werstes,  où  l'on  découvre  à  peine  un  petit  nombre  d  habitations  sur  les 
bords  (ie  quelques  rivières.  Ceite  immerse  contrée  est  entièrement  privée 
d'arbres  ;  on  n'y  voit  que  quelques  arbrisseaux,  des  collines  et  des  marais, 
et  il  n'y  a  guère  que  le  Kalaiouk  auf]eel  ces  accidens  puissent  servir  de 
guides,  car  leur  régularité  empêche  un  étranger  de  .se  reconutître.  Le 
Kalinouk  nomade,  lui,  sans  apeiccvoir  la  moindre  trace  de  chemin  et  même 
sans  employer  une  grande  atiention,  conduit  ses  chevaux  et  ses  chameaux 
pendant  plusieurs  centaines  de  werstes  comme  un  pdote  dirigerait  son 
navii  c. 

Gomme  ils  traversaient  la  plaine,  devisant  gaiement  sur  les  choses  in- 
connues qui  frappaient  leurs  yeux,  le  prince  dit  à  ses  compagnons  : 

—  Vous  ignorez  sans  doute,  messieurs,  l'origine  du  mot  kalmouk? 
écoutez-moi,  vous  allez  l'apprendre.  Les  kalmouks  s'appelaient  Euleuies; 
mais  ce  nom  est  devenu  si  inusité  parmi  eux  qu'il  n'y  a  que  les  gens  ins- 
iruiis  qui  le  connaissent.  Ils  s'appellent  eux-mêmes  Cbalmouks,  parce 
qu'ils  na  peuvent  pas  prononcer  difl'éremment,  et  StrahUnberg  fait  dériver 
ce  mot  du  tariare-russe  kalbak  (un  bonnei).  Pourquoi  ?  Est-ce  parce  que 
les  Kalmouks  portent  des  bonnets?  Mais  les  Tartares  et  plusieurs  autres 
peuples  en  po  tent  également.  Il  est  beaucoup  plus  probable  que  ce  mot 
vient  de  khalimak.  Abulhasi  même  paraît  confirmer  notre  opinion  en  appe- 
lant ce  peuple  Kalniak  ;  suivant  celte  expression  lariare,  le  mot  kalmouk 
signifie  ou  iniidè  e  ou  dérivé.  Laquelle  des  deux  signilications  faut-il  donc 
adopter?  tous  se  déclarent  pour  la  dernière  et  trouvent  par  là  occas-ion 
d'expliquer  que,  lors  de  la  séparaiion  de  ce  peuple  d'avec  les  peuplades 
voisines ,  celui  ci  conserva  la  lige  de  son  origine  et  reçut  le  nom  de  Kha- 
limak, ou  son  dérivé  Kalmuk,  Cette  opinion  paraît  appuyée  par  les  an- 
ciens livres  mongols,  où  il  est  fait  mention  d'une  grande  iiibu  du  peuple 
kalmouk,  dont  une  partie  s'était  établie  dans  l'origine  aux  environs  du 
Tbibet,  tandis  que  l'autre  l'abandonna  et  se  retira  vers  l'est,  où  elle  finit 
par  se  confondre  avec  d'autres  peuples  voisins  du  Caucase. 

Comme  le  prince  Dnissait  son  discours,  il  Dt  apercevoir  à  ses  auditeurs 
un  Kalmouk  qui,  monté  sur  un  très  beau  cheval,  s'avançait  de  leur  côié 
avec  une  grande  rapidité  ;  quand  il  fut  bien  en  vue  : 

—  Tenez,  mes  amis,  dit  le  prince,  voici  un  beau  type  de  la  race  que 
nous  allons  voir;  voici  un  vrai  Kalmouk. 

—  Oui,  dit  Ovide,  oui,  cetbommelà,  dont  le  soleil  éclaire  si  bien  la 
tête  en  ce  moment,  est  de  h  race  que  j'appelle  la  variéié  mongole,  r.icc 
d'hommes  occupant  presque  tout  l'est  et  une  piriiedu  nord  de  lA-ic.  Oui, 
c'est  bien  cela  ;  le  teint  d'un  jaune  brun  suie  légèreiiicni  foncé,  les  che- 
veux noirs  et  rares,  le  vi.age  aplaii,  large  aux  poinmctics,  énoit  au  men- 
ton, les  yeux  écartés,  le  nez  peu  proéminent,  les  (iiciUcs  f  ra'  des  ci  très 
détachées,  les  iniiehoires  saillantes,  la  fêle  qnadrangulaire.  Dans  cette 
figure,  ce  menton  étroit,  ces  milchoires  saillanii  s,  si  raient  des  sii;iies  ];hy- 
siognomoniques assez apparens  de  méchanceté  sice.sveux  écariéseï  ces 
p.immettcs  larges  ne  signilia-ent  pas  le  contrtiire,  d'où  l'on  pourrait  peut- 
être  conclure,  si  l'on  éiaitirés  épris  de  Lavater,  qu'il  y  a  aulant  d^'  bonié 
que  de  méchanceté  là-dedans.  Cette  espèce  d'hoinmes  a  eiisniic,  !e  plus 
habit'iellempiit,  la  partie  supérieure  de  la  tête  assez  f.iitcment  dé\elopi)ée, 
ce  qui,  indice  assiz  commun  delà  vénération,  pourrait  espiijucr,  ce  me 
semble,  le  penchant  de  ces  peuples  asiatiques  a  fabriquer  des  quantités 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


«t:-^ 


..^    «1 


de  (licu\,  dans  leurs  religions  idolâtres,  pour  satisfaire  leur  besoin 
d'adorer. 

Le  Kalmnulk  était  arrivé  iusqu'à  eux.  Pokiloff  lui  fit  un  signe  et  arrêta 
snn  fliiv.l;  le  Tartare  arrêta  le  sien,  et  les  quatre  Franc 'is  liront  halle  à 
!■  ur  tour  à  quelques  pasdn  prince,  qui  parlaitau  Kalmou  kdans  une  langue 
lude  et  gutturale.  Bientôt  ils  virent  ['okllofi  se  remettre  en  niarciie,  le 
T  artare  à  ses  côtés,  et  ils  rentcmliient  leur  crier  : 

—  Mes  aiïfis  !  nous  avons  un  guide  ;  vnici  OuliaL-lii  qui  nous  en  servira. 
J'ai  arrangé  cela  avec  lui,  et  vraiment  il  nous  sera  bien  utiic,  car  déjà  il 
vient  de  n(iu>  dii  e  que  nous  éiions  dans  le  chemin  le  pUis  long  pour  arriver 
aux  b,-bit;iiions  de  ses  frères;  Kdssons-le  nous  conduire. 

Le  Kalmouk  prit  la  tète  rie  la  caravanne  et  la  men  i  si  bien  que  vers  le 
sor  elle  se  trouva  en  vue  des  huttes  dune  horde  qui  campait  sur  le  borJ 
d'un  large  ruisseau. 

—  Ah  '  messieurs!  dit  Raphaël,  messieurs,  je  vous  en  prie,  arrêions-nous 
un  instant;  laissez-moi  un  peu  contempler  la  ville  d'aujourd'hui  de  ce 
peuple  nomade,  toutcj  ces  huttes,  qui  me  rappellciit  les  demeures  des 
cast.  rs;  que  toi  tcelameplaituu  peu  plus  que  la  rue  Uichelieu  !  C'est 
éirangc  et  beau  ! 

(i  luert  s'oia  t  arrêté  aus'i,  et  sur  un  album  encore  vierge  duquel  il 
s'^t,:it  mmi  il  esquissait  il  gr.nds  coups  de  crayon  la  copie  du  saivage 
tab!cau  qui  sh  déroulait  sous  ses  yeux, 

—  Oh  !  oh  !  dit  Ovide,  vo  là,  sur  ma  foi,  des  chevaux  d'un  grand  mé- 
rite; nous  ferons  connaissance  avec  ces  gaillards-là. 

Prosper,  éionné  de  ce  qu'il  voyait,  promenait  continuellement  ses 
regards  de  ses  amis  aux  huttes,  des  hutles  à  ses  amis,  et  il  répétait  avec 
quelque  peu  d'envi;  : 

—  Ma  s  c'est  qu'on  dirrit  vraiment  qu'ils  sont  contcns,  qu'ils  s'amusent  ! 
Quand  dune  m'amuserai  je  un  pu  moi? 

La  hutte  d'un  Kalmouk  rcss'nible  à  une  grande  quille  arrondie  qui  pa- 
raît ;ppuyée  sur  descUindn  sen  bois  de  trois  à  quatre  pieds  de  hauteur; 
la  circoiiféienceest  de  six  à  huit  toises.  La  chaipvnie  consi;e,  vers  le 
Las,  d;iiisiino  espèce  de  ircilligc  en  bois;  vers  le  haut,  dans  uu  assem- 
blage de  plusieurs  perches  placé  s  obliquemcui  et  réunies  au  sommet  par 
une  espèce  de  couron  ^e  à  laquelle  elles  sont  attachées.  En  dehors,  ces 
huttes  sont  recouveriesd'unc  sorte  de  feutre  fixé  avec  de  forts  liens  Li- 
biiqués  avec  du  poil  de  f  hameau.  Lorsqi'on  fait  du  feu,  on  se  contente 
de  leverlaconvertuiedc  feutre  qui  est  siu'  la  couronne  supérieure,  alin 
de  laisser  à  la  fumée  un  libre  passade. 

Il  faut  avoir  vu  de  pareilles  hutles  pour  se  faire  une  idée  bien  précise 
de  leur  construction.  Eli  s  résistent  à  la  pK.ie  et  aux  orages  les  plus 
viole:is.  En  hiver  elles  tiennent  plus  chaud,  et  en  été  elles  mettent  mieux 
h  l'abri  du  soleil  que  les  tentes  de  toile  à  voile  de  nos  soldats.  Le  séjour 
des  Kulmouks  nomailes  ne  se  prolongeant  jamais  guère  plus  d'une  se- 
maine dans  le  même  lieu,  i  s  ne  pouvaient  rien  inventer  de  plus  com- 
mode f|U(!  ces  huttes,  qu'on  peut  faJIeaient  démonter  et  transporter  sur 
des  chameaux. 

C'est  en  imitant  la  nature  que  les  Kalmouks  durent  imaginer  des  habi- 
tations couvertes  de  feutre.  Leur  vie  errante  dans  des  lieux  où  le  bois  est 
rare  em,  écha  ces  noma<les  de  creuser,  suivant  l'exemple  d'autres  peuples, 
des  cavités  commodes,  ou  de  cinstruire  des  cabanes  avec  des  brousail- 
les  et  des  piquets.  Fatigué  de  coucher  en  plein  air,  il  est  possible  que 
l'un  d'euï  ait  eu  l'idée  de  construire,  avec  la  laine  de  ses  moulons, une 
espèce  de  hutte  sur  le  midèle  du  nid  si  connu  dans  le  pays  de  l'oiseau 
appelé  ?vHi6',vy()g-e(  (1).  Cet  oiseau  remarquable  prépare  avec  une  sorte 
de  laine  nue  espèce  île  sac  alun^é  qu'il  attache  avec  tant  d  industrie  aux 
petites  branches  que  ni  le  vetit  ni  Ls  orages  ne  peuvent  endommager  sa 
demeur'^  llolianle.  Il  sea.ble  que  vuilî»  la  méihoLle  qu'ont  suivie  les  aïeux 
des  K.dmouks  pour  se  forme''  des  huttes,  qui,  dans  la  suite,  ont  été  per- 
fecliennées  et  rendues  solides  au  moyen  de  pièces  de  bois.  Les  Kal- 
mouks, ne  pouvant  établir  leurs  huttes  qu'à  terre ,  furent  obligés  de  s'é- 
loigner du  modèle  qu'ils  avaient  choisi  et  placèrent  leurs  consirurtions  en 
sens  contraire,  en  mettant  l'entrée  de  la  cabane  dans  la  partie  basse.  La 
ressemblance  entre  ces  nids  et  les  huUes  est  si  frappante,  soit  par  la  forme, 
soit  par  1  éidlTe,  que  la  petite  dilfércncc  de  leur  position  ne  peut  être  une 
objreiion  contre  (  eitc  hypothèse. 

L«'s  tentes  kalmoukes  (lui  appartiennent  à  une  horde,  ou  grande  divi- 
sion de  ïe  p -uple  no  naie,  sont  assez  éloignées  les  unes  des  autres  ,  alin 
de  i;r'icurei- l'es  l'iaees  plus  eoiniu  )d  s  à  leers  nomlireiix  troupeaux.  Les 
pnii  ip;iu\  quailiers  ilans-ime  li^r  le  sont  le  quart, er  du  |)iiiice,  le  quar- 
tier (Il  s  irê  res  et  le  ni'relié  qui,  dans  1 1  langue  k.iluionke,  ainsi  que  dans 
Il  lanyiie  lusse  et  dans  lu  l,iui'::c  lartare,  est  dés  gué  snns  le  nnm  de  La- 
zav.  Au  oiir  de  ces  trois  quiiriiers  soin  pl.icéesles  huttes  communes,  qui 
ne  dil'.èn  lit  de  celles  dis  peisonnages  plus  ilisliiijiués  que  parce  quelles 
sont  un  peu  plus  petites  et  plus  ou  moins  sales  et  aérées. 

COSIVEUSATION  PITTORESQUE.  — LE  STATUAIIIE. 

Les  voyageurs  se  rendirent,  quel.iups  jours  après  leur  arrivée,  dans 


une  hiilte  de  jiislice,  eu  se  Iroinail  le  prince;  relie  d 


eiiKirrlie  aiipi  Os  de  lui 


était  indispensable  pour  obtenir  sa  prot<;ction  pendant   tout   le    temps 


(1)  Espèce  de  mésange  nommée  ptniulin. 


qu'ils  devaient  passer  dans  ses  états,  puis  c'était  une  orcssion  d'étudier 
les  mœurs  kalmoukes  dans  toutes  leurs  variétés,  et  les  Parisiens  s'étaient 
b  en  promis  de  n'en  perdre  aucune.  Ils  trouvèrent  donc  le  vice-kh;in  as- 
sis, comme  de  coutume,  les  jand)es  croiséps,  en  face  de  la  porte,  et  éle- 
vé sur  des  couvertures  de  feu;re  et  des  tapis  :  ses  deux  Gis  aillés  é  aif  nt 
assis  à  sa  droite;  ils  avaient  devant  eux  des  coupes  en  bois  remplies  de 
viandes. 

On  indiqua  aux  voyageurs,  dans  un  coin  de  la  hutte,  des  coussins  faits 
avec  des  couvertures  île  feutre,  en  leur  faisant  signe  de  s'asseoir.  Ils  obéi- 
rent sans  se  faite  prier.  Alors  commençi  une  longue  conversation  entre 
le  vice-khan  et  PokilolT,  qui  parai  sait  connaître  paifatcment  la  langue 
kalmouke.  Pi'udani  l'entreiien,  dans  lequel  nos  quaire  amis  virent  bieo 
plusieurs  fois  qu'il  s'agissait  d'eux,  ils  purent  observer  à  leur  aise  l'habi- 
tation (  t  ceux  qui  s'y  trouvaient. 

Le  prince  k.ilmouk  leur  parut  âgé  de  quarante  ans  environ;  sa  phy- 
sionomie était  belle,  il  pm  tait  uu  vêtement  de  soie  et  tenait  à  la  main  son 
chapelet.  Tout  en  parlant  à  PokiUlT,  il  semblait  rontinuer  menl,demeut  sa 
prière,  en  faisant  rouler  dans  ses  doigts,  avec  beaucoup  de  vitesse,  les 
grains  dont  le  rosaire  était  composé.  Oans  !a  hiitie  il  y  a  aii  deux  caisses, 
une  mach  ne  kalmouke  pour  l'argent  et  un  l^ng  piquet  fiché  en  terre,  gar- 
ni de  petites  branches  courtes,  aliu  d'y  pendre  les  boDiiCL-.  Sur  une  es- 
pèce de  table  en  forme  d'autel  on  vnyaii  plesiouis  coupes  d'olTrnnde  ;  au- 
dessus  étaient  suspendues  plusieurs  images  des  dieux.  En  faceceite  table, 
la  princesse  était  assise  sur  un  siège  élevé  recouvert  de  soie  ;  des  prêtres 
l'entouraient.  L'entretien  du  vice-khan  et  du  priuce  étaut  terminé,  ou  prit 
le  thé. 

Pendant  la  conversation,  on  l'avait  apporté  dans  un  grand  vase  de  fer 
qu'on  avait  pi  icé  sur  un  pied  en  bois.  Quand  le  signal  fut  donné,  les 
ghelloungs,  oupréties,  qui  étaient  préseiis,  sortirenileur  coupe  du  linge 
qui  l'enveloppait,  et  celui  qui  avait  fait  le  ihé,  après  en  avoir  ode  t  la 
première  coupe  aux  deux,  remplit  les  coupes  des  prêtres  ei  ensuite  celle 
de  la  princesse  ;  puis  avant  de  le  goiiier,  chacun  lit  une  courte  prière  :  nos 
Français  s'inclinèrent  pour  ne  pas  inéconteiiter  le  pouvoir. 

Lorsque  l'on  eut  pris  le  thé,  chacun  se  re:ira  silène  eusem°nt.  Ainsi  se 
termina  la  présentation  solennelle  des  voyageurs  au  prince  kalmouk. 

Le  thé  est  pour  beaucoup  dans  la  vie  de  ces  Tartares  :  i  s  s'en  prire- 
raient  diffic  Icinent.  Une  autre  b'iss  n,  dont  ils  fout  grand  usage,  c'est  le 
Icliigan,  lait  de  cavale,  qui  eu  lui-même  a  quelque  chose  d'enivrant  ;  les 
prêtres  surtout  en  boivent  en  grande  quantité.  Mais  la  boisson  ordi- 
naire est  de  l  eau  puisée  dans  des  étangs  ou  des  citernes  et  que  nos  \ova- 
geurs  parisiens  trouvèrent  h  :rriûle  à  boire.  La  nourriture  la  plus  habi- 
tuelle se  compose  de  vacl.es,  de  moulons  et  de  chevaux,  qu'on  fdit  rôiir 
entiers  sur  un  tas  énorme  de  charbon  de  fumier,  ou  bouillir  dans  d'im- 
menses chaudières. 

Si  l'on  devait  juger  du  mérite  d'une  religion  par  les  actes  de  ses  minis- 
tres, ou  prendrait  uneopinionbien  mauvaise  de  celle  des  Kalmouks.  Leurs 
prêtres  étaient  bien  les  hommes  se  rapprochant  le  plus  de  la  bête  par 
leur  voracité  que  les  cinq  amis  eussent  jamais  rencontrés.  Ils  buvaient  en 
proportion. 

La  religion  de  ces  peuplades  est  une  des  branches  nombreuses  de  l'isla- 
misme. Le  nombre  de  leurs  dieux  est  considérable,  et  le  culte  qu'on  leur 
ren  1  n'a  point  de  règles  précises. 

Les  prêtres  kalmouks  sont  divisés  en  trois  disses.  La  classe  inférieure 
se  compose  déjeunes  ecclésiastiques  qu'on  appelle  viandchis,  la  movenne 
compri  nd  la  réuni  on  des  prelres  d'un  ordre  inférieur  ap,  elés  glu  t  mit  ; 
la  classe  supérieure  est  composée  de  giitUoung.  Cuire  cela,  chaijuc  or- 
dre possède  encoieun  préiic  d'un  deeré  plus  éminent  r,u'on  nomme  /j- 
wrt.  Les  fêtes  de  cette  religion  soni  1res  nombreuses,  l'ne  des  plus  iia- 
portantes  est  la  fête  d'Uriis,  qui  célèbre  le  renouvellement  de  l'année  et 
pondant  laquelle  le  lama  nomme  les  nouveaux  prêtres.  Ils  ne  doiveut  pi.int 
contracter  de  mariage  ;  mais,  s'ils  ne  lienneoi  pas  à  l'estime  *\cs  autres 
prêtres,  ils  peuvent  prendre  une  concubine,  et  alors  il  se  retirent  avec 
quelques  parens  et  quelques  amis  dans  un  lieu  écarlé,  où  ils  exercent  la 
médecine  et  li  science  des  augures. 

La  place  sur  laquelle  les  huttes  des  prêtres  sont  construites  et  qui  s'apa 
pelle  la  kliourottll  est  toujours  située  près  de  Vocrsura,  ou  pilais  ou 
prince,  et  consiste  dans  plusieurs  huttes  qui  ne  se  distinguent  des  antres 
que  par  une  meilleure  cuuveriure  de  feutre.  Klles  sont  plarOi  s  isolément, 
à  ouelquc  dislance  l'une  de  l'autre,  ni  décriveni,  vers  la  s.iison  où  noes 
sommes,  une  ligue  ov.de  qui,  da'is  la  k''Oiiro((iV,  p.r.ùl  re.ii|ii.r  l'esiace. 
de  deux  vversies.  C'est  (l.in>  la  place  vide  in;crieurc  que  Ion  remarque  les 
huitesdcsiinécs  à  la  prière. 

Qi  and  les  voyageurs  iiiient  admis  à  visiter  la  hutte  du  lama,  ils  y  trou 
vèreni  un  assez gr.md  nombre  de  prcires  qui,  placés  dovani  l'autel  de 
l!ourkh;.n,  exécutai,  nt  une  mnsijue  assez  moni.iun'.  Ln  îles  priircslcs 
plus  d  slingués,  placé  à  la  gauche  de  l'autel,  p.ic.issaitron  i;ire  cciic  mu- 
siipic  a>ec  une  pciiie  i  loche  qu'il  trnaii  à  la  main.  Les  au;r<  s  pjèlics  a- 
vaieiil  dillérens  inslrnmens,  qu'ils  appellent  le  buri',  le  biiclikur,  le 
\i.iiii;lirrf:ui'  le  giin!;iloun^,  et  le  Ifilaiiji. 

I.c  Oui  Ci  la  lormo  d'un  tube  Ion.;  de  trois  aunes  environ  ;  il  est  en 
métal  ei  rompnsé  de  trois  nu  iceanv  qui  s'adip'ent  e\ac  ement  l'un  av<x 
l'autre.  Pour  le  son,  on  peut  le  comparer  à  cciui  de  la  ^uqucliute  uu  dii 
buccin. 

Le  tisclikurr  est  une  espèce  de  flirte  :  la  pièce  du  milieu  cft  faite  de 


52 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


bois  dur  ou  d'os;  l'cmhouchurp  ,  «linsi  que  In  resle  ,  est  p.inie  en 
cuivre,  paiiic  ea  firbianc;  IdluDyucurdccetiaslnimciucsld'eiiviiou  une 
aune. 

Le  {(an^dound  es!  une  trompette  de  tôle  ou  de  laiton  que  les  kén- 
ghcrgUtis  euipli)'ent  tour  à  tour  avic  le  kcnghcri;iu\ 

Li'  knighf.rgdéi;^^.  une  espèce  pariicnlière  de  laiiihour,  qui  est  couvert 
d'un  bout  à  l'autre  m  parthi-miii.  Li's  (k'uvcôli's,  (|ui  sont  p'als,  se  lou- 
vent  à  une  pclile  distance  l'uii  de  l'autre.  Sa  circoii^rcnce  approche  de 
celle  dcstMid)ours.  Il  est  porté  à  une  ci'itaine  hauteur  sur  ua  bâtou,  et 
on  le  frippe  avec  un  mailli't  en  foinie  de  dia^jon. 

Le  <5r7i</ii'- est  une  sorte  de  cymbales  qui,  .l.uis  le  milieu,  a  la  forme 
d'une  ciupe  de  chapeau.  Deux  de  C'^s  platines  sont  employées,  en  les 
frappant  l'une  contre  l'autre,  tmiùi  sur  loule  la  surface,  tantôt  sur  la 
moitié  s>  u'euiciU  ci  ((ui'lquefuis  sur  les  bords. 

îuiajïiiu'?,  rjuoi  brut  se  l.ilt  eiili'ndre  quand  tous  ces  instrumens  jouent 
dans  p'u>ii  urs  huiiei  à  la  fi'i«.  Durant  les  Icies,  cette  mus  que  dure  coii- 
tiiiue^li'UK'iii  peiiiliiii  (;uelijues  lu  uies  du  matin  et  du  .'■oir.  Peu  lant  les 
pauses  (!e  la  iriiVe  ou  seiut  du  lait  a{,'ri  (tchigan)  ;  les  piètres  nicmt'S 
sortin  ni  pour  tllor  prcn  Ire  cette  bc)is>on  et  se  reposer  quelques  instai  s 
de  cetii' longue  séance.  Le  piince  Polkulf  cl  ses  amis,  pour  se  rendre 
agréables  :uv  piètres,  furent  forcés  d'.ivalcr  plusieurs  coupes  de  l'inill- 
gne  liois-on  ;  en  ri  coinpeise,  un  >ieu\  ghelloiig  ies  conduisit  (bvaiit 
l'autel,  au-dessus  du(|uel  étaient  suspemlues  les  imigcs  de  i-es  dieux,  et 
là,  apiès  leur  avoir  reroaiinandé  de  tenir  leurs  drapeaux  devint  leur 
bouche,  alin  (|uc  leur  haleine  ne  profaaât  pas  les  diviiiiiés,  il  \ou'ut  biin 
kui' en  décMner  les  noms,  tous  [dus  ou  moins  facihsà  [ironoiucr.  Les 
piiiiciî'nux  ét.iieiit  Dchakdcliamoiini,  le  plus  granl  des  dieux  ;  puis  Ta- 
mail  Dugos.  OkinTenglwri,  Tsagaan,  Dara-V.kc,  NojonDura  V.kc, 
ISidonOtr.  Ustiklclii,  Maidari,  Munsoacliari,  Erltk-Kliun  et  bien  d'au- 
tres encore. 

Les  images  de  ces  dieuxsont  ordinairement  peintes  sur  des  toiles  jaunes. 
Gilb'  rten  pegnil  p'usieurs  à  la  grande  satisfaction  des  lidèles.  On  lait  plus 
d'hoiini'ur  à  d';  uiri\  dieux.  Leurs  ^lalueseii  bronze  avaient  été  furuluespour 
la  pUipnrt  dansqiielqiies  villes  lie  la  Ru  (•ied'Euri.p!-,ei  elles  étaient  a-sez  bien 
cséculées  pour  qu'Ovide  en  lit  couipliinenl  auxghe.loun^'.  D'iuliesdieuxi  n- 
fin  et  ieiiti(iutsiin|,l  meirt  en  tei  re,  et  c'éiaieni  les  pretics  eux  mêmcsqui 
les  peu  iss.  ieni  avr-c  une  h  ibi  été  vi  aiment  remarquable. 

Plusieurs  mis  Piosper  fut  témoin  de  cette  fabrication  de  diviniti's  :  le 
pauv  e  jeuie  liomme,  qui  avait  tspéré  qne  ce  voyage  dissiperait  son  é!er- 
r.cl  ennui,  s'ennuyait  toujours,  et  eu  voyant  Gilbeit,  Rq)liaël,  Oviile  et 
Panl  mener  la  \ie  avec  leur  insou -iance  accoutumée,  il  m  aidissait  le  sort 
qui,  tout  en  paraissant  lui  avoir  donné  les  démens  du  bonheur,  le  rendait 
si  II  alheureux. 

Il  arriva  qu'un  jour  en  examinant  un  mandchi  quireprodui;ait  une  imaie 
du  dieu /l/«((/(»/,  Prosper  l'ennuyé  eut  a  faniaisie  diuiiter  le  travail  du 
jeune  pi élic  ;  ii  t'ouva  sous  ses  d  li^it*  l'aigi'e  moins  rebelle  qn'il  l'avait 
cru,  Cl  eu  asez  peu  de  temps  il  parvint  à  lui  donner  un^^  forme  humaine 
plus  corrccic  que  celle  donnée  par  le  mandchi  à  son  Maidari. 

Quanil  les  comiiagnons  de  Prospcr  virent  son  ouvrage,  ils  le  raillèrent 
sur  ce  qu'il  avait  de  grotesipie,  mais  spirituellement  et  avec  iniention. 
L'a  p  eiiii  statuaire,  un  peu  piqué,  résolut  iic  preiiilie  plus  de  temps  tt 
de  produire  (|iieli|ue  chose  qui  prélat  moins  à  la  critique.  Quelipies  jours 
après  il  alla  trouver  'Jans  sa  Imtte  un  vieux  uhellouii^'  auquel  on  avait 
conlié  1  insigi.e  lionueur  de  riéer  une  nouvelle  staiu-'  du  giand  Dcltakd- 
chuouid.  En  lui  sounieiiantson  ébauche  de  Maidari,  il  lui  demanda  des 
L'çons  et  lies  conseils,  lui  «lisant  (tlatieric  tuute-p, lissante  sur  les  prêtre* 
kalmouks)  que  la  religion  lamite  Ini  sembliit  si  admirable  qu'il  re- 
giiderait  comme  un  seprème  bonheur  de  pouvoir  reproduire  digne- 
ment les  images  de  ses  dieux.  Le  vieux  ghelloung  fut  tmché  jusqu'au 
cœar  de  celte  déclaration  ;  il  consentit  avec  joie  à  apprendre  en  statuait  e 
à  l'rosper  t'îUt  ce  (pi'il  savait  lui-même.  Bientôt  l'apiiniiti,  meitani  à  iro- 
fit  les  leçons  qu'il  recevait  et  les  principes  que  le  goiit  lui  donnait,  fut  en 
étal  d'ollVir  à  l'appréciation  de  ses  amis  un  dieu  assez  bien  conditionné. 
Cette  fois  il  n'en  reçut  que  ces  encouragemeus,  et  à  dater  de  ce  jour-là 
Pfosper  ne  s'enuuya  p.us. 

PETITE  JUSTICE.  —  GRANDES  FETES. 

Quelque  te.Tips  après,  la  horde  quitta  les  bords  du  Don  pour  aller  cam- 
der  sur  les  boni  du  Koiima.  Kii  peu  de  temps,  toutes  les  teiiies  firent 
démoulées  cl  chargée-i  sur  les  cliaiieiux.  Le  trois  ème  jouraprèi  le  dé- 
part des  bords  du  Don,  on  les  établit  dans  une  verie  et  fraLhe  camp.i- 
gne. 

Chez  les  Kalmouk',  la  just  ce  est  reniue  par  le  prince  lui  même,  assisté 
ùcstii  ■iari;atci'i.  Pcn  ant  l-'ur  se'jour  i  armi  les  peuplades,  le  prince 
Paul  et  ses  compagnons  eurent  occa  ion  d'assister  ii  une  audience  solen- 
nelle présidée  par  le  vice  khan  dans  la  hute  de  justice. 

Lor.-q  e  le  prince  y  fut  assis,  les  sargalcld  q  i  entraient  s'approch'»- 
reiit  de  lui  l'un  après  laulre.  plièrent  le  genou  droit  en  inelinant  leurs 
corps  et  t  luclièrent  av  c  la  main  droi  e  le  bras  gauche  du  pi  iuce,  ce  qui 
est  chez  eux  une  marque  de  respect  et  de  saliii.  Le  pi  iiice  louchait  de 
même  la  maiu  du  sargalchi,  qui,  après  cela,  s'cluignait  à  reculons  et 
B'asse^ait. 

Les  prince»  kalmouks  çt  mongols  ont  depuis  un  temps  immémorial  ce 


conseil  pa-iiculier  [sarga]  (1).  qui  cependant  ne  peut  jamais  faire  oppo- 
siiion  il  11  ur  poiaoir,  puisque  le  «  hef  du  conseil  a  la  biculié  de  di'()oser 
les  membres  .a  voloiiie.  Les  devoiis  dos  sari^atcld,  ou  meuibres  du  con- 
seil, ont  toujoi.rs  été,  comme  aujourd'tini,  de  s'occuper  des  atlaiies  du 
peuple  avec  le  chef.  La  sart,'a  est  composée  de  liuii  memhies.  Vers  lati 
17()1,  Oubaclia  ajant  été  nommé  succi  sseiir  du  klian  Doiiduk  Daihi,  le 
gouverneur  iu.>se  trouva  bonde  mettie  des  eniraves  au  pouvoir  de  ce 
prince  eu  déciilaiil  que  les  surgatcld  seiaiinl  allai  liés  au  coir^eil  des  iif- 
laii  es  étrangères  ;  •  l  aliii  de  les  lier  davantage  aux  ntéréis  des  Uusses,  on 
leur  arcoiea  \\n  trailenient  annuel  de  cent  roubles. 

Lors'iue  les  Kalmouks  sont  obligés  de  prêter  scrmen',  on  suspend  dans 
la  hiiiie  (le  îu>lice  une  image  qui  représeiiie  oïdinaiiement  le  dieu  du 
temps  [Olchiibani). 

L'usage  vciit  qne  le  pi. lignant  n'd  a  été  blessé  dms  son  droit  par  celui 
contre  (pii  est  poiii'e  la  plainte  charge  un  autre  de  la  urcsiaiion  du  ser- 
ment, (equi  est  ordinairement  coiUié  il  un  prèlie.  C"t  airangemeni,  si 
nous  réiléi  hissons  iiien  aux  b.<>es  de  la  religion  kalmonke,  n'est  pas  mal 
iniendu.  Un  ciaiinel  ne  craint  pas  du  ciMnineiiie  un  nouveau  ciinic,  et 
lin  homme  qui  ne  craint  pa>  d'ai laquer  la  propiiété  des  autre»  n'au'a  pas 
beaucoup  de  resi)ect  pour  la  sainti  té  u  s  rnient;  un  vo'euret  un  meur- 
t  ier  ne  se  feront  au  un  scrupule  de  conscience  d'en  f.di  e  uu  laux. 

PoiiC  éviter  les  faux  leriuens,  la  loi  des  Moi  gols  exige  que  celui  qui 
se  plaint  fasse  jiisiilier  f-a  plainieparun  serment  suis  qu'il  soit  permis  à 
celui  contre  ijui  elle  a  éié  poriée  de  pouvoir  se  justifier.  Cepeudaiil  cet 
usage  n'est  p.is  exempt  de  certains  abus.  Chez  les  Kalmouks,  le  serment 
n'est  prêté  le  plus  souvent  que  pour  des  discus-ions  d'argent ,  et  la 
formule  dépend  de  la  giau'leur  de  la  dette.  De  légères  plaiules  <  x  geiit 
peu  de  cérémonies;  (juand  elles  sont  graves,  il  en  e;t  plusieurs  ([u'on  doit 
ODserver.  Le  serment  que  les  voiageuis  virent  prêter  était  pour  une 
plainte  de  six  roubles.  Un  certain  nombre  d  ■  prêtres  et  de  l.ric-  éiaient 
assi-i  sur  deux  lignes,  qui  coaimeiiçaienl  à  la  pet  te  huPe  :  à  ijUelque  du- 
lance  brûlait  un  l'eu  de  fumier  sec,  alin  de  pouvoir  allumer  unelaniirnc 
lorsque  la  cérémonie  commencerait.  Les  accusateurs  et  les  accusés  éiaient 
encore  dans  la  sarga  du  prince,  oit  l'on  cherchait  à  terminer  l'allaire 
sans  en  venir  au  .^erment. 

Lnlin  les  accusateurs  et  les  accusés  |  aiurcnt  accompagnés  d'une  suite 
nombi  euse.  L'  ur  di'  (  ussion  continua  jus(|u'a  ce  (|u  i's  lussent  en  présence 
de  riiuag',  ei  même  encore  quelque  temps  aiip'ès  d'el'e.  Enfin,  celui  qui 
prêta. t  eseï ment sejeta trois foi~  à  terre  en  proaonçaiit  devant  Olcldihanl 
iC' expressions  que  nos  l'"raii«;ais  ne  purent  comprendre  ;  il  s'avança  en- 
.'uite  contre  l'.iuage  ei  la  toucua  de  sou  Iront.  Les  as  istan>  kal  Mouks  en 
lireni  autant  par  esprit  ue  religion;  l'image  fut  roulée,  et  l'assemblée  se 
sépara. 

Les  trois  grandes  fêtes  principales  des  Kalmouks  sont:  l'uriis,  qui  se 
célèbre  au  commeucenu  ni  de  l'.nné  •  et  que  nos  Europ  eus  n'avjient  pu 
voir;  le  zagaan.  qui  signifie  fie  b'anclie  (tqui  se  célèbre  dans  Je  pre- 
mier mois  (lu  printemps,  et  la  soulla,  ou  fête  des  lampes,  qui  a  lieu  vers 
la  fin  de  l'automne.  CtS  deux  dernières  fêtes  surtout  sont  extraordi- 
ua'res. 

Quelques  jours  avant  que  le  tagaan  commençât,  les  instrumens  de  la 
kououll,  i.éjii  familieis  aux  ortilles  des  cinq  amis,  se  firent  tntendie, 
bien  tpie  le  f/oid  excessif  qu'il  frisait  alors  oi.ligeât  les  prêires  d'allumer 
du  feu  dans  leurs  huttes  de  pnè'C,  d'au  ant  pus  qu'ils  y  étaient  assis  sans 
bonnets  ni  gants.  Ces  huiles  fment  nrnées  inténeiiiement  de  i  idéaux  de 
soie  et  les  autels  cliargés  de  lOupes  d'ollraihle,  garnies,  pour  la  pi  pan, 
de  figures  er  piiie  :  à  côié  de  ces  coupes  ou  pi  .ça  des  morceaux  de  pâ  c 
plus  grands,  qui  étaient  renplis  de  bi  un  e  cl  formaient  une  espèce  de  py- 
ramide ;  l'auiei  lut  en  outre  orné  de  superbes  lap'ssi  ries. 

La  léiedu  2ai,'(Mn  fu  instituée  en  rhonneur  d'une  victoire  remportée 
par  Dcliakdcliainuuni  i^uv  six  f.ux  docteu  s  qu'il  cul  à  combattre  pen- 
dant uiM'  semaine  entière  ;  en  mémo  re  de  q':oi  la  léie  ■  ure  toute  une  se- 
maine. Penilant  ce  temps  de  prières,  \m  s  lence  parfait  ré^na  dans  les 
huiles  des  kalmouks,  et  les  dévots  se  renilin  nt  h  la  kourouH  pour  y  faire 
leuis  prières.  Le  vicekhan  et  son  épouse  en  lireni  autant. 

Les  prèires  eé'ébrèri  nt  par  des  ..•liants  et  es  jeux  la  nuit  du  dernier 
jour  consacré  à  la  prière,  qui  esi  la  niême  que  l.i  dernière  du  iroisiènie 
moi.  d'Iiiver  ;  et  le  matin  tle  la  léte,  la  nege  lut  enlevée  au  «levant  de  rha- 
que  kliouroalL  Une  iiii  ige  de  Dchukdctiaminmi  y  liil  élevée  el  abri  éc 
par  un  parasol,  d«-  m;  nié  e  cepeinlanl  que  le  LSonrklian  pût  recevoir  I  s 
premiers  rayons  du  soleil.  De  clia(|ue  côie  de  riUMLe  daieni  des  coup  s 
d'i  iïrande  et  des  6«/('/ijy,  placés  sur  des  laltl-s,  de\ani  lestpMlls  on  vm.ii. 
dans  une  écmlle,  un  i;ios  lialing  eu  b:'nire,  dont  f  s  Ignés  (|ui  éiaiint 
tracées  dessu;  se  dii  igcaieiil  di  côté  de  l'image.  Au  b  ver  du  soleil,  les 
trois  prêtres  b  s  pins  d  stiigués  de  la  kliniiroiill.  poilaiil  des  esi  ères  de 
cymbales,  s',  ssireiit  sur  des  tapi,  de  fi  u're,  tandis  (|ue  d'autres,  debout 
ei  a-s  s,  foriaaienl  un  demi  cercle.  Di  s  letiill  s  écrites  en  lanj-nie  lan^ontc 
éia  eiileleiiiliips  sur  les  genoux  des  prêtres.  Pétulant  qu'on  ch.inlaii,  des 
troupes  de  Kdmouks  s'apiirochaieit  de  l'ima/e,  se  pro.sti  roiiieiu  (le\aiit 
elle,  puis  fais  lieiit  proc  ssioniielleiiienl  le  loui'  des  huiles  où  l'on  se  i  éuiiis- 
sail,  et  e  iliii  ils  ven. tient  se  placer  peleniele  au  rende  p  lU  ■  assister  i.ux 
cérémonies  religieuses.  Le  boid,  qui  était  assez  (if,  à  cuse  de  I  h.  ure 
, , , -■ — 1  ^» 

(1)  Cette  expression  vient  du  mot  ear  qui  signifie  $ommanrlçm€Pi. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


55, 


tiès  tratinale  à  laquelle  se  faisnit  coite  cérémonio,  Oiait  fort  sensible;  et 
rt'ix'ii  iam  les  pieires  qui  fai-ai-nl  p.  itie  de  la  céi  t'iminie  éiaient  nus,  «  t 
Kl  plupart  ava cMi  les  cli'ivcux  c  lupés  ras,  sans  qu'o.i  put  remarquer  que 
ic  II  01(1  les  incoinr.ioilât. 

I  a  prière  «"lant  tHrniim'ir,  les  prêtres  et  nnc  grantle  pariie  de  I.iïqucs  se 
rendront  dans  la  grande  lui  te  di;  réunion,  dnns  l'inlérieur  de  l.i((uelle 
I  imagede  Dtluû,(lcluiniinmi,  les  ligur.  s  le  Oaling  el  les  ciup  sd'oUVandes 
(urei.t  pniitiC''.  Les  pieires  clia:ii{ieiit  une  courte  |;rière  iiprès  laquelle 
ils  se  letÈreni  subiit-niei.t,  et  cliacuii  fli.  rlia  ù  s'approc'ier  des  nna,'es 
suspendues  dans  l.i  buit',  pour  li's  loucher  a'ic  le  rr.ni.  I,a  foule  (jui  était 
«îuiréc  dan- Li  lii/tt'i  en  litaiiaiit;  rtle*  prêtres  antique  le  p'uple, 
iprès  avilir  iQUi'lié  les  ini  ges,  revenai  nt  sur  leurs  oas  pour  s'aecos;er 
l  i'ci,  roquement  en  er  ant  :  «  Mèndou.  »  Le  tuQiulte  était  si  grand  que  l'on 
recevait  des  cou  s  de  ions  côtés. 

Les  cris  de  mèiidim  cl  les  scrrcmons  de  mains  ayant  duré  quelques 
insians,  les  prcties  s'assirent  sur  des  lapis,  et  on  apporta  du  llié  et  d  i 
reaudi'->ie.  En  uièuie  temps  on  di>iril)iia  dans  l'assemblée  des  morceaux 
de  Viande  gilee,  et  après  re  déjeuner,  la  réunion  se  sépara. 

F,n  sortant  de  c<  tie  cérémonie,  on  se  rriid.t  riiez  le  vice-khan,  qui, 
assis  avec  son  épouse  auprès  di  fi>yer,  recevait  le  salut  du  zai^aaii  de 
ceux  qui  cnir..ieni;  et  celte  aidi'iice,  desiinée  à  recevoir  et  à  rendre  ce 
salut,  dura  p!usd  une  lieiire.  Lors  de  cette  létc,  il  est  d'usage  de  pot  ter  à 
sa  ceinture  du  fâieau,  du  sucre,  des  laisiiis  de  C'iriiiihe,  des  ligues  et 
d'auti  es  fruits  secs,  et  l'on  se  fait  léciproqueraent  des  prés>us,  pendant 
qu'on  <lit  et  qu'on  répond  mcndoii.  Les  Kalmouks,  oiéme  les  plus 
d  stingiiés,  font  porter  après  eux  un  petit  sac,  contenant  les  fruits  qu  ils 
donnent  et  reçoivent. 

Après  cette  réception,  le  vice-khan  se  rendit  avec  son  épouse  à  la  hutte 
de>a  nèie,  pour  y  faire  lesalut  du  zw^aan,  et  il  alla  ensuite  chez  le  la- 
ma. Le  prince  étant  revenu,  le  lama  viut  1»;  voira  son  tour,  et  le  vice  kh m 
lui  céda  la  place  d'Iionncu".  L'eau-de-vic  et  le  vin  tariarc  furent  alors  ser- 
vis ii  pleines  coupes  aux  assis  ans;  les  prèircs  ne  (levaient  qu'y  ireaiper 
leui  s  iiuig  s  ;  liien  peu  repend.mi  obser>  èreiit  cete  restriction,  lanlis  que 
les  auliosi't  ineiiie  les  priiiripaux  6atkîc/a' cherchaient  à  se  dédommager 
des  temps  d'abstiiiencc. 

Le  prislavv  etil'au  res  Kaltnouks  de  qualité  se  réuniront  rhez  le  vice- 
khan  pour  dîner.  La  viande  et  le  riz  furent  servis  gelé-,  parce  que  le 
nombre  des  ci>nviveset  W.  grand  fr<.id  (in'il  fa  sait  avaient  ernpéebé  df;  les 
faire  eliaull'er  ;  mais  les  boissons  dini'nuèrenl  un  peu  le  froid,  tt  cba  :ua 
retourna  chez  >oi  avec  l'esprit  fort  gai. 

Pendant  qu'on  se  n'jouis-a  t  ainsi  dans  les  buttes  du  prinre,  on  s'ac- 
quittait à  la  kIwurouU  d'une  cérémonie  religieuse  qui  se  fait  avec  des  li- 
gures en  pâte  cimpnsée  <le  farine  et  de  in:e'.  Les  Kalmouks  ont  tant  de 
"»!  néraiion  pour  ces  figures  qu'on  ne  les  a|ipror  he  qu'avec  respect  elqu'on 
n'ose  pinnt  !■  s  toucher  avec  les  mains  nues;  ils  regardent  même  comme 
un  crime  d'en  approc'ier  la  b',u<he  à  cause  île  l'hileine.  On  ne  les  fiit 
que  pour  les  srandis  fetcs  ;  et  quand  elles  ont  une  fois  ligure  sur  l'autel, 
on  les  jette  dans  les  Ilots.  Aussi  on  se  rend  t  le  soir  procesionnelleinent 
sur  l'S  bords  du  Koum  i,  pour  y  jeter  celles  qui  avaient  servi  à  la  fête  du 
zugaan,  que  les  prêtres  et  les  laïques,  les  femmes  et  même  les  lilles,  ne 
terminèrent  qu'à  moitié  ivres;  .'■i  bien  que  les  gardes  du  prince  furent 
obligés  de  veiller  tous  les  cinquante  autour  de  sa  hutte. 

La  fête  du  zugaan  dure  depuis  le  premier  jusqu'au  huitième  jour  du 
premier  mois  du  priinemps  ;  et  comme  le  preuiifr  jour  est  célébré  avec 
plus  de  pompe,  on  I  appelle  le  grand  jour  de  la  fcie  zagaan.  Le  secoiid 
jour  fut  célébré  chez  le  lils  aîné  du  prince,  cl  1  s  autres  a  la  khonroutl. 
La  gaîié  produilr»  par  l'usjge  des  boissons  ne  se  faisait  pas  seulement  re- 
nia quer  clii  z  les  prcires  par  les  discours,  mais  encore  par  les  dunies  et 
les  cr.ants. 

La  daii.'C  et  1rs  chansons  qui  ne  sont  pas  religieuses  sont  défendues  aux 
prcires;  nia^s  pendant  la  fétr;  <lu  zoguan,  les  buklrlii  le,>  plus  .sages  mê- 
mes ne  se  coi' foriircnt  pas  rigraireuseuient  à  celte  défense.  On  dansa 
lieaucoiip  da'is  la  hutte  du  prince,  on  cha  la  duiis  les  airlrcs  ;  mais  chez 
les  prelres,  l'iviess;  les  excitant  à  un  sciitlm''nt  religiiuix,  ils  se  faisaient 
apporter  les  images  de  Dourklian  pour  les  lo.chir  avec  leur  fioil.  Le 
prince  1 1  >a  famile  étaient  pré;>cns  au  repas,  mais  ils  buvaient  avec  plus 
de  niiJih  iMtiori. 

Le  dernier  jour  du  zapian  devait  être  célébré  chez  le  lama  ;  mais  soit 
dévo'ion.  soit  éroiioni  c,  il  s'excusa.  0"i"il  •'  '•'  iinautilé  di'  lii|iieurs  bues 
a  cet  c  fête,  qu'il  sullise  di;  dire  que  chaque  khourouU  acheta  un  tonneau 
tic  vin  Cl  un  tonneau  d'eau  d(^vie. 

La  féie  des  lampes  îiri  iva  :  c'est  la  troisième  et  la  dcrn'ère  des  fêles  so- 
lennelles de  l'année,  riusicnrs  jours  avant  celui  où  elle  coiiîmence,  les 
prières  journalières  de  la  \<hoiiroull,  le  main,  ii  niuli  cl  le  soir,  sont  f.ii- 
tes  avec  plus  de  cerénionii-  pour  se  préparer  il  1 1  fête,  et  l'on  n'y  ép  irgne 
pas  les  inslrumens  de  mnt'iipie,  tandis  que  dans  les  hi.lles  particuicres  on 
célèl  re  ce  temps  de  pi  ère  avec  du  vin  iiriarc  et  en  jouiiri  aux  caites. 

Celte  léie  tire  son  nom  de  la  manière  dont  el'e  c  t  Cilébrée,  c'est-à-dire 
en  allumant  des  lampc^  {soiilUi  on  kalninnk  sii^iiilie  lum/w)  ;  elle  est  con- 
sacrée par  les  K  Imiroks  à  l'eler  leur  naissance  co.iiiniiue,  et  sa  di-pos  tioii 
est  vrainieiit  singniièrr'.  Le  Kalnio  'k  ipii  est  né  la  vei  le  est  cous  derë,  ce 
jour  lii,  comme  ayant  un  an.  Le  jour  do  la  fête  arrivé,  chacun  s'occupe 
des  dispositions  de  la  cérémonie  qui  a  lieu  sur  le  soir  lorsque  les  éioiles 
couiiueiiceul  à  brii'cr,  I.esla>'ic^  faites  avec  uuo  csjièe  de  paie,  sont 


remplies  de  graisse,  au  milieu  de  laquelle  on  fixe  un  brin  de  la  plante 
nommée  parles  botanistes  slipacaitUlatu.  qu'ils  entourent  d."  coton  pour 
servir  de  mèche.  Chaipie  lauil.le  kalmnnke  a  une  lampe  commune,  qui  a 
autant  de  mèches  qu  les  memb  es  de  inute  la  famille  réunie  ont  U'an- 
néis;  ces  lampes  sont  placées  ensemble  eu  sipari-ment. 

Les  personnes  de  di^linr  tion  f.nii  élever  au  devant  de  leur  hutte  une 
espère  d'autel  nommé  dcnd'r,  qui  est  suuveirt  aus-i  placé  auprès  de  la 
kkourouU.  Leur  hauteur  est  ordinairement  celle  d'un  homme,  i's  ont 
trois  à  quaire  pas  de  long  sur  la  nioit  é  de  large  :  ils  soni  composés  de 
bi  anches  tressées  et  posées  sur  des  morceaux  de  bois,  el  on  les  recou- 
vre de  çazon. 

Lorsjue  la  nuit  approcha,  les  prêtresse  rassemblèrent  auprès  du  déri- 
der de  leur  khoaruull.  A  côié  de  chacun  des  autels  brillait  un  petit 
foyer  que  les  prêtres  en'ouraieni  en  attendant  pour  allumer  les  lampes 
que  la  famille  du  vice  khan  sor  îtdesa  brille  pour  ouvrir  ie  cortt'ge.  EnOn 
le  prince  et  la  princesse  parurent,  se  mirent  à  la  tête  de  la  prec>ssion 
et  marché  en i  suivis  d'une  c  ur  nombreuse,  pendant  que  l'image  de 
So(«/.oa//a  était  portée  en  procession  au  son  d'une  niui(|ue  brujanie , 
trois  fois  autour  de  l'autel  ;  à  chaque  fois,  le  prince,  sa  fami  le  et  lous  les 
assisiaiis  se  priis;ernaieiit.  Le  mouvement  de  la  miiche  clian;'eait  suivant 
la  mesure  de  la  musique,  et  l'obscur  ité  la  plus  profonde  régnait  dans  la 
forêt  (lu  Kouma,  au  milieu  de  laquelle  la  fête  se  ce  ébrait.  La  place  où 
l'autel  éiaii  élevé  et  autour  de  la(|iielle  te  faisail  la  procr  ssion,  éait  pleine 
de  fossés,  de  irons  et  d'inr^galités  qui  auraient  rendu  cette  marche  donge- 
reusepour  lous  autres  que  pour  les  Kalmouks;  ceux-ci,  qui,  pendant  le 
jo  ir,  ont  la  vue  perçante  comme  le  fauron,  (t  pendant  la  nuit  comme  la 
chouette,  exécutèrent  leur  uiarr  he  sans  s  inquiéter.  La  procession  0  ainsi 
le  tour  de  l.i  khouroull,  ensuite  chacun  revint  dans  les  huttes  célébrer  la 
fête  en  buvaut  et  en  jouant. 

PE.\SÉC  A  PARIS. 

Neuf  mois  et  plus  s'étaient  écoulés  depuis  que  nos  amis  de  Paris  avaient 
commencé  à  visiter  le  pays  des  Kaluiouks,  et  ils  ne  cunuais;aient  pas  en- 
core à  moitié  les  mœurs  si  variées  et  si  bizarres  de  ces  piMipl  is  riouia  ic.-. 
En  étudiant  leurs  coiituines  lout  originales  1 1  nouvelles  pour  eux,  ei  par- 
tageant leurs  voyages  malgré  les  mauais  temps  el  se  fo,  l  fiai  t  ainsi  piiur 
I  aven, r  contre  les  intenipé.  ies  des  sa  sons,  picirant  des  notes  sur  ce  qui 
intéres-a  t  le  plus  chacun  d'eux  dans  Min  art  ou  dans  ses  goiits,  le  temps 
avait  passé  bien  plus  rapirlement  qui  s  l'avaierrt  cru. 
p,.Celi.î  des  cinq  (|ui  semblait  le  plus  heureux  de  ce  voyage  c'était  Pros- 

r.  Chaque  joi  r  maintei  ant  il  cotisarr.it  qur-lqui's  heures  à  pi  trir,  à 
s^'ulplr/r  avec  des  instruiiiens  grossiers  mais  précieux  pour  'ui.  r^c  peiiies 
hgurines  dans  lesquelles  un  artiste  aura  t  reconnu  une  touche  vigo  rreuse 
•^t  presipie  inspirée  du  talent  il  coup  siir,  du  génie  peut  ê  re.  Il  par.int 
un  jour  à  copier  un  Kaim^uk  dans  son  cotuine  original  et  reçut  sur  son 
œuvre  les  félicitations  naïves  de  toute  la  horde  et  celles  plus  inteLigcnics 
et  non  moins  siiuères  de  ses  amis. 

<■  (Jui  m  aurait  dit  j  imais.  rr  p  t.iit  il  souvei't,  qu?  ce  seraient  les  Kal- 
mouks, lin  peup'e  p,  esque  sauvage,  (Innt  j'ar  long-'.eini  s  ig^  oiv  l'evisicrcc, 
qui  me  donneraient  les  priMiiières  notioi  s  de  la  sculpture  :•>  Bravis  Kal- 
mouks, va!  M  je  pouviis  m'y  dôr-idr  r,  je  vous  embras>eia's  !  • 

Errhu,  voyant  appincher  l'é.ioiine  de  leur  retour  en  Frarrcc  ,  les  cinq 
compagnons  d'aveiuuies,  qno'qn'il  leur  res;ât  beaucoup  de  choses  à  éiu- 
d  ce  dais  le  pavs.  ilurriu  su  ger  au  d.'eari.  .Malgré  les  épreuves  un  peu 
périiblis  qu'ils  y  avaient  ea  i  subir,  ils  ne  rerroncèrenl  pas  ii  l'irlée  de  ic- 
veii  r  u'i  jour-  le  vi-iier  encore.  Prosp.  r  sijrinut  eonsidér.iit  ce  voyage  à 
f  ire,  dans  l'avenir,  comme  une  deiie  de  reconn;  issance.  Le  jour  où  'par 
l'entr émise  de  Paul,  les  Français  lirenl  leurs  arlii  ux  au  vice-kliau,  lut  un 
jour  presque  irise  puur  toute  la  hurde;  ils  avaient  été  borrs  cl  auréibles 
pour  cir.curr  :  on  les  regretta.  Le  vieux  ghellrving  i|ui  av.iii  uroniré  son 
tiri  il  Prosper,  surtout,  éprouva  un  vériiàblj  chagrin  de  se  séparer  dcson 
élève. 

Le  prince  Pokilofféliit  atiendu  pir  de  nombreux  amis  dans  sa  ville  ii,i- 
lale,  la  molerne  rapiiale  île  la  liii  sie  ;  les  o  dresde  son  gouvcr.  luiint 
l'y  rappela  eut  d'aideuis  pour  y  rendre  compte  de  sa  uii>siun  ;  -es  amis, 
qui  ne  vnuaierrt  p^s  le  quitter,  l'.iccomfajiièrenl  donc  à  St-Pcier.-bouig. 

Dans  la  cité  impériale,  'oui  sembla  ad.iiirable  aux  q- aire  Français;  lo 
frais  souvenir  de  ee  qu'ils  venaiêi  t  d'êpr-onver  chez  les  Kalmm  ks  tl'uu 
et)  é,  de  l'autre  l'espoir  île  ri'vnir  Paris  dans  que'(|ues  j"ur'',  ronciuralciii 
il  rendre  tout  charmarri  ii  leurs  Viux.  Ils  descend. i eut  h  l'hOlel  d-'  le..r  il- 
|.ns:ie  ami  ,  que  la  s  iciété  de  là  cap:l.le  tt  uniit  de  fê  es  pen.lani  Irois 
jours.  En  artistes  toirj<rurs  passionnés  pour  leur  art ,  llaphaël  ei  Gilbert 
vlsiièn  ni  lesaMiiumens  épais  dans  les  quaia'iie-deux  quart  ers  de  Sainl- 
Pêtersbourg  ,  l'aeadéc  i<;  i  npérialc,  la  cii.;deile,  les  trente-cinq  grandes 
églises,  la  statue  équestre  de  Pierc  1"  fun.liieen  broiiii>.  sur  un  rocher 
de  granit  et  du  poils  de  trois  niillions,  grand  smvcnir  de  CjtlnTitie  II. 
Ovide  les  aceompag:  ail;  en  hominr  d'éruili  ion  cldog'ilt  sur  toutes  rho- 
se,  il  donnait  son  avis,  souvent  impiiriani.  teiijours  umL'.  Pr<itp<r.  peur 
qui  la  vie  eiail  plus  douce  c'  les  joirr-s  moins  Imigs  dei  u  s  que  r.  ri  i.'c  la 
l'Cii'plirie  s'était  révélé  en  lui,  pioliiail  maintenant  de  re  qu'il  cnicn  lait 
au  ant  que  de  ce  ju'il  vovai.  Le  ciecroac  était  l'aimable  cl  sava.,t  prin- 
ce Paul,  qui  faisait  les  hoimei;is  de  son  Pcierîbourg  .^vcc  une  grâce  cLar« 

maille,  :.  .  ' 


54 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


On  partit.  Je  ne  vous  dirai  pas  les  mijle  folies  que  la  joie  du  retour  et 
les  c.spi  riiiiccs  (lui  les  ailcinlai  nt  à  Paris  Creiit  (léliu-r  à  la  Iroiipe 
joïei  se.  et  e  vous  fciai  yriirc.  de  ia  rouie;  il'aillcurs  ils  ne  regardaient 
p  lis  ri^i),  Paris  était  au  bnut.  Berlin,  Hanovre,  le  liLiii,  Bruxelles  n'eu- 
rent d'ei.x  que  des  regar  is  rapides  et  d<s  ad.iiirali'ins  sius  entliouàd.Mue. 
Air.'s  lini  eli'S,  ils  passC'r'iit  par  Lille,  par  Arras,  pjr  Auiitus;  ce  lu 
uu  soir  (|u"ils  se  trouvèrent  dar/s  celte  dernière  vi  le. 

I.e  prince  Paul  Polikufl'eui  alors  un  de  ces  capiices  que  vous  savez  :  il 
se  Mit  en  tète  dajiiuiir  un  épilogue  à  la  eoinèdie  qu'il  venait  déjouer 
avec  ses  (juaire  aints,  et  de  l-queile  leur  enleveiiieiil  de  Paris  avait  èlé  le 
pri.liiiiue.  Ils  étaient  descendus  à  Pliôlel  de  France,  Paul  y  comiiiaiula  un 
souper  sp  eiidi  ;e,  et  ses  a.iiis,  qui  n'el.'it  nt  plus  séparés  (pie  par  une  nuit 
du  lU!  lie  ieurs  voeux,  le  féièient  (ligneineni  ;  pour  cela,  ils  hureiit  avec 
une  p  is  'vér.mce  a.liniiahle,  et  firent  si  bien  que  le  prince  put  aisément 
leur  d.inner  des  vins  priparés  de  la  niéine  façon  que  lavaient  été  ceux  de 
la  soirée  du  27  feviirr.  La  même  cause  produ  sit  les  mêmes  ell'ets,  c'rst-à- 
dire  qu'on  transporta  les  quatre  voya^jeurs  endormis  dans  la  cliaise  de 
pote  (lu  prince,  (|ui  cette  fis  ne  les  quitta  pas,  sans  qu'ils  lissent  seule- 
ment miuc  de  vouloir  s'éveiller. 

RÉVEIL. 

Il  8iilîit  d'une  nuit  pour  venir  d'Amiens  à  Paris ,  et  d'une  nuit  bien 
couiie,  qeaud  on  peut,  comme  le  prince  russe  ,  éionner  les  poslil  ons  à 
f()|ce  (le  géHi  ro.siié.  Uoiif  le  lendemain  du  souper,  la  chaise  de  posie 
s'iirréail  dev.-!nl  l'iKMel  d'oii  elle  é:aii  partie  uu  an  auiiaravaui,  rue  de  Ui- 
voii.  L(?s  qiîatre  anrs  ne  s'é'i.ient  pas  réveillés.  Le  prince  deniamla  la 
fliambre  ()ui  avait  v  j  le  souper,  et  l'ay.int  o!;tenue,  il  y  Ut  remeitre  louies 
choses  absolument  dans  le  même  éai  qu'a  la  lin  de  celle  exii  a.aganie  soi- 
rée, pu's  il  y  lit  iransporlcr  ses  c  iiiipagnous.  Tout  (  c'a  deuiamla  assez  de 
temiis.  Eniin,  vers  la  lin  de  la  nail  qui  suivit  l'arrivée  delà  caiavun'',  les 
voyaseur.-.  s'éveillèrent  à  peu  pi  es  eu  même  temiis.  Le  prince  l'okiloiT,  de 
fjiiijo  liens  ce  récit,  m'aassuréqie  cemoaicii  avait  élé  l'un  des  plus  ddi- 
cicnx  de  sa  vie.  «  Vous  pensez  bien  ,  m'a  l-il  dit ,  qu'ils  se  l'rouèrent  les 
yeux  au  moins  trois  fois,  puis  qu'ils  les  ouvrireui  aussi  grands  que  la 
caisse  d-  votre  bu''get.  » 

—  Allon-,  mes  auiis,  dit  Paul,  le  jour  s'avance,  je  vais  bientôt  partir, 
rijveillez-vous  tout  ii-fail  :  nous  n'avons  plus  que  peu  de  momeus  à  resicr 
ensemble. 

Ilaj.liaél  se  leva,  et  d'un  pas  vacillant  encore  il  alla  écarter  les  ridcaiîx 
d'une  Iciielre  ei  revins  s'asseoir  tout  bébété  :  il  avait  vu  tout  siinpleiiicnt 
les  pav(  s  lie  la  rue  de  liivoli  écla  res  par  le  gaz,  un  innocent  fac  kinnaiic 
qui  soiillliit  drfos  ses  doigts,  pu  s  les  arbres,  ei  à  sa  gauclie  nu  dessus  du 
gia.ill'in  de  Marsan,  une  lueur  naissaMe,  pree.iicr  rayon  du  jour. 

—  Par  saint  Nicolas,  reprit  Pokil  If,  vous -dormez  adinirabL'uient,  mes 
convives  lii  n-aimés;  si  viuis  vous  étiez  ciiieiidus  lout  à  i'ùeure.  vous  (ai- 
gi'Z  à  quatre  un  cœur  de  r  nllemeiis  plus  éiiergi'pn^  que  la  valse  inler- 
nale  de  Robert  :  c'est  une  idée  que  je  donnerai  à  Bei  lio/. 

Il  é:ait  iicuf  heures  du  matin  que  le  priiiee  n'ava  l  pas  encore  réussi  à 
con^ainrrcscs  ai  is  qu'ils  asa.eni  rêvé  et  qu'eux  n'avaient  pas  encoie  pu 
se  peisua  Ur  qu'ils  n  avaient  pas  rêvé. 

La  dispute  était  Irèî  chaude. 

Lu  dumesl  que;  tous  quafe  coururent  à  lui. 

—  Mim  ami,  s'eciièient-ils  eus  mble,  quel  jour  sommes-nous? 

—  Aujinud'luii,  dit  le  garçon,  c'istle  28  février.  Mais,  tenez,  messieurs, 
voici  Irnis  lettres  qu'on  m'a  dit  cire  extrêmement  pressées,  car  b  s  per- 
sonnes qui  les  ont  remises  cliei  vous  avaient  l'ordre  de  vous  les  porter 
paiioui  oij  Ton  croiraft  pouvoir  vous  trouver. 

—  Donnez. 
-     —  Voyons. 

—  Doiiiiej  donc. 

Pi-'pli.  él,  Ovide  et  Gilbert  ouvrirent  précipitamment  leurs  lelircs  et  di- 
rent en  m  'ine  temps  : 

—  l'arbleu,  je  savais  bien,  rarls,  le  28  février  ISZ...  Nous  avons 
vieilli  d'une  année,  ce  D'est  point  un  rêve. 

Raphaël  lut  : 

0  Monsieur, 
«M.  1"  directeur  du  Théâtre-Français  a  l'honneur  de  vous  prévenir  que 
«la  c(Mnédie  en  (  inq  actes  et  en  veis,  la  Femme  philosophe,  dont  vous 
«êtes  l'auteur,  va  être  mise  en  répé  ition  aujou'-o'hui.  Il  vous  aliend  en 
))ce  moment  au  ibéiitre  pour  régler  avec  vous  quelques  disposiiiuus  pré- 
«paraioirts, 

)>M.  le  directeur  vous  prie  d'agréer,  etc.  » 

Au  revoir,  Paul,  tu  es  un  bon  autocrate  ;  donnc-iaoi  ta  main,  au  rc- 

oir.  Oh!  quelle  joie! 

JU  naphaêl  soriil  en  courant. 

Oviielut: 

«  M(/n  clier  gendre,  j'ai  appris  par  votre  dernière  lettre,  datée  de 
«Saint  Pélersboui  g,  que  vous  deviez  arriver  à  Paris  le  2,î  de  ce  mois; 
«nou.s  sommes  au  :i8,  et  je  ne  vous  ai  pas  vu.  Je  vous  apprends  avec  plai- 
»sir  que  nos  emb  irras  sont  terminés.  Accourez  donc  embrasser  voire  fu- 
Dluic  et  nous  (liie  le  jour  où  vous  voudrez  l'apptler  voire  femme. 
»  Je  vous  embrasse,  elc,  •< 


—  Paul,  à  bientôt! 

Et  Ovide  s'élança  sur  l'escalier. 

Gilbert  lut  : 

«  Monficreimon  Gilbert!  je  t'attends  chez  toi  depuis  une  heure,  où  es» 
0  tu  ?  Viens  donc,  je  meurs  du  désir  de  l'embrasser. 

»  Ton  Edmond.  » 

Le  peintre  ne  put  pas  dire  un  mot,  lui;  il  Ferra  ia  m  in  de  Pokiloffà  la 
lui  br^iyer  dans  la  sienne  et  renversa  deux  fauteuils  pour  gagner  la  porte. 

—  Allez,  joyeu'i  fous,  dit  le  piince,  ne  calomnioz  jamais  la  vie.  Et  toi, 
Prosper,  n'as-lu  rien  (|ui  l'alten  I  à  Paris? 

—  Oh  !  si,  mon  bon  Paul,  répnndit  le  nouvel  artiste;  ce  qui  m'altenc 
ci,  c'est  le  travail,  c'est  l'aride  Phidias,  c'est  peui-èire  la  gloire! 

I>AIL    VVER\ER. 

{Traduit  de  l' allemand.)  —  (Mutiée  des  Familles.) 


DRAMES  ET  HISTOIRES  MABITIBÎES. 

I.  li»  ITosix. 

Depuis  douze  jours  la  frégate  la  Circé  était  à  l'ancre  en  rade  d'Oran. 
Sa  I  oijue  sveUe  et  mignonne,  que  léchait  une  lame  douce  et  bien  égale, 
se  balançait  nonchalamment  au  milieu  des  sombres  bouées,  ailendant 
sans  impatience  l'ordie  d'appareiller  pour  la  côie  de  Fiance.  Mais  qui- 
conque avait  pu  admirer,  à  son  enirée  dans  la  i  ade,  lu  belle  frégate  a  ors 
si  vive,  si  liére,  cl  comme  un  cguc  éclatant,  toute  rehiisanie  aux  rayons 
du  soleil  africain,  n'aurait  pu  la  reconnaître  à  celle  heure.  La  plus  jolie 
femme,  dii-on,  ue  doit  pas  elie  vue  sluis  t  iletle,  et  depuis  douie  grands 
jours,  Circé  la  pimpante,  comme  l'appelait  son  vieux  conimandanl  liai  ol, 
avait  oublié  de  faire  la  sienne.  Les  cordages  pendaient  aux  mâts  coaime 
des  boucles  de  cheveux  en  désordre,  sa  voilure,  à  demi-carguéc,  rappelait 
parfaitement  uneiobe  mal  po  lée,  et  son  bus  terne  et  poudreux  pouvait 
être  comparé  à  un  gant  sa'e  et  tléiri  à  la  main  d'une  femme  à  la  mode. 
Quille  était  donc  la  cause  d'un  pareil  changeme.it?  Circé,  qui  avait 
coinpié  jusqu'à  ce  jour  de  si  nombreux  adorât 'urs,  allait-elle  enlin  ron- 
naîlie  la  honte  de  i'abanJon?  Devait-elle  être  rangée  parmi  ces  Ciirônes 
obseures  et  délaissées,  destinées  à  périr  à  l'amarre,  comme  une  malheu- 
reuse condamnée  au  poteau  du  piloii?  Grare  au  ciel  !  t.lles  n'étaient  point 
les  destinées  de  Circe,  etccsqueliju  s  jours  d'oubli  devaient  passer  ina- 
perçus dans  sa  cariière  qui  allait  devei.ir  plus  brill  mie  que  jamais.  De- 
puis douze  jours  la  providence  d  .■  la  Circé,  son  a  Imii  aleur  passioiiné,  son 
roi,  son  ainani,  son  père,  le  commandant  Harol  eiiiiu,  était  à  terre  avec 
l'éi-t  major;  l'équiiage  était  en  congé,  et  il  n'était  resté  à  bord  qu'un 
lieuienant  et  queiijues  maielols.  Mais  l'ordre  d'appareiller  arriva  entin. 
Au  I  reaiier  signe  de  comin.indement,  tous  les  matelots  furent  à  leur  post(3 
comme  un  seul  liomme,  ses  voiles  éiendireni  leurs  grands  bras  de  fauiô- 
mes  pour  subir  la  visite  qui  annonce  le  départ.  Le  mouvement,  la  vie,  les 
cha-  ts  joyeux  recoaimencèi  eni  à  bord,  et  la  Circé  reprit  son  allure  heu- 
reuse et  ses  brillantes  couleurs. 

—  A  quelle  heure  le  départ,  lieutenant?  dit  un  jeune  aspirant  qui  re- 
tournait avec  bonheur  vers  la  côle  où  il  avait  nue  mère  à  embrasser,  de 
douces  atleclions  à  retrouver. 

—  Demain,  à  quatre  heures,  les  dépèrhes  du  maréchal  gouverneur  se- 
ront apportées;  à  tinq  heures  on  lèvera  l'ancre,  lui  répondit  sèchement 
l'ulijcier. 

—  On  lèvera  l'ancre,  et  le  commandant  est  encore  à  terre! 

—  Il  attend  sans  douie  vos  ordres  pour  revenir  à  bord,  monsieur. 

Celte  dure  réponse  à  une  question  bien  innocente  dans  son  indis- 
crétion coora  vivement  les  joues  du  jeune  homme.  Il  vnu  ul  s'excuseï  ; 
mais  quand  il  releva  la  léte,  le  I  cuienani  était  déjà  loin  ;  l'aspirant  se  rap- 
pela qu'il  était  marin,  c'est-ii-dire  que  toute  rétlexion  lui  eiail  interdite, 
il  éioulfa  ce  dernier  cri  d'une  liberté  qu'il  s'(  n'orçait  chaque  jour  de  mè- 
tre à  néant,  cl  alla  demander  .i  son  hamac  l'oulili  de  ses  lèves  dorés  qu'il 
avait  un  par  un  semés  dans  le  sillage  du  vaisseau.  C'était  eu  clfei  chose 
inaccoutumée  qu'un  si  long  séjour  à  la  tôle,  pour  un  vieux  loup  de  mer 
comme  Harol,  (lui  ne  sentaii  ses  jambes  solides  que  sur  le  plancher  de 
son  vaisseau.  C'est  qu'Harol  soleniiisat  à  table,  au  milieu  de  jojeux  amis, 
son  dernier  voyage.  11  allait  dire  adieu  à  la  gloire  mariiiine,  se  faire  pékin 
comme  un  bourgeois  de  Paris,  et  comme  il  le  disait  dans  son  langage 
eue  g  que  :  le  vieux  requin  devenaii  barbillon  de  S  'ine.  Apre ^  vingt-cinq 
ans  d'honorables  services  rendus  à  son  pays,  le  commandant  Harol  n'était 
point  mis  à  la  retraite,  on  le  rappelait  à  Paris,  pour  (irofiter  de  sa  vieille 
expérience  dans  la  grande  question  des  armemens  qui  se  traitait  alors. 
Harol,  qui  avait  bien  acq  ils  le  droit  de  demander  ei  de  recevoir,  avait 
obienu  la  n:iiiiinaiion  de  son  neveu  au  commandement  qu'il  allait  quilter, 
et  le  soir  dont  nous  parlons  il  était  encore  à  terre  avec  son  état-m^qor  à 
qui  il  venait  de  déclarer  qu'il  n'était  pus  son  commandant  qie  jusqu'à  la 
côte  de  France,  et  que  là  il  remettra  t  ses  pouvoirs  à  son  neveu  F.-é- 
déiic. 

Il  était  onze  heures,  depuis  long-toups  le  sr.uper  était  fini,  les  verres 
de  punch  à  demi-vides,  le  ra  onnemeni  des  visages,  l'éclat  des  yeux  an- 
noiiçaicut  que  les  choses  avaient  élé  bien  fji.es;  on  en  était  au  second 
dessert,  c'est-à-dire  à  la  pipe,  et  chacun  des  eo!ivi>e  se  livrait  avec  laut 


de  cœur  à  cette  doû'Ct  .  .  -.- -c.^..  <- i^cint;  an  ou  pouvait  uis- 
tinguer  les  Lommes  -^  ui  cQjfcés  dans  le  nuage  épais  de  fumée  qui  rem- 
plissait rapparit'inciil,  et  qu'une  personne  du  dehors  n'aurait  pu  y  péné- 
trer sans  courir  le  risque  (l'être  asphyxiée.  Les  conversations  éiaient 
chaudes  et  animées,  on  parlait  pnl:tii|ue,  et  l'on  soutenait  avec  feu  la 
iliese  si  clière  aux  marins,  de  la  supéiioriié  de  l'armée  de  mer  sur  celle 
de  terre. 

—  Tout  ça  c'est  de  l'écume  à  la  proue  de  ma  frégate,  fit  le  comman- 
j  (lant  Haiol  en  bourrant  de  nouveau  sa  pipe,  et  vous  vous  lancez  vous 
autres  dans  la  politique,  comme  une  goélette  à  peine  sortie  du  chaniier, 
q  li  voudrait  lutter  de  vitesse  avec  notre  Circé,  la  plus  line  voilière  de  la 
l\léditerranée.  Mais,  mes  jeunes  marsouins,  vous  avez  beau  ouvrir  les 
ouies  et  battre  di^s  nagerons,  vous  ne  serez  jamais  d;>s  cachalois.  Je  vous 
ciitenils,  depuis  une  heure,  débiter  un  tas  de  niaiseries  à  f.iire  couler  bjs 
un  vaisseau  de  94.  Eh!  mille  sabords,  il  y  a  un  terme  à  tout.  Pour 
pai  ler  des  marins,  il  faut  les  connaître,  et  vous  autres,  troupeau  de 
goélands  d'eau  douce,  vous  n'avez  fait  connaissance  avec  eux  que  dans 
les  livres  ou  en  Imaginative.  Celui  qui  soutiendrait  qu'un  marin  n'est  pas 
supérieur  ii  un  .soldat  de  terre  déraisonnerait  autantque  s'il  voulait  p  acer 
le  canard  au  dessus  du  cygne.  Eiifans,  c'est  le  comniantlani  ilarol 
qui  peut  décider  la  question  et  prouier  qu'il  y  a  autant  de  distance  entre 
un  marin  et  le  plus  crâne  des  pi-kius  qu'entre  un  vaisseau  de  120  canons 
et  une  chaloupe.  —  Allons  !  qu'on  remplisse  les  bols  ;  c'est  du  rhum  qu'il 
nous  faut  celte  fois  ;  qu'on  appoite  du  tabac  frais,  nous  avons  encore  une 
Leure  avant  l'eaibarquement ,  dit-il  en  consultant  sa  montre  ;  je  com- 
mence, et,  à  minu  t,  mon  histoire  sera  finie  : 

0  La  journée  avait  été  chaude;  de  douze  vaisseaux  nous  étions  restés 
à  sept,  et  nous  en  avions  coulé  bas  huit  aux  Anglais. 

»La  nuit  éteignit  le  feu  des  sabords  et  permit  de  se  compter  un  peu; 
ma  foi,  ce  n'était  pas  une  longue  bcso^tne. 

«J'étais  lieutenant  sur  le  vaisseau  VEote,  et  je  fus  chargé  de  faire  l'appe 
de  ce  qui  restait  d'hommes  vivans  sur  le  navire.  Trente-deux  répon.lin  nt 
sur  deu\  cent  quarante  que  nous  étions  le  miiin,  et  encore  ces  trente- 
deux  n'étaient-ils  pas  tous  complets.  Par  exemple,  tout  le  monde  avait  un 
ap)>étit  de  requin,  et  ça  se  comprend  :  on  avait  oublié  de  déjeuner  et  il 
était  huit  heures  du  soir.  On  lit  une  distribution  de  vivres  avec  double 
ration  de  vin  et  d'eau-de-vie,  et  après  une  bonne  heure  employée  à  jouer 
aciivemeiit  des  mâchoires,  tout  le  monde  ronllait  à  bord  de  l'Eole,  excep- 
té les  hommes  de  quart  et  ceux  qui  avaient  quelque  chose  de  moins  dans 
la  membrure. 

»11  y  avait  enrore  un  homme  qui  ne  dormait  pas  et  qui  n'en  avait 
guère  envie  :  c'éiait  le  lieutenant  en  premier,  Mar<el,  qui  éiait  passé  ca- 
pitaine pendant  l'action,  et  qui,  pour  la  minute,  commandait  VEolc;  un 
brave  homme  comme  la  mer  n'en  porte  pas  beaucoup!...  Un  verre  de 
rhum  brûlé  à  sa  mémoire  !  » 

Et  le  vieux  Harol,  après  voir  vidé  un  énorme  verre  de  punch,  essuyé 
sa  moustache  giise  et  rallumé  sa  pipe,  continua  : 

(I  Vers  les  onze  heures,  le  commandant  Marcel  me  fit  appeler  et  je  me 
rendis  aussitôt  à  ses  ordres.  Je  le  trouvai  assis  devant  une  table  où  étaient 
épars  quebiues  papiers  avec  une  bouteille  de  sauviHage  toute  pi  éparée. 
11  avait  la  tète  foricment  comprimée  entre  ses  mains,  et  une  pensée  qui 
n'était  rien  moins  que  gaie  lui  sillonnait  le  front  comme  fait  une  proue 
de  vaisseau  qui  entame  la  vague.  A  mon  arrivée,  il  releva  la  tète  et  me 
dit: 

u  —  Eh  bien  !  lieutenant  Uarol,  que  pensez-vous  de  VEolc  ? 

»  —  Commandant,  lui  répondis-je,  je  pense  qu'il  s'est  bravement  con- 
duit et  que  les  Anglais  sav(  nt  à  présent  si  les  bordées  tout  bonnes. 

»— Ouidà,  mon  brave  artilleur;  et  avcz-vous  visité  votre  navire  du 
pont  jusqu'à  la  cale? 

»—  Non,  commandant. 

»  —  Combien  croyez-vous  que  nous  ayons  à  attendre  pour  être  coulés  ? 

»  —  Que  dites-vous,  commandant  ? 

» —  Je  dis  que  j'ai  tout  vu  ;  à  cette  heure,  nous  avons  quatre  pieds  d'eau 
dans  la  ca'e,  elle  moule  d'un  pouce  par  quart  d'heure  :  calculez  mainte- 
nant. 

» —  Mais  les  pompes! 

» —  Oui,  les  pompes,  elles  pourraient  nous  sauver  si  vous  aviez  deux 
cents  bras  vigoureux  pour  les  faire  manœuvrer;  mais  que  tirer  de  trente- 
deux  hommes  dont  douze  sont  blessés?  D'ailleurs,  demain  au  matiu  nous 
serions  prisonniers  des  Anglais.  La  llotle  n'a  pu  nous  rallier,  nous  som- 
ines  au  milieu  des  ennemis,  et  la  nuit  seule  nous  protège.  Au  lever  du 
jour  nous  serons  perdus  ;  la  niitrai;le  a  déchiré  nos  voiles,  mis  eu  pièces 
noire  mâture;  nous  faisons  eau  par  vingt  endroits  à  la  fois.  Tenez,  depuis 
i|uc  je  vous  parle,  nous  nous  sommes  rapprochés  d'un  quart-d'heure  de 
la  mort. 

»  —  Eh  bien  !  commandant ,  qu'avez-vous  décidé?  qu'ordonnez-vous? 

»—  D'abord,  tuonsieur,  que  nous  mourrous  plutôt  que  d'aller  peupler 
les  pontons  de  l'Angleterre  1 

»  —  Bravo  ! 

»  —  Puis  que  nous  allons  tout  tenter  pour  que  l'ennemi  ne  puisse  pas 
dire  qu'il  nous  a  roidés  bas;  moulez  sur  le  pont ,  cl  appelez  l'équipage 
sjns  roulement  de  tambour, 

(1  —  J'obéiiî, 

»-Ahl 


» — Commandant? 

»—  Faites  mettre  le  grand  canot  'a  la  mer  ;  je  serai  sur  le  pont  aussit 
que  vous. 

"En  cinq  minutes  tous  les  hommes  de  l'équipage  étaient  éveillés  et 
réunis  autour  de  moi  ;  il  n'y  en  eut  qu'un  qui  Si!  fit  un  peu  attendre  à 
l'appel,  et  il  n'y  avait  pas  de  sa  faute  :  un  bra.e  jeune  homme  d'aspiraiÉ 
dont  le  père  était  le  plus  ancien  matelot  de  VEole,  et  qui  s'»  tiil  fat  en^ 
doumiager  l's  deux  jambes  par  un  ricochet  d;  boulet.  Cependant,  en  se 
traînant  sur  les  mains,  il  arriva  avec  les  autres.  En  ce  moment  le  com- 
mandant Marcel  parut.  Il  n'avait  plus  la  figure  que  je  lui  a^ais  vue  en 
bas.  Son  œil  reluisait  comme  une  étoile;  son  fi ont  était  droit  cl  lisse 
comme  un  beau  mât  tout  neuf.  11  semblait  qu'il  venait  nous  apponer 
une  bonne  nouvelle.  — Eiifms,  nous  dit-il,  la  journée  a  été  lielie,  et 
l'on  parlera  de  vous  quelque  part  ;  mais  il  y  a  une  caaniére  de  njieux  finir 
encore,  et  je  vais  vous  la  dire.  \JEo(k,  tel  que  vou;  le  voyez,  n'a  plus  que 
vingt  minutes  à  vivre  ;  si  la  nuit  était  moins  noire  vous  jùiieriez  vous-mê- 
mes que  si  nous  ne  voulons  pas  couler,  il  faut  nous  h.îlcr  de  partir.  Le 
canot  est  à  la  mer,  nous  allons  y  desceiidie  ;  ainsi,  de  ce  côé  I',  il  n'y 
a  pas  à  s'inquiéter.  Mais  il  ne  fmt  pas,  enlanï,  que  les  Anglais  pui-5ent 
se  flatter  d  avoir  fait  cou'er  1 /iy(c;  il  !aut,  au  Cinlrnire,  que  lo;i  riise 
que,  plutôt  que  de  se  rendie,  le  brave  vaisseau  a  préféié  sauter.  Vovcz- 
vous d'ici  le  tour  que  nous  jouons  à  l'ennemi,  qui  comptait  nous  happer 
demain  comme  les  requins  nos  pauvres  camarades,  qu'ils  n'auront  pas 
non  plus  ! 

»  Un  mouvement  se  Cl  dans  l'assemblée ,  le  commandant  Marcel  re- 
prit : 

n  —  J'ai  tout  prévu;  dans  cinq  minutes  le  canot  est  au  large,  dans  dis 
minutes  le  feu  sera  à  la  sainte-barbe.  Mais  qui  mettra  le  feu?  c'est  ce  qu'il 
faut  décider  à  l'instant  et  vivement. 

»  Un  grand  trouble  succéda  a  cette  étranse  proposition  ;  on  parlait  de 
tirer  au  sort,  de  prendre  le  plus  vieux,  ou  bien  encore  de  faire  une  traî- 
née d'artilice. 

«  —  Allons,  cria  le  commandant  Marcel,  hâions-iîons,  ou  si  vous  n'o- 
sez pas,  pat  lez,  vous  auties.  Je  resterai,  moi.  pour  sauver  l'honneur  du 
navire,  car  tout  ne  sera  pas  fini  après  cela,  il  faudra  un  autre  vaisseau  et 
ce  sont  les  Anglais  qui  le  fourniront. 

»  Pendant  que  le  comtiiandtînt  haranguait  ainsi  le  reste  de  son  équipage, 
une  scène  déchirante  avait  lieu  entre  le  >ieux  matelot  Pierre  et  la^piraut 
blessé,  son  fils. 

»—  Pète,  lui  disait  l'enfant,  permets-moi  de  rester;  de  toute  façon,  ta 
le  sais,  il  f.ul  que  je  meure  ;  eh  bien  !  laisse-moi  rendre  ma  mort  utile  et 
glorieuse.  Tu  as  été  fier  tantôt  d'ciitcndre  mon  élosre,  lu  le  seras  encore 
quand  plus  tard  on  te  serrera  la  mAu  en  le  disant  :  Vous  êtes  Pierre  Gros- 
nois,  le  père  de  l'aspirant,  oh  !  c'était  un  brave  ! 

»— Et  ta  mère?  répliquait  le  pauvre  Pierre,  suffoqué  par  les  san- 
glots. 

»—  Ma  mère.  Pour  la  consoler,  tu  lui  diras  que  je  sais  mort  en  prn- 
saiilii  elle,  et  tu  lui  porteras  la  croix  qu'on  m'a  promise.  —  Puis  fc  !c- 
tournant  vers  le  commandant  Ma  rel  :  —  Conniandant,  s'éciia-t-.l,  fai;es 
descendre  l'équipage,  je  me  charge  de  la  sainte  b.irbe. 

»  A  cet  ordre  solennel  comme  celui  d'un  su|)érieur,  tous  s'emprcssè- 
rent  d'obéir,  et  chacun  détila  devant  Joseph  silencieux  et  lui  sern  nt  avec 
respect  la  main  en  signe  de  reroiinai-since,  d'jdmiralion  et  d'éicrncl 
adieu.  Trente  hommes  etidcnt  déjà  dans  le  ranot,  et  il  ne  restait  plus  sur 
le  pont  de  VEole  que  Pierre,  qui  len  lit  son  fi's  étroiicaieu;  embrassé. 

/) —  Pars  donc,  père,  disait  ce  dernier  en  le  repoussant. 

» —  Non,  laisse  moi,  je  veux  rester  avec  toi, 

0—  Y  penscs-tu?  Et  ma  pauvre  vieille  mère  qui  t'attend,  qui  a  besoin 
de  loi,  et  que  tu  ferais  mourir,  entenrisiu? 

» —  Elle  mourra  tout  de  raènic  quand  elle  ne  reverra  te  p!us... 

»En  ce  momt'ul  on  appela  Pierre  de  la  barque. 

»— Allons,  pi'Tc,  du  courage,  ne  cotnpromctspas  les  amis,  ma  mon 
deviendrait  inutile. 

»—  Eh  bion  !  mourons  ensemble  ;  ils  se  sauveront  sans  moi. 

»  —  Tu  oiililies  l'ordre  du  commandant...  , 

»  —  J'oublierais  Imui  pour  rester  avec  loi. 

a —  C'est  impossible. 

»  —  îi  le  veux,  te  dis  je. 

»—  Et  dans  crt'c  Iniie  at dente,  désespérée,  Pierre  et  son  fils  étaient 
presque  en  dehors  du  navire,  susp'^ndus  au  dessus  de  la  barque,  lors^i;c 
dans  un  dernier  tll'orl  qui  les  réaimail  tous,  l'aspiraui  pncipi'.a  son  père 
dans  le  canot  : 

»  —  Adieu,  lui  cria  t-il,  vis  pour  ma  mère. 

«Un  in.stant  aprè.s  ils  étaient  déjà  loin  àe  VEolc,  et  tout  était  rentré 
dans  l'obscurité  et  d.uis  lu  si'ence  ell'rayanJ. 

»Sur  le  canot,  toutes  les  respirations  éiaient  suspendues.  l'S  regard.^ 
étaient  plongés  dans  Ks  profon.teuts  de  la  nuit,  les  oreilles  aileniivcs,  on 
n'entendait  que  le  liattem.iit  des  caniis. 

«Tout  à  coup  u;c  étincelle  jailli  au  noir  bnriion,  une  impercortibic 
lueur  s'allunn,  et  fut  aussitôt  suivie  d'éclats  foudroyans;  c'était  ronimc 
le  premier  jet  d'un  volcan  en  fureur,  puis  tûul  rentra  dans  les  ténèbres, 
et  le  sileucc  de  la  mort  régna  de  nouveau  sur  la  mer.  —  L'Eole  n'était 
plus! 

»A  la  terrible  c.xplo;>i.)n,  un  boiuiuc  avait  tressailli,  mais  aucun  cri  dq 


66 


LE  MAGASIN  LITTÉlUmE. 


s'tMait  fait  ontendre  ;  il  sYHait  défié  de  lui,  le  nialhonrenx  père,  il  s'était 
bâHliiiiné;  et  ce  coiira^'e  sans  exemple,  c'était  le  salut  eiii  canut,  cai-  in 
ce  niomvut  il  se  trouvait  à  dix  brasses  de  la  fiégate  anglaise  la  Cily- 
Lomlon. 

„_  Amis,  dit  à  voix  bafse  le  comman  lant  Marcel,  je  vous  ai  dit  qu'il 
nous  fallait  remplacer  Vtole;  voilà  une  fr  gale  (lui  nous  ira;  il  ne  s'agit 
plus  que  delà  pieiulre.  Ktouiez  hieu  :  Dix  lioinuies,  armés  de  crochets 
lue  j'ai  fait  préparer,  vont  luoDtir  à  l'abordage  et  pénétreront  pir  les 
labords;  div  ai. très  se  feront  hisser  à  l'aide  des  câbles;  I-;  reste  g.irdera 
,«  canot,  et  ira  au  liane  gauche  paur  détournei-  l'aiieniio!!  de  l'ennemi,  » 

On  obéit  à  liiisiant,  et  b  s  préparatifs  se  lire  t  avec  ordre,  quoique 
«vcc  aicleiir,  mais  dans  le  plu>  protond  silence,  car  le  niuiail.e  bruit,  le 
plus  léger  thoc  pou-ait  les  perdre.  Un  seul  homme  restait  étranger  à  celle 
(ulilime  manœuvre,  c'était  le  malheureux  Pierre  :  étendu  dans  le  fond  du 
canot,  il  semblait  en  proie  à  des  ^pasnles  violens,  et  personne  ne  s'ap- 
prochait de  lui,  lant  on  respectait  sa  doulear.  11  était  il  ce  moment  terrible 
toriuré  p.'r  un  mal  étrange,  indomptable.  Au  moment  où  le  sacrilicc  de 
son  hls  s'accomplissait,  un  cri  terrible,  arraché  a  ses  entrailles  de  père, 
ava:t  été  refoiib-  dans  sa  poitrine,  mais  y  avait  provoqué  une  irritation  qui 
devait  se  aianifister  par  une  toux  éelalanie.  Le  courageux  matelot  lullait 
avec  rage  contre  son  ennemie,  f-a  gorge  se  gonllaii  comme  si  elle  allait  se 
dé(  hirer,  sa  peitrine  se  soulevait  et  se  nieur Hissait  contre  le  bois  de  la 
barque,  sa  re^piralion  silllante  perçait  le  tiiple  bâillon  que  sa  main  crispée 
clouait  sur  ses  !èvres  ensanglantées.  Un  moment,  le  courage  l'abandonna, 
il  cédait,  il  laissait  s'échapper  les  rauques  accens  de  celte  toux  qui  allait 
perdi  e  tant  de  gi  us  de  cœur,  lorsque  la  pensée  de  son  lils,  et  de  son  mar- 
tyre devenu  inutile,  lui  rendit  les  forces  du  désespoir...  la  lutte  dura  quel- 
ques inuans  encore... 

—  Ah  ça  mais  enfans,  s'écria  Harol  en  consullant  sa  montre,  minuit 
est  sonné  t  i»  la  nier! 

—  Ohîdegr.ice,  commandant,  fit  d'une  seule  voix  tout  l'équipage  dés- 
appointé, un  moi,  un  seul.  Pierre,  Pierie!.. 

—  Eh  bien!  Pierie  ;  il  était  irauquillemcnt  couché  sur  le  dos,  son  cou- 
teau enfoncé  dans  la  poArinc! 

—  Et  les  autres? 

—  A  demain,  à  bord  de  la  Clrcé. 

£5.  ISi'ut^3@. 

Denuis  la  veille  ,  la  Circé  voguât  toutes  voiles  dehors  vers  la  cûtc  de 
France;  contrariée  d'abord  par  un  vent  de  S.-O. ,  elle  avait  repris  enfin 
sa  marche  acioutuiui'c,  et  pour  le  moment  (ilait  dix  nœi)ds  à  l'heure. 

Le  temps  était  brumeux  ,  l'épais  brouiilird  qui  enveloppait  la  frégate 
avait  amené  de  bonne  heure  la  nuit  et  forcé  le  ca,  itaine  d'orginiscr  le 
serv  cède  quart.  Retiré  dans  1.'  s.ilun  avec  f  s  oITiciers,  il  prenait  le  café, 
lorsqu'un  lieuienani  lui  rappela  la  promesse  qu'il  avait  faite  en  s'embar- 
quant  de  coniinuer  à  bord  de  la  Circc  l'histoire  du  matelot  Pierre  et  du 
capitaine  Marcel  après  rcxpUisiou  ilu  vaisseau  VEoie. 

„  _Pi,i(lii.ii,  repartit  le  commandant  Harol  en  faisant  son  gloria,  l'his- 
toire du  inati  lut  Pierre  esi  toute  finie  ,  puisque  je  vous  ai  dit  qu'on  l'avait 
trouvé  couché  sur  le  dos  dans  le  fond  de  la  chaloupe,  enfilé  comme  une 
sardine  à  la  lame  de  son  couteau.  Seulement  quelques  jours  après,  on  re- 
marqua des  la!  hes  au  liane  de  la  chaloupe.  C'éiaii  ce  pauvre  diable  qui 
avait  écrit  avec  son  sang  sa  recomman  ation  dernière  dans  ces  deux  mots  : 
Ma  (ami'l..  Tout  l'équipage,  le  capitaine  Marcel  en  téie  .  juia  de  répon- 
dre a  la  dernière  prière  de  leur  camarade  mourant,  et  il  lut  convenu 
qu'une  retenue  proportionnelle  serait  faite  par  voyage  au  profit  de  la 
•>euve  du  matelot  Pierre...  et  voilà!..  » 

Là-dessus,  Il  vida  tout  d'un  trait  sa  tasse  de  café  mélangée  d'une  hon- 
nêie  duse  d'un  kirch  o  iorani. 

u  _  Mais  ,  reprit  un  autre  oITicier,  vous  ne  nous  dites  pas,  comman- 
dant, ce  que  devinrent  le  commandant  Marcel  et  ses  hommes. 

»  —  Ah  !  vous  voulez  me  faire  jaser ,  enfdns  ;  je  devais  vous  donner 
une  leçon,  et  vous  me  demandez  une  histoire....  Eh!  bien  ,  suit  ;  vous 
aurez  l'une  et  l'au're...  Tom,  fais-nous  brûler  une  boutei  le  de  rhum  , 
du  vieux.  —  Je  vous  ai  dit  qu'il  n'y  avait  qu'un  vieux  loup  de  mer  comme 
moi  qui  piit  di^cider  la  supériorité  des  homim-sde  mer  sur  ceuv  de  teiie, 
et,  en  etlet ,  je  me  suis  engagé  a  vous  le  p'  ouvvp  en  vous  racontant  tous 
les  traits  de  courage  ,  d'obeissan"e,  d'admirable  dévoûment  qui  font  de 
chaque  marin,  dans  l'occasion,  un  héros.  Vous  avez  déjà  vu  Pierre  et  son 
fils  se  saciiUant  l'un  à  l'honneur  de  son  vaisseau,  l'autre  ait  salut  de  ses 
camarades;  maintenant,  soyez  tranquilles,  je  vais  vous  faire  lairc  con- 
naissance avec  bien  d'antres. 

dNous  avons  quitté  le  brave  Marcel  et  ses  hommes  au  moment  ou  il 
commandait  l'escalade  de  la  City-London.  Mdle  sabord  !  son  ordre  fut 
exécuté  à  la  lettre  ,  et  surpris  au  milieu  des  ténèbres  de  la  nuit  dans  uu 
désordre  que  justifiaient  les  fatigues  du  long  combat  qui  avait  eu  lieu, 
■■équipage  du  brick  anglais,  partie  endormi ,  paitie  hors  d'état  de  se  dé- 
fendre, fut  massacré  sans  pitié,  sans  qu'on  fit  grâce  au  m  lindre  mousse. 
Puis  sans  perdre  un  instant,  et  malgré  le  mauvais  étal  de  sa  mâture  et  des 
agrès,  on  mil  à  l'insiant  à  la  voile  et  l'on  passa  ainsi  au  milieu  de  la  Ûotie 

-1  anglaise.  -  „    .,    rv 

"Lelentlemainlebrick  avait  vent  arrière,  et  gouvernait  N-J.-O.  pour 
rallier  l'escadre  française.  Le  capitaine  Marcel  était  un  homme  lellcmcul 


(sclave  de  ia  discipline ,  qu'il  se  fût  puni  lui  même  le  premier  et  doub'e- 
nienl  s'il  eût  été  capable  de  com  iicttie  ia  m  àndre  infrac  ion  aux  ngle- 
niens  établis  sur  soiuiavire  ;il  poii.'-sait  ctitiscvéïilé  envcrslni  elles  siens 
jusqu'à  LU  I  igorisiiie  injusie;  au  si  il  avait  laissé  vé^éler  penilaal  Sc-pl  ans 
clans  les  dirnicrs  grades  son  lils  Theol)al  I ,  un  bra  e  jC' ne  homme  qui  , 
après  eue  sorti  le  premier  de  l'école  de  Uiest,  avait  eu  1 1  faveur  d'être 
r(çu  mousse  sur  le  vaissi-au  de  son  père.  —  Ei  je  miintins  qu'il  y  a  i-  çu 
plus  de  coups  de  garcelte  «pie de  livres  de  biscu  t!  —  Je  ne  dirai  pourtant 
pas  que  le  coininandaiit  iViarccl  n'aim  lit  poinl  son  fils  ,  au  ciuitridic  ,  je 
Cl  os  qu'il  avait  pour  lui  une  profonde  nlTeciion  ;  mais  il  se  faisiii,  lui  c-t 
les  siens  ,  escljve  de  la  règle  qu'il  rendjit  quelquefois  d'une  scvér  lé  in- 
tuléiable.  Malgré  lui  pouriuni ,  ei  en  dépit  de  la  cia  nie  d'être  accusé  de 
fivoiiscr  son  hls  ,  acaisa.ion  q  .i  a  avait  jusque-là  gi:èn2  de  vraiseinb'an- 
ce,  Tiiéobald  devait  Lnir  par  grimper,  dauianl  qu'il  était  brave  coniinc 
un  uamb  iril  et  savant  connue  un  profe-Sfur  d'hydr<^i;ra|ihie.  '1  liôob.ild 
doue  fdsiiit  tout  doucement  son  chemin,  et  lors  cie  l'abandon  do  ILiule  il 
commandait  sur  ce  navire  en  qualité  île  lieutenant  en  second. 

»A  bord  de  h  Ciiy-London,  ïhéobald  conserva  bien  entenduson  litre, 
et,  dans  ses  rapports  avec  ses  inférieurs,  il  ava  tsuse  faire  aimer  de  l'é- 
qdpagc,  dont  chaque  homme  se  serait  fait  tuer  avec  bonheur  pour  lai. 

1) Le  commandant  RJarcel,  au  contraire,  qui,  pareil  au  ca  ha'ot ,  de- 
venait plus  dur  en  viciliissact ,  av.àt  eu  le  talent  de  se  laire  détester  de 
tous  SCS  hommes,  et  bien  suuvent,  sans  le  lieulenani  Thi'obald,  sa  sévérité 
inexorable  aurait  provoqué  des  rébellions  ;  mais  comme  il  y  a  terme  ù 
tout,  nu'me  à  l'obéissance  d'un  marin,  il  arriva  q  :  :i  beau  jour  tout  l'é- 
quipage de  la  Ciiy-Londun  se  trouva  en  révolte  Oiiuiie. 

«Voici  coamuni  l'aifuire  s'éiaii  bâclée;  c'était  à  l'occasion  d'une  niai- 
serie. 11  étaii  d'usage  ,  sur  ie  brick ,  du  temps  qu'il  appartenait  aux  An- 
glais ,  de  donner ,  lous  les  dimanches ,  aux  hoaimes  de  l'équipage  une 
double  rat  on  de  vin  et  une  d'eau-de-vie  ,  et  le  commandant  Marcel ,  en 
réco. 11  pense  du  courage  que  ses  gens  avaiem.  montré  lors  de  l'e-calade  du 
brick  ,  avait  déciilé  que  cet  U-^ageseiait  mainlenu;  cl  pendant  quel.jue 
temps,  en  ell'et,  la  double  diîtniiuiion  eut  lieu.  L'usage  était  mauv..is,  j'en 
conviens  ;  mais  on  avait  tu  tort  d'en  promettre  le  maintien  ;  aussi  ce  fut 
une  grande  i  umeur  le  jour  où  le  capitaine  Marcel  supprima  la  ra  ion 
d'eau-de-vie,  et  réduisit  Ci.lle  de  vin  à  la  mesure  ordinaire.  Jetez  u  i  ci- 
gare allumé  dans  la  soute  aut  poudres  ,  et  vous  aurez  une  cx.if  s  on  ; 
donnez  le  moindre  sujet  de  plainte  à  un  équipage  disposé  à  s'insùi  ger,  et 
vous  aurez  un  vaisseau  en  révolte. 
«C'est  ce  qui  aniva  au  comman;lant  Marcel. 

»Le  dimanche  ,  pendant  qu'il  faisait  sa  sieste  ,  c'était  l'heure  où  son 
sommeil  était  le  plus  pro'ond  ,  et  où  il  était  défendu  de  le  déranger  suus 
quidque  pré.exie  ([uecelùt,  on  forma  un  coaiploi,  e;  l'on  s'occupa,  séance 
tenante,  des  moyens  de  le  nieilrc  à  exécutioii.  D'une  commune  voix  on 
nomma  Théobald  commandant  de  la  City-London  ;  on  signa  l'acte  par 
lequel  on  lui  recunnais-a  tie  droit  de  vie  et  de  mort  sui  tous  ceux  qui  s'y 
trouvaient ,  et  on  lui  jura  obéissance  aveugle  et  jusqu'à  la  mon  !  q'héo- 
ba'd  était  bon  et  il  aimait  son  père,  malgré  la  froideur,  la  dureté  même 
qu'il  lut  téaioignait;  nuis  il  s'indignait  d'être  retenu  en  cage  ,  coiunie  il 
disait,  par  le  caprice,  qui  sait  ?  par  la  jalousie,  peut-éii  e,  du  commandant 
Marcel,  et  il  ti  ioaiphaii  de  ses  scrupules  par  le  raisonnement  siiivani,  qui 
n'était  qu'un  mécliaiil  sophisme  :  Mon  père  était  couimand.uit  du  vaisseau 
ÏEolc  :  la  dernière  heure  de  son  comujiidement  a  sonné  en  méuie  temps 
que  la  dein  èie  heure d a  navire,  elle  nouvel  équipage  de  la  CUy-London 
a  le  droit  de  choisir  qui  lui  plaîi  pour  lui  coin  nand^'r.  On  me  préfère  à 
mon  père;  c'est  lout  simple  :  je  suis  plus  jeun  i  qielui!  —  Th.^obald 
taisait  ces  réilcxions  avec  lui  même  en  se  promenant  sur  le  pont  du  na- 
vire, car  il  avait  demandé  quelque»  minutes  avanlde  donni-r  sa  parole. 

i>  Pendant  celte  absence,  quelque  courie  qu'elle  lût ,  le  conseil  avait 
toujours  marché  comme  on  mai-ehe  en  révolution  ,  c'esi-à-dire  au  pas  de 
course  :  on  avait  voté  la  mort  du  coaiai  inilant  Marcel ,  de  sou  premier 
lieutenant  et  du  mailre  timonier,  qui  prena  t  trop  sa  défense. 

«Toute  ce. le  besogne  était  déjà  faite  qu  md  Théobald  rentra  pour  don- 
ner son  adhésion,  etqnan  I  il  signa  l'acte  de  la  conjuration  il  ne  pril  |)oint 
garde  qu'il  si^nail  l'arrêt  de  mort  d;  son  pè -e.  Ouand  il  s'en  aperçut ,  il 
était  trop  lard,  sa  sigiiaïui  e  lignraii  e;i  tète  des  autres  sur  le  l'otai  papier. 
«Ce  lut  alors  une  scène  terrible  quand  ce  fils,  assassin,  sans  le  savoir, 
de  son  pèie  ,  voulut  prendre  sa  défense  conrc  ceux  qui  demanJaient  sa 
mort.  Mais  vouloir  manier  des  tètes  de  inarins,  ce  serait  vouloir  virer  de 
bord  sur  u.\\  banc  de  sable.  T'héobald  perdait  son  temps  co  ame  s'il  se  fût 
amusé  à  chaîner  une  romance  dans  les  haubans ,  un  jour  d'orage  ,  pour 
appeler  l'équipage  à  la  manœuvre.  Quand  il  vit  que  tous  ses  elTirts  étaient 
inutdes,  qu  il  s'efforçait  en  vain  de  prouver  à  ces  hum  nés  grossiers  que 
l'acte  qu'ils  vo^laiem  comine.tie  était  odieux  ei  impie;  quand  il  leur  eut 
inuiilemeut  rappelé  que  son  père,  malgré  la  dureié  de  son  commande- 
ment, était  leur  benfaiteur  à  tous,  l'ami  de  chacun  d'eux  :  Vous  ne  voulez 
pas  m'écouier!  s'écria-lil,  vou>  voulez  courir  en  aveugles  au  rrime  com- 
me un  navire  à  uu  écueil,  eh  bien!  vous  vous  briserez  au  crime  comme 
le  vaisseau  contre  le  rocher.  J'ai  fait  serment  de  ga  der  voire  secret ,  je 
ne  me  paijurciai  point  ;  mais,  avant  tout,  je  me  d  is  à  mon  père  et  je  le 
défendrai  contre  vous  :  venez  (|uan(l  vous  voudrez  maintcnaot.  S'il  dort, 
je  veillerai  a  la  porte  de  sa  cabine;  s'il  est  éveillé,  je  S3iai  à  ses  côiés,  et 
avant  de  l'atteindre,  il  faudra  que  voire  poignard  m'ait  percé  le  ctçiir  J 
voilà  mon  dernier  serment,  et  par  im  m  >:  t,  celui  l'i  j' le  licaJrai, 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


57 


Yn  (Issiil  cps  mots  il  s'élança  hors  de  l'arrière  pont  pour  voler  près  de 
roii  pèic  qui  s'a;  prèiail  en  ce  uiouiciil  à  nii.iiT  sur  la  diineiie  p"ur  fu- 
uni'  :iu  fiais  S'ju  (ulumei.  A  peine  y  av.iitil  pris  place,  Tliéoljakl  à  ses 
cfiiri  ,  que  sou  I  Quiciiaiii ,  la  ligure  léi;;ci euioiit  alicièc  ,  se  présenta  ,  lui 
(ÎL'Uiaiidaut  1.1  P'  rui'SSiuM  de  l'eutreli'iiir  un  monicnl. 

»  —  l\i.-.ez,  lie  iieiiaiii,  dii  le  lonmand.tni  Marcel,  je  suis  tout  à  vous. 

1)  —  Couimandaui,  je  surs  de  1  arriere-poni, 

»— Ah! 

1) —  J'y  étais  caché. 

» —  Conmitiu? 

B — Et  dans  uia  cac/iotie  j'ai  entendu  de'belles  choscSi    ) 

« —  Qu'uvczvous  dune  euiendu  't* 

»  — Le  brick  est  en  pleine  lévolte. 

» —  Quoi  ! 

11 —  On  a  signé,  il  n'y  a  qu'un  instant,  l'acte  qui  les  lie  par  un  serment. 

11  —  Je  veu\que  legr.md  mât  me  serve  de  plancher,  si  à  l'iosiant  je... 

11  —  Aliei:dfz,  vous  n'avez  pas  le  droit  de  commander  ,  vous  êtes  con- 
damné à  mon,  vous,  le  timonier  et  moi. 

11—  Par  la  gar^iousse  du  diable  !  je  vais  leur  jouer  un  tour  dont  ils  se 
souviendront.  —  Lieutenant,  faites  monter  ri'quipaîe  sur  le  pint  ;  quant 
à  vous,  tlk'zvous  placer  mèche  allumCe  h  la  soûle  aux  pouflrcs,el 
si  vous  cnicnilez  la  détuii.iiiou  de  <:c  pistol.'t  ,  f^u  !  Alors,  pui.^qu'i's 
ont  voulu  danser,  nous  leur  donnerons  de  la  danse,  mais  ils  paieront  les 
violons. 

"  Le  lieutenant  ne  Gt  aucune  objection ,  il  salua  le  capitaine  comme  s'il 
n'eût  dû  s'absenter  que  pour  un  momeni,  et  disparut  bientôt  dans  le  pan- 
ueau. 

"  l'endant  toute  celte  révélation  ,  Théobald  s'était  tenu  pâle  et  muet , 
fixé  à  son  banc  comme  une  ligure  sculptée  dans  le  bois  du  navire.  Ab- 
sorbé dans  SI  pensée  et  t  lut  entier  à  son  projet,  lUarcel  ne  pensait  poiut 
à  son  lils  et  ne  s'aperçut  pis  de  son  embairas. 

"Ci'peiidaiil  ariivaieiit  en  bi  1  or. Ire  sur  le  pont,  et  d'un  air  résolu,  tous 
les  iioiuiuis  de  l'équ  page  à  qui  le  lieuti'nant  avait  enjoint  de  compa- 
r.dire  devant  le  cipiiaine.  Us  se  doiraient  que  leur  plan  était  éventé, 
bien  qu'ils  bbsent  plus  di'cid''s  qu'Jam.iis  à  l'exécuter,  et  ils  avaient  juré 
de  tirer  une  vengeance  terrible  deTuéobald  qu'ils  accusaient  de  les  avoir 
trahis. 

iiQuand  ils  virent  le  commandart  debout,  l'œil  irrité ,  carcssint  la  poi- 
gnée de  ses  pistolets,  et  lis  pesant  d'un  regard  de  mépris  comme  de  la 
pâtée  il  requins,  avec  son  (ils  à  ses  côiés,  leurs  soupçons  se  chai  gèrent 
en  cei  titude.  Je  dir.ii  même  qu'à  ceiiK  vue  leur  ha  ne  contre  le  père  di- 
minua de  tout  l'accroissement  qu'éprouvait  celle  qu'ils  vouaient  au  Iils, 
et  que  ce  fut  vers  ce  dernier  que  se  louraèreut  toutes  leurs  idées  de  ven- 
geance. 

»  —Ah  !  vous  voilà,  las  de  chenapans  !  cria  Marcel  de  sa  voix  si  forte 
qu'elle  allait  plus  I  in  souvent  quand  il  s'aidait  de  f  es  mains  que  le  porte- 
voix  luiuièiue.  Je  viens  d  en  ap,  remire  de  be  les  sur  votre  compte  ,  ban- 
dits que  voiise.es!  l.iciie  !  Ah  !  mes  petits,  vous  avez  voulu  jouer  avecle 
feu,  eh  bien!  nous  nous  chaulferons.  iMoutei,  cnce  moment  lelieuienant 
est  à  la  soute  aux  poudres,  il  a  inmi  ordre  et  l'exécutera  à  la  lettre  ;  si 
l'un  de  vous  fait  un  pus,  je  tire  ce  pistolet,  et  à  ce  signal  que  le  lieutenant 
attend  en  bas,  nous  irons  du  ciMé  de  la  lune  voir  s'il  lait  meilicu'  qu  ici- 
bas  ;  ce  sera  la  seconde  f  »is  que  j'aurai  fait  sauter  mon  navire  ;  mais  celte 
foi-,  lUi  moins,  nous  danserons  de  cninpignie. 

»  lit  en  faisant  cette  6> range  allocution,  il  avait  lire  de  sa  ceinture  un 
de  SCS  pistole  s  et  l'avait  armé.  A  cette  a  iosiro;)he,  à  laquelle  ils  n'étaient 
guère  préparés,  1  s  matelois,  stupéfaits  d'etoiintuieut,  glacés d'ell'roi,  gar- 
dèrent le  .M  ence. 

»  —  Ah!  ça  mais,  troupeau  de  veaux  marins ,  reprit  le  commandant, 
vous  me  faites  l'ellei  de  tieml)ier  à  présent.  Ecoutez,  sales  maisniins. 
j'avais  eu  envie  de  vous  envoyi  r  tous,  I  un  après  lantie,  à  la  mer  pour 
vous  j  déi)irbouiller;  mais  comme  j'ai  rélléchi  (|u'il  me  faut  quelqu'un 
pour  conduire  mon  vaisseau  jusqu'à  Saint-Pierre,  j'ai  d'ciile  (|ue  je 
sursi'oirais  jusque  là  pour  \otre  compte  ;  mais  il  me  faut  les  trois  nniuî 
qui  li^'.uieiit  en  lèlc  de  l'acic  de  révolte.  Le  premier  sera  fusil  é,  le  seci'iul 
livre  aux  tribunaux  de  Saint  Pierie,  et  le  troisième  recevra  trois  cents 
coups  de  garcetie  et  fera  six  semaines  de  cachot  au  pain  et  à  l'eau.  Pai  Ici 
mainteiiaiii. 

11 — On  fai-ait  encore  silence. 

11—  Pailcrez-vous,  nom  d'un  tonnerre!  où  je  fais  sauter  vos  carcasses 
,iu  diable  I 

11  A  cette  énergique  invitation  ,  un  homme  s'avança  après  avoir  paru 
recueillir  les  avis  de  tous  lesauires. 

.1— Commamlant,  lii  il  en  otant  sa  casquette,  l'équipage  delà  Cily- 
lotnlon  a  été  un  momeni  égaré  ;  mais  il  se  repent  de  sa  faute,  et  vous  de- 
mande son  parileii. 

11  —  Les  irois  noms  !  hurla  le  capitaine  en  reprenant  son  pistolet,  qu'il 
i5t  mine  de  vouloir  tirer. 

» — Les  tro's  noms,  les  voici  ! 

11  —  Le  chef  d'abord,  le  chef  de  la  révolte? 

» — Le  chef  l'.v  la  révolte,  c'est  le  liimtenant  en  second. 

11 —  Piépèie,  lit  Marcel  en  l)éinis.>aiit. 

Il—  C'e^t  le  l.emcua"»  Théobald,  voire  fils, 

B—  Mon  lils  I  ï 


11 — Père!  s'écria  celui-ci  en  se  plaçant  un  genou  en  terre  «,j  face  da 
cominniulani,  qui  se  tenait  là,  la  tétc  cachée  entre  ses  mains  ;  père  ' 

11  —  Appeli  z-moi  commandant ,  monsieur  ,  reprit  Marcel;  votre  epée  I 
El  après  l'avoir  reçue  des  mains  de  sou  Dis,  il  la  brisa  et  en  jeta  les  mor- 
ceaux à  la  mer. 

11  —  Lieutenant  Théobald ,  vous  êtes  condamné  à  la  peine  de  mort!  Je 
vous  accorde  deux  heures  pour  écrire  vos  adieux  a  votre  vieille  mère. 
Qu'on  l'emmène  à  fond  de  cale,  et  quedans  deux  heures  il  soit  fusillé  ! 

11  —  Eh  bien!  enfans,  dit  .c  capitaine  Harol ,  qui  interrompit  à  ce  mo. 
ment  son  récit  pour  vider  sou  dernier  bol  de  punch,  trouverez  vous  do 
pan  ils  exemples  de  dévoùment  à  l'honneur  et  à  la  discipline  dans  l'armée 
de  terre?  Je  vous  le  défends  bien,  mille  tonnerres!  Et  ça  coûte  pourtant, 
car  en  une  minute  les  cheveux  du  commandant  Marcel  ,  qui  étaient  aussi 
noirs  que  le  cuir  de  mon  ceinturon,  devinrent  blancs  comme  cette  nappe. 
AU  !  dame  c'est  que  c'est  un  rôle  dur  à  jouer  que  celui  de  Bruius  !  » 

L.\GRA\IÈKE. 

{La  Presie.) 


VORTnAIT     I>E     M.    MOLE  ('). 

L'origine  de  M.  îlolé  est  illustre,  .?on  enfance  fut  malheureuse  et  attristée. 

Il  reçut  sa  première  éducation  des  spectacles  de  la  terreur,  cl  plus  tard  étudia 
les  mathématiques  sans  avoir  pu  trouver  beaucoup  de  temps  pour  la  grammaire. 
C'est  lui,  académicien,  qui  a  bien  voulu  nous  l'apprendre;  mais,  ben  qu'il  ne 
se  donne  pas  pour  un  mandarin  fort  lellré,  comme  II  est  bien  né,  il  a  eu  tout  de 
suite,  et  comme  par  droit  de  naissance,  la  mine  d'uu  penseur  et  les  airs  atliques 
d'un  b  m  écrivain. 

Au  moment  de  la  renaissance  sociale,  le  chef  de  l'état  ouvrit  les  abords  de  la 
vie  |iolilir|uc  au  jeune  JJolé,  qui  dut  eherehcr,  dans  les  débris  ramassés  à  la  liàte 
di;  la  société  française  ,  des  idées,  une  instruclion  que  les  maîtres  ne  lui  avaient 
pas  données. 

Les  influi'nces  monarchiques  du  régime  impérial  naissant  le  firent  succcssivc- 
meul  maître  des  requêtes  au  conseil  d'étal,  préfet  de  Dijon,  directeur-général  des 
ponis-et- chaussées. 

De  celte  époiiue  date  le  livre  tant  blûmé  depuis  :  VEssii  de  morale  et  d-  po- 
liliqiie,  imitation  des  livres  que  ceux  de  sa  robe  faisaient  dans  l'ancien  régime, 
entre  autres  le  lieutenant  de  police  d  Argenson. 

Un  grand  éloge  de  ce  ll>re  fui  fait  dans  le  Msrcure  d'.ilors,  rédigé  par  Cha- 
teaubriand, Fonlanesct  de  Donald,  qui  cnireprenaient  déjà  la  rédaction  de  l'es- 
prit religieux.  Parfailemenl  creux  et  innocent,  ce  livre,  dépourvu  do  elarlé  dans 
les  idées,  n'en  esl  pas  dépourvu  dans  lexpressiun  ;  sorlc  de  cahier  de  philoso- 
phie dans  un  temps  où  les  portes  de  la  Sorbnnnc  élaient  murées  ;  sorte  de  mé- 
moire spéeulaiifet  inutile  .  ce  livre  donna  au  premier  consul  l'occasion  de  faire 
son  seul  mol  libéral  :  il  faut  au  moins  laisser  au  peuple  français  la  république 
des  lellri'S. 

Puis  il  lit,  non  pas  une  histoire  (le  mol  serait  pompeux),  mais  une  biographie 
de  son  glorieux  f  ïenl,  conçue  dans  un  profond  respect  do  l'ancien  régime,  écrite 
en  style  ferme  et  attachant. 

IM.  Slolé  ne  perdii  pas  son  temps  à  creuser  les  profondeurs  de  l'école  icos~ 
fise .  a  papillonner  dans  \e  lUimUfur.  pour  écrire  sur  la  polilique  comme 
M.  Guizol,  sur  Ihistoirc  comme  M.  Tliicrs  ;  il  se  d'pécha  d'être  homme  d'état, 
d'aller  droit  aux  emplois,  a  l'action,  aux  résultats  prompts  cl  éclalans,  tout  en 
gardant  dans  ses  moyens  une  déecnec  ténébreuse. 

Comme  directeur  des  ponis-el-cliaussées,  il  avait  recueilli  les  pensées  de  Na- 
poléon sur  les  canaux,  les  routes,  les  places  forles;  et  dans  l'éloge  du  général 
Birnaril,  !M.  .'Mole  nous  a  fait  connaître  comment  la  faveur  impériale  était  pouf 
lui  devenue  de  la  ramiliarilé. 

On  sail  (lu'au  retour  de  ses  campagnes,  f.itieuc  du  dialogue  du  canon,  cl  voo- 
laiu  clianser  deiiiretien.  avide  d'impressions  plu»  douces,  el  curieux  de  délas- 
scmcns  eivils,  l'empereur  donnaii  a  Duroe  la  liste  des  personnes  qu'il  ilé-jrait 
voir,  pour  cini-er,  >oit  a  SaintClloiid,  soil  â  Fontainebleau,  a  Com;iiégne  ou  à 
Paris  :  M.  Mole  homme  délai  dans  la  eonversat'on,  rceevail  réguliereiiienl  I  in- 
vitaiioii  de  se  rendre  auprès  du  maître;  très  jeune,  il  avait  le  privilège  d  cire 
toiiioiirs  un  des  causeurs  désignés. 

M  .\Iolé  c  ait  alors  fort  à  In  mode  à  la  cour  et  chez  les  femmes.  .\u  chàleaa 
du  .Marai*.  il  exi«te  un  charmanl  portrait  de  lui  peinl  à  la  mioiaiure.  Grêle  et 
paie,  inilingre  el  galant,  on  devail  le  rechercher  comme  un  yalmoui  de  l'an- 
cien régime;  avec  celle  craee  de  boudoir,  il  devait  ressortir  comme  un  pastel 
vaporeux  .?  cOté  de  rcs  colosses  barbus  el  riblés  de  l'armée  impériale  :  son  suc- 
cès de  pâleur  el  de  maigreur  intéressante  fut  tel ,  qu'il  passa  pour  le  modelé 
physique  de  lianK 

Dans  les  splendeurs  de  l'empire,  il  brillait  comme  directeur-général  des  ponls- 
et-i  haussées,  conseiller  d'étal  h  vie. 

L'empereur  trouvait  plai-aiii  de  f.iire  régulièrement  nommer  présiienl  da 
corps  législatif  son  gran.l-ehanibellan.  .M.  le  comte  de  .Monicsquiou.  Au  retour 
de  .Moscou,  sur  le  bruit  <l  une  oppo-iiion  qui  sannonçail,  il  voulut  adoucir  la 
plaisanleric,  et  pinça  à  la  tétc  de  celte  pauvre  asseniblée  le  grand-juge,  ministre 
de  la  justice,  le  due  de  .Massa  di  Carrara.  qu'il  remplaça  par  le  comte  .Mole,  âgé 
de  trente  el  quelques  années. 

Ici,  les  éiénemens  se  précipitenl;  en  qualité  de  premier  personnage  du  con- 
seil dos  ministres,  le  jeune  grand-juge  dul  reconduire  à  Ulois  le  gouvernement 
impéri.-.!,  composé  de  rinijieratrice  et  du  roi  de  Rome. 

Ce  petit  sjouvernement  de  Itl  is  gouverna  la  France,  séparé  d'elle,  de  la  capi- 
tale et  de  l'empereur.  Il  tii  Irois  numéros  d'un  l/om/riir,  rc  qui  est  la  manie 
de  tous  les  gouvornenwns  en  déroute.  -\  Hlois  on  avait  tous  les  imi>olens  de  la 
garde,  cavalerie  el  iiiranlerie,  pouvant  bien  monter  a  Sou  MO  hommes.  M.iis  ce 
qu'on  avait  en  quantité,  c'èlail  l'or.  Le  trésor  impérial  faisait  partie  du  gouvcr- 
neinenl. 

.Marie-Louise  ne  put  communiquer  ni  avec  son  mari  ni  avec  son  père.  Noos 
crevons  que  .■»!.  Volé  pui  coninuiiilqiier  avec  le  gouvernement  provisoire:  mais 
il  le  lit  avec  d'excellentes  façuns.  Il  ne  revint  pourtant  à  Paris  qu'avec  tous  se» 


(1}  Extrait  des  ygm-'ilUs  à  la  iiuUh, 


58 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


collègues  ;  et,  gladiateur  tombé  avec  grâce,  Ct  sa  convalescence  au  conseil  d'état 
de  Louis  XVUI. 

Ses  parens,  ses  amis  lui  avaient  ménagé  ce  refuge;  et  au  moment  où  il  était 
prés  de  donner  a  ses  princes  legiiinies  tous  les  gages  de  son  dévoùment  liéré- 
diiaiie,  l'épisode  des  Cent-Jours  vint  lui  consedler  une  inleriuittcncc  d'illégi- 
liniilé. 

L'empereur,  à  peine  installé  aux  Tuileries,  lui  proposa  le  minislore  de  l'inlé- 

ur  iiiix  lieu  et  place  do  (Jarnoi.  M.  Mole  iléclina  ce  poste,  et  voulant  garder 

ules  les  apparences,  nlla  se  coffrer  dans  le  conseil  (J'iHat. 

Mais  voila  que  le  conseil  d'étal  délibère  sur  l'acte  additionnel,  et  publie  des 
cousiilérans  qui  conliennent  des  éiiorniilcs  contre  les  droits  de  la  maison  de 
Bourbon  ;  par  position,  par  décence  encore,  SI.  Mole  n'avait  pu  se  dispenser  de 
prendre  part  à  ces  travaux.  Sa  coopération  avait  été  enveloppée  de  manières 
cbarmautes  ;  mais  il  vit  que  le  moment  venait  d'en  avoir  un  vif  regret  et  d'en 
cire  malade,  et,  aux  approches  de  Waterloo,  de  graves  douleurs  d'eiilraiHes 
coinniençaient  à  l'inconmioder.  M.  ISielt,  son  médecin,  n'avait  pas  encore  trou\é 
pour  lui  ces  formules  calmantes  qui ,  depuis,  lui  ont  assuré  d'heureuses  réinit- 
leriees. 

l'ioinbièrcs  semblait  se  désigner  à  lui  par  sa  situation  voisine  des  frontières, 
par  le  choix  des  médecins  spéciaux  qu'il  pouvait  consulter  sur  son  étal,  et  la  réu- 
nion des  diplomates  avec  lesquels  il  pouvait  décemment  causer  sur  la  situation 
de  la  France,  A  Plombières,  SI.  Slolo  se  fit  traiter  de  ses  douleurs  et  de  l'acte 
additionnel;  aussi,  loin  d'être  atteint  par  l'ostracisme  bourbonnicn,  il  fut  promu 
à  la  pairie  le  17  août  1815.  Les  eaux  produisirent  leur  elïel. 

l'air  a  grand'peinc  et  grâce  à  ses  excellentes  manières.  M.  Slolé,  et  c'est  la 
page  triste  de  sa  vie,  fit  comme  les  convertis,  se  crut  obligea  des  preuves;  le 
jugement  du  maréchal  Nej  en  fait  partie.  Et  quinze  ans  après,  des  courages  pos- 
thumes sont  venus  reprocher  à  51.  Slolé,  homme  purement  civil  et  politique,  de 
n'avoir  pas  été,  par  son  vote .  plus  généreux  que  les  maréchaux  et  ducs  de  la 
Convention,  compagnons  d'armes  de  celui  qu'ils  jugèrent. 

Avec  la  sécurité,  la  cléniMice  revînt  aux  Uuurboiis.  Un  petit  libéralisme  ano- 
din se  manifestant,  SI.  Slolé  s'y  rattacha  ,  el,  minisire  de  la  marine,  l'ut  assez 
libéral  pour  écarter  des  cadres  les  votlif/mrs  qui  envahissaient  la  flotte  aussi  bien 
que  l'armée,  et  qui  comptaient  parmi  eus  le  iNelson  de  la  inéd'ise. 

SI.  .Mole,  sous  le  régime  actuel,  a  refait  ce  qu'il  avait  pratiqué  sous  l'ancien  ; 
il  a  fait  jouer  cette  pente  bascule  de  poche,  dont  les  ressorts  adoucis  ne  font  pas 
de  bruit.  (Juand  le  gouvernement  penche  vers  la  gauche,  il  se  dandine  moil- 
leusement  sur  les  idées  de  pouvoir  etdeconceiitraiion  ;  si  le  gouvernement  a|i- 
piiie  sur  la  droite,  AI.  Molé  caresse  les  idées  d'amnistie,  de  clémence  et  de  con- 
cession. 

Témoin  le  procès  d'avril,  pour  lequel  son  médecin,  SI,  Biett,  fut  appelé,  et 
les  deux  dissolutions  de  la  chambre  dans  deux  sens  dilVércns. 

Slais  SI.  Slolé  est  si  soulTrani,  si  poli,  si  intéressant  dans  ses  rapports  et  ses 
manières,  qu'on  ne  peut  jamais  lui  reprocher  ce  que  chez  les  autres  on  appelle- 
rait des  contradictions,  et  qu'on  ne  peut  appeler  chez  lui  que  des  vapeurs. 

Son  caractère  est  en  quelque  sorte  dclini  parle  quartier  qu'il  hat)ite.  le  fau- 
bourg Sainl-llonoré  qui  procède  du  légilimisme  et  de  la  philosophie  moderne  : 
M.  Slolé  n  habiterait  pas  le  faubourg  Saint-Germain  qui  est  le  passé ,  ni  la 
Chausséc-d'Antin  qui  est  l'actuel. 

En  matière  de  gouverncmeni,  c'est  toujours  un  causeur  instructif;  un  orateur 
puissant  sur  le  vu  gaire,  jamais. 

l{é«umaut  très  bien  une  po^llion  par  un  mot  qui  remplace  un  mémoire,  il 
excelle  dans  les  petites  lettres  du  matin  à  ses  anns,  à  ses  collègues  ou  à  la 
royauté  :  fait  pour  être  un  très  grand  ministre  de  Louis  XIV,  d'un  roi  fort,  il 
aurait  adouci  la  forme  absolutiste  par  des  tempéramens  convenables  ;  ou  le 
conseiller  influent  (ce  que  personne  ne  pouvait  êtie  )  d  un  grand  capitaine  com- 
me Napoléon,  il  aurait  admirablement  composé  les  apparences  civiles  et  guu- 
■vernementales  d'une  monarchie  guerrière. 

Bans  ses  souvenirs  de  famille,  dans  ses  traditions  de  magistrats  intrépides  en 
face  des  arquebuses,  SI,  Molé  ne  prend  que  ce  qu'il  en  faut  pour  orner  sa  nié- 
miiire  et  décorer  son  nom  ;  Il  s'est  fait  perfide  comme  une  jeune  femme,  suscep- 
tible comme  une  vieille  coquette  ,  déliant  comme  un  chat,  pour  être  parfaite- 
ment propre  aux  manèges  et  aux   circonvolutions  de  l'intrigue  représentative, 

SI,  Slolé  est  la  reliure  élégante  d'un  homme  d'état  avec  des  pages  absentes  dans 
le  livre. 

Voyant  de  loin  les  petites  comme  les  grandes  choses,  doué  d'un  grand  tact 
médical,  il  juge  ce  qui  u'esl  que  l'indisposition  d'un  gouvernement,  ce  qui  peut 
eo  être  la  mort. 

Il  pousse  à  la  recherche  le  sentiment  du  goût  et  de  là-propos,  et  dans  les 
grandes  séances  de  1S30,  il  aborda  la  tribune  avec  un  pantalon  oiive,  comme  mi- 
nistre d'un  état  de  choses  qui  s'en  allait  devenir  d'un  bourgeois  négligé  et  sans 
façon. 

Slilli^lre  des  affaires  étrangères,  il  est  mieux  à  sa  place  qu'ailleurs,  parce 
qu'on  l'avait  vu  mêlé  aux  grandes  choses,  et  peu  compromis  dans  les  petites; 
laborieux,  avide  de  détails,  cuiieux  de  police;  alTarné  de  commérages,  n'en  fai- 
sant jamais;  ne  croyant  pas  ce  que  l'on  dit,  aimant  qu'on  le  lui  dise  ;  ayant  le 
goi'it  des  petits  billets  et  des  visites  secrètes,  vous  persuadant  qu'il  vous  ap- 
partient et  que  vous  lui  appartenez  ;  doué  enfin  d'une  nature  qui  n'est  jamais 
supérieure,  mais  toujours  distinguée  :  à  la  différence  de  tous  les  hommes  d'é- 
tal de  ce  temps-ci,  il  a  en  grande  horreur  les  imbéciles,  les  gens  plats,  bas, 
bons  a  rien,  et  se  passerait  d'avoir  une  cour,  plutôt  que  d'en  avoir  une  composée 
comme  celle  de  SI.  Thiers. 

Pour  un  homme  qui  a  tant  prodigué  les  petits  billets  incorrects  du  matin,  et 
prononcé  des  demi-harangues  le  soir,  SI.  Molé  peut  tirer  quelque  gloire  de  son 
tloL'e  du  général  Bernard  et  de  son  discours  à  l'Académie. 

Mais  n'est-ce  pas  parce  qu'il  est  trop  discret  et  qu'il  a  de  trop  bonnes  maniè- 
res, tiop  de  respect  de  lui  et  des  autres,  que  jamais  il  n'a  fait  la  faute  de  parler 
trois  heures  de  la  même  chose  aux  mêmes  gens? 

Comme  il  écrit  en  bon  français  pms  souvent  qu'il  ne  parle,  on  a  supposé  que, 
pour  la  litiérature  et  la  politique,  il  avait  eu  des  teinturiers.  On  lui  a  prêté  tour 
a  lour,  et  suivant  les  temps,  son  ami  et  parent  SI.  de  Bari'nte,le  vieux  comte  de 
IMontlosier,  SI.  Armand  Slalilourne,  SI.  de  Saint-.Marc-Girardin,  SI.  Loéve 
AVciniars,  SI.  l'Ilerminier,  SI.  Slichil  Chevalier,  et  jusqu'à  ce  Scudéri  impuis- 
sant de  l'histoire  et  de  la  politique,  SI.  Capefigue. 

On  ne  sait  au  juste  s'il  arien  emprunté  a  toutes  ces  célébrités,  qui  font  profes- 
fioii  d'un  grand  goût  pour  SI.  Slolé;  dont  plusieurs  se  sont  servies  de  lui  pour 
leur  avancement,  les  autres  seuleinvut  (lour  leur  agrément  oersonnel, 
•     ^'i  rote,  t'est  avoir  d';  l'espiii,  qae  de  savoir  où  il  c-t. 


M.  Slolé  aime  la  flatterie,  et  la  veut  excessive;  et,  comme  un  homme  qui 
cherche  pour  sa  toilette  les  parfums  les  plus  forts,  il  préfère  la  flallerie  qui  as- 
phyxie ;  il  mange  de  la  louange  à  re.\cés.  comme  Vert- Vert  des  bonbons. 

En  résumé,  SI.  Molé  représente  toujours  un  ministre.  Les  autres  ne  repré- 
sentent des  ministres  que  quand  ils  le  sont. 

Au  lieu  de  dire  comme  le  ci-devant  jeune  homme  :  IVous  autres  jeunes  gens  ; 
Boissec  polilique,  SI   Slolé  dit:  /Vous  autres  oralputs. 

Re\iendra-t-il  aux  aU'aires?  On  ne  sait.  Le  ci-devant  jeune  homme  est  tou- 
jours jeune. 


Une  goutte  d'eau. 

Savoir  borner  sou  ambition,  est  un  talent  qnc.  peti  de  fjens  po.'ïs^dent  ; 
—un  précepte  banal,  que  tout  le  nion:le  couniiit  et  que  poisoiine  ne  suit. 

Il  y  avait  une  foi.s  dans  une  peiite  v  Ile  du  Midi  de  la  Fiance,  un  jeuac 
liointue  iioinmé  Albeil  Desioches,  qui  était  né  sous  une  heureuse  étoile. 
De  bonnes  fées  avaient  présidé  à  sa  naissance,  et  tracé  pmtr  lui,  du  bout 
de  leur  baguette  d'or,  une  route  biillauie  et  lleurie.  Tout  lui  roussissait  à 
souhait  et  comme  par  enchan  emeiit,  A  peine  arrivé  à  l'âge  oit  Ion  s'iit 
le  prix  d'une  belle  position  et  les  avama^es  de  la  foitune,  il  n'avait  déjà 
pic>f|ue  plus  rien  à  désirer.  L'n  peu  plus  tard,  il  s'était  élevé  aussi  haut 
que  le  ciel  de  la  province  pouvait  le  lui  permeitr.';  il  avait  réuoi  en  sa 
peisoiine  toules  les  grandeurs  et  toutes  les  Iclitités  qui  font  qu'un  liomino 
est  honoré  et  envié  dans  une  petite  ville. 

Au  pby.'iqup,  c'éla  t  un  gros  garçon,  taillé  en  force,  haut  en  couleurs  et 
oiiié  de  gros  fav.iris  noirs;— dons  précieux,  représeutaiit  la  Ijeanté,  t'Ile 
que  la  coinpienaieni  les  naturels  de  son  endroit.  Au  moral,  il  avait  u:ie 
dose  d'esprit  et  de  bon  sens  qui  eût  élé  plus  que  suHisanie  si  l'on  av  it 
pu  la  dégager  d'une  égale  dose  de  co.-iCance  aveugle  et  de  vanité  à  toute 
épreuve  ;  —  mais  coinineiit  un  homme  si  ricliciicnt  doté  par  la  naiure  et 
par  la  fortune  n'aurait-il  pas  été  pi  t  i  d'ainour-propre? 

Outre  ses  qualités  corpoiclies  et  intellectuelles,  Albert  Desrocbes  pos- 
sédait une  foule  d'agrémeiis  que  l'éduca  ion  lui  avait  donnés.  Il  jouait  pas- 
sablement du  violon,  il  tbantait  avec  goût,  dansait  avec  apomi),  i-e  leiidt 
solidement  à  cheval  et  faisait  des  armes  avec  une  ccrtaini!  Iial)iiclé.  Ce 
dernier  talent  l'avait  servi  dans  deux  renronires  où  il  avait  payé  de  sa 
personne  et  distribué  deux  jolis  coups  d'cpée  à  un  mari  récalciiiant  et  à 
ui!  ollicicr  tiop  léger  dans  ses  propos.  Double  victoire  qui  lui  avait  fait 
beaucoup  d'honneur  dans  le  monde. 

Sesllaiieurs  ,  —  car  nous  avons  oublié  de  dire  qu'il  avait  quinze  raille 
livres  de  tente, — ses  llaltcurs  le  comparaient  au  chevalier  de  Saint- 
(ieorges  pour  l'escrime  ,  à  Dupiez  pour  le  chant  et  à  Paganiui  pour  le 
violon.  Eu  iirovince  on  ne  fait  pas  de  demi  complimens. 

Tout  ce  (|u'un  chef-lieu  de  sous-préfecture  peut  accoider  d'emplois  et 
de  dignités  honoraires  avait  été  mis  à  sa  disposaiou. 

Il  éiait  mcmbrcdu  conseil  municipal,  capitaine  de  la  garde  naliouale  et 
vice-président  de  la  société  pliilharinonique. 

Ces  divers  liti  es,  joints  à  1  iiilUiein  e  que  lui  donnaient  sa  fortune  et  ses 
taleiis,  coiisiiiuaient  pour  Albei  t  Desrothcs  une  véritable  royauté,  que 
chacun  s'em,iressait  de  reconnaître  et  qu'il  exerçait  de  son  mieux.  Il  n'a- 
vait que  les  lleuis  du  pouvoir.  Il  gouver.iait  sans  embarras,  sans  respon- 
sabilité. Les  fonctionnaires  pulilics  le  consultaient  dans  les  allaiies  i^^raves, 
et  son  avis  faisait  ordinairement  pencher  la  balance.  Tout  ce  qui  avait 
rapport  aux  intéiêis  et  aux  euibeilisscmiDs  de  la  ville,  était  de  sa  roiu- 
pctencc  exclusive,  et  il  s'acqumait  à  merveille  de  ces  soins  pieux.  Grâce 
à  lui,  un  musée  fut  fondé,  et  il  lit  voter  par  le  conseil  municipal  les 
fonds  nécessaires  pour  l'acquisiiiou  de  deux  tabeaux  qu'il  possédait 
et  auxquels  il  prétendait  tenir  beaucoup.  Pou  de  temps  après,  il  dota  la 
vide  d'une  promenade,  que  des  plans  dirigés  par  lui  tirent  passer  sur  des 
terrains  dont  il  était  propriétaire  et  que  jusqu'alors  il  n'avat  pu  emjdover 
avantageusement.  Los  jf-nnes  arbres  plantés  sur  cette  promena  le  furent 
tirés  de  sa  pépinière.  C'est  ainsi  que  Desroches  s'occupait  activement  à 
orner  et  cnridiir  la  cité  qui  l'avait  vu  naître.  Plus  lard,  il  lit  construire 
une  fiiniaiue  sur  l'emplacement  d'une  de  ses  maiions  qui  menaçait  ruine. 
La  maison  lui  fut  très  bien  payée,  mais  il  se  chajgoa  d'élever  le  monu- 
ment à  ses  frais.  Pour  lui  témoigner  la  reconnaissance  que  leur  inspirait 
sa  générosité,  ses  collègues  du  conseil  décidèrent  que  sou  buste  serait 
placé  sur  la  fontaine  avec  cette  inscription  rédigée  par  le  proviseur  du 
coll  ge  :  Albertus  Ruparum,  urbis  consiliuin  et  decus,  ercxU  sud  pe- 
cuniâ. 

Hors  des  affaires  publiques,  la  prépondérance  d'Albert  Desrot  hes  avait 
eiicoie  bien  d'aures  charmes  et  il'atitres  prolils.  Dans  le  nlus  beau  monde 
de  la  vdle,  il  n'y  avait  pas  de  fêle  sans  lui,  il  élait  le  roi  de  la  mode,  1'.  r- 
bitre  des  jeux  et  dos  ris.  Les  mères  de  famille  el  les  demoiselles  à  marier 
ne  lui  trouvaient  qu'un  dél'iut,  c'est  qu'il  s'oubliait  irop  long  temps  dans 
les  douceurs  du  célibat.  Mais  c'éiait  par  calcul  et  non  par  indiilércnce 
que  Desrochos  prolongeait  sa  vie  de  garçon.  H  avait  un  mariage  eu  vue  , 
un  riche  parti,  la  lille  du  sous  préfet.  .Sa  dmianile  avait  été  agiéée  par  1 1 
famille;  il  ne  s'agissait  niainteuaut  que  d'ationdre  la  jeune  personne  qui 
n'avait  plus  que  quelques  uio  s  ii  passer  an  couvent. 

Lu  malin,  Albert  déjeuna  t  en  ictc  à  léte  avec  son  ami  Jiilos  Rigaud  , 
jeune  bummc  In  a  icoup  moins  favorisé  que  lui  par  le  sort.  Il  y  avait  e;i  la 
vti  le  un  concert  spirituel  dais  lequel  Desrochos  avait  exécuté  un  solo  de 
viol  Xi  (jue  Icj  uu.liicui'5  avaienl  fort  applaudi.  Le  journal  du  chtl-lioufii- 


aSIN  LITTERAIRE. 


59 


ait  un  Éloge  pyramiilal  du  virtuose  qui  égalait  les  plus  illiisires  maîtres. 
Le.'ii'iins  lie  Paganini  et  de  Bi'^riol  a'rivaiuiit  là  tout  iialureMemt'nt.  JulfS 
lut  lariiclc  à  liante  viiix,  et  Desroclics,  (louceiii'Mit  ietiv(i\«6  sui- ton  l'au- 
ii'uil,  savoura  l'etiCviis  qui  lui  était  olicrt  par  le  journal  auquel  il  6taU 
abonni". 

—  Ainsi,  r  prit  Jules  après  avoir  achevé  11  lecture,  U  as  toutes  les 
gloires  comme  tous  les  bonheurs.  Vraiment,  en  le  considcTaul  dans  toute 
ti  spltMideur,  je  me  sens  saisi  de  je  ne  tais  quelle  inquiétude  !  ïa  pros- 
périté m'épouvante  pour  toi. 

—  Vuila  bien  les  gens  qui  n'ont  jamais  réiis^i  à  rien,  s'éc:ia  Do.-;rocbes, 
ils  iherelieui  tonjonis  à  découvrir  soui  le  bonlieur  des  autres  un  péril  me- 
iiiiç.ii.t  ou  une  fatalité  cachée  ! 

L'iniultant  oij^ueil  et  la  secrète  accusation  que  renfermait  cette  r('pli- 
que  tirent  monier  la  roug  'ur  au  front  de  Jules.  C'est  que,  .'aus  le  vou- 
loir, sans  comprendre  la  i-ioriée  de  ses  paroles,  Albert  avait  fiaiijjé  juste. 
11  y  avait  plus  de  dépit  que  de  compassioa,  plus  n'envie  que  de  cr.iinie 
véiitable  dans  l'obsirvaiion  que  Rigaud  avait  faite  sur  la  prospérité  de 
relui  qu'il  appelait  son  ami.  L  li  auSsi  avait  sa  vanité  ,  mais  blessée  par 
les  méfompics  au  lieu  d'être  exallée  par  les  succès.  En  se  compaiant  à 
ûcsrdthes,  il  conteaiplait  amèreaient  toute  liujustiec  du  destin.  Il  sen- 
liiit  sa  valeur,  sa  supériorité,  et  il  se  révoltait  contre  un  partage  inéi^al. 

—  Je  te  parle  le  langage  de  la  sagesse,  coaiinua-l-il  Iroidement,  et 
maluré  ta  superbe  impatience,  je  remplirai  le  devoir  de  rainltié.  Ce.  tes, 
jamais  conseils  ne  fuient  plus  désintére.isés  que  les  miens.  Ksi  ce  que  je 
te  lieniande  quehiue  chose  de  ton  bonheur?  Non;  je  veu\  que  tu  gardes 
tous  tej  biens,  mais  en  homme  prudent  cl  sa  i^faii,  et  que  lu  ne  coui- 
promettisplus  ce  trésorde  félicités  en  clrrchant  à  l'actioitrc.  Vois  ce 
que  lu  es,  compte  ce  que  lu  a?,  et  Kdisa  fùre  le  temps,  sans  riiMi  pres- 
ser et  sans  cherchtr  à  t'ouvrir  de  nouvelles  routes.  Rien  ne  te  manque, 
pas  même  des  ennemis.  Le  présent  l'ossare  un  brillant  avenir.  L'année 
prochaine  tu  auras"  trente  ans  et  on  te  nommera  député;  ton  buste  déco- 
re ui.e  I lace publiqiie;'plu3  tard  on  t'élevcia  une  siaiue  pour  t'iimnoi ta  i- 
ser  de  la  léie  auï  p.eJs.  Ce  seront  la  des  conséqui-nces  furcée.î  de  ti  pisi- 
lion  actuelle;  ai):ndinnetoi  donc  au  courant .  miiissGis  discret  et  ahsiieiis- 
loi  de  lo'.ile  nouvelle  tentative.  La  fortune  se  lasse  ii  la  (in,  quan.t  on  la 
sollicite  avec  trrip  d'acharnement.  Tu  es. arrivé  ii  ce  j;oiiit  où  il  f.inl  se  rc- 
lii-erdu  jeu  avec  son  bénéfice,  et  s'en  contenter  en  le  p!a(;aiu  le  mieux 
possiLl'.  Voilii  pourquoi  je  te  dis  de  t'ariéter  et  de  prendre  garJe.  La 
coupe  de  tes  prospérités  est  pleine  :  une  goutte  d'eau  maintenant  la  forait 
débnnlcr. 

Albert  s'était  endornd  pendant  ce  discours,  et  il  avait  en  grand  tort, 
car  son  ami  le  connaissait  bien,  et,  aalgré  sa  jiiluusie,  réLlaiiidi  sur  un 
danger  véritable.  Les  dé.-ir;  de  Desrnchcs  étaient  enore  plus  gaiids'itiC 
s:ii!  bonheur,  et  au  lieu  d3  se  demander,  corn  ne  le  lui  co  si  il'a  t  Jules  : 
—  1.  Voyons  ceque  je  suis!  comptons  ce  que  j';'!  !  »  il  se  disait  de  temps 
en  temps  :  —  "  Cherchons  ce  que  je  n'ai  pas  I  Voyons  où  je  p-iuirais  cu- 
core  aller  !  » 

En  jetant  machinalement  les  yeux  sur  le  journal  qui  vantait  son  talent 
de  musicien  ,  Albert  s'écria  tout  à  coup  :  —  c  Ai  !  voilà  ce  q  i  me  man- 
(|ue  !  »  Et  en  dlsiuit  ces  mots,  il  était  aussi  railicu.x  qu'un  autre  l'eût  été  en 
(léiouMant  un  trésor. 

Jules  \en  lit  de  sntir;  personne  n'était  plus  là  pour  connaître  les  nou- 
veaux projcis  d'atub.tion  que  Desroches  avait  scn  i  naine ,  on  lisant  dans 
li's  colonnes  du  journal  les  premiers  mois  d'un  ariicle  iiiiiiulé  :  Séance 
ucadànique. 

—  Il  y  a  ici  une  académie,  se  dit-il,  et  je  n'en  suis  pas  !  Je  n'y  av:!is  ja- 
mais pensé!  Cepeiulant  le  li  re  n'aiiadéaiicif  n  vaut  bien  la  peine  d'être 
amb  lionne. Cela  donne  du  relief,  cela  procure  l'occasion  de  parler  en 
liublie,  de  semer  des  llcuis  de  rhétoriijne  devant  une  assemblée  de  jolies 
le maies.  Nous  avons  là  des  hommes  iiistruiis,  de  vér. tables  littérateurs; 
je  deviendrai  leur  confrère.  Prétisément  il  y  a  une  place  vacante  :  je  la 
deniandeiai. 

Oui,  continua  Desroches,  uiaii  il  faut  d.'S  titres  littéraires  pour  entrer 
à  l'acLidémie  ?  (H  s'agissait  d'une  académie  de  province.  ) 

Pour  la  première  fois  de  sa  vie  Albeit  rencoutrait  nnobsiade.  S'il  eût 
étéiiiii'de  ou  supersiiticux  ,  il  sesirait  abstenu;  —  il  était  Lrave,  con- 
liant,  prompt  à  s'irriter  ,  et  il  te  plaça  lièrement  en  la  ;e  de  ce  but ,  en 
disant  :  J'y  arriverai!  Dès  ce  nioinent ,  cette  pensée  rocciqia  bi  Lien  qu'il 
lii  l'ut  à  peine  distrait  par  un  voyage  à  Paris,  iiécessitj  par  les  prépara- 
tifs d'-  Son  mai  iage. 

A  Pa'  is,  on  trouve  tout  ce  qu'on  veut,  même  des  litres  pour  entrer  dans 
une  acailémiede  province.  Aibert  avait  entendu  parler  de  queliines  olli- 
(incsscciéies  où  de  pauvres  diables  fabri  luaient  et  débilaifiit  à  bon 
compie  de  la  marchaniiise  littéraire  que  d'antres  ,  inieuv  placés  dans  le 
monde,  mieux  servis  par  le  chailaïaiiisiue  ,  achetaient,  signaient  de  leur 
nom  et  revendaient  fan  cher. 

U  y  a  de  prétendus  écrivains  qui  sont  entrés  à  l'Académie  par  le  moyen 
de  ce  tralic.  D'autres,  fournisseurs  brevetés  de  certains  ihcàircs,  exploi- 
tent le  même  procédé,  et  ne  s'occupent  qu'à  m  lintenir  leur  cré.litità 
SOit;n"r  lenr-J  suciè.,  |)enilant(|ue  d'obscurs  mivii  r;  écrivert  Icnispièces. 

Albert  Desroches  acheta  d'nn  poète  aux  aboi,  ((uaire  donz.iines  d'oiles, 
épitres,  satires,  élégies,  dithyrambes,  etc.,  le  tout  pouvant  former  un  vo- 
jume  très  comforiable.  De  retour  dans  son  déiiartemeiit.  il  coiilia  à  quel- 
ques pci\-oniU'S  de  sa  société  intime  qu'  1  a»ait  eu  la  l'aibles.-c  d'obéir  aux 


■  inspirations  de  sa  muse.  Il  lut  quelques  pièces  de  son  recueil  h  des  audi- 
teurs choisis  ;  on  le  qualifia  d  homme  de  génie  ;  on  lui  prédit  qu'il  ferait 
révoution  dans  la  littératuic.  Encouragé  parles  plus  flatteuses  instances, 
Albert  fit  imprimer  ses  vers. 

Ils  lui  appartenaient  bien  légitimement,  comme  les  sermons  de  l'abbé 
Rotpiette  app.ntenaieut  à  cet  excellent  prédicateur. 

Et  l'Académie  le  reçut  à  l'unaniuiité  des  sulfrages. 

Ce  litre  de  poète  Desroches  le  poi  ta  très  haut  avec  ses  douceurs  et 
ses  périls.  Ses  ennemis  tecrels,  qui  avaient  respecté  toutes  ses  autres 
f  ro>périiés,  se  révoltèrent  contre  celle-là.  Les  succès  littéraires  sont  ceux 
(iue  l'on  se  fait  le  plus  diETicilement  pardonner  ;  ils  ont  une  action 
directe  sur  le  public,  et  l'envie  qu'ils  evciient  peut  sauver  es  apparences 
en  se  décorant  du  nom  de  critique.  Le  vo  ume  de  poésies  fut  l'objet  de 
quelques  attaques  dont  Albert  ressentit  vivement  i'atlein:e  ;  c'étaient  les 
premières  :  il  n'y  était  pas  fait,  et  d'ailleurs  il  y  a  de  vieux  et  illustres 
Écrivains  qui  n'ont  jamais  pu  les  support  t.  La  criiiijuc  est  comme  le 
mal  de  mer  :  quelques-uns  ne  le  ressentent  qu'à  la  première  campagne  : 
mais  on  rencontre  aussi  dis  marins  qui  ont  fait  le  tour  du  momie,  et  qui 
ont  des  nausées  chaque  fois  qu'ils  s'enibarqueni  de  nouveau  sur  le  per- 
fide élément. 

Ce  n'était  pas  tout  ;  il  y  a  plus  d'une  épine  à  la  couronne  des  poètes  : 
la  gloire  et  feriilc  co  inconvéniens,  et  ceux  qui  l'obiicnaent  sans  la  mé- 
riter sont  exposés  comme  les  autres  à  cet'e  fatalité  :  le  faux  poète  est 
même  pins  expo  é  que  les  autres  aux  malheurs  de  la  paésie.  Desroches 
tn  fit  la  rude  expérience. 

Les  alljuius  sont  encore  à  la  mode  en  province.  Chaque  fo's  qu'Albert 
cnfa  t  dans  un  salon.  r..lbnin  venait  à  lui;  oa  lui  présentait  tes  blancs 
feuillets,  on  l'armait  d'une  plu  ne,  et  on  lui  disait  : 

—  Vous  qui  faites  de  si  jolis  vers,  écrives-en  quelques-uns  sur  cette 
page. 

—  Mais  je  ne  suis  pas  en  verve,  je  n'ai  pas  l'habitude  de  l'improvisa- 
tion.   '    ■ 

—  Rien  qu'un  quatrain  ? 

—  Je  ne  siurais  f  ire  un  disiique,  si  je  n'y  songe. 

—  Qu'à  C' la  ne  tienne!  prenez  doue  votre  temps;  emportez  l'albuiD  , 
nous  vous  donnons  jnqn'à  demain. 

Albcit  rési.staii,  refusait;  on  l'accusait  de  mauvaise  volonté,  d'impoli- 
tesse, et  il  perdait  ainsi  peu  à  peu  sa  réputation  d'bommc  c'aarmani. 

Un  oncle  dont  il  devait  hériter  lui  demanda  de  célébrer  par  qudques 
coiipli  ts  le  cinqnaniièiiie  ;  nniversa'rc  de  son  mariage.  Comment  dire  à 
cet  oncle  :  —  «  Votre  trop  long  bonheur  ue  m'in-pire  pa;.  u  Desroches 
objecta  de  maladroites  raisons,  et  l'oncle  répondit  qu  il  s'en  souviendrait 
dans  son  testament. 

La  fife  du  soas-préfct,  sortie  du  couvent,  voulut  aussi  avoir  des  vers 
écrits  en  f  on  honneur.  Les  jeunes  filles  sont  très  curieuses  d'un  hommage 
poétique.  Albert ,  cruellement  embarrassé  ,  manifesta  sa  contrainte  et  sa 
mauv.ii-e  humeur. 

—  Si  vous  lie  me  donnez  pas  ces  vers,  lui  répondit  sa  future,  je  pen- 
serai que  vous  n'avez  ni  amour  ni  complaisance  ,  et  Je  ne  vous  épouserai 
pas. 

Sur  ces  cnircfaitcs,  parut  une  violente  satire  anonyme,  qui  déchirait  à 
bel  es  dents  toutes  les  notabilités  de  la  ville.  La  stupeur  fut  générale.  Oa 
voulut  à  tout  pr^x  découvrir  l'dUteur  de  ces  terribles  vers. 

— i'ourqnoi  cherch  m.'  lit  observer  une  des  victimes.  Nous  n'avons  qu'ua 
seul  poète  :  M.  Albert  Desroches. 

—  Quoi  !  ce  serait  lui! 

—  Et  qui  donc,  s'il  vous  plaît? 

Si  Desroches  n'était  pas  le  seul  poète  de  l'endroit,  c'était  du  ravins  le 
seul  qui  eût  pub  ié  un  volume  de  poés  e.  Son  talent  était  odicitlleincul 
reconnu,  et  comme  cela  est  arrivé  à  bien  des  écrivains,  il  subit  la  respon- 
sabilité d'une  œuvre  qu'il  n'avait  pas  faite. 

Alors  chacun  lui  tourna  le  dus  ;  les  ;  las  \ives  iniiu'tiés  succédèrent  à 
la  bienveillance  et  ii  l'.uliniraiion  dont  il  éia  t  l'objet.  Ses  avantages  dis- 
parurent, son  crélits'i'clipsa,  sa  royauté  lui  fut  enlevée. 

Le  conseil  municipal  rejeta  toutes  ses  propositions, 

La  garde  nation  de  lui  retira  ses  épauleiics. 

Le  sous  préfet  rompit  ses  projets  d'alliance. 

Lu  accident  prémédité  brisa  son  buste  iur  la  fontaine  ;  on  ne  le  réia  bli 
pas,  mais  on  ciTaça  l'insniption. 

Tout  espoir  iX*'  devenir  député  s'évanouit. 

Il  ne  restait  donc  à  Desroches  de  toutes  ses  grandeurs,  de  tous  ses 
honneurs,  que  son  titre  de  poète  qu'il  avait  bien  payé,  et  son  fauteuil 
d'académicien  dans  lequel  il  avait  le  droit  de  sommeiller  ju>qu'à  la  fin 
de  ses  jours. 

L'académie  était  la  goullc  d'eau  dont  Ju'es  Rigaud  lai  avait  pirlé.  Ce 
que  le  clairvoiantami  avait  pré.liieiait  arrivé.  Les  prospérités  avaient  di"- 
bordé ,  et  il  ne  re>tait  pus  entre  les  mains  d'Albeii  Desrodics  qu'une 
coupe  ville. 

Hommes  heureux,  n'achetez  pas  de  vers  .  et  gard:i-vous  d'cnfoorchcr 
un  Pégase  d'emprunt  pour  aller  à  l'académie. 

S'JtitM'  fi»  «SOT.  —  {Courtier.) 


eo 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


JLES  GUEPES  (1). 
NOUVELLES  DE  LA  PRÉTE.VDDE  GAITÉ  FR.WÇAISE. 

Beaucoup  (le  sens  ont  ilrj:»  remarqué  qu'on  ne  s'amusait  plus  en  France. 

—  Cette  quesiion,  beaucoup  plus  pravo  qu'on  no  semble  le  croire,  a  dû 
occuper  quelques  unes  de  mes  mC'ditaluins.  —  Voici  les  causes  que  j'en  ai 
trouvées  :  A  celle  époque  où  le  gouvernement  de  la  France  était  une  mo- 
narchie aOsoldc  triiii)irie  /)«?■  drs  rliaiisans,  il  n'y  avait  dans  les  affai- 
res qu'un  très  petit  nombre  de  rôles  ii  jouer,  et  ces  rôles,  réservés  à  cer- 
taines castes,  une  fois  remplis,  le  reste  de  la  nation  était  réduit  nalurelle- 
jienl  à  l'étal  de  spectateurs.  Les  spectateurs  d'une  pièce  quelconque  sont 
décidés  à  s'amuser  ;  —  s'ils  ne  trouvent  pas  dans  la  pièce  qu'on  joue  de- 
vant eux  un  prétexte  suflisant,  ds  s'amuseront  h  se  moquer  de  la  pièce,  de 
I  auteur  et  des  acteurs,  —  ou  à  les  silller  ou  à  leur  jeter  des  pommes. 

Mais  aujourd'hui  on  a  fort  agrandi  le  tliéâtio  et  on  a  supprimé  les  ban- 
quettes et  les  loges;  —  il  n'y  a  plus  de  spectateurs ,  et  tout  le  monde  est 
acteur, — même  ceux  qu'on  en  soupçonne  le  moins. 

Prenez  au  hasard  le  premier  homme  que  vous  rencontrez  dans  la  rue, 

—  il  n'est  peui-étrc  ni  ministre,  —  ni  sous-secrétaire  d'état,  —  ni  pair,  — 
ni  député  ;  mais  il  est  peut-être  électeur,  —  car,  en  moyenne,  —  chacun 
des  quatre  cent  cinquante  députés  a  été  envoyé  à  la  chambre  par  quatre 
cent  cinquante  électeurs  ;  —  s'il  n'est  pas  électeur,  il  est  membre  du  con- 
seil d'arrondissement,  —  ou  du  conseil  municipal,  —  ou  du  conseil  com- 
munal, —  ou  du  conseil  de  salubrité,  —  ou  de  la  commission  de,  —  ou  de, 

—  ou  de,  —  ou  officier  supérieur  ou  inférieur  de  la  garde  nationale,  — 
«u  sergent,  —  ou  caporal,  —  ou  membre  du  conseil  de  discipline,  — 
membre  de  la  Légion-d'Honneur,  ou  aspirant  à  l'être,  —  de  la  Société  des 
^an^rages  ou  de  celle  d'Agriculture;  —  et  si,  par  hasard,  il  a  trouvé 
moyen  d'éc  happer  à  quehiu'un  de  ces  rôles  si  nombreux,  —  grâce  aux 
journaux,  il  est  de  tel  ou  tel  club,  —  de  telle  ou  telle  société  ;  —  ou  bien 
il  est  commis  bureaucrate,  — toujours  grâce  aux  journaux,  —  fonctionnaire 
indépendant,  —  ou  comme  soldat,  baionneile  intelligente.  —  Si  par  hasard 
cependant,  après  avoir  ép'ûsé  toutes  les  questions,  vous  arrivez  à  décou- 
vrir que  riiummc  que  vous  avez  arrêté  n'est  revêtu  d'aucun  de  ces  rôles, 
ne  jouit  d'au'une  de  ces  parcelles  de  pouvoir,  débris  de  la  puissance  royale 
brisée:  s'il  n'est  rien  de  rien,  — je  vous  le  dis  en  vérité,  ne  cherchez  pas 
plus  long-temps,  cet  homme  est  le  roi  Louis-Philippe  ,  cet  homme  est  vo- 
ire roi. 

A  moins  cependant  que  ce  ne  soit  votre  obéissant  serviteur,  Alphonse 
Karr. 

C'est  ce  qui  a  fait  le  succès  de  cette  énorme  sottise  appelée  gouverne- 
mont  représentai  if,  —  où  tout  le  monde  gouverne.  —  Certes,  on  siffle  de 
temps  en  temps  certains  auteurs;  mais  on  ne  siffle  pas  leurs  rôles  ,  parce 
qu"(jn  ne  silUe  les  acteurs  que  pour  lesreuiplacer,  —  et  surtout  on  ne  siffle 
pas  la  pièce  parce  qu'on  y  joue  un  rôle  et  parce  qu'on  aspire  à  eu  jouer 
successiveiueni  plusieurs  autres. 

En  un  mot,  le  gouvernement  représentatif  n'a  eu  qu'une  adresse  et  un 
esprit,  c'<'st  de  ,aire  de  lui-même  une  poêle  dont  la  queue  est  assez  longue 
pour  que  chacun  la  tleinie  un  peu. 

l]\   TRAIT  D'ESI'RIT  DL'  TRÉFET   DE  POLICE. 

Je  ne  suis  pas  fort  craintif;  mais  il  y  a  une  terreur  dont  je  n'ai  jamais  pjj 
triompher,  c'est  celle  que  m'inspire  la  pensée  d'èire  raonlu  par  un  chien 
enragé.  —  Certes,  j'ai  eu  un  chien  appelé  Freyschuiz  que  j'aimais  beau- 
cojip,  —  quoiqu'il  ne  m  aimât  guère  (|ue  comme  ou  aime  le  bifteck,  ainsi 
qu'il  me  l'a  prouvé  en  me  dévorant  deux  fois,  —  ce  qui  fait  que  l'auteu.- 
des  Gufpm  n'est  que  le  restant  de  deux  soupers  de  cette  énorme  bete  fé- 
roce. —  Eh  bien  !  mes  amis  ont  pu  m'entendre  dire  souvent  que,  —  mal- 
gré les  craintes  (|ue  je  ressentais  pour  la  conservation  de  Freyschutz,  (pii 
ne  souffrait  pas(iu'on  le  muselât,  —je  n'élèverais  pas  la  moindre  plainte 
s'il  était  quelque  jour  victime  de  quelque  mesure  de  pohcc  contre  les 
chiens. 

rendant  bien  des  années  on  s'est  contenté  de  jeter  dans  les  tas  d'ordu- 
res des  boulellc-i  de  viande  empoisonnée. 

Ce  système  était  insuffisant  pour  deux  raisons  : 

Première  raison.  —  Des  tombereaux  parcouraient  la  ville  dès  l'aube  du 
ioiir  et  enlevaient  les  boulettes  avec  les  ordures. 

Deuxième  raison.  —  Un  des  ca'acières  de  la  rage  est  que  le  chien  hy- 
drnphobo  ne  mange  pa- ,  de  sorte  que  les  chiens  enragés  se  trouvaient 
précisément  les  seuls  qui  fussent  à  l'abri. 

Il  y  a  quelques  années,  nu  préfet  de  police, — je  crois  que  c'est  JI.  De- 
belleyme  ,  —  avisa  celle  insuffisance  et  lit  faire  un  grand  massacre  do 
chiens.  —  On  jeta  les  hauts  cris,  —  parce  que,  dans  ce  bienheureux  pays 
de  France,  on  est  décidé  d'avance  à  se  prononcer  contre  l'autorité,  (luelle 
qu'elle  soit  et  quoi  (|u'ellc  fasse,  et  principalement  conlie  la  police. 

D'où  il  arrive  ce  <pii  suit  :  —  que  l'horreur  géné'aie  contre  la  police 
éloigne  de  ses  fondions  tous  les  gens  un  peu  honnêtes  it  pouvant  faire 
autre  chose,  —  et  qu'elles  ne  sont  exei  cées  que  par  des  gens  qui  ne  va- 
lent guère  mieux  qiio  ceux  c(Uitre  lesquels  on  les  emploie,  —  ce  qui  justi- 
fie en  partie  la  haine  d'abord  injuste  (|u'ellc  inspire. 


(1)  Extrait  de  la  livrai-on  de  juillet.  (C'cJ  feliU  volume»  te  vendent  ches 
l'éditeur,  rue  JVeuve-f^ivienne,  4C.J 


Une  partie  des  journaux,  —  les  hauts  politiques  d'estaminet  —  et  l-* 
moitié  du  public,  prirent  alors  le  parti  des  chiens  enragés  contre  le  préfet 
de  police. 

M.  Gabriel  Delessert,  averti  par  cet  exemple,  a  pris  un  parti  plus  adroit, 

—  invention  pour  laquelle  je  lui  pardonne  presque  son  grotesque  numé- 
rotage des  voitures. 

Il  a  donné  à  deux  ou  trois  journaux  une  anecdote  épouvantable,  et  de 
son  invention,  d'un  chien  enragé  qui  avait  mordu  huit  ou  dix  personnes 
dans  les  Champs-Elysées,  et  plusieurs  chevaux  sur  la  place  île  la  Con- 
corde, où  il  avait  été  tué  d'un  coup  di;  couteau  par  un  brave  ciioyen.  — 
L'histoire  était  parfaitement  contée.  On  n'avait  oublié  aucune  (les  (  ircons- 
tances  qui  pouvaient  la  rendre  vraiseiiiblaldc,  y  compris  l'oubli  dans  le- 
quel on  laissait  le  dévouaient  adiiiirablo  de  l'homme  qui ,  avec  une  arme 
aussi  courte  (|u'un  couteau  ,  s'était  exposé  à  d'horribles  blessures  et  sur- 
tout à  de  si  horribles  suites.  — Eu  effet,  disaient  les  plus  incrédules,  si 
l'histoire  était  apocryphe,  l'inventeur  eût  ajouté  que  l'auîeur  de  cette  ac- 
tion avait  eu  la  croix  d'honneur. 

Mais  une  telle  ingraiiiude  ne  s'invente  pas,  il  faut  qu'elle  soit  vraie. 

Il  y  a  un  genre  d'amorces  auquel  les  journaux  mordent  toujours  :  — 
c'e-t  l'anecduie.  —  Chaque  journal  s'empare  du  petit  nombre  de  celés  que 
trouvent  ses  confrères,  avec  une  avidité  (|u'on  ne  saurait  coniparei- qu'à 
Ce  Ho  du  requin  qui  avale  un  matelot  avec  son  chapeau  ,  ses  bottes ,  sou 
couteau  et  sou  portefeuille.  —  Ils  coupent  le  fait  avec  des  ciseaux,  sans 
même  en  changer  la  date,  —  de  telle  sorte  que  le  journal  qui  tient  l'anec- 
dote de  la  cinquième  main  la  commence  comme  le  premier  par  ces  mots  : 
"  U  est  arrivé  hier,  etc.  i> 

L'anecdote  du  chien  ,  prise  par  tous  les  journaux ,  frappa  beaucoup  les 
esprits,  et  quelques  joins  après  .  M.  G.  Delessert  fit  afficher  contre  ics 
chiens  d'horribles  menaces,  —qu'il  aura,  je  pense,  mises  à  exécution  avec 
l'approbation  générale. 

J'avais  de  buiines  raisons  de  croire  l'anecdole  controuvée,  attendu  qu'un 
de  mes  amis  croisait,  pour  des  raisons  particulières,  —  sur  le  théâtre  qu'on 
lui  prêle,  au  jour  et  à  l'heure  iiidiiiués,  —  et  qu'il  y  attendit  penilant  qua- 
tre heures  une  personne  qui  l'attend  lit  ailleurs;  —  mais  je  n'ai  pas  voulu 
le  mois  derii  er  atténuer  l'effet  de  l'invention  louable  de  M.  le  préfet  do 
police  ;  —  piè  inendu.v. 

Puisque  je  parle  de  la  police,  —  je  dois  dire  combien  j'approuve  l'uni- 
forme donné  aux  officiers  de  paix,  —  ainsi  que  celui  que  poriciit  depuis 
longtemps  les  sergens-de-ville  ;  les  fonctions  de  police  deviendraient  bmioi  a- 
bles  et  honorées  -  si  celle  mesure  était  universelle,  et  si  la  police  cessait 
d'agir  par  guet-apons. 

A   MO.\SEIG\EUR  L'ARCHEVEQUE  DE  PARIS. 

Paris. 
Noie  à  l'appui  de  son  discours,  dans  lequel  il  lâche  d'ins  nuer  adrnilement  au 
roi  l.ouis-Pliilippc  que,  maigre  la  gianileur  ci  la  véiiéralion  qui  i'entouiciit,  il 
ferait  bien  de  .se  rappeler  quelquefois  qu'il  n'est  qu'un  homme. 

l\Ionseignour,  me  promenant  hier  du  côté  de  la  barrière  de  l'Eloile,  j'ai 
vu  les  douaniers,  —  dits  gabelous,  —  chargés  d'empêcher  l'iniruduction 
frauduleuse  des  objets  soumis  aux  droits,  visiter  les  voilures  de  la  maison 
du  roi  venant  de  Neuilly,  —  les  voitures  attelées  de  mules  de  sa  propre 
maison. 

Agréez,  monseigneur,  etc. 

Suite  des  mois  nouveaux  introduits  dans  la  langue  française  —  par  MM.  Ic$ 
ineinbies  du  tlub-jockey  : 

Dcad  beat,  —  stags  hund,  —  foalstalkes,  comfort,  — siudbook. 

Une  des  bonnes  plaisanteries  de  cette  époque  est,  sans  contredit,  l'in- 
vention de  Mlle  Rachel.  —  Mlle  Piachel  e>t  une  lilieqiii  récite  les  vers  as- 
sez juste.  —  cl  qui  a  C'ussi  par  la  froideur  et  la  sécheresse,  —  comme  il 
y  a  quelques  années  d'autres  ont  réussi  par  les  cris,  le  dé^ordre  et  l'oxa- 
géraiioii ,  cl  uniquement  par  la  même  raison,  —  c'est-à-dire  parce  que 
c'était  autre  chose. 

Il  ne  faut  croire  qu'une  petite  partie  des  ridicules  extravagances  quf 
certains  journaux  prêtent  à  nos  voisins  au  sujet  de  ladite  Rarhel,  et,  de  cet 
extravagances,  ce  qui  est  vrai  a  pour  cause  la  morgue  des  Anglais,  qui, 
ayant  lu  dans  nos  journaux  les  ridicules  déclamations  dont  elle  a  été  le 
préicxte,  veulent  nous  surpasser  dans  l'admiraiion  même  de  ce  qu'ils  ne 
comprennent  pas.  —  Du  reste,  ces  récits  se  font  à  Paris. 

Un  journal  a  dit  que  la  reine  avait  donné  à  la  comédienne  un  bracelet 
avec  ces  mois  :  Vicioria  à  llailvl. 

Douce  et  touchante  iniiinité  (|ui  dépasse  de  bien  loin  celle  que  lleiir 
Monnicr,  dans  ses  rêves  démocratiques,  voulait  voir  s'établir  entre  les  lilt 
de  pairs  de  France  et  les  mai  chauds  do  peaux  de  lapin. 

Encore  un  pou  ,  et  les  reines  de  ihéâti  e  n'accepleront  plus  les  airs  d 
familiarité  que  se  donnent  les  reines  du  monde. 

A  MM.  de  ta  Quotidienne, 

MM.  du  journal  la  Quotidienne  ont  eu  la  bonté  de  vouloir  bien  pren- 
dre quelques  pages  dans  les  Cui'pps  pour  les  insérer  dans  leurs  colonnes; 

—  ils  ont  bien  voulu  faire  précétler  ce  badinent  do quehiues  mots  plus  ou 
moins  obligoaiis,  —  voici  le  moins  obligeant  :  —  M,  Karr  assure  n'appar- 
tenir  à  aucun  parti,        ,^  .^^,..  „-..;{,>  ....--^ 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE.  " 


61 


Assure  est,  messieurs,  un  mot  un  peu  jésuitique,  surtout  au  moment 
([lie  vous  donniez  vous-mêmes  une  preuve  assez  évidente  de  la  vérité  de 
mon  assertion. 

Une  Ijonne  preuve,  messieurs,  je  crois,  que  je  n'appartiens  pas  aux 
lanis  opposés  au  vôtre.  —  c'est  que  vous  ne  manquez  guère  de  m'em- 
pjunter  chaque  mois  des  fragmens  assez  longs.  Une  preuve,  non  moins 
bonne,  que  je  n'appartiens  pas  non  plus  à  voue  parti,  c'est  que  vous  avez 
soin  de  tronquer  ces  fragmens  et  d'en  élaguer  parfois  des  phrases  qui 
vous  embarrassent. 

A  propos,  messieurs,— comment  vous  qui  niez  si  fort  la  famille  régnante, 
—  et,  à  votre  point  de  vue,  cela  se  comprend,  —vous  (|ui  appelez  le  prince 
royal  duc  de  Chartres,  pour  monirer  avec  quelle  sollicitude  vous  gardez  à 
son  père  le  titre  de  duc  d'Orléans,  voici  une  phrase  qu'on  vous  fait  mettre 
pour  trois  francs  au\  annonces,— phrase  qui  a  pour  but  incontestable  de 
donner  comme  attrait  à  une  ville  de  bains  la  présence  probable  d'une  prin- 
cesse de  cette  maison  : 

•  On  parle  du  voyage  de  madame  la  duchesse  de  Nemours  — au\  eaux 
minérales  de  Forger,  —  où  sont  allés  depuis  Louis  XIII ,  en  le  comptant , 
la  plupart  des  membres  de  la  famille  royale  de  France.  » 

Je  vous  assure,  messieurs,  que  je  ne  fais  pas  de  ces  choses-là. 

J'ai  eu  long-temps  pour  domestiqua»  un  Indien  fort  noir  auquel  je  m'avi- 
sai un  jour  de  demander— de  quelle  religion  il  était. 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Qu'est-ce  que  tu  adores? 

—  Oh  !  chez  nous,  nous  adorons  le  Soleil. 

—  Et  ici? 

—  Ici  nous  n'adorons  rien. 

Ceci  me  paraît  un  catéchisme  qui  obtiendrait  facilement  l'approbation 
de  M.  Chambolle  —  et  une  religion  peu  chargée  de  dogmes,  —  fort  conve- 
nable,— selon  les  carrés  de  papier  précités, —  pour  devenir  la  religion  de 
la  majorité  des  Français. 

Malheureusement  pour  ces  doctrines,  —  il  y  a  chez  l'homme  un  instinct 
qui  le  pousse  invinciblement  à  la  vénération,  —  et  il  faut  qu'il  adore  quel- 
que chose ,  —  quand  il  devrait ,  comme  de  certains  bonzes ,  adorer  son 
propre  nombril. 

Il  est  à  remarquer  que  les  plus  grands  génies  —  sont  ceux  qui  acceptent 
le  plus  sincèrement  le  culte  de  la  Divinité,  — par  cela  qu'un  peu  plus  rap- 
prochés d'elle  que  le  vulgaire,  s'ils  ne  voient  pas  Dieu,  —  face  à  face,  ils 
aperçoivent  quelques-uns  des  rayons  de  la  lumière  qui  émane  de  lui. 

Les  carrés  de  papier  philosophiques  —  ont  une  doctrine  li\e  à  l'égard 
des  choses  de  la  religion.  —  Quand  le  fds  aiué  du  roi  a  épousé  une  prin- 
cesse protestante,  —  ils  ont  parlé  de  nutre  saiiiie  religion.  —  Peu  s'en 
est  fallu  que  M.  Jay,  du  Constitutionnel ,  ne  se  mît  à  prêcher  une  croi- 
sade comme  un  nouveau  Pierre  l'Ermite,  et  que  la  rédaction  en  masse  de 
celle  feuille  ne  prît  la  croix  rouge. 

Mais  quand  il  s'agit  de  quelque  cérémonie  catholique  approuvée  par 
l'autorité,  —  ils  crient  alors  au  cagotismc  et  aux  jésuites  avec  une  nou- 
velle fureur,  —  et  maltraitent  fort  le  bon  Dieu,  —  parce  qu'ils  le  croient 
une  créature  du  préfet  de  police. 

Mais  comme  je  le  disais  tout-à-l'heure,  il  y  a  dans  l'homme  un  besoin  de 
vénération  qui  l'entraîne  malgré  lui,  —  et  si  vous  ôtez  Dieu,  —  qui,  après 
tout,  est  au  moins  un  prétexte  honnête  d'exercer  ce  sentiment,  vous  pou- 
vez voir  avec  un  peu  d'attention  qu'il  se  reportera  sur  d'autres  objets,  — 
sur  dis  comédiennes  jaunes,  — sur  des  danseuses  vertes,  etc. 

Du  reste  ,  on  peut  voir  par  les  clameurs  des  journaux,  —  en  quoi  je 
leur  reprocherai  de  manquer  d'adresse,  —  ce  que  ces  braves  papiers  en- 
tendent par  la  liberté. — Ils  ont  commencé  par  demander  qu'on  ne  fût  pas 
forcé  d'aller  à  la  messe,  et  ils  avaient  raison;  —  maintenant  ils  ne  veulent 
plus  permettre  qu'on  y  aille  ;  —  en  quoi  j'ai  raison,  à  mon  tour,  quand  je 
dis  (|ue  tons  ces  fervens  apOlrcs  de  la  liberté  n'attaquent  les  tyrannies  et 
les  abus — que  comme  on  attaque  certaines  villes,  non  pour  les  détruire , 
mais  pour  s'en  emparer  et  s'y  installer  à  leur  tour. 

Au  commencement  de  la  saison  ,  du  reste  ,  —  on  aurait  dit  que  Dieu 
allait  célébrer  sa  fête  lui-même,  —  en  se  donnant  un  petit  régal  de  ven- 
geance. —  Les  neuves  sont  sortis  de  leurs  liis  et  ont  en  un  moment  com- 
primé des  provinces  entières  ;  —  puis  un  peu  plus  laid  ,  avoc  une  force 
plus  poignante,  il  a  fait  retirer  les  (leuves  et  a  livré  les  hommes  à  des  ad- 
versaires protesf|ues  :  il  a  paru  un  instant  que  les  hannetons  et  les  chenil- 
les allaient  manger  en  herbe  les  fruits  el  les  moissons  ;  et  je  ne  sais  alors 
ce  (|u'cusseut  fait  les  iLommes,  —  quchpie  protégés  qu'ils  eussent  été  par 
les  carrés  de  papier  auxquels  ils  sont  abonnés,  — nu  pas  oublier  de  re- 
nouveler avant  le  M  courant. 

On  a  joué  à  l'Opéra-Comique  une  pièce  dont  la  mnsi'pie  est  de  M.  Collet 
cl  les  paroles  de  M.  Dupin,  procuieiir-général  à  la  cour  de  cassation  et 
ancien  président  de  la  chambre  des  députés. 

Il  est  question  de  rouvrir  l'Odéon  ,  ce  qui  veut  dire  qu'il  est  question 
de  refermer  l'Odéon. 

A  propos  de  circonstances  atténuantes,  —  le  jury  de  la  coin-  d'assises 
du  Cantal  vient  de  les  appliquer  avec  un  discernement  égal  à  relui  du  jury 
de  la  Seine. 

Un  homme  de  cinquante-cinq  ans,  ayant  déjà  subi  dix  condamnations, 
se  prend  de  querelle  avec  ses  deux  beanxfrères,  et  en  plein  jour,  les  tue 
tous  les  deux  à  coups  de  fusil,  —  menace  les  témoins,  dont  un  est  son 
b«au-père,  de  leur  faite  subir  lo  ra<?rao  son  ,  puis  rctourn<î  à  son  village, 


racontant,  à  qui  veut  l'entendre,  le  crime  qu'il  vient  de  commettre.  —  Le 
soir,  il  l(irce  nu  des  haliitans  de  lui  donner  une  lanterne  avec  laquelle  il 
va  froidement  considérer  ses  vinimes  pendant  plus  d'une  heure.  Le  jury 
du  Cantal  a  \\i  U  d<s  circonstances  atténuantes. 

Décidément  ceci  est  par  trop...  Comment,  l'assassin  condamne,  de  son 
chef,  deux  hommes  à  moit,  —  et  lui  en  est  quitte  pour  les  travaux  forcés  ! 
—  Toutes  ces  décisions  forment  autant  d'encouragemeus  dont  ou  n'iiésite 
pas  à  proliter. 

M.  tIarnier-Pagès  est  mort,  —  c'était  un  homme  d'esprit  et  de  talent, — 
qui  a  montré,  en  outre,  de  l'énergie,  de  la  bonne  foi  et  de  la  loyauté,  en 
se  sépaiant  des  hommes  et  des  journaux  de  son  parti  au  sujet  des  fortifi- 
cations, (Outre  lesquelles  il  s'est  courageusement  élevé,  au  risque  de  pcr 
die  Une  partie  de  sa  popularité;  seule  et  tiiste  récompense  des  luttes  qui 
ont  usé  le  peu  d'existence  que  la  nature  lui  avait  donnée.  —  L'autorité  a 
sagement  évité  toute  manilestation  de  force  militaire  au  convoi  du  député 
du  Mans,  ou  tout  s'est  passé  avec  ordre  et  décence. 

Voici  ce  qu'on  m'a  raconté  : 

M.  de  *■*,  qui,  en  sa  qualité  d'homme  étranger  aux  affaires,  —  a  quel- 
que droit  de  se  croire  à  l'abri  des  attaques  des  journaux,  —  fut,  il  y  a 
quelque  temps,  blessé  de  certaines  expressions  d'une  petite  feuille.  —  Il 
se  dirige  avec  un  de  ses  amis  vers  la  rue  où  était  indiquée  la  demeure  du 
gérant.  —  Il  monte  et  frappe. 

—  linlrez. 

11  pousse  une  porte  et  se  trouve  dans  une  petite  pièce  sombre ,  meu- 
blée d'une  table  en  sapin  et  de  deux  chaises,  sur  l'une  des  deux  chaises 
étaii  un  homme  de  trente-cinq  ans  qui  se  cliauffait  les  mains  sur  une  de 
ces  chaullerettes  dont  se  servent  les  marchandes  de  pommes,  et  que  l'on 
appelle  gueux. 

—  Monsieur*"? 

—  C'est  moi,  monsieur. 

—  C'est  vous  qui  signez  le  journid? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Je  viens  au  sujet  d'un  article  de  journal  dont  j'ai  à  me  plaindre.. î 
Mais  je  ne  vous  cache  pas  que  ce  n'est  pas  vous  que  j'aurais  voulu  rcn« 
contrer.  —  Qui  est-ce  qui  fait  le  journal? 

—  Ce  sont  ces  messieurs. 

—  Quels  messieurs? 

—  Ces  messieurs. 

—  Vous  ne  voulez  pas  m'en  nommer  un? 

—  Non,  monsieur. 

—  Alors  c'est  donc  vous  qui  prenez  la  responsabilité  des  articles  qui  pa« 
raissent  dans  le  journal  ? 

—  Moi,  —  monsieur,  —  nullement,  — je  signe  le  journal...  comme  ça.., 
parce  qu'il  faut  qu'un  journal  soit  signé,  —  mais  je  ne  reponds  de  rien. 

—  Mais  alors,  —  il  faut  que  vous  me  désigniez  l'auteur  de  l'aitide. 

—  Oh  !  c'est  sans  doute  un  de  ces  messieurs. 

—  Mais  comment  les  rencontrer? 

—  Pour  ça,  je  ne  pourrais  pas  trop  vous  dire. 

—  A  quelle  heure  viennent-ils? 

—  A  quelle  heure  ils  vieunent  ?  —  Tantôt  à  une  heure,  tantôt  à  ane 
autre. 

Il  fut  impossible  d'en  (irer  autre  chose. 

POUR  LES  P.\LVRES. 

MM.  de  Noailles,  Dupin  aîné,  marquis  d'Osmond,  comte  Rot,  Vassal , 
Rousselin,  Michaui,  —  viennent  de  diinaniler,  par  une  pétition  ,  que  les 
droits  qui  pèsent  sur  le  charbon  de  terre  et  la  houille  soient  élevés  de  30 
ceiiliiuis  à  hO  centimes. 

C'est  toujours  le  système  absurde  dont  j'ai  parlé  le  mois  dernier  à  pj-o- 
pos  de  la  viande. 

Pan  e  que  le  bon  marché  du  charbon  de  terre  en  propage  l'us.ige  ,  il 
faut,  dans  l'intérêt  des  propriétaires  de  fuiéls  et  des  marciiands  de'bois  , 
que  l'on  augmente  les  droits  du  charbon  de  terre  ,  c'est-a-dirc  qu'où  le 
fasse  payer  beaucoup  plus  cher  au  consommateur. 

Je  demanUerar  d'abord  pourquoi  l'on  protège  et  l'on  encourage  pluii'^t 
une  industrie  qui  nous  fait  paver  le  chaullage  cher,  qu'une  iiuluslr.e  qui 
nous  le  donne  à  bon  marché. 

Si  les  intérêts  de  MM.  les  propriétaires  de  forêts  et  de  MM.  les  niar- 
chaiuls  de  bois  sont  lésés  ,  et  s'ils  ne  peuvent  cesser  de  l'être  qu'en  éle- 
vant le  prix  (lu  chaull'age  ecoiuiiulque,  tant  p;s  pour  MM.  les  propriétaires 
de  forets  et  pour  MM.  les  marchaiiiis  de  bois. 

Ils  sont  à  coup  sur  moins  nombreux  q;ie  les  pauvres  consommateurs  , 
et  les  inlêiéis  des  consommateurs doivint  passer  avant  les  leurs. 

Que  diraient-ils  si  un  muii>ienr  ayant  cli'  z  lui  du  bois  d'aca  ou  ,  dési- 
rant le  vendre  pour  le  chauffage,  voulait  qu'on  elev.ii  les  droits  sur  le 
bois  ordinaire  jusqu'à  ce  que  ce  bois  coûtât  aussi  cher  que  le  bois  d'a- 
cajou i" 

Cela  leur  paraîtrait  absurde. 

C'est  précisément  ce  qu'ils  demandent.       -       aliuoxse  kAni\. 


62 


lE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


OfSîC. 


Souiifts. 

EGMONT. 

0  Gère  liberté  !  déesse  auï  grandes  aile?, 
Lorsque  planant  dans  l'air  au-dessns  des  cités, 
Tes  regards  tout  à  lOup  vers  la  terre  emportés 
S"arrc;enl  sur  les  murs  de  la  vieille  Bruxelles  , 
Que!  est,  dans  cet  amas  de  toits  noirs  et  lieurlés. 
L'aspect  qui  sait  le  mieux  enflammer  tes  pruniUcs, 
El  qui  fait  palpiter  d'ivresses  immortelles 
Ton  cœur  toujours  ouvert  aux  nobles  voluptés'? 

Est-ec  rHolel-de-'VilIc  aux  tourelles  antiques, 

Oc  vieux  palais  que  l'art,  de  ses  dtux  mains  gotbiques, 

Lle\a  saintement  en  l'iionncur  de  ton  nom'? 

Est-ce  la  cathédrale  cl  sa  superbe  inasse? 

Non,  l'objet  est  moins  haut,  c'est,  dans  la  grande  place. 

Le  pavé  sur  lequel  coula  le  sang  d'Egmonl  ! 


LE  CID. 

O  Cid  !  roi  de  l'honneur,  loi  qui  dors  h  Burgos 
A  côté  de  Chimcne,  au  caveau  de  les  pères. 
Sors  de  ton  blanc  sépulcre  et  viens,  noble  héros. 
Remettre  au  droit  chemin  des  peuples  sanguinaires. 

Dis-leur,  tout  indigné,  les  yeux  en  courroux  :  Frères  ! 
Vous  êtes  des  bouchers,  des  tueurs  de  taureaux  ! 
Ah  :  ce  n'est  pas  ainsi  que  dans  des  temps  plus  beaux. 
Chevaliers  des  vieux  jours,  nous  combattions  nos  guerres. 

Invincibles  porteurs  de  glaives  longs  et  lourds, 
Dans  le  sang  africain  on  nous  voyait  toujours 
Prompts  il  laver  du  Christ  les  mortelles  injures  : 

Mais  le  More  ahalta  qui  nous  tendait  la  main, 
Jamais,  au  grand  jamais  ne  la  levait  en  \ain. 
Car  la  pitié  logeait  sous  nos  sombres  armures. 

LUCIUS  FALKLAXD. 

Le  meurtre  avait  Gni  ses  travaux  inhumains  ; 
Le  sang  noir  à  longs  Ilots  trempait  la  terre  humide, 
Et  près  de  leurs  coursiers,  éiendus  sur  les  reins. 
Les  mo.  Is  montraient  au  ciel  leur  visage  li\  ide. 

Les  uns  étaient  tombés  sous  la  balle  rapide 
En  célébrant  Cromwell  et  ses  fiers  puritains; 
Les  autres,  en  suivant  la  bannière  intrépide 
Que  Charles  dispulait  à  des  sujets  hautains. 

Tous  étaient  morts  croyant  à  leur  cause  chérie; 
Un  seul,  plus  malheuieux,  avait  donné  sa  vie 
Pour  un  principe  auquel  son  cœur  n'avait  i)lus  foi. 

C'était  Falkland  :  vertu,  porle  au  ciel  sa  grand  amc  ! 
En  vain  la  liberté  l'inondait  de  sa  flamme, 
Silencieusement  il  mourait  pour  son  roi. 

=«* 

JEANNE  D'ARC. 

S'il  est  un  noble  nom  qui  soit  cher  à  la  France, 
Et  qui  fasse  au  pays  un  éternel  honneur. 
C'est  celui  de  l'enlant  dont  le  glaive  vainqueur 
lîrisa  de  l'éiranger  l'orgueilleuse  puissante. 

Lorraine  aux  brunes  mains,  aux  traits  pleins  d'innocence, 

-  Ou  lis  si  grande  tlio>e  avec  lant  de  candeur, 
'loi  que  I  amour  eréa  notre  libéi  ateiir, 
l'uisscnt  nos  plus  beaux  vers  être  ta  récompense. 

-  Que  tous  les  coeurs  chantans  deviennent  des  autels 
Oii  le  sentiment  brille  en  hymms  immortels. 

Et  \eiige  l.crgement  tes-Hii'iiiOj  laiiioirttrtrlcs  ! 

Qi'ils  te  vengent  surtout  des  traits  de  l'écrivain 
-VQui  ne  sut  pas  comprendre,  en  son  rire  malsain, 
(Juc  les  beautés  du  cœur  sont  toujours  i-c?p?5WWcsl 

MADAME  ROLAND. 

Qu'il  est  beau  d'être  ferme  en  sa  foi  dans  le  bien, 
El  (Je  ne  point  au  doute  abandonner  son  ame. 


Et,  malgré  le  ciel  noir,  et  le  vent  et  la  flamme, 
De  croire  à  la  splendeur  du  monde  amtrrl 


Ainsi,  lorsque  n.iguèrc  une  séquelle  infâme. 
Tuant  la  liberté  dans  chaque  ciloyen. 
Envoyait  au  bourreau  son  tcrrd)le  soulien, 
L'ame  de  la  Gironde,  une  éloquente  femme 

Elle,  pleine  de  calme  et  de  sérénité. 

Du  haut  du  sombre  char  vers  la  mort  emporté. 

Voyait  un  peuple  vil  applaudir  à  ces  crunes  : 

Et  son  grand  cœur,  devant  tant  de  brutalité. 
Ne  désespérait  point;  et  ses  lèvres  sublimes 
Te  bénissait  toujours,  ô  sainte  liberté  ! 


CUniSTOPIIE  COLOMB. 

'  Rien  n'est  grand  qu'avec  Dieu  ;  sa  pensée  est  l'esscnco 
Des  nobles  actions,  des  sublimes  exploits; 
Il  élargit  la  tète  et  donne  la  puissance 
Aux  pliis-freles  humains  qui  marchent  à  sa  voix  : 
Heureux  l'hOMinic  qui  fonde  en  lui  son  espérance. 
Et  qui  pour  lui  s'embarque  en  une  tache  immense  ! 
C'est  Dieu  qui  t'inspira,  magnanime  Génois, 
Quand  ton  esprit  rêvait  une  nouvelle  terre; 
C'est  liii  qui  ranima  Ion  courage  aux  abois 
Dans  l'ouragan  sans  fin  de  la  ruile  misère; 
C'est  lui  qui  chez  les  rois,  d'un  orgueil  saint  et  beau, 
S'arma  contre  l'envie  et  son  lâche  troupeau. 

Envain  autour  de  loi  l'Océan  en  colère 
Roula  sa  verte  écume  et  ses  montagnes  d'eao. 
Dieu  te  Ht  sans  terreur  traverser  l'onde  amèrc, 
El  rencontrer  le  monde  enfant  de  ton  cerveau. 

AUGUSTE  BARBIER  . 


Un  Carême  d'artiste. 

Pour  la  feninifi  habituée  aux  ovations,  aux  enivrcmcns  du  (héâire,  rcn- 
tfer  tout  à  coup  dans  la  vie  privée  doit  cti e  une  Icirible  chose,  .si  su:  tout, 
eiicuie  a  la  Heur  de  l'âge,  elle  est  douée  de  cetie  dose  de  vanité ,  de  ce 
be  oiu  incessant  d'hommages  qit'ou  dit  inhérent ,  du  plus  au  moins  ,  à  la 
nature  de  toute  fille  tl'Eve.  Iju'ou  demande  à  ces  graudes  acir.ccs  ,  ces 
cantatrices  célèbres,  ces  danseuses  renommées  qui  ont  abandonné  la  scè- 
ne ,  soit  pour  ceindre  lacouroune  de  pairesse,  donner  la  inaiii  à  quelque 
diplomate  représentant  d'uiie  haute  puissance,  voire  même  cii  e  la  maîtresse 
d'une  teie  couronnée  ;  qu'on  leur  demande ,  cls-je ,  compte  de  leur-  jours 
lilés  d'or  et  de  soie,  et  l'on  verra  si,  au  nvlieude  celle  vie  de  Si-bariiisme, 
clies  n'ont  pas  renconlré  l'ennui,  le  froid,  l'inexorable  ennui  ;  regi  elle,  au 
sein  de  toutes  ces  jouissances  tant  vantées,  la  vie  des  cufaiis  de  la  grande 
Bohême,  c  t'e  vie  palpitante  d'émotions,  tissue  de  soucis  et  de  roses,  mê- 
lée d'orages  et  de  triomphes. 

Bien  qu'au  dixseptièine  siècle  on  ne  fût  pas  censé  prodiguer  plus  de 
couronnes  et  de  pluies  de  Heurs  qu'au  nôtre,  Françoise  Piiel  de  Long- 
champ,  sans  être  une  actrice  de  premier  ordre,  sans  avoir  eu  de  ces  triom- 
phes qui  l'ont  d'une  Faiiny  Essier  une  sorte  de  div.nilé  ,  avait  eu  pourtant 
fct  s  petites  ovations.  Conduite  à  l'âge  de  quinze  ans  rn  Angleterre  ,  elle 
brilla  beaucoup  à  la  cour  de  Charles  11 ,  et  s'attira  même  1  attention 
di-  ce  monarqui!  ami  des  belles.  Revenue  en  France  et  mariée  à  riaisiii 
Cadet,  elle  continua  sa  carrière  avec  succès,  et  eut  l'honueur  d'établir 
plusieurs  rôles  qu'elle  joua  d'original.  Campistron,  qui  ne  fut  pas  des  der- 
niers à  lui  faire  sa  cour,  composa  pour  elle  une  partie  des  grands  rôles 
de  ses  pièces;  et  l'actrice,  répondant  à  sa  confiance,  contribua  à  la  n  us- 
site  de  ceriaiues  d'entre  elles  ,  pirticulièrement  A'Andronic  et  de  Tiri- 
date,  où  elle  remplissait  les  rôles  d'/réne  et  A'^rinlce,  et  où  elle  était 
singulièrement  applaudie. 

Cela  t,  comme  on  voit,  une  petite  puissance  de  coulisses  que  Mme  Rai- 
sin ;  grande,  belle,  bien  faite,  gracieuse,  ses  yeux  surtout  avaient  une 
expression  admirable;  sa  bouche  ,  un  peu  grande,  metiait  à  découvert 
deux  rangs  de  perh  s  si  blan  hes  ,  si  bien  alignées  ,  qu'en  coiiscieiu  e  ou 
ne  pouvait  lui  reprocher  uii  excès  démesuré d'ouveiuii e.  l':galemeiit douée 
du  laleiii  le  plus  iiiar(|ué  pour  le  haut  comique  et  pour  la  irngéilie ,  ce- 
giiaiit  tour  à  ioiir  le  diailémc  des  jeunes  princesses  ou  le  chapeau  llciiii 
(Us  premières  a  noureuses,  iMme  Haisin  se  distingua  dans  l'un  et  l'aiiiie 
genre.  Devenue  veuve  de  ce  pauvre  .l(nin-Bap:iste  liasin  (|i,i  l'aimai  laiil, 
bien  que  la  mc(lis;ince  prétendit  qu'il  y  avait  des  momens  où  11  aiiiatt 
doim  ■  sa  femme  pour  une  bonieille  (le  vin  de  Clianqvigne,  lequel  vni  il 
prisait  fort  en  sa  double  qualité  de  gourmet  et  de  Champenois  ,  Mme  liai- 
siii  conlinua  à  l'aire  les  délices  du  tiiéàlre  de  la  rue  (bazaiiiu;  ,  ipii  av  it 
réuni  la  troupe  de  BouigO';iie  à  celle  de  Guénégaud.Sa  célébrité  s'accrut 
encoie  p  ir  une  loyale  couquéie  que  son  jeu  et  ses  charmes  lui  liretil  à 
quel.iue  temps  de  la. 

Ce  lut  dans  le  rôle  d'Isabelle  ,  du  Distrait,  que  Mme  Raisin  s'aliira  les 
regards  du  dauphiu ,  fils  du  granJ  roi ,  prince  fort  peu  grand  de  .«a  pei-- 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


63 


sonne,  bien  qu'on  l'ait  surnommé  le  grand  dauphin.  Elle  était  si  piquante, 
si  yentille  dans  ce  rOle  d  Isabelle,  ses  yeux  brillaient  d'un  si  vif  Cclat,  que 
riicritier  présoniplif,  tant  maussade  depuis  la  perle  de  Mme  de  llonse  que 
le  roi  son  père,  dominé  par  l'inlluence  de  Aime  de  Mainienon,  avait  exilée 
à  Monipellicr,  se  dérida  ce  soir-là  et  fut  des  plus  communicalifs  a/cc  la 
petite  camarilla  de  Meudon.  Le  lendemain,  deux  grands  laquais  déposaient 
chez  Mme  Raisin  une  corbeille  remplie  des  plus  charmanies  bagatelles; 
au  centre,  se  trouvai),  comme  par  hasard,  un  écrin  renfermant  entre  au- 
tres bijoux  des  girandoles  en  forme  de  lirappcs  ,  du  rubis  oriental  de  la 
plus  belle  eau.  C'était  débuier  en  pnnc.  bien  appris,  et  Mme  Raisin,  sans 
tioHle,  fut  sersible,  autant  qu'elle  le  devait,  à  ce  procédé  délicat.  L'his- 
toire ne  dit  pas  en  quels  termes  était  conçu  le  billet  qui  accompagnait  ce 
royal  préstnt,  et  la  réponse  de  l'aimable  actrice.  Mais  le  fait  est  que,  le 
soir  même,  dans  le  rôle  de  Mme  Blandineau  des  Bourgeoises  de  qualité, 
Mme  Raisin  portait  les  ni;igniliques  girandoles  à  l'élonnement  de  toutesles 
boinics  âmes  des  coulisses,  et  qu'une  berline  à  quatre  chevaux,  et  à  livrée 
grise,  l'altendait  à  la  sortie  du  théâtre.  —  (Jui  1  bonheur  !  quel  iriomiihc  ! 
disaient  les  envieuses.  Hélas!  h.  las!  ne  jugeons  pas  toujours  sur  les  ap- 
parences !...  Meudon  était  un  séjour  enchanteur.  Rien  de  beau  comme  ce 
château,  œuvre  de  Philibert  Delorme  ;  de  sujierlie  comme  cette  terrasse 
d'où  l'on  découvrait  tout  Paris  ;  de  délicieux  comme  lc<  bosquets  plantés 
par  Le  Ndre.  Eh  bien  !  au  milieu  de  tontes  ces  merveilles,  cette  pauvre 
Rai-in  rencontra  l'enr.ui...  Louis  XIV  qui,  après  l'éclat  de  l'exil  de  Mme  de 
Ronsc,  ne  voulait  pas  priver  son  fils  des  distraciions  qui  pouvaient  la  lui 
faire  oublier,  ne  désapprouva  pas  son  aiiacljemenl  pour  Mme  Raisin,  mais 
demanda,  ou  plutôt  exigea,  qu'elle  quittât  le  théâtre  ,  ne  supportant  pas 
q'ïune  personne  que  le  dauphin  avait  distinguée  continuât  de  servir  à 
l'amusement  du  pui)lic.  Une  pension  de  dix  mille  livres  ou  une  somme  de 
cent  cinquante  mille  livres  comptant  lui  fut  olfcrte  à  titre  de  dédommage- 
ment. Elie  accepta  la  pension  et  quitta  le  ihéâtie.  IKIas!  les  lambiis,  les 
bnsquets  de  Meudon  pourraient  redire  les  regrets  et  les  soupirs  de  l'ac- 
trice si  magniliquement  malheureuse  au  sein  du  faste  qui  l'entourait. 

Le  grand  dauptin,  dont  l'esprit,  à  ce  qu'il  paraît,  était  assez  étroit,  et 
qui  alliait  à  son  goût  pour  les  plaisirs  une  dévotion  outrée,  tyrannisait 
cette  pauvr:;  Raisin ,  et  poussait  l'observance  minutieuse  des  pratitjuesde 
religion  jusqu'à  lui  faire  observer  en  carême  un  jeûne  rigoureux,  que  du 
reste  lui-même  il  gardait  sirictement.  On  raconte  à  ce  sujet  une  anecdote 
assez  plai.'-anlc.  Nicole  Piiel  de  Lonchamp,  soulllcuse  de  la  Comédie- 
Française,  auteur  de  la  comédie  du  Voleur  Tita-l'apouf,  siiur  de  Mme 
Raisin,  ayant  eu  qu 'Iques  dilficul^és  avec  le  théâtre,  alla  trouver  sa  sœur 
à  Miudon  où  elle  était  alors,  pour  sollic  ter  son  intlueiiteinlcrveniion.  Son 
tilro  de  parente  lui  donnait  nn  facile  accès.  Après  avoir  traversé  une  suite 
d'appartf  mens  somptueux,  elle  arriva  jusqu'à  Mme  Raisin.  Celle-ci  était  à 
table,  c'était  en  carême.  Du  pain,  de  l'eau,  des  noix,  du  fromage,  le  tout 
étalé  sur  un  superbe  service  de  vermeil,  formait  le  repas  de  la  maîtresse 
de  l'héritier  du  trône.  A  cette  vue,  grand  étonnneinent  de  Nicole.  Elle  in- 
terroge sa  sœur  et  apprend  que  dans  les  temps  d'abstinence  c'est  là  son 
régime  habituel;  et  se  la  ssaut  aller  à  la  conliance,  Mme  Ra'sin,  décou- 
vrant les  faiblesses  de  son  royal  amant,  ajoute  que  souvent  enfer  nés  en- 
semble, de  Ion  'S  jours  se  snnt  passés,  partagés  entre  des  pratiques  reli- 
gieuses et  en  fjce  d'une  collation  digne  du  plus  frugal  Spartiate.  —  Et 
c'est  ainsi?  dit  Nicole,  ne  revenant  pas  de  sa  surprise.  —  C'est  ainsi!  ré- 
péta en  soupirant  Mme  Raisin,  regi  eitani  peut-être  la  liberté  et  cette  vie 
d't  nio'ioiis  er  de  triomphes  qu'elle  avait  abiiidonnéc  pour  les  chaînes  do- 
rées, mais  pesantes,  dont  l'amour  du  dauphin  l'avait  chargée.  —  Et  c'est 
fila  éire  la  maîtresse  d'un  prince!  rcpiit  Nicole  avec  une  colère  toute 
fraternelle.  —  Ma  foi,  j'aimerais  encore  mieux  souiller  ma  troupe  ou  en- 
tendre silUer  Tita-Papouf  que  de  faire  ce  carcmelà! 

DES  Gt.uÉES.  [MOiiitcur  des  Théâtres.] 


PETaï'E  COMEDIE  AVASîT  liE  E)BAI71E. 

Le  drame  de  M.  Félix  Pyat,  les  Deux  Serruriers,  vient  d'être  livré  à 
l'impression.  L'auteur,  dans  une  préface  dialoguéc,  fait  lessortir  toutes 
les  démonstrations  logiques  derrière  lesquelles  s'abrite  le  l'rotée  de  la 
censure.  Nous  reproduisons  la  lin  de  ce  travail  remarquable. 

(La  seine  so  passe  au  niinisiùrc  de  t'iméiicur,  dnns  le  liiireaii  ilej  tliC-ilrcs.  —  Sièges, 
tal)lc  couviTlixrun  tapis  vert,  crayiins,  |iliinK"i  ei  encre  rouge  ,  inaiiusorils,  liummcs 
déeoiX'S,  —  lu  gairon  de  bureau  introduit  tui  tioinnie  non  décore.) 

L'Aiiienr  —  Le  poète  n'a  pas  mis.sion  de  guérir  les  maux.  11  les  écoute, 
les  recueille  et  les  chaule  ;  il  les  sen  et  les  exprime  pour  les  faire  sentir 
il  tous.  C'est  la  harpe  éolieimc  qui  es'  pendue  dans  l'air  et  qui  viare  à 
tous  les  veiils!  Aux  hommes  qui  gouvernent  d'enteinire  ces  soupirs,  de 
co:i!pren;lre  ces  plaintes  et  d'arrêter  la  cause  de  ces  gêmissenieiis  !  Coin- 
meiii  le  médecin  guerirat  il  le  inalatlc  si  le  malatle  ne  peut  pas  dire  qu'il 
si>niire,  s'il  lui  est  défendu  de  crier  :  c  J'ai  du  mal  !  je  meurs  !  secotirez- 
nioi  !  ') 

l.a  Censm-e.  —  Certes,  voire  intention  est  bonne;  votre  oeuvre  est 
celle  d'un  lunniêle  homme  ,  j'en  ci>n\ien.s..,  aussi ,  je  ne  la  dêfetnls  p.as. 
Mais  je  lu'  puis  l'auloiiser  qu'avec  de  grandes  resiriclioiK<i.  (  l.u  Ci  ii.'.iirc 
ouvre  le  viuiuiscril.)  Ainsi,  à  la  première  page,  je  ne  puis  vous  permelti-e 


de  dire  cette  phrase  ;  «  Le  monde  est  un  enfer  dont  tes  pauvres  sont  tes 
maudits.  » 

L'Auteur.  —  Pourquoi  ? 

La  Censure.  —  Parce  que. 

L'Auteur.  —  Faut  il  dire  que  les  pauvres  sont  en  paradis  ? 

La  Censure.  —  Je  ne  l'exige  pas.  (Elle  passe  à  d  autres  corrections.) 
Je  ne  puis  encore  laisser  dire  à  votre  huissier,  qui  vient  saisir  un  pauvre 
homme  expirant  de  misère:  «C'est  une  mort  Iraudule  tue  ;  il  y  avait 
contrainte  par  corps.  »        ,  ..=^_ , 

L'Auteur.  —  Pourquoi? 

La  Censure.  —  C'est  attaquer  les  gens  de  la  loi. 

L'Auteur.  —  Jlais  la  loi  est  pluttjt  faite  contre  ceux  qui  ne  veulent  pas 
payer  que  contre  ceux  qui  ne  peuvent  pas  payer. 

La  Censure.  —  Plus  loin  encore  votre  assassin  ne  peut  dire,  en  assassi- 
nant l'homme  qui  ne  veut  pas  le  payer:  «Tiens,  voila  mon  protêt... 
parlant  à  la  personne,  » 

L'Auteur.  —  Pourquoi? 

La  Censme.  —  Parce  que  c'est  tourner  en  ridicule  les  formes  de  la 
procédure. 

L'Auteur.  —  Décidément ,  les  huissiers  sont  inviolables. 

La  Censure.  Plus  loin  encore,  votre  voleur  ne  doit  pas  dire  d'un  homme 
qui  sommeille  :  «  Il  dort  comme  un  président.  » 

L'Auteur,  —  Qui  cela  atiaque-t-il  donc  ? 

La  Censure.  —  La  magistrature. 

L'Auteur.  —  O  Bridoison  ! 

La  Censure.  —  Ce  que  je  ne  laisserai  jamais,  jamais  passer,  c'est  la  pro- 
videncc  du  voleiu-  ;  un  voleur  n'a  point  de  providence  ;  un  voleur  ne  peut 
invoquer  la  providence.  Il  n'y  a  point  de  providence  pour  les  voleurs. 

L'Auleur.  —  Alais  qui  est-ce  que  cela  blesse  ? 

La  Censure.  —  La  religion. 

L'auteur.  —  Et  Tartufe  !...  n'a-t-il  pas  sans  cesse  le  nom  de  Dieu  à  la 
bouche  ? 

La  Censure.  —  Est-ce  que  j'aurais  permis  Tartufe  ? 

L'Auteur.  —  A  la  boinie  heure  ! 

La  Censure.  —  Je  défends  absolument  que  ce  même  coquin  dise  :  •  Il 
est  vrai  que  la  lune  n'est  pas  encore  complaisante,  » 

L'Auteur.  — lin  vérité,  je  ne  comprends  pas... 

La  Censure.  Eh  bien!  mais  l'astronomie  !  1" Observatoire  est  un  corps 
constitué. 

L'Auteur.  —  Je  réponds  du  pardon  de  notre  illustre  Arago. 

La  Censure.  —  Convenons  encore  que  votre  bandit  ne  dira  pas  :  «Il 
sait  ma  vie  par  cœur,  il  pourrait  écrire  mes  mémoires.  » 

L'Auleur.  —  Oh  !  pom-  le  coup  ! 

La  Censure.  —  Et  la  police  donc!  vous  faites  allusions  attx  mémoires  de 
M.  Gisquet. 

L'Auleur.  —  Ainsi,  comme  dit  Figaro,  on  peut  parler  de  tout,  pourra 
qu'on  ne  parle  ni  de  la  religion ,  ni  de  la  police ,  ni  de  l'Opéra ,  ni  de  rien 
du  tout,..  C'est  toujours  comme  avant  la  révolnlion  ! 

(La  censure  rit  cl  n'est  pas  désariuée;  elle  rcuillètc  sans  rt'pondre  plusieurs  pages,  et  dc- 
manile  d'autres  cliaiigeniens.  Ici  la  censure  laisse  tomber  son  fatal  craron.  L'auteur 
s'empresse  de  le  ramasser  :  cet  acte  de  con(Iesc?udance  ne  lui  sert  à  rien  ;  l'auteur  n'en 
obtient  pas  un  mot  de  plus.) 

La  Censure-  —  Maintenant  nous  voici  au  dénoûment.  Je  ne  puis  vous  y 
laisser  conilaimier  l'innocent  et  acquiiler  le  coupable.  C'est  un  attentat  a 
l'infaillibililé  de  la  justice. 

L'Auteur.  —  .\.uis  vous  avez  permis  Calas  ,  la  Pie  Voleuse ,  le  Cour- 
rier de  i\aplcs,  etc. 

La  Censure,  —  Oui;  mais  il  s'agissait  de  la  vieille  justice,  cl  vous  nom- 
mez le  jury  en  toutes  leilrcs...  Vous  attaquez  liuraillibihié  du  jury. 

L'Auleur.  —  Vous  dites  que  le  jury  est  infaillible!...  Alors  le  prince  a 
donc  écrit  les  l\imen.-.es  letues?... 

La  Censure.  —  Emportez  votre  manuscrit!...  Mais  si  les  journaux 
crient  contre  le  drame  après  la  représentation,  je  pourrai  bien  le  défendre. 
—  Sans  adieu  ! 

L'Auleur.  —  Au  plaisir  de  vous  revoir! 
{il  salue  et  sort.) 


S'il  y  a  quelque  chose  à  la  mode  aujourd'hui,  c'est  bien  coriaincmrn' 
le  d  aine  ou  le  v;ud'  ville  acccinmodé  ca  brocliure. 

Mais  il  y  a  drames  et  tirâmes,  plus  encore  qu'il  n'y  a  fagots  H  fjgofs. 
11  y  a  ceux  qu'on  f.iii  et  ceux  qu'on  ne  fait  pas.  ^aiis  compter  ceux  que  l'on 
rouliel'.iit.  Je  liens  ceux-ci  pour  1res  supérieurs  aux  aiilres. 

Hier  au  soir,  comme  je  veniis  d'a-'Sisler  à  la  reprise  rie  IliiY-Blas,  re 
drame  de  M.  Vicior Hugo,  qui,  s'il  n'est  pas  le  plus  beau  ro laj  de  l'épo- 
que, en  esi  au  moins  le  plus  cui  ieuv,  ou  me  remit  une  brochure  neuve  ; 
au  froiili.'pice  se  trouv.tii  écrit  ce  qui  suit  :  Ceci  est  le  plus  beau  drame 
de  l'époqilc. 

J'ouvris  l'opusrule.  Il  conienail  le  Don  Jtiiin  de  M.  GliMave  Droni- 
ncau.  Ce  Don  Juan,  bien  plus  âgé  que  celui  de  M.  Casimir  Dclaïipne, 


iu 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


n'a  jamnis  été  mis  en  representalion,  bien  qu'il  ait  été  reçu  pT  la  Conif- 
die- Française.  Comment  donc  une  pièce  qui  n'a  pas  été  jouée  pourrait- 
elle  être  le  plus  beau  drame  de  l'époque. 

Mais  d'ailleurs,  liiez  nous,  autant  il  se  trouve  d'opinans,  autant  il  y  a 
de  prédilections. 

Le  plus  beau  dromc  de  l'époque,  vous  diront  les  fi-mmes  pâles  et  les 
petits  poètes  liypocondres,  c'est  Ckalttilun,  Clialli'i  ton  (jui  s'empoisonne 
après  un  coup  d'œil  de  Kc  i.v-Rc!l. 

—  ^on,  ob  ecleront  le';  jeunes  gens  fataiissent  et  bâiards,  le  plus  beau 
drame  di'  l'épocpie,  c'est  Anlony,  Autoiiy  (|iii  i)orte  un  poi^naiil  comme 
on  porte  un  diamant  à  son  jabot,  et  (jui  s'arme  d'un  mouchoir  comme 
d'un  poi^'n.u'd. 

—  L)u  tout,  répliqueront  les  deux  rives  du  boni  varl  Saint- Martin,  le 
plus  beau  driinie  de  l'épofiue,  c'est  li  Daches-v  de  l.ai'aiilnilih-f.iVmi 
les  quenes  éternel. es  se  repliaient  sur  les  trottoirs  comme  celles  d'un  ser- 
pent constrictor. 

Liijom- (pie  je  me  promenais  sous  les  tilleuls  des  Champs-Elysées,  je 
rencontrai  nu  bonhomme;  ce  bonhomme  était  '-^.  CharlesNodi  'r.  Ciiui- 
lii  est  érudil  en  loutes  choses,  per>onne  ne  l'igunre.  Nous  causâmes  né- 
crom  nci'',  lilurgi'',  philologie,  nir'tallirgieeldramaliiigie. 

La  jeunesse  est  cm  ieiise.  —  P  tri  uche  de  la  lit  ératiirc,  dis-je  au  bon- 
homme, quel  est  donc  le  plus  beau  drame  de  répo(|ue  ? 

Au  lieu  de  répondre  à  ma  question,  le  vieillard  sourit,  je  le  vis  prendre 
r' (■  M    .       ,.  Mi'i:)  'l;vis  Si  i>'i  o  (l'>r'('ii(:    :v>r  s  irnoi   il  m'en'ra  l'a 

vers  une  sorte  de  spectacle,  moitié  boutiqje ,  moitié  théâtre.  Je  complais 
sur  quelque  chose  beau  comme  Corneille,  j'aperçus  Polichinelle  armé  de 
son  bâton. 

Auprès  de  ce  bâton  ,  un  chat ,  le  commissaire ,  la  femme  du  commis- 
saire et  le  Diable;  Polichinelle  assommait  tout  ce  monde-là  avec  une  ha- 
bileté profonde.  —  Voilà,  me  dit  M.  Charles  Nodier,  le  plus  beau  drame 
de  l'époque. 

Interrogez  M.  Jules  Janin  sur  le  même  objet,  il  vous  mènera  voir  De- 
bureau  et  sa  pantomime  ,  double  chef-d'œuvre ,  dont  il  a  fait  un  bel  in- 
octavo. 

Il  en  est  du  plus  beau  drame  de  l'époque  comme  du  boulet  qui  devait 
tuer  Napoléon,  il  n'est  pas  encore  fondu. 


ORIGIl  DE  OUEIPS  OBJETS  DE  TOILETTE. 

LES  MIROIRS. 

Il  était  assez  naturel  que  les  fi-mmes  eussent  la  curiosité  de  contempler 
elles  mêmes  les  charmes  dont  les  hommes  paraissaient  enchantés  :  ce  ne 
fut  point  l'inveniion,  mais  le  hasard,  qui  leur  procura  c(  t  avantage.  Quel- 
qu'une d'elles,  en  réiléchissant  sans  doute  à  ses  amours,  fixa  ses  regards 
sur  la  surlace  tranquille  d'un  éttng  qui  lui  présenta  son  image.  Cette  dé- 
couverie  indiqua  sans  doute  que  tou  c  surface  unie  produirait  le  même 
cUél;  et  l'on  lal)riqui  très  anciennement  des  miroirs  en  Egypte.  Cette  in- 
vention p:issa  probablement  des  Egypt  eus  chez  les  Isiaélites,  car  ils  fai- 
saient généralement  usage  de  miioirs  durant  leur  séjour  dans  le  dé- 
sert. Moi-e  fjbriipia  son  l)iissin  do  cuivre  avec  des  miroirs  que  des  femmes 
avaient  olléi  ts  à  la  porte  du  tabernacle.  L'art  de  fabriquer  des  mroirs  de 
verie  fut  inventé  beaucoup  plus  lard.  On  se  servit,  d.ton,  pour  f  ire  les 
premiers  ei  les  meilleurs,  du  sable  qui  se  trouvait  .sur  les  côtes  maritimes 
dans  les  environs  de  Tyr.  Les  miroirs  en  iisageét.ient  alors  de  métal  par- 
f.iitemeni  poli.  En  Egypte  et  dans  la  Palesiine  on  se  servait  oui  nairement 
de  cuivre.  Les  Péruviens  les  fabri(iuaient  avec  ce  mé  al,  loisqu'ils  curent 
le  malheur  d'éire  découverts  parles  Espagnols.  Les  peuples  de  l'OMC-nt 
fabriquent  encore  aujourd'hui  leurs  miroirs  avec  du  cuivre  ou  quelque 
ajiie  métal  suscept  ble  d'être  b;en  poli. 

I  L'usage  des  miroirs  semble  indiquer  que  les  Egyptiens  et  les  Israélites 
I  n'étaient  pas  si  simples  et  si  grossiers  tpie  les  écrivains  le  ppéie.ident. 
Nous  voyons  de  nos  jours  plusieurs  peuples  qui  ne  connaissent  point  cette 
invention.  Les  habitans  de  la  Nouvelle  Zé'ande  parurent  très  émerveil  es 
d'apercevnir  leur  image  dans  un  miroir,  et  lireiit  à  cette  occasion  beau- 
coiq)  de  grimaces  et  d'éclats  de  rire.  Presque  tous  les  voyajeuis  qui  ont 
parcouru  des  pays  dcsauvages  nous  apprennent  que  la  vue  d  un  miroir  leur 
lai-ait  la  même  impression.  Dans  cercains  pays  le  génie  humain  prend  on 
essor  rapide,  tandis  que  dans  d'autres  il  marche  à  pas  de  torlue.  Ou;  lie 
jxiit  éire  la  cause  de  cette  dillérence  }  est-ce  le  climat,  la  nécessité,  ou 
une  inégalité  d'Intel. igcnce  et  des  facultés  de  l'ame'?  esi-il  pissible  que 
les  ^.auvilges  n'aicril  jamais  aperçu  leur  iuiage  sur  la  face  des  eaux?  et  s'ils 
l'ont  vue," d'où  peut  veuir  leur  turprise  à  la  vue  d'un  miroir? 

LA  SOIE. 

CoTime  la  soie  est  la  plus  élégante  des  enveloppes  dont  le  beau  sexe 
fiit  usage  pour  orner  .'•es  charmes,  le  lecteur  me  pardonnera  peut-être 
une  yetite  digression  sur  cette  maiière  précieuse,  (in  préienJ  que  la  soie 
a  été  apportée  de  Perse  en  Grèce,  333  ans  avant  la  naissance  de  Jésus- 
Christ,  et  de  l'Inde  h  Rome,  dans  la  deux  cent  soixante-quatorzième  année 
de  l'ère  chrétienne.  Durant  le  règne  de  Tibère,  le  sénat  fit  une  loi  qui 
a«fendait  au»  Roiçwns  de  se  véUr  d'une  étoffe  efféminée,  <|ui  ne  convê* 


na't  qu'à  des  femmes;  et  les  Européens  ignoraient  si  complètement  l'art 
de  cidtiver  la  soie,  qu'ils  ont  cju  long  lenis  qu'elle  croissaii,  comme  liî 
coton,  sur  des  arbi'  s.  Dans  l'année  cinq  cent  cin  inanie-;!en\,  ûi!u\  moi- 
nes ap|)orlèrentdes  Ci-andes-lniles  à  Cons  rnlino|)Ie  les  (unis  de  (luelqnei 
vei'sàhoie.  On  les  (it écloie  su-  du  fumier;  et  ces  insectes,  nnniris  ave  ■. 
(les  Icnilles  de  nnlrier,  multiplièrent  si  rapidement  qu'un  éleva  des  ma- 
nn'adui-es  à  Atlunes,  à  Th-hes  ei  à  r.orinlhe. 

Oans  l'année  lloO,  l!o  er,  roi  de  Sirilc,  emmena  de  la  Grèce  des  ma- 
nufacturiers (le  soie,  et  le-  éia'ilit  à  Palerme,  où  ils  enseigni'f  eut  aux  Sici- 
liens la  miHlioile  de  multiplier  les  vers  et  l'art  de  liler  et  de  tisser  la  soie. 
De  Sicile  cet  art  se  lépamiii  dans  loute  l'.talie,  et  de  là  en  Ispagne.  Peu 
de  tem|)s  avant  le  règne  de  Fr  nçois  I",  les  proviu'cs  niériiiioiiales  de  la 
France  enirepri  eut  ci  tie  cul  ure.  Ileni  IV  in  réduisit,  avec  beaucoup  de 
dillicullé,  les  maniil'aciuies  de  soie  ('ans  son  rivauiue,  contre  l'avis  du 
duc  de  Sullv,  son  minis're  et  son  favori.  A  lorce  de  persévérance  il  les 
porta  enlin  à  un  ccr  ain  degré  de  pei-reciioiniemeni.  Dans  l'anme  12SG, 
qrielqiies  Anglitis  de  (lisiinclii)n  parurent  avec  des  man'eaux  de  snie  à  un 
la!  qui  se  donna  an  château  de  Keni  wnrili,  <îans  le  com  é  de  AVa' wick. 
Dans  l'année  1()20,  l'art  de  lisser  la  soie  s'iniroduisi;  en  Agleierre;  et 
dans  l'année  1710,  on  établit  à  Derbv  la  machine  (|ue  I.omhe  a  inventée 
pour  tordi'c  la  soie;  celte  piè^e  dernéi  aniiue,  (lign(\  d'aiientinn  <'U  plutôt 
d'admir.ition,  cnniient  trente  six  mille  (inq  cent  (piaire-vingt-si\  roues, 
qu'une  seule  roue,  mue  par  le  courant  de  l'ean,  met  toutes  en  monve- 
l!ie'ii 

Tels  furent  les  coramencemens  des  manuiaciures  de  soieries  ;  mais  ces 
étoiles  furent  très  long-temps  rares  et  trop  chères  pour  devenir  d'un  usa- 
ge général.  Le  roi  de  France  Henri  II  porta  les  pre  miers  bas  de  soie 
qui  parurent  en  Europe.  Sous  le  règne  de  Henri  Vil,  on  n'en  avait  pas 
encore  vu  en  Angleterre  ;  Edouard  VI,  sou  fds  et  son  successeur,  reçut 
en  présent,  du  chevalier  Thomas  Gresham,  les  premi  rs  bas  de  cette  es- 
pèce qui  furent  vus  en  Angleterre,  et  ce  présent,  considéié  alors  comme 
très  précieux,  fut  long-temps  le  texte  de  la  conversation  pub'iquc.  La  rei- 
ne Elsalicih  reçut  aussi  une  paire  de  bas  de  soie  noire  de  sa  marchande 
de  S'jierii^s  ;  et  Hohvell  nous  apprend  que  celte  princesse  en  fut  si  éprise, 
qu'elle  n'en  porta  plusqu^'  de  celte  espèce.  Depuis  celte  époque,  les  soie- 
ries sont  devenues  insensib'ement  si  communes,  qu'elles  ne  peuvent  plus 
servir  à  distinguer  le  rang  et  l'opulence. 

LES  PREMIERS  SOULIERS. 

Tant  que  la  république  romaine  subsista  ,  le  bleu  fut  généralciuent  la 
couleur  des  habits  e.  mè.na  de  lachiismre  Jdes  femmes.  L'empereur 
Aurélien  leur  permit  de  porter  des  souliers  rouges,  et  refusa  aux  hommes 
ce  priviléjje,  qu'il  conserva  exclusivement  pour  lui  et  ses  successeurs  à 
l'empire. 

Ce  fut  à  Piome  qu'on  inventa  les  souliers  à  talon.  Auguste  en  porta  pour 
baisser  un  peu  sa  petite  taille.  Lesprtlrcs  en  portèrent  aux  jours  des  sa- 
crilices,  et  les  femmes  de  distinction  aux  bals  et  aux  assemblées.  Les 
prands  ornaient  leurs  souliers  de  plaques  d'or,  et ,  malgré  le  silence  des 
historiens,  nous  avons  lieu  de  croire  que  les  femmes  imitèrent  leur 
exemple.  Hé  iogabalc  décora  ses  soûl  ers  de  pierres  précieuses ,  gravées 
par  les  plus  habiles  artistes.  Les  empereurs  qui  lui  succédé  eut  suivirent 
cet  usage,  et  cbargèri-nt  leurs  souliers  d'une  inlinité  d'ornemens ,  et  entre 
auires  de  l'aigle  romaine,  en  broderie,  eniourée  de  perles  cl  de  diamans. 
Cette  cxiravagaure  des  empereurs  ne  nous  causera  point  de  surprise, 
quand  nous  saurons  que  les  simples  citoyens  de  Rome,  peu  satisfaits  de 
décorer  le  dessus  de  leurs  souliers,  fusaient  meure  que!queIois  une  ec- 
mtlle  d'or. 

LES  DIAM.%IVS. 

Quoique  les  anciens  fi-sent  usage  de  pierres  précieuses,  il  paraît  qn'iU 
ne  connaissaient  pas  le  diamant  que  les  modernes  cslimeiu  à  un  si  haut 
prix.  Quelques  auteurs  prétendent  qu'Homère  et  Hésiode  font  mention  de 
citte  pierre  sous  le  nom  A'  adamas  on  A'adamanluios;  mais  d'autres  as- 
surent a'  ce  plus  de  probabilité  que  ces  noms  grecs  ont  une  signiliraiiou 
tout  à  fait  étrangère  à  ce  que  nous  appelons  diamant.  Pline,  qui  a  fail  de 
grandes  recherches  sur  la  découverte  des  pierres  précieuses,  n'a  rieu 
irouvé  de  relaiifaux  diamins  jusqu'au  commencement  de  l'ère  chrétienn". 
Mais  on  n'a  joui  de  tout  leur  éclat  que  I mg-teinps  après  qu'on  les  eut  dé- 
couv(  rts.  L'art  de  les  polir  avec  leur  pioine  poussière  est  une  invention 
moderne  nili  il)uée  à  Louis  de  Bcrquen,  natif  de  Bruges,  qui  vivait  environ 
trois  ou  quaire  siècles  avant  le  noue. 

Ce  fut  (l'aboid  le  désir  de  captiver  l'aitention  qui  engagea  la  race  hu- 
maine à  se  parer  des  plus  billantes  piodnel  oiis  de  li  nature;  et  le  ilia- 
niani  tint  paiini  elles  le  premier  lang,  aussitôt  api  es  sa  découverte.  11  éiait 
par  conséquent  ti es  na  urel  que  les  mines  qui  les  renfL'rm..nt  fussent  re- 
cherchées ei  cunservées  soigneusemeni.  Je  ne  ponriais  point,  s.ms  iiop 
Ui'écaner  de  mon  sujet,  donner  au  lecie  ir  un  détail  ('es  didérens  p  'vs  (pd 
produisent  des  diamans;  il  sullira  de  dire  que  la  plupart  appaiiiennei.t 
aux  rois  d'Espagne  ou  de  Portugal.  Les  Portugais  ont  au  r.rrsil  une  co n- 
pagnic  à  laquelle  ils  ont  accordé  le  privilège  exclusif  d'extraire  les  diamans 
des  mines.  [Gazette  des  Femmes.) 

Paris.  —  BOULli  et  C«.  imprimeurs  des  corps  mililaircs,  de  la  scndûrmcricdépsrlcmcd 
taie,  du  cadastre  et  des  coalributions  directes,  rue  Coq-UéroD,  3; 


Aoiit.  18^!. 


TnmiVVE    CEJVTIMES   KjA  IjIVnAISOJV.        t«  aBtnée.-3«»  ». 


ITTÉRM 


ON  S'ABONNi:  .         ^   .  _ 

^  Paris,  Ctltcrnfurf ,  qistouf ,  SnciKfS,  Cfaut-:}li1s,  iîTcinoirrs,  fïlccurs,  lîcua^fs, 


RUE  COQ-IllinON,  N»  3, 

Au  bureau  iju  Journal, 

I     El  m  province. 

Chez  If  s  Libraires ,  les  Directeurs 
(Jcs  Foilcs  el  des  Messageries. 

(AfrRAxciim.) 


Exie.Mîs  D'ormiGEs  «édits,  pibloo^s  î^oniLiEs,  revues. 

■SS  etvraêsona  pur  eut,  —  Une  ïïivi-tt'.soat  itar  acfetdiaic. 


ON  souscniT 
i'nt'  JLivfniêons, 

Au  Dépôt  ccnlraf^ 

UlEZ  PlLOn  ET  CflllI'AG\!£. 

&ue  de  la  Monnaie,  22. 


PMOSPECÎUS. 

Le  Magasin  Littéraire  se  compose  des  aieilleurs 
Feuilletons,  Romans  et  Nouvelles  qui  paraissent  chaque 
jour,  dans  les  Journaux,  les  Revues,  ou  les  Livres. 
On  y  trouve  des  Récits  de  voyages,  des  Tableaux  de 
mœurs,  des  Eludes  dart  et  des  esquisses  biographiques 
empruntés  aux  meilleurs  écrivains  de  la  Fiance  et  de 
rélranger. 

Eu  vertu  d'un  traité  spécial  passé  avec  Li  Société  des 
Gens  de  lettres,  le  Magasin  littéraire,  outre  ses  arti- 
cles entièrement  inédits,  reproduit  notamment  les  pu- 
blications de  MM.  Victor  Hugo,  Charles  Nodier,  de 
Balzac,  Alexandre  Dumas,  Frédéric  Soiilié,  Charles 
DE  Bernard,  Méry,  Eugène  Sue,  Léon  Gozlan,  Roger 
DE  Beauvoir,  Elie  Bert.iet,  et  généralement  les  ou- 
Yi'ages  de  tous  les  écrivains  les  plus  distingués. 

11  paraît  chaque  semaine  une  livraison  composée  de 
deux  i'euilles,  iiiiprimée  sur  beau  papier  satiné ,  grand 
in-quarto  à  deux  colonnes,  avec  couverture  imprimée. 
Le  prix  de  chaque  livraison,  qui  contient  2,700  lignes 
(ou  190  mille  lettres),  c'est-à-dire  !a  matière  de  plus 
d'un  volume  in-octavo,  est  de  TRENTE  CENTIMES. 

Le  Magasin  Littéraire  réunit  donc  trois  conditions 
essentielles  qui  doivent  assurer  son  succès  : 

rCrandc  variété  de  rédaction  et  soin  particulier  dans 
le  choix  des  articles,  qui  sont  tous  signés  par  les  écri- 
vains les  plus  en  renom  (voir  le  sor.nnaire  ci-après); 

2"  Immense  quantité  de  matières  (GO  vol.  par  an); 

3"  Réduction  considérable  dans  le  prix  de  souscription. 

Pour  se  convaincre  de  la  sincérité  des  promesses  de 
ce  prospectus,  de  la  léalilé  des  avantages  que  présente 
le  Magasin  Littéraire,  de  son  importance  matérielle  et 
de  sa  valeur  littéraire,  il  suffit  de  lire,  dans  le  som- 
maire qui  suit,  les  noms  des  écrivains  célèbres  qui  y 
ont  concouru. 


La  Cinquantaine,  par  M.  CHARLES  Di:  «r.UXVRT). 

Eludes  hislorkiuos.— Le  rèjjnoil'IOlisaliclli  (rAii^lcIoiie,  par  M.  GL'IZOT. 
Sdiivenirs  des  Éuus-Liiis,  par  HI.  «i All.l.AUDirr. 
.l,in|ii('slV  et  JatiiiiL's  V,  rolsd'licosse.  par  M.  Al.I'.XWnul'  I>i;jïAS. 
Ucii\  mariages  sons  LoiiisXIU,  iukM.  l'r.i  î)i;hi(;  THOMAS. 
Une  destinée  d'aniste,  par  JL  SXi:rili:.\  VV.  I,A  SîADiXEl.Nt:- 


La  Pension  des  capitaines  à  Commercv,  par  31.  EMILE  IIAUCO  DE 
SAI-VT-iîîLAllU:. 

Portrait  de  M.  DE  lîROGLÎE. 
Portrait  de  !ȕ.  PASQL'IEIl. 

Etudes  (le  mœurs  éirangércs  :  —  Une  sorcière  au  Sénégal ,  par  M. 

BEAOIT. 
NouNclles  à  11  nia'n  (juil'et). 
Poésie  :  Les  clieniiiis  de  ftr,  par  Bï.  aiÉRY. 
Les  Guêpes  (  anùi),  par  M.  AM'HONSE  KARR. 
Le  Salon  de  M""  'iliiers,  par  M°"  la  marquise  de  \  ICrXRGIS. 
Le  bclliouime  ctriiomaicbean,  par  ïi""  E.tlLL  DE  GIUAUDIA. 


L 

A  Paris,  certains  endroits  d'S  quartiers  élégans  rappclcntà  l'esprit  la 
plate-forme  on  sœur  Aime  s'éia't  mise  aux  aguets  dans  le  cbâliau  de 
Uarlje-Iîlciie.  Pcni!a;it  les  l)càn\  jours,  à  l'Iieure  où  les  femmes  du  moiiile 
sortent  pour  se  inoniciier,  ro;i(lie  des  visites  ou  courir  les  m^pasiiis.ua 
ol)sor\al[(ir  ne  eaniait  travers'-r  les  lieux  dont  nous  parlons  fais  y  rcmar- 
qi.'er  un  grand  iiiim'jre  d'individus  nude*,  jeunes  d'ordinaire,  bien  tiurnés 
quelquefois  et  toujours  au?si  corrects  dans  leur  costume  qu'un  aoiourcu.^ 
de  vaudeville.  Selun  l'htimeur  inquiète  ou  tempérée  dont  les  n  doués  la 
nature,  ces  inîéressans  personiages  se  tiennent  inimol)i!cs  comnîc  des 
statues,  ou  pareouiei.t  à  pas  irrét!u!iers  un  espace  re  treint,  aii/si  que  le 
fait  un  s  )'dai  devant  sa  !.'uéri:e.  Pjrmi  ces  sentinelles  vnlcnlaires,  il  «n  est 
qui  ar.icvciit  leur  fariinn  sans  avoir  apei  eu  antre  chose  que  rtierbc  qui 
verdoie  et  le  soleil  qui  poudroie,  et  ceux-là  en  général  re:;ag!;ent  leur  losis 
d'un  a'r  mélancoliiiue;  mais  d'auli<s  plus  fortunés  Ciiisîeiii  par  recueillir 
le  fruit  de  leur  patience,  et  voient  succéder  aux  an.viéiis  de  ralientc  les 
cliaruics de  cet  instant  que  nos  pères  nuiuinaicDt,  cusivle  pré  icux,  Ibcuie 
du  berger. 

Dans  cette  dernéfo  classe,  il  convici.t  de  rarjrr  un  jeune  borame  de 
fort  bonne  mine  qui,  V(  rs  emlcii  de  mars,  il  y  a  de  cela  quelques  années, 
avait  pris  posi:ien,  pour  ne  pas  dire  racine  ,  à  l'cnlréo  du  jardin  des  l'ni- 
leries,  en  face  de  la  rue  Cas'iglione.  De  deux  à  quatre  Leures.  à  l'.|>oquc 
où  le  sol  il  printaniiier  caiese  de  ses  tièiles  rayons  les  bourgeons  verdis- 
sans  (les  mari  ouniers  et  des  tilleul*,  celte  place  olTi  c  aux  êtres  sensibles  un 
allùt  1  resqne  aussi  favorables  que  le  balcon  de  rt)péra  pendant  la  soirée. 
L'allée  des  l'euilLuis,  en  (  IVet,  dispute  au  liois  de  Boulogne  le  privilège 
d'atiirer  un  essaim  de  ji'unes  femmes  qui  viennent  cxpo.cr  aux  vivifiâmes 
inlliiences  d'un  air  frais  et  pur  leurs  j)ues  f  âlies  et  'cnrs  veux  fatigues  p:r 
les  veilles  de  leur  campagne  d'IiAer.  Au-si  sera.t-il  dillicile  de  doiionibr<if 
lespaletolsetles  reilingotisdetoules  nuances,  depuis  le  noir  de  fiiuu'ejus- 
qu'au  blanc  farine,  qui  à  celle  heure  privilégiée  cnvalisscnt  le  j  rJiii  des 
Tuileries.  Les  f.mtasiusde  la  f.isliioii  suriout  y  allueut  ilcs  quaire  peints 
cardinaux.  Ce  solsemb'e  leur  propriéié,  laMi's  s'y  pie  absent  ui.nje>lueusc- 
mciii.  Lii  i's  ne  reconnaissent  aucune  supérioriié,  pas  même  celle  de^éda- 
boussans.sportmen  du  jockey  club,  à  qui,  sur  un  autre  terrain,  ils  ne  songe- 
raient point  il  d  spu  er  le  pas;  car  l'estime  que  l'on  fait  desoiiuéaie  varie 
selon  les  lieux,  et  tel  se  courbe  au  premier  étage,  q:  i  se  redresse  au  se- 
cond. Aux  Champs  i:i.\ sées,  le  cavalier  qui  trotte  à  l'anglaise  le  long  de  l.t 
chaussée  éclipse  du  haut  de  sa  nionime,  fût  île  de  loiMgc,  le  ni' dcslc 
piéton  de  la  coutre-arée;  mais  aux  Tui'eries  ces  distinctions  scHaccdl. 
Les  grilles  (pii  s'ouviei  t  aux  cliiciis  tenus  en  laisse  restent  inipit.iy.<blc- 
meiit  fermées  aux  chevaux,  et  chaque  primieneur  ne  pèse  que  de  s-mpo  A'i 
pei'.-oiMiel.  S'ir  le  s.ible  de  l'allée  lies  l'eal  ans,  éperonnécs  ou  no.i,  toutes 
bolli's  .sont  ég'lis. 

Le  jeune  hôii'i-.ie  dont  nous qtciîs  ^Ocrill'i  '  mobirtc  signi.c Uivo  parais 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


sait  conipléiciacnt  isole  au  milieu  de  la  foule  qu'attiraient  à  la  promenade 
les  séductions  d'une  journée  macniliquc.  En  vain  les  plus  hrillans  équi- 
pages s'arrêtaient  à  rentrée  du' jardin,  en  vain  les  plus  jolies  femmes 
i'eilleuraicnt  au  passage,  rien  ne  parvenait  à  distraire  sou  atienlion  du 
point  où  elle  s'était  fixée.  Appuyé  contre  la  grille ,  à  quelques  pas  de  la 
suérite  qui  porte  le  numéro  33 ,  il  regardait  invariablement  dans  la  direc- 
tion de  la  rue  de  la  Paix.  Ses  yeux  quittaient-ils  un  instant  leur  ligne  d'ob- 
servation ,  c'était  pour  interroger  sa  montre  dont  les  aiguilles ,  ainsi  qu'il 
arrive  à  ceux  qui  attendent,  lui  semblaient  inexplicablement  paresseu- 
ses. Au  bout  d'une  demi-heure  environ ,  son  visage,  assombri  depuis  quel- 
ques inslans,  s'éclaira  soudain.  En  ce  momeiit  un  landau  peint  en  brun  et 
attelé  de  deux  chevaux  gris  se  montrait  au  tournant  de  la  Colonne  Ven- 
dôme. Malgré  la  distance,  le  jeune  homme  reconnut  cette  voiture  du 
premier  coup  d'œil,  et  ce  fut  avec  un  sourire  expressif  qu'il  la  vit  s'appro- 
cher. 11  la  laissa  venir  jusqu'à  la  rue  de  Rivoli  sans  changer  lui-même  d'at- 
titude ;  mais  dès  qu'elle  y  fut  arrivée ,  il  se  mit  à  marcher  lentement  le 
long  de  la  terrasse ,  obéissant,  selon  toute  probabilité ,  à  un  sentiment  de 
priulence  que  les  amoureux  n'écoutent  pas  toujours. 

Le  landau  ariélé  devant  la  grille ,  trois  personnes  en  descendirent.  La 
prea)ière  était  un  homme  d'environ  trente  ans,  d'un  maintien  raide  et 
d'une  physionomie  gourmée,  qui  aO'cctait  la  maturité  avec  autant  d'étude 
que  d'autres,  plus  âgés,  mettent  d'art  à  simuler  la  jeunesse.  Vctu  de  noir 
de  la  tête  aux  pieds,  le  col  entouré  d'une  cravate  blanche,  la  figuie  scru- 
puleusement rasée,  les  yeux  protégés  par  des  besicles  dont  les  verres 
bleuissaient  le  haut  de  ses  joues  blafardes,  il  offrait  un  échantillon  bien 
caractérisé  de  cette  classe  aujourd'hui  si  importante  qui,  par  goût,  métier 
ou  ambition,  se  voue  aux  pénibles  travaux  du  cabinet.  Avocat  ou  journa- 
liste, magistrat  ou  savant,  ce  particulier,  quelle  que  fût  en  réalité  sa  con- 
dition ,  portait  la  tète  si  haut,  parlait  d'un  ton  si  tranchant,  jetait  de  temps 
en  temps  par  dessus  ses  lunettes  un  regard  si  péreinptoire,  semblait,  en 
un  mot,  si  sûr  de  sa  supériorité,  que,  pour  ne  pas  partager  aussitôt  cette 
conviction ,  ceiw  qui  le  voyaient  pour  la  première  lois  avaient  besoin 
d'une  certaine  dose  de  scepticisme. 

Le  second  personnage  qui  sortit  du  landau  était  beaucoup  plus  âgé  que 
le  premier.  Il  avait  dû  être  fort  bien  vingt  ans  auparavant ,  et  si  ces  che- 
veux gris  annonçaient  le  déclin,  il  conservait  du  moins  les  avantages  que 
l'âge  respecte  parfois  après  avoirdéiruit  tous  les  autres.  Sa  tournure  était 
noble  et  ses  traits  ollraient  une  remarquable  distinction.  On  cûtvaineniont 
cherché  sur  sa  personne  ou  dans  son  costume  quelques-uns  de  ces  ai  tiiices 
infructueux  qu'emploient  les  vieillards  récalcitrans  pour  communiquer  au 
pubUc  l'illusion  qu'ils  se  font  Ix  eux-mêmes.  Tout  en  lui  était  simple  avec 
élégance,  sérieux  sans  affectation.  L'expression  habituellement  mélancoli- 
que de  sa  physionomie  pouvait,  il  est  vrai,  faire  supposer  qu'il  n'avait 
pas  dit  adieu  sans  regret  aux  frais  plaisirs  de  la  jeunesse;  mais  cette  gra- 
vité même  ne  manquait  pas  de  charme,  et  il  était  difficile  de  l'observer 
pendant  quelque  temps  sans  éprouver  la  sensation  triste  et  douce  à  la  fois 
■  juc  cause  la  pâle  sérénité  d'une  belle  soirée  d'automne. 

Au  lieu  d'imiter  son  compagnon  qui  déjà  s'était  dirigé  vers  le  jardin,  le 
plus  vieux  des  deux  hommes ,  après  avoir  mis  pied  à  terre ,  se  retourna 
pour  offrir  la  main  à  une  troisième  personne  dont  l'aspect  seul  jusiiliait 
la  longue  faction  que  venait  de  monter  le  premier  des  acteurs  de  ce  ré- 
cit. C'était  une  de  ces  jeunes  femmes,  Parisiennes  par  excellence,  qui  à 
des  charmes  réels  joignent  toutes  les  grâces  de  convention  que  l'éduca- 
tion moderne  développe  aux  dépens  d'avantages  moins  brillaus,  mais 
plus  solides  ;  diamans  faux  quelquefois,  mais  si  bien  taillés,  si  parfaite- 
ment polis,  si  admirablement  montés,  que  pour  en  chercher  les  défauts 
il  est  besoin  d'un  courage  brutal  dont  peu  d'hommes  sont  capables.  Celte 
sédiùsaïue  créature,  blonde  aux  yeux  bruns  et  au  teint  rosé,  portait  une 
robe  de  soie  de  couleur  mauve,  et,  par  dessus,  un  court  manteau  de  ve- 
loms  noir,  bordé  de  fourrure  blanche.  Un  chapeau  de  même  étoffe  que 
le  manteau  et  un  tuanchon  d'hermine  complétaient  une  toilette  en  harmo- 
nie avec  la  température  de  la  joiuiiée  qui,  participant  du  printemps  par 
le  soleil,  par  le  froid  appartenait  encore  à  l'hiver. 

En  descendant  de  voiture,  la  jeune  femme  prit  le  bras  que  lui  offrait 
l'homme  d'un  âge  mûr,  et  franchit  d'un  pas  léger  les  degrés  qui  condui- 
sent à  la  terrasse  des  Feuillans.  A  peine  en  dedans  de  la  grille,  elle  lança 
à  droite,  sans  toiu-ner  la  tête,  un  coup  d'œil  rapide  qui  s'alla  fixer  avec 
une  précision  miraculeuse  sur  l'élégant  promenem-  arrêté  à  quelque  dis- 
tance. Celui-ci  attendait  sans  doute  ce  regard,  car  il  y  répondit  par  un 
autre  fort  expressif.  La  jolie  blonde  alors  rougit  légèrement  et  porta  la 
main  à  sa  coiffure,  comme  pour  faire  rentrer  sous  la  passe  de  son  chapeau 
les  bout  les  soyeuses  qui  pourtant  ne  cherchaient  pas  à  en  sortir.  Au  même 
instant  l'homme  qui  l'accompagnait  lui  serra  le  bras  par  une  crispation 
peut  être  involontaire,  et  frappa  rudement  de  sa  canne  à  pomme  d'or  le 
sol  de  la  terrasse. 

—  Qu'avez-vous  donc,  monsieur  deMorsy?  lui  de  manda  la  jeune  femme 
d'un  air  étonné. 

—  Je  vous  le  dirai  quand  votre  mari  nous  aura  quittés,  répnndit-il  en 
froîuant  le  sourcil. 

—  l'ourciuoi  pas  devant  lui  ?  je  n'ai  pas  de  secret  pour  M.  Gastoid. 

—  Je  le  souliailc,  madame,  dit  :\I.  de  i\iorsy  avec  un  accent  de  tristesse 
qui  adoucissait  la  sêvéïité  de  ses  paroles. 

L'ho;::mc  aux  besicles  coniinnaii  de  marcher  en  avant,  la  t(  te  baissée 
et  les  m 'liis  derrière  le  des,  iila  maiiicrc  de  ^ailoléon.  Avec  la  distraction 


réelle  ou  affectée  de  l'honinic  qui  roule  dans  son  cerveau  le  destin  des 
peuples  et  n'accorde  aucune  attention  aux  objets  vulgaires,  il  coupait  à 
angle  droit  la  grande  allée,  en  se  contentant  d'adresser  un  salut  vague 
aux  individus  des  deux  sexes  qu'il  accrochait  au  passage.  Cette  laborieuse 
traversée  accomplie,  il  s'arrêta  sur  la  lisière  des  marronniers  et  y  attendit 
ses  compagnoiis  qui,  d'un  comnmn  accord,  interrompirent  leur  conveisa- 
tion  avant  de  le  rejoindre. 

—  C'est  ici  que  je  vous  quitte,  leur  dit-il  lorsqu'ils  furent  arrivés  près 
de  lui  ;  marquis,  je  confie  madame  à  votre  galanterie  chevaleresque,  et  je 
vous  délègue  mes  pleins  pouvoirs. 

—  Vous  êtes  donc  toujours  décidé  h  aller  à  la  chambre?  demanda  la 
jeune  femme,  dont  le  regard,  passant  par  dessus  l'épaule  de  son  mari,  in- 
terrogeait la  terrasse  qui  borde  la  rue  Rivoli. 

—  Je  ne  puis  pas  m'en  dispenser,  ma  chère  amie,  répondit  M.  Gastoul 
avec  une  familiarité  bourgeoisement  conjugale  ;  la  séance  d'aujourd'hui 
est  d'un  intérêt  majeur;  on  discute  la  réduction  des  rentes;  et  comme 
c'est  une  question  que  j'ai  étudiée  avec  quelque  soin,  je  suis  bien  aise  de 
voir  comment  s'en  tireront  nos  honorables.  D'ailleurs  M.  Barrot  doit  par- 
ler, et  il  est  urgent  que  je  sois  là  pour  lui  faire  mon  compliment. 

—  Vous  êtes  donc  certain  qu'il  y  aura  matière  à  coinpUuient  ?  dit  le  mar- 
quis d'un  air  caustique. 

—  Pour  qui  me  prenez-vous  ?  s'écria  en  ricanant  le  porteur  de  lunet- 
tes. Ne  connais-je  pas  les  devoirs  que  m'impose  ma  qualité  de  candidat  à 
la  députation  ?  Je  n'ai  pas  envie  d'échouer  à  Limoges,  faute  d'un  passe- 
port signé  par  l'illustre  chef  de  la  gauche. 

—  Je  croyais  l'affaire  terminée. 

—  Est-ce  qu'on  termine  rien  avec  ces  genslà  !  Voilà  huit  jours  qu'on 
me  renvoie  de  Ca'iphe  à  Pilate.  Ma  circulaire  aux  électeurs  est  prête  ;  il 
n'y  manque  plus  que  l'apostille  indispensable,  et,  au  moment  où  je  crois 
enfin  la  tenir,  on  me  jette  auvjambes  un  concurrent. 

—  Un  concurrent  ? 

—  Oui.  Après  avoir  réuni  presque  tous  les  sull'rages  du  comité,  je  me 
trouve  aujourd'hui  ballotté  avec  un  pariiculier  dont  le  seid  mérite  con- 
siste à  être  le  ûls  d'un  conventionnel  et  à  posséder  un  million  en  biens 
nationaux. 

—  Mais  il  me  semble  que  ce  sont  là  des  titres,  dit  le  marquis  avec  une 
gravité  affectée. 

—  Des  titres!  interrompit  brusquement  M.  Gastoul.  Voulez-vous  con- 
naître les  véritables  titres  de  mon  adversaire  à  la  protection  des  gens  qui 
me  l'opposent?  c'est  d'être  un  sot,  un  âne  bâté,  une  cire  molle  qu'ils  pé- 
triront à  leur  guise,  tandis  qu'ils  craignent  de  rencontrer  en  moi  moins 
de  souplesse  et  de  docilité.  J'ai  eu  l'imprudence  de  leur  laisser  prendre 
ma  mesure,  et,  vanité  à  part,  il  paraît  que  j'ai  quelques  pouces  de  plus 
que  la  taille  voulue.  On  me  trouve  trop  indépendant  pour  un  libéral.  Ailx 
yeux  de  certaines  personnes,  c'est  un  tort  irrémissible....  peut-être  leur 
prévoyance  n'est-elle  pas  sans  fondement...  Qu'ils  me  laissent  seulement 
arriver... 

Au  lieu  d'achever  sa  phrase,  le  candidat  à  la  députation  lança  dans  l'es- 
pace, par  dessus  ses  lunettes,  un  de  ces  regards  dominateurs  dont  il  croyait 
la  puissance  irrésistible. 

—  Jlais  en  attendant  que  je  sois  arrivé,  reprit-il  avec  dérision,  il  faut  que 
j'aille  faire  mon  métier  de  claqueur  parlementaire.  S'abaisser  pour  mon- 
ter :  voilà  le  premier  article  du  catéchisme  des  hommes  politiques. 

—  Oinnia  sfrviUlcr  pro  dominadone,  dit  M.  de  Morsy  en  souriant. 

—  Du  Tacite  !  peste  !  pour  un  gentilhomme  à  seize  quartiers,  c'est  ma- 
gnifique. Mais  la  séance  doit  être  commencée,  et  j'arriverai  au  milieu  de 
la  discussion.  Sans  adieu  ! 

M.  Gastoul  salua  du  bout  des  doigts  le  couple  dont  il  prenait  congé,  et 
se  dirigea  rapidement  vers  le  Pont-Tournant.  Le  marquis  et  la  jeune  fem- 
me confiée  à  sa  garde  le  regardèrent  un  instant,  tandis  qu'il  s'éloignait  ; 
ils  remontèrent  ensuite  la  grande  allée  et  firent  quelques  pas  sans  parler. 
Mme  Gastoul  se  décida  la  première  à  rompre  un  silence  embarrassant 
pour  tous  deux. 

—  Je  suis  bien  aise  d'être  un  moment  seule  avec  vous,  dit-elle  avec  un 
sourire  forcé  ;  depuis  plusieiu-s  jours  j'ai  envie  de  vous  gronder,  et  l'occa- 
sion est  trop  belle  pour  que  je  la  laisse  échapper. 

—  En  ce  cas,  répondit  M.  de  Morsy,  grondez-moi  tout  de  suite,  car  nous 
ne  serons  pas  long-temps  seuls. 

—  Si  vous  craignez  de  rencontrer  dans  cette  foule  quelque  femme  de 
ma  connaissance,  nous  pouvons  passer  dans  une  autre  allée. 

—  Où  que  nous  allions,  il  est  une  rencontre  que  nous  n'éviterons  pas. 
--  Quelle  rencontre?  demanda  la  jeune  femme  en  jouant  la  surprise. 

—  Celle  de  la  personne  à  qui,  en  entrant  au  Tuileries,  vous  avez  per- 
mis de  venir  vous  saluer. 

Une  rougeur  soudaine  s'étendit  sur  les  joues  de  Mme  Gastoul,  qui  hé- 
sita un  instant  avant  de  répondre. 

—  J'ai  permis  à  quelqu'un  de  venir  me  saluer?  dit-elle  enfin  d'un  air 
contraint. 

—  Je  donnerais  beaucoup  pour  m'êlre  trompé,  répartit  l'homme  de  cin- 
quante ans  en  étouffant  un  soupir. 

—  Moi,  qui  n'ai  parlé  à  personne  ! 

—  Il  est  un  autre  langage  que  celui  de  la  parole. . 

—  Le  langage  des  lleins,  pcut-êu-e?  Serions-nous  en  Perse?  Je  le  rroi« 
rais,  f!)  véi-ité,tant  votre  histoire  me  parait  merveilleuse. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


A  ces  paroles,  prononcées  avec  un  factice  cnjoûment,  le  marquis  ré- 
pondit par  un  regard  pénétrant  qui  lit  baisser  les  yeux  à  sa  compagne. 

—  Je  vous  suis  assez  dévoué  pour  oser  vous  déplaire,  lui  dit-il  ensuite. 
La  vérité ,  que  tout  autre  craindrait  de  vous  taire  entendre,  je  vous  la  di- 
rai ,  moi ,  au  risque d'enrotuir  votie  haine. 

M.  de  Morsy  s'arrêta  un  instant ,  comme  s'il  se  fût  attendu  à  une  inter- 
ruption. Voyant  que  la  jeune  femr.ie  gardait  le  silence  et  semblait  à  peine 
l'écouler,  il  contiiuia  d'une  voix  un  peu  altérée  : 

—  Est-il  possible  qu'avec  votre  esprit  si  (in  et  parfois  si  moqueur,  vous 
n'ayez  pas  encore  soulevé  le  masque  dont  se  couvre  la  présomptueuse  et 
incurable  nullité  de  M.  d'Kpenoy? 

—  M.  d'Epenoy?  voilà  donc  le  grand  mot  lâché!  interrompit  avec  un 
rire  forcé  lime  Gastoul. 

—  De  giace,  madame,  reprit  le  marquis,  par  égard  pour- mon  profond 
dévoûinent,  et  surtout  par  respect  pour  vous  même,  ne  me  démentez  pas; 
car  je  serais  forcé  de  ne  pas  croire  à  vos  paroles,  et  il  en  coûterait  à  vo- 
tre franchise  de  les  prononcer.  11  m'est  démontré  qu'après  avoir  ri,  ou  du 
moins  alfeclé  de  rire  des  pom-suiies  de  M.  d'Epenoy,  vous  les  prenez  fort 
au  sérieux  aujourd'hui. 

—  Ce  qu'il  m'est  impossible  de  prendre  au  sérieux,  c'est  votre  langage. 
Vous  avez  juré  de  me  mettre  en  colère,  mais  vous  n'y  réussirez  pas  :  je 
me  sens  aujourd'hui  d'une  patience  angéliquc. 

—  Cetie  assurance  m'enhardit  à  poursuivre.  Voici  donc,  puisque  vous 
me  permcitez  de  tout  dire ,  quelle  a  été  votre  conduite  à  l'égard  de  la 
personne  dont  nous  parlons  :  railleuse  d'abord,  tolérante  ensuite,  encou- 
rageante depuis  quelques  jours. 

—  Encouragante,  monsieur!  s'écria  la  jeune  femme  avec  un  accent 
qui  doncait  le  démenti  le  plus  formel  à  la  vertu  qu'elle  venait  de  s'attri- 
buer. 

—  Si  je  savais  un  mot  plus  convenable  pour  exprimer  ce  qui  s'est  passé 
tout  à  l'heure,  soyez  sûre,  madame,  que  je  l'auiais  employé. 

—  -  Mais  que  s'est-il  donc  passé,  au  nom  du  ciel?  car  vous  me  faites 
mourir  avec  vos  allusions  mystérieuses.  Voyons  :  expliquez-vous;  que 
s'cst-il  passé  ? 

—  Rien  qui  ne  se  voie  ici  tous  les  jours,  répartit  le  marquis  en  ré- 
pondant par  un  sourire  plein  d'amcrlunc  au  regard  inquiet  et  irrité  que 
levait  sur  lui  son  interlocutrice.  Vous  voulez  venir  aux  Tuileries;  par  une 
si  belle  journée,  quoi  de  plus  naturel  que  ce  désir?  M.  d'Epenoy  se 
trouve  à  l'entrée  du  jardin  au  moment  O'à  vous  y  arrivez;  quoi  de  plus 
ordinaire  que  celte  rencontre  ?  En  l'apercevant,  vous  portez  la  main  à 
vos  cheveux,  quoi  de  plus  simple  que  ce  mouvement?  Et  si  M.  d'Epenoy, 
attachant  à  ce  geste  machinal  un  sens  convenu  d'avance,  y  avait  lu  l'au- 
torisation de  venir  vous  parler;  s'il  s'était  assuré  que  votre  mari  est  allé 
au  Palais-Bourbon  ;  si  rassuré  sur  ce  point,  il  était  en  ce  moment  derrièi'e 
nous,  réglant  sa  marche  sur  la  nôtre  ;  si  cnlin,  lorsque  nous  allons  revenir 
sur  nos  pas,  nous  nous  trouvions  tout  à  coup  en  face  de  lui,  et  qu'il  vous 
abordât  en  se  félicitant  de  l'heureux  hasard  qui  l'a  conduit  sur  votre  pas- 
sage ,  ne  faudrait-il  pas  être  bien  soupçonneux,  bien  ridicule,  bien  injuste 
pour  mal  inlcrpréicr  ce  concours  de  circonstances  fortuites,  et  voir  un 
arrangement  dans  ce  hasard  ? 

Les  jolies  femmes  aiment  les  mentors  un  peu  moins  que  ne  font  les  jeu- 
nes gens  :  c'est  dire  qu'elles  les  détestent.  En  écoutant  le  commentaire 
ironique  dont  la  conclusion  traduisait  en  rendez  vous  positif  une  rencon- 
tre si  innocente  en  apparence,  Mme  Gastoul  ne  put  s'empêcher  de  maudire 
la  sagacité  du  grison  qui  lui  donnait  le  bras.  En  ce  moment,  chose  rare , 
elle  regretta  son  mari  qui,  par  la  faute  de  ses  lunettes  bleues  ou  peut-ètie 
par  celle  du  mariage  même,  ne  brillait  pas  en  clairvoyance,  et  qui,  selon 
son  usage,  ne  s'était  nullement  associé  aux  impitoyables  observations  du 
marquis.  Cependant,  au  lieu  de  manifester  son  dépit,  elle  leva  sur  ce  der- 
nier ses  beaux  yni\  où  la  prudence  contenait  le  courroux,  et  d'une  voix 
rendue  plus  douce  encore  par  un  accent  de  bouderie  : 

—  Que  vous  êtes  mal  pour  moi  !  lui  dit-elle,  vous  que  je  croyais  mon 
ami  !  Me  traiter  avec  cette  dureté  !  A  vous  entendre,  je  suis  une  femme 
odieuse;  et  cependant,  qu'ai-je  fait?  Est-ce  ma  faute  si  M.  d'Epenoy  se 
promène  aujourd'hui  aux  Tuillcries?  Et  d'abord,  est-il  bien  vrai  qu'il  y 
soit? 

—  Oh!  madame!  interrompit  le  marquis. 

—  Eh  bien  !  admettons  que  vous  ayez  raison.  Puis-jc  l'empêcher  d'être 
ici? 

—  Non  ;  mais  lorsqu'il  va  venir  vous  parlci-,  vous  pouvez  l'empêcher  de 
prolonger  cet  entretien;  cl  c'est  ce  que  je  vous  demande  instauimenl  au 
ncmi  du  lespecl  que  vous  devez  avoir  poui'  vous-même. 

Us  éiaient  arrivés  au  bout  de  l'allée.  Mme  Gastoul  se  retourna  par  un 
mouvement  brusepie  où  se  trahissait  l'irritation  que  lui  causaient  les  admo- 
nestations de  son  gardien. 

—  Vos  itucntious  sont  sans  doule  excellentes,  dit-elle;  mais  je  ne  re- 
connais ni  la  nécessité  ni  l'oppoituné  des  conseils  que  vous  voulez  bien 
me  donnci'.  Je  persiste  ;i  croire  que  M.  d'I'.penoy  n'est  pas  ici,  ou  que, 
s'il  y  est  et  qu'il  nous  renconlie,  il  se  contoniera  de  me  saluer. 

—  C'est  ce  que  nous  allons  voir  à  l'instant  même,  car  le  voici. 

Mme  Gasloid  n'avait  pas  eu  besoin  de  col  avertissement  pour  aperce- 
voir à  travers  la  fouie  l'heurcuv  nuiricl  dont  on  lui  reprocliait  de  irop 
bien  accueillir  les  assiduiiés.  Uéalisaut  avec  une.  ponctualiié  rigoureuse 
les  prédictions  du  marquis,  M.  dTpenoy  s'avançait  Icnteuieni  sans  avoir 


l'air  de  songer  à  mal.  La  manière  insouciante  dont  il  promenait  çà  et  là 
ses  regards  annonçait  un  flâneur  plutôt  qu'un  amoureux.  Déjà  il  n'était 
plus  qu'à  quelques  pas  et  semblait  près  de  passer  ouirc  sans  voir  la  jeune 
femme,  loi  sque  tout  à  coup  ses  yeux  s'arrêtèrent  sur  elle ,  sans  qu'il  fût 
possible  (le  découvrir  dans  ce  mouvement  la  moindre  préméditation.  Ses 
traiis,  loin  de  laisser  percer  le  trouble  inséparable ,  dit-on ,  de  la  passion 
véritable,  n'exprimèrent  d'autre  émo'.ion  que  celle  d'une  agréable  sur- 
prise. Il  Oia  son  chapeau  par  un  geste  empressé,  et  s'approcha  de  ?ûme 
Gustoid  avec  une  aisance  qui  excluait  la  cérémonie,  mais  non  le  respect. 

—  Quel  heureux  hasard,  madame!  dit-il  en  souriant  j;raciensement. 
De  toutes  les  manières  d'entrer  en  conversation,  la  mise  en  cause  du 

hasard  était  la  plus  malhabile;  car  celte  banalité  ironiquement  prévue  par 
le  marquis  se  trouvait  d'avance  frappée  d'un  ridicule  complet.  Outrée  <\.'. 
la  gaucherie  de  l'élégar.l  jeune  homme  qui  cherchait  à  lui  plaire.  M  • 
Gastoul,  pour  toute  réponse,  lui  lança  un  regard  mécontent,  tandis  c;  .• 
M.  de  Morsy  riait  tout  haut  avec  alTectation. 

M.  d'Epenoy  les  regarda  l'un  et  l'autre  d'un  air  un  peu  mécontent;  mai; 
au  lieu  de  se  déconcerier  comme  eût  fait  peut  être  un  champion  moii;s 
aguerri,  il  adressa  au  maïquis  un  s.ilut  familier,  et  se  penchant  de  nou- 
veau vers  la  jeune  femme  : 

—  Si  je  rends  grâce  au  hasard,  dit-il  en  appuyant  selon  l'usage  sur  sa 
maladresse,  c'est  qu'à  part  le  plaisir  qu'on  éprouve  toujo-irs  à  vous  voir, 
il  me  tire  d'une  inquiêlude  mortelle.  Hier  au  soir,  à  l'Iiôle!  Castcilane , 
vous  vous  êtes  trouvée  mal.  La  cohue  qui  encombrait  les  appariemens  ne 
m'a  permis  d'arriver  jusqu'à  vous,  et  en  apprenant  que  vous  étiez  partie  , 
j'ai  craint  que  vous  ne  fussiez  sérieusement  malade. 

—  J'ai  failli  l'êire  en  elfet  du  dépit  que  m'a  causé  ce  so:  accident,  ré- 
pondit Mme  Gastoul  avec  un  enjouement  afl'ecté.  J'ai  horreur  des  éva- 
nouissemens ,  car  je  sais  que  beaucoup  d'atncs  chiriialjles  n'y  croient  pas. 
Je  puis  vous  assurer  cependant  qui!  n'est  entré  dan?  le  r.iie.i  auc;i;ie  in- 
tention de  me  rendre  intéressante,  et  que  la  chaleur  excessive  du  salon  où 
j'étais  en  a  été  l'unique  cause. 

Tandis  que  la  jeune  femme  parlait,  M.  d'Epenoy  s'était  rangé  à  côté 
d'elle  comme  poiu  l'engager  à  continuer  une  promenade  qu'il  semblait  i!ô- 
cidé  à  partager.  M.  de  Morsy  re;)iarqua  cotte  nunœuvre;  mais,  au  llea  de 
la  favoriser  en  se  remettant  en  marche,  il  s'appuya  fortement  sur  sa  ciniie 
et  resta  plus  immobile  qu'un  navire  à  l'ancre.  Réserve,  prudence  ou  li- 
midité,  Mme  Gastoul  ne  crut  pas  devoir  prendre  l'initiative  que  sollicitait 
la  pantomime  de  son  adorateur.  Fuiieux  contre  le  marquis,  dont  il  av.rt 
maudit  plus  d'une  fois  l'hostile  clairvoyance  ,  presqu'aussi  courrouce  con- 
tre l'objet  de  sa  flamme  qui,  loin  de  lui  venir  en  ai  le,  semblait  dés'rer 
qu'il  s'éloign'it,  M.  d'Epenoy  prit  la  détermination  de  ne  pas  se  lais.or 
conduire  comme  un  écoiier;  s'afformi>sant  à  son  lo'ir  dans  sa  pose,  et 
fixant  sur  ses  lèvres  un  imperturbable  sourire,  il  renoua  coaragetiscment 
l'entretien. 

—  J'espère,  madame,  dit-il,  que  votre  indisposition  n'aura  aurnne 
suite,  et  qu'elle  ne  vous  empêchera  pas  d'aller  ce  soir  au  bal  de  Mme  Da- 
vcsne? 

—  J'ai  un  peu  trop  dansé  depuis  quelque  temps,  répondit  Mme  Gas- 
toul, et  mon  médecin  m'a  mise  ce  matin  au  régime  ;  mais  conisie  du  I)al 
chaque  soir  au  repos  absolu  le  passage  me  semblerait  un  peu  brusiue,  il 
m'a  accordé  pour  transition  le  théâtre.  J'ai  la  permi-sion  de  veiller  jus- 
qu'à onze  heures,  pas  plus  tard.  Là-dessus  le  docteur  e-t  impitoyable. 

—  C'est  donc  au  spectacle  que  vous  passerez  la  soirée?  reprit  le  jeune 
homme  en  baissant  la  voiv. 

—  Probablement;  je  n'ai  pas  encore  vu  Clialtcrtoii. 

Ces  paroles,  prononcées  avec  l'accent  de  la  plus  parfaite  indifférence, 
urent  accompagnées  d'un  regard  rapide  dans  lequel  l'homme  le  moins  in- 
telligent devait  lire  ce  complément  essentiel  :  Maintenant  que  vous  savci 
où  me  trouver  ce  soir,  parlez  ! 

I\L  d'l-:penoy  n'essaya  pas  d'éluder  un  ordre  si  clair  et  si  peu  désespé- 
rant. .Satisfait  du  renseignement  qu'il  \enail  d'obtenir,  il  prit  congé  de 
Mme  Gasioul ,  et  s'éloigna  en  saluant  l'homme  de  cinquante  ans  de  cet  air 
railleur  par  lequel,  dans  leurs  joints  de  succès,  les  amoureux  narguent 
volontiers  les  importuns,  les  curieux,  les  imperiiuens,  les  envieux,  lesj.i- 
loux  et  tous  les  autres  insectes  malfaisans  qui  pullulent  toujoui^  sur  le  sol 
de  la  galanterie. 

.\près  le  départ  de  M.  d'Epenoy,  Mme  Gasioul  et  le  marquis  reprirent 
leur  promenade  et  marchèrent  quelque  temps  sans  se  rien  dire.  Cvi:r  r  "•) 
la  jeune  femme  semblait  décidée  à  ne  pas  parler  !a  première.  ■ 
attribué  à  la  rêverie  que  laisse  la  présence  d'un  objet  aimé,  re 
meiir  chagrine  de  M.  do  Morsy,  qui  lînit  par  le  rompre  après  avoir  fait  an 
pénible  eil'orl  pour  sourire. 

—  Madame,  dii-il,  j'espère  que  vous  no  me  refuserez  pas  la  faveur  q-c 
vous  venez  d'accorder  à  ^^  d'Epenoy,  et  qu'ainsi  qu'à  lui  vous  me  p,r- 
niettrcz  de  vous  aller  voir  ce  soir  dans  votre  loge,  aux  Fi-aiiçais. 

—  De  mieux  en  mieux  !  s'écria  Maie  Gasioul  avec  un  <lepit  qu'elle  n'es- 
saya plus  de  comprimer;  tout  à-l'heure  j'étais  seulement  accusée  d'avoir 
permis  à  M.  d'Epenoy  de  venir  me  parler;  niair.lenant  me  voici  ronvn  ?t- 
cue  d'aller  au  speciade  pour  l'y  voir.  Dorénavant  je  n'oserai  plus  oiimx 
la  bou(he  ni  faire  nn  soûl  geste'.  Si  mes  cheveux  se  dérangent  et  qi!.>  jy 
porle  la  main ,  c'est  un  signal  (pie  je  diunie  ;  si .  dans  la  conversatinn.  ^c 
prononce  un  mot  insignili.uit.  c'e.-i  un  rendez-vous  que  j'accorde!  Pcrmet- 
tez-moi  de  vous  dire,  monsieur  de  .Morsy,  que  c'est  pousser  un  peu  loin 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


l'esprit  (l'intcrprilaiion.  En  vt^iilé  ,  vous  auriez  dû  naîlrc  en  Espague  du 
temps  dos  auto-;la-l'ii  :  aM;c  votre  talent  miraculeux  de  méiamor|)lioscr  en 
délits  les  actions  les  plus  innocentes,  nul  doute  que  vous  n'eussiez  fait  un 
ad  mirable  inquisiteur. 

—  .Madame,  répondit  le  marquis,  sans  paraître  ému  de  cette  ironie,  en 
me  détenuinaut  à  vous  parler  avec  Irancliise ,  j"ai  dû  me  résiijner  à  vous 
déplaire.  Je  poursuivrai  ma  tàclic  au  risiiue  d'accroître  votre  méconten- 
tement. -Mon  amitié  pour  vous  m'impose  le  devoir  d'éclaircir  l'inexpé- 
rience qui  seule  vous  cache  les  dangers  de  votre  position.  Moins  jeune, 
vous  n'auriez  pas  besoin  de  mes  conseils;  mais  puisque  votre  âge  lesjus- 
tilJe,  de  grâce,  ne  les  repoussez  pas.  Oui,  je  le  répète ,  la  tolérance  que 
vous  accordez  au\  assiduités  de  M.  d'Epenoy  est  plus  qu'imprudente ,  elle 
est  périlleuse. 

—  Le  péril  dont  vous  parlez  ne  peut  exister  que  pour  des  femmes  sans 
vertu,  dit  Mme  Gasloul  d'un  air  de  hauteur. 

—  Eh  !  madame,  ce  n'est  pas  de  la  vertu  qu'il  s'agit,  c'est  de  la  réputa- 
tion. Je  n'ai  pas  besoin  d'être  rappelé  au  respect  que  je  vous  porte;  mais 
je  voudrais  voir  ce  respect  partagé  par  tous  ceux  qui  vous  connaissent ,  et 
je  tremble  en  pensant  que  la  moindre  apparence  équivoque  peut  vous 
porter  atteinte.  Le  monde,  vous  le  savez,  s'occupe  de  la  forme  beaucoup 
plus  que  du  fond  ;  indulgent  au  vice ,  il  est  sans  pitié  pour  l'étourderie. 
rcu  lui  iaiporte  l'innocence  ;  à  ses  yeux  la  considération  est  tout. 

—  Voulez-vous  me  donner  à  entendre  que  la  mienne  se  trouve  compro- 
mise ? 

—  N'est-ce  pas  trop  qu'elle  soit  exposée  à  l'être  ! 

—  Parce  que  voyant  la  même  société  que  M.  d'Epenoy,  je  le  rencontre 
quelquefois  dans  les  salons  oîi  je  vais  ! 

—  Parce  que,  rencontrant  M.  d'Epenoy,  non  pas  quelquefois ,  mais 
tous  les  soirs  ,  depuis  près  de  trois  mois,  vous  lui  avez  laissé  prendre  in- 
sensiblement près  de  vous  une  de  ces  positions  dont  le  monde  n'admet  ja- 
mais la  complète  innocence. 

—  Ne  me  parlez  pas  de  votre  monde,  il  est  odieux! 

—  Souvent;  mais  équitable  ou  injuste,  il  est  juge,  et  ses  arrêts  sont 
.sans  appel  ;  un  homme  peut  les  braver,  une  femme  doit  s'y  soumettre. 

Mme  Gastoul  reconnut  sans  doute  la  justesse  de  celte  sentence,  car  elle 
baissa  la  tête  et  ne  répondit  pas. 

—  l'eut-être  m'est-il  échappé  quelques  paroles  sévères,  reprit  U.  de 
îlorsy  d'une  voix  émue;  peut  être  sûre  de  vousniême,  trouvez-vous  inju- 
rieuses mes  alarmes;  s'il  en  est  ainsi,  rappelez- vous  qu'une  amitié  comme 
la  mieinie  mérite  quelque  indulgence ,  et  pardonnez-moi. 

La  jeune  fcunne  leva  la  tête,  et  rencontrant  les  yeux  du  marquis  fi\és 
sur  elle  avec  une  expression  d  attenilrissemenl  que  n'a  pas  d'ordinaire  la 
simple  amitié,  elle  laissa  échapper  un  sourire  équivoque. 

—  Je  vous  pardonnerai,  dit-elle,  mais  à  deux  conditions  :  la  première, 
c'est  que  vous  ne  me  tourmenterez  |)lus  au  sujet  de  M.  d'Epenoy,  dont 
1  amabilité  ne  me  semble  nullement  dangereuse  et  ne  justilie  en  rien  vos 
inquiétudes;  la  seconde 

—  La  seconde?  répéta  M.  de  Morsy  en  la  regardant  attentivement. 

—  La  seconde,  reprit  Mme  Gasloul  d'un  air  décidé  qui  contrastait  avec 
sa  précédente  hésitation,  c'est  que  vous  voudrez  bien  me  permettre  de 
passer  tout  le  printemps  à  Paris,  ainsi  que  j'en  avais  l'intention  en  y  ve- 
nant. 

—  A  quel  propos  voudrais-je  vous  en  empêcher,  et  comment  le  pour- 
rais-je?  répondit  le  marquis,  dont  le  frotii  soucieux  se  rembrunit  encore. 

—  A  quel  propos  !  Après  vos  remontrances  de  lout-à  l'heure  la  question 
n'est  pas  sérieuse.  Comment!  En  usant  ou  plutôt  en  abusant  de  votre  as- 
cenuaut  sur  M.  Gastoul  pour  lui  persuader  de  transporter  à  Limoges  le 
quartier  général  de  ses  opératioiis  électorales. 

—  Votre  mari  vous  a  parlé  de  cela? 

—  Je  suis  bien  aise  de  vous  apprendre  que  M.  Gastoul  a  quelque  con- 
fiance en  moi. 

—  Eh  bien  !  s'écria  le  marquis  avec  dépit,  fûlil  vrai  que  je  lui  eusse 
dit  qu'il  ferait  bien  de  retourner  pour  deux  ou  trois  mois  dans  le  pays  on 
sont  vos  propriétés,  et  où  il  désire  d'être  nommé,  ne  lui  auraisje  pas 
donné  un  excellent  conseil?  Le  député  qu'il  a  l'espoir  de  remplacer  est 
condamné  par  les  médecins ,  et  si  sa  mort  n'est  pas  certaine ,  du  moins  sa 
démission  I  est-elle.  D'un  jour  à  l'autre  elle  peut  arriver  à  la  chambre. 
Puisfiue  votre  mari  convoite  la  succession ,  ne  faut-il  pas  qu'il  se  tienne  en 
mesure  de  la  reiueillir?  Pour  cela ,  mon  avis  est  qu'il  serait  mieux  placé 
à  Limoges  qu  à  Paris.  Je  puis  me  tromper;  mais  mon  intention  est  bonne, 
et  je  ne  m'attenlais  pas  à  me  voir  obligé  de  la  justdier. 

Par  une  de  ces  manœuvics  subtiles  que  les  femmes  emploient  de  préfé- 
rence et  le  plus  souvent  avec  succès,  la  discussion  avait  été  déplacée. 
Agresseur  d'abord,  M.  de  Morsy  se  trouvait  réduit  à  la  défensive,  et  il 
s'en  tirait  assez  mal,  selon  l'usage  des  hommes,  qui  attaquent  toujours 
mieux  qu'ils  ne  résistent.  Mme  Gastoul  n'eut  garde  de  compromettre  son 
avantage,  en  négligeant  de  le  poursuivre. 

—  A  qui  persuaderez-vous  que  vous  prenez  un  inté  et  sérieux  à  la  no- 
:  mination  de  M.  (iasioul?  dit-elle  avec  un  sourire  moqueur;  votre  indillé- 
j  rencc  en  matière  politique  est  trop  connue.  Que  le  côté  droit  ou  le  côté 
*  gauche  compte  un  dé|)uté  de  plus,  que  vous  importe?  Ce  n'est  donc  pas 

M.  Gastoul  que  vous  envoyez  à  Limoges,  dans  l'intérêt  de  son  élection  ; 
c'est^moi  que  vous  voulez  éloigner  de  Paris;  dans  quel  inlérèl?  permet- 
tez-moi de  vous  le  demander. 


—  Dans  le  vôtre,  madame;  dans  celui  de  votre  réputation,  répondit  le 
marquis  pénétré. 

—  A  quel  titre  VMis  préoccupez-vous  ainsi  de  ma  réputation?  reprit  la 
jeune  femme  de  plus  en  plus  animée.  Qu'un  ii'.ai  i,  qu'un  père,  qu'un  frère 
même  surveillent  ou  dirigent  la  conduite  d'une  femme,  je  leconnais  leurs 
droits;  mais  vous,  vous  n'en  avez  aucun,  et  votre  sctlicitude  n'est  qu'une 
usurpation  à  laquelle  je  sais  peu  décidée  à  me  soumettre. 

• —  Vous  contestez  donc  à  l'amitié  son  plus  précieux  privilège? 

—  L'amitié  !  avec  cela  on  croit  répondre  à  tout.  Mais  d'abord  il  faudrait 
s'entendre  sur  ce  mot.  L'amitié  comme  je  la  conçois,  est  bienveillante, 
serviable,  discrète,  et  non  déliante,  grondeuse,  intolérante,  Iracassière, 
telle  que  la  vôtre  cnlin.  L'amour  peut  se  croire  le  droit  d'être  maussade, 
jaloux,  injuste;  l'amitié,  non. 

Mme  Gasloul  appuya  ces  dernières  pai'olcs  d'un  regard  si  pénétrant, 
que  M.  de  Morsy,  par  une  tiaiidité  habituellement  inconnue  à  son  âge. 
Unit  par  s'y  soustraire  en  détournant  les  yeux. 

—  Vous  avez  raison,  et  nous  ne  nous  entendons  pas,  dit  il  enfin  d'une 
voix  mal  assurée;  à  vos  yeux  l'amitié  n'est  qu'une  habitude,  et  je  sens 
qu'elle  peut  être  une  passion. 

—  Tant  pis  pour  elle!  s'écria  la  jeune  femme  avec  vivacité:  h  devenir 
une  passion,  elle  a  tout  à  perdre  et  rien  à  gagner.  Je  lui  conseille  donc  de 
ne  jamais  sortir  de  la  modération  et  du  calme  qui  lui  conviennent.  Mais , 
continu-t-elle  d'un  ton  beaucoup  plus  doux,  voilà  une  dissertation  qui  nous 
éloigne  de  notre  sujet  ;  revenons-y ,  je  vous  prie.  Voici  le  fait  dépouillé 
de  toutes  les  broderies  romanesques  tiont  voudrait  l'enjoliver  votre  imagi- 
nation. Une  pauvre  jeune  femme,  c'est  moi,  élevée  au  couvent  et  con- 
finée depuis  son  mariage  au  fond  des  montagnes  du  Limousin,  s'est  prise 
d'une  belle  passion  pour  Paris ,  qu'elle  ne  connaissait  pas  ,  quoiqu'elle  y 
lût  née.  Quoi  d'étrange  jusque-là  ?  C'est  l'histoire  do  toutes  les  pension- 
naires. Six  mois  de  liberté  à  Pai'is  ,  quelle  beau  rêve!  N'ai-je  pas  raison 
de  voidoir  rêver  le  plus  long-temps  possible?  Eh  bien  !  oui ,  dussé-je  vous 
scandaliser,  je  suis  décidée  à  ne  pas  faire  grâce  à  mon  mari  d'un  seul  jour. 
Les  six  mois  qu'il  m'a  proads  sont  mes  vacances  à  moi,  et  j'en  veux  jouir 
jusqu'à  ma  dernière  heure.  Quel  mal  fais-je,  après  tout?  Suis-je  donc  cou- 
pable d'aimer,  à  vingt-deux  ans,  le  bal,  la  musique,  le  théâtre,  le  monde,  le 
plaisir  cnlin?  Est-ce  commettre  mi  bien  grand  péché  que  de  butiner , 
comme  l'abeille,  afin  de  rapporter  quelques  agréables  souvenirs  dans  ma 
pauvre  ruche  où  les  distractions  sont  si  rares  ?  M.  Gastoul  comprend  cela, 
lui,  et  il  est  le  premiei"  à  me  dire  de  m'amuscr.  D'où  vient  que  vous  blâmez 
ce  qu'il  approuve? 

—  Cela  vient  de  ce  qu'un  ami  voit  toujours  mieux  qu'un  mari. 

—  Cela  vient  de  ce  que  vous  êtes  aussi  méchant  qu'il  est  bon.  Oui ,  il 
faut  avoir  un  mauvais  caractère  pour  disputer  ainsi  un  peu  d'air  et  de  so- 
leil à  une  captive  ;  car  notre  canqjagnc  est  une  vraie  prison,  vous  le  savez 
bien.  Allons,  mon  bon  monsieur  de  Morsy,  poursuivit-elle  en  donnant  à  sa 
voix  linQexion  la  plus  carressante,  voulez-vous  être  aimaljle ?  voidez-vous 
que  je  croie  à  votre  amitié  et  que  j'y  réponde  par  la  mienne? 

—  Que  faut-il  faire?  demanda  le  marquis  avec  une  anxiété  visible. 

—  Sourire  d'abord  ,  au  lieu  de  prendre  votre  air  de  tuteur,  répondit 
Mme  Gastoul  en  souriant  elle-même  avec  mie  grâce  séduisante  ;  pins  com- 
patir aux  faiblesses  d'une  pauvre  femme  l'olle  de  la  danse,  et  qui  serait  dé- 
sespérée de  s'en  aller  avant  la  fin  du  bal.  Vous  ne  savez  donc  pas  que 
je  viens  d'acheter  trois  belles  robes  avec  lesquelles  je  ne  me  trouve  pas 
trop  alfreuse  ?  Les  garder  poiu'  le  Limousin ,  ce  serait  un  sacrilège ,  con- 
venez-en. Est-ce  que  vous  n'avez  pas  envie  de  les  voir?  Je  suis  sûre 
qu'elles  vous  plairont,  et  vous  savez  combien  je  tiens  à  votre  sullrage? 
Vous  voyez  qu'il  y  aurait  de  la  cruauté  à  me  contrarier.  C'est  donc  con- 
venu :  vous  ne  conseillerez  plus  a  M.  Gastoul  de  retourner  à  Limoges  ; 
et,  s'il  vous  reparle  le  premier  de  cet  odieax  projet,  vous  userez  de  tout 
votre  crédit  pour  l'en  détourner.  Cela  vous  sera  facile,  car  il  est  plein  de 
déférence  pour  vos  avis.  Vous  ferez  ce  gue  je  vous  dis  là ,  n'est-ce  pas  ? 
Vous  me  le  promettez  ? 

Pour  résister  aux  cajoleries  de  regard,  d'accent  et  de  sourire  dont  fut 
accomi)agnêe  cette  demande,  il  fallait  une  insensibilité  étrangère  à  l'ame 
tendre  du  marquis;  et  cependant,  loin  de  se  rendre,  il  hocha  la  tête  en 
signe  de  refus. 

—  Votre  langage  confirme  toutes  mes  craintes,  dit-il  d'un  air  morne  : 
Paris  a  son  attrait;  mais  un  intérêt  plus  fort  vous  y  relient,  ne  le  niez 
pas;  j'en  suis  sûr.  Que  votre  mari  soit  aveugle,  il  ne  m'appartient  pas  de 
l'éclairer  ;  mais  je  ne  veux  pas  non  plus  aiderjà  le  tromper. 

Depids  le  commencement  de  cette  conversation,  Mme  Castoul  avait  in- 
voqué à  plusieurs  reprises  la  patience  et  la  prudence,  ces  deux  vertus  ju- 
melles si  nécessaires  aux  femmes  disposées  à  prendre  le  chemin  de  tra- 
verse. Pour  ployer  à  la  prière  sa  voix  habituée  an  commandement,  pour 
prodiguer  ses  plus  gracieuses  minauderies  à  l'homme  qui  s'arrogeait  sur 
elle  un  droit  de  censure,  toujours  odieux  lors  même  qu'il  est  légitiiue, 
mais  particulièrement  révoltant  quand  il  semble  usurpé ,  elle  avait  dû 
dompter  la  fougue  naturelle  de  son  caractère  et  imposer  silence  à  son  or- 
gueil. L'n  peu  lasse  déjà  de  ce  rôle,  elle  en  fut  entièrement  dégoûtée  après 
avoir  entendu  la  déclaration  sévère  du  marquis.  D'autant  plus  irritée 
qu'elle  venait  de  se  montrer  plus  humble,  elle  éprouva  une  violence  tenta- 
tion de  se  venger,  par  qiudque  bonne  égratignure,  de  son  inutile  patte  de 
velours.  Déjà'^un  éclair  brillait  dans  ses  yeux,  et  la  contraction  sardoni- 
quc  de  son  sourire  présageait  une  de  ces  réponses  foudroyantes  dont  les 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


enimes  ne  sont  jamais  dépourvues  lorsqu'on  les  pousse  à  bout.  Par  un  hé- 
roïque cfl'ort,  !\Iuic  Gastoul  comprima  l'explosion  près  d'éclater,  et  com- 
posant son  visage  au  point  de  lui  donner  rimpassibilité  d'une  figure  de 
marbre  : 

—  J'ai  quelques  visites  à  faire  avant  dîner,  dit-elle  ;  voudriez-vous  me 
reconduire  à  ma  voiture? 

Les  conseils  du  marquis  avaient  été  trop  mal  accueillis  pour  qu'il  lui  pa- 
rût opportun  de  prolonger  un  entretien  qu'il  ne  désespérait  pas  de  renouer 
avec  plus  de  surcè  ('ans  un  meilleur  moment  :  il  inclina  donc  la  tèle  en 
signe  d'obéissance  ,  et  se  dirigea  aussitôt  vers  l'entrée  du  jardin.  Pendant 
ce  trajet,  aurune  parole  ne  fut  prononcée  de  part  ni  d'autre.  En  arrivant 
près  du  landau,  Mme  Casioul  quitta  le  bras  du  marquis  et  s'élança  sur  le 
marche  pied  avec  l'empressement  d'un  écolier  qui,  après  avoir  tàté  de  la 
férule,  parvient  à  échapper  à  son  pédagogue.  Ce  mouvement  lit  éclorcun 
triste  sourire  sur  les  lè\  res  de  M.  de  Morsy  qui ,  avant  de  laisser  fermer  la 
portière,  se  pencha  dans  l'intérieur  de  la  voiture. 

—  Vous  me  détestez?  demanda-t-il  à  voi^  basse. 

—  Pourquoi  ne  faites-vous  pas  ce  que  je  veux?  répondit  Mme  Gastoul 
d'un  ton  boudeur. 

—  Ce  que  vous  voulez!  le  savez-vous  bien  vous-même? 

—  Ce  que  je  sais  du  moins  à  merveille ,  c'est  qu'il  m'est  insnpportablc 
d'être  contrariée  ;  et  puisque  vous  prétendez  être  de  mes  amis ,  il  me  sem- 
ble que  vous  devriez  me  témoigner  plus  de  complaisance  ;  car,  quand  même 
vous  me  trouveriez  un  peu  capricieuse,  un  peu  étourdie...,  ce  n'est  pas 
une  raison... 

Mme  Gastoul  hésitait  à  chaque'mot,  comme  si  quelque  incident  inat- 
tendu fût  venu  rompre  le  iil  de  ses  idées,  et  le  marquis  remarqua  qu'en 
lui  parlant  elle  ne  le  regardait  pas.  Par  un  brusque  mouv^noni  il  tourna 
la  téie,  et  aperçut  aussitôt  M.  d'Epenoy  qui,  depuis  quelques  instans,  avait 
repris  sa  position  derrière  la  grille.  A  cette  vue  odieuse  il  adressa  un  salut 
glacial  à  la  jeune  femme  et  rentra  d'un  pas  rapide  dans  le  jardin.  Loin  d'é- 
viter sa  rencontre,  M.  d'Epenoy  vint  au  devant  de  lui ,  le  sourire  sur  les 
lèvres. 

—  Je  vous  cherchais,  dit  ce  dernier  d'un  ton  dégagé  ;  je  sais  chargé 
d'une  commission  pour  vous,  et  tout  à  l'heure  j'ai  oublié  de  m'en  ac- 
quitter. 

—  Une  commission  ?  dit  le  marquis  en  s'efforçant  de  paraître  cahiie. 

—  C'est  ma  mère  qui  voudrait  vous  voir  le'  plus  tôt  possible.  Sans 
doute  quelque  négociation  matrimoniale  pour  laquelle  votre  concours  lui 
est  nécessaire.  Vous  savez  que,  bon  an  mal  an,  ma  mère  fait  sa  douzaine 
de  mariages.  Je  ne  conçois  pas  que  M.  de  Foy  ne  lui  intente  pas  un  pro- 
cès en  contrefaçon.  Providence  dos  veuves  inconsolables  et  des  tilles  sur 
te  retour,  lorsqu'elle  n'a  pas  arrangé  une  entrevue,  présidé  à  l'achat  d'une 
corbeille  ou  discuté  les  préliminaires  d'un  contrat,  il  lui  semble  comme  à 
Titus  qu'elle  a  perdu  sa  journée.  Elle  voulait  vous  écrire  ;  UKiis  comme  elle 
sait  que  j'ai  l'honneur  de  vous  voir  à  peu  près  tous  les  jours,  elle  m'a  chargé 
de  vous  présenter  sa  requête.  Si  vous  voulez  aller  chez  elle  aujourd'hui , 
vous  êtes  sûr  de  la  trouver. 

—  J'irai,  répondit  M.  de  Aforsy  d'un  air  distrait. 

Pendant  ce  temps,  la  voiture  de  Mme  Gastoul  s'éloignait.  Quand  elle  eut 
disparu,  M.  d'Epenoy,  qui  jusqu'à  ce  moment  l'avait  suivie  du  coin  de  l'œil 
ainsi  que  faisait  de  son  côté  son  inierlocatcur,  reprit  la  parole  avec  un  ac- 
cent de  persillage  : 

—  Monsieur  le  marquis,  dit-il ,  savezvous  que  tout-à-l'heure  vous  avez 
fait  bien  des  jaloux?  J'en  connais  plus  d'un,  moi  le  premier,  qui  enviaient 
voire  place  ;  mais  si  j'en  crois  l'air  rébarbatif  dont  vous  ni'avez  accueilli,  on 
eûl  été  mal  reçu  à  vous  la  disputer.  Oh!  ce  n'est  pas  un  reproche  que  je 
vous  adresse  ;  je  sens  par  moi  même  que  si  j'avais  Ihonneur  insigne  d'être 
le  chevalier  d'une  aussi  charmante  femme  que  Mme  (iastoul,  les  adorateurs 
de  sa  beauté  aura'cnt  peu  à  se  louer  de  m\  politesse  ;  mais  hélas  !  je 
ne  serai  jamais  mis  h  pareille  épreuve  ;  tant  de  gloire  ne  saurait  être  mon 
partage. 

Indiscrétion  d'amant  ou  vanlerie  de  fat,  M.  d'Epenoy  parlait  des  succès 
publics  auxquels  il  devait  renoncer,  en  homme  amplement  dédommagé  par 
de  mystérieuses  victoires.  Sous  la  fause  humilité  de  son  langage  perçait 
une  ironie  Iriomphante  qui  semblait  dire  au  marquis  :  A  vous,  vieillard, 
pour  qui  a  passé  lïigo  de  plaire,  si  la  foiie  d'aimcrvous  dure  encore,  à  vous 
le  droit  de  donner  olliciellcmorit  le  bras  au\  femmes  dont  vous  série/,  le 
père,  et  au  besoin  l'aïeul  ;  à  moi,  jeune  homme  ,  siïr  de  plaire  quimd  je 
daigne  aimer,  à  moi  le  droit  de  baiser  eu  secret  les  belles  mains  dont  vous 
ne  toucherez  jamais  que  les  gants  :  à  vous,  respectable  personnage,  la  con- 
lianrc  des  maris,  car  vos  cheveux  gris  letn-  disent  que  vous  êtes  sans  consé- 
quence :  ;i  moi,  charmant  cavalier^  leur  jalousie,  car  la  llamnie  de  mes  yeux 
lein-  appreuil  qu'ils  ont  en  face  un  ennemi  redoutable  ;  à  vous,  surveillant 
làcheuv  mais  impuissaul,  les  soucis,  le  pédantisme  et  l'hinneur  chagrine  du 
tuteur;  à  moi,  habile  et  intrépide  amoureuv,  l'art  d'eiulorinir  Argus  et  do 
fermer  la  gueule  à  Cerbère.  A  vous,  dragon,  la  garde  de  la  toison  d'or  ;  à 
moi,  Jason,  sa  conqui'te. 

l.a  bravade  de  M.  d'I'penoy  redoubla  l'irritation  du  marquis,  et  peut  être 
allait-il  répondre  avec  un  empoiiement  peu  digne  de  la  maturité  de  son 
âge,  lorsqu'il  en  fui  empêche  par  iiii  troisième  personnage  qui  se  pla- 
ça sans  façon  entre  les  deux  interlocuteurs  ;  c'était  M.  Castonl. 

—  Eh  bien  !  et  ma  femme  ?  dit  ce  dernier  d'un  air  d'étonnement. 

— •  Mine  Gastoul  avait  des  visites  à  faire,  répondit  M.  de  Morsy  ;  je  viens 


de  la  quitter.  Vous  n'êtes  donc  pas  resté  à  la  chambre  jusqu'à  la  fin  de  la 
séance  ? 

—  Ma  foi  !  j'en  ai  assez  comme  ça.  Des  phrases,  et  puis  des  phrases,  et 
toujours  des  phrases  !  Point  d'idées,  point  de  logique,  point  de  synthèse  ! 
—  Bonjour,  monsieur  d'Epenoy  ;  vous  vous  portez  bien  ? 

—  A  merveille,  monsieur;  et  vous-même?  répondit  le  jeune  homme 
qui  n'avait  pas  attendu  cette  interrogation  pour  saluer  avec  toute  la  pré- 
venance imaginable  le  mari  de  la  femme  qu'il  courtisait. 

—  Les  plus  simples  élémens  de  la  matière  méconnus  ou  ignorés!  con- 
tinua le  candidat  à  la  déinitation,  en  médisant  sans  scrupule  de  ses  futurs 
confrères;  et  l'on  appelle  cela  discuter!  Au  surplus,  marquis,  je  n'ai  \vs 
vu  mou  homme,  qui  est  au  Palais,  h  ce  qu'on  m'a  dit.  C'est  donc  encore 
ime  fois  partie  remise. 

—  Messieurs,  vous  avez  peut-être  à  causer  d'aO'aircs,  dit  àL  d'Epenoy, 
je  ne  veux  pas  vous  gêner. 

-—  Ah  !  je  savais  bien  que  j'avais  quelque  chose  à  vous  dire ,  reprit 
M.  Gastoul  en  le  retenant  par  le  bras  au  moment  oii  il  s'éloignait.  Si  vous 
n'avez  rien  de  mieux  à  faire  ce  soir,  venez  donc  aux  Français;  nous  cau- 
serons. Mme  Gastoul  a  fait  louer  une  loge,  et  il  y  aura  une  place  pour 
vous.  Loge  de  première  galerie,  n°  2. 

A  ce  trait  de  mari,  M.  de  Morsy  joignit  les  mains  et  leva  les  yeax  au  ciel. 

—  Accepté  !  dit  avec  empressement  M.  d'Epenoy,  qui  s'éloigna  en  riant 
sous  cape. 

—  Qu'avez  vous  donc?  demanda  Jf.  Gastoid  au  marquis  ;  sontfrez-vous 
quelque  part  ?  voirs  voilà  tout  pâle  ! 

M.  de  Morsy  était  pâle,  en  effet;  mais  c'était  de  colère.  Mécontent  de 
Mme  Gastoid,  outré  contre  le  jeune  d'Epenoy,  la  sottise  caractéristique 
par  où  venait  d'écl.ater  l'aveuglement  conjugal  de  l'homme  aux  besicles 
avait  mis  ie  comble  à  son  courroux.  Peu  s'en  fallut  qu'à  l'exemple  de 
Louis  XIV,  il  ne  jetât  sa  canne,  de  peur  de  succomber  à  la  tentation  de 
s'en  servir,  procédé  qui,  de  célibataire  h  mari,  eût  été' tout  aussi  blà-Tia- 
ble  que  de  roi  à  gentilhomme.  Résistant  à  cette  démangeaison  mcongrue, 
le  marquis  sentit  que  sa  patience  était  épuisée,  et  il  ne  voulut  pas  s  exn  :- 
ser  à  de  nouvelles  épreuves. 

—  Adieu,  dit-il  brusquement,  j'ai  aussi  des  visites  à  faire. 

A  ces  mots,  il  s'élança  hors  du  jardin,  sans  égard  pour  les  réclamations 
de  M.  Gasioul,  qu'il  laissa  un  peu  surpris  de  ce  départ  précipité. 

Mme  d'Epenoy,  chez  qui  se  trouvait  appelé  le  marquis  de  Morsy,  était 
sa  contemporaine  ,  à  quelques  années  près  qu'elle  avait  do  plus  que 
lui.  Contre  l'ordinaire,  elle  avait  pris  son  parti  de  vieillir  avec  plus  de 
résignation  qu'il  n'en  montrait  lui-même;  contre  l'ordinaire  e.Tore,  clli 
ne  se  croyait  pas  obligée  d'expier,  par  les  austères  minuties  de  la  vie  dé- 
vote, les  plaisirs  dune  jeunesse  qui ,  au  dire  de  quelques  personnes  5a::s 
chaj'ité,  avait  brillé  sous  le  consulat  d'un  éclat  un  peu  profane.  Chez  elle, 
l'oratoire  n'avait  pas  hérité  du  boudoir.  Les  pratiques  pieuses,  seul  inté- 
rêt que  conservent  vers  leur  déclin  tant  d'cxisiences  féminines,  n'occu- 
paient dans  la  sienne  qu'une  place  assez  exiguë  ;  elle  paraissait  s'en  ac- 
quitter par  convenance  plutôt  que  par  conviction.  On  ne  la  voyait  à  l'é- 
glise que  les  dimanches;  elle  n'éiail  d'aucune  confrérie,  et  le  nom  du 
son  confesseur  restait  inconnu  ;  aussi,  aux  yeux  de  sa  société  habituelle  . 
passait-elle  pour  un  esprit  fort,  témérité  qui  ne  pro.'itc  guère  aux  fem  nos 
de  cinquaiUe  ans ,  mais  qui ,  dans  ce  cas  particulier,  rencontrait  une  in- 
dulgence presque  utiiverselle  et  si  peu  ordinaire,  qu'il  n'est  pas  inutile 
d'en  expliquer  les  raisons. 

Si  Jîme  d'Epenoy  n'accordait  aux  choses  de  la  vie  future  qu'une  ;  - 
cation  peu  fervente,  en  revanche  elle  apportait  au  maniement  desi:iLi  ;i 
mondains  un  goût  ardent  et  infatigable.  Homme,  elle  eût  abordé  la  poli- 
tique; comme  .AI.  Gastoul,  elle  aurait  brigué  la  dépatation.  et  peut-être 
fùt-elle  devenue  ministre;  femme,  elle  exerçait  l'aciiviié  de  sjii  esprit 
dans  une  sphère  moins  retentissante,  mais  non  moins  animée.  Dv.'pai,s 
que  la  jeunesse  évanouie,  et  avec  elle  la  beauté,  lui  avait  fc.-raé  la  carrière 
de  la  coquetterie,  acceptant  philosophiqueaicut  cette  miss  en  retraite  , 
elle  avait  formé  un  établissement  nouveau  sur  un  terrain  approprié  à  son 
âge.  Sans  parler  du  soin  d'une  fortune  assez  consitlérablc ,  (|u'eile  admi- 
nistrait avec  miu  vigilante  économie  dont  on  connaîira  bientôt  la  cause,  on 
la  voyait  sans  cesse  occupée  d'auiant  d'all'airos  qu'il  s'en  traite  dans  l'é- 
tude d'un  avoué  en  crédit.  .Vppartenant  à  l'ancien  régime  par  son  pè'e 
mort  en  éiui:raiion,  et  au  nouveau  par  son  mari  tué  à  Montmir'll.  <• '■• 
avait  dans  les  deux  camps  des  amis  qu'elle  accueillait  avec  wk 
bienveillance.  Exempte  de  préjugés  et  indépendante  par  carr. 
incUnait  sans  doute  vers  les  opinions  progressives  plus  que  x.r^  l,s 
croyances  ri'irogrades;  mais  la  sûreté  de  son  goût  maintenait  dans  de  jus- 
tes bornes  cette  propension  à  marcher  du  même  pas  que  le  siècle.  ]'.]'•". 
savait  qu'un  peu  de  retard  et  même  de  résistance  ne  messicd  p.is  aux  \ioi'- 
lards,  et  que,  trop  peu  ingambes  pour  le  rôle  d'eclaircurs.  Icnr  p!ai\-  r-: 
l'arrièregnrde.  Après  avoir  trouvé  moyen  dans  sa  jeunesse  d'êire  coq:;Ve 
avec  approliaiioii  et  privilège  du  monde  où  elle  vivait.  Mme  d'En.  ■;  -^ 
n'était  pas  femme  à  se  brouiller  avec  lui  vingt  ans  plus  lard  pour  de  ;■;•  - 
rilcs  dissidences;  elle  habillait  donc  irrêpr-ochablcnient  la  hardies5e  en 
peu  virile  de  ses  idées,  et,  selon  l'usage  des  gens  habiles,  faisait  pa^*er  !o 
fond  à  la  favem-de  la  forme.  Grâce  à  cette  conduite  pleine  de  mesure, 
Mme  d'Epenoy,  qui  habitait  la  rue  de  Greiielle-Sainl-Cermain  ,  .tvait  ccn- 
quis  dans  la  société  assez  peu  loléranie  qu'elle  vov  .lit  d'habitude ,  tuie  po- 
sition exceptionnelle  tloiit  on  eût  dillicilenicnl  Iroiivé  un  second  cxctupl^ 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


Inddvote  et  libérale,  ce  (l(ni:)lc  pCa'Iiô  qui  eût  accablé  tout  autre,  lui  était 
pardonné  parles  plus  riyides;  il  semblait  que  ses  erreurs  échappassent 
de  droit  à  toute  censure,  et  fussent  couvertes  d'une  indulgence  plénièie. 

iMais  la  science  du  monde  que  déployait  Mme  d'Epeaoy  eu  toute  cir- 
constance n'avait  pas  établi  seule  la  considération  et  l'on  pourrait  dire 
l'asceuJant  dont  elle  jouissait  dans  nu  assuz  grand  nombre  de  maisons.  Une 
cause  plus  ellicace,  puisqu'elle  était  fondée  sur  l'intérêt  personnel,  lui  as- 
surait pal  tout  un  accueil  empressé  et  aircrmissait  son  crédit;  c'était  le  pro- 
fit presque  certain  qu'on  lirait  de  son  commerce.  Son  ancien  désir  de 
plaire  s'était  transformé  au  lieu  de  s'éteindre  ;  les  affeclions  qu'elle  ne  pou- 
vait plus  coiupiéiir  par  la  beauté,  elle  les  reclierchait  par  la  prévenance. 
Vériiablement  dévouée  à  ses  amis,  elle  aimait  il  rendre  service  aux  indlf- 
férens  mêmes;  mais  en  obligeant,  elle  obéissait  moins  à  l'inclination  natu- 
relle d'un  caractère  odicicuv  qu'il  la  sollicitation  d'un  esprit  actif  qui  lui 
rendait  pénible  le  repos.  Par  cette  double  raison,  sa  bienveillance  était 
itifaiigable,  et  ce  n'éiail  jamais  en  vain  qti'on  y  avait  recours. 

Mme  d'I'^peuoy  se  trouvait  en  excellente  position  pour  satisfaire  son  hu- 
meur scrviable;  fort  iéi)andue  sous  l'Empire  et  la  Restauration,  elli;  con- 
scivait  des  relations  avec  beaucoup  d'hommes  intluens  de  ces  deux  épo- 
ques, et,  comme  nous  l'avons  dit,  par  sa  naissance  et  son  mariage  elle 
avait  un  pied  dans  l'ancien  régime  et  l'autre  dans  le  nouveau.  Son  crédit 
s'exerçait  sur  ces  deuv  terrains  avec  une  assiduité  presque  égale  ;  tel  qui 
ra\ait  lenconlrée  le  matin  dans  le  salon  d'attente  d'un  ministre,  prête  à 
sollicitei'(piel(|ue  faveur  pour  un  protégé  dévoué  au  gouvernement  de  juil- 
let ,  pouvait  la  retrouver  le  soir  dans  un  hôtel  du  fauboin-g  Saint-Germain , 
plaidant  la  cause  d'un  réfugié  espagnol  ou  d'un  prisonnier  vendéen.  Légi- 
timiste, juste-milieu,  républicain  étaient  égaux  devant  son  patronage  qui, 
à  l'instar  du  soleil,  ne  faisait  acception  de  personne  et  luisait  pour  tout  le 
iiioiulc. 

De  ce  qu'on  vieut  de  lire  il  est  facile  de  conclure  que  Mme  d'Epcnoy 
possédait  une  clientèle  nombreuse;  d'ailleurs  le  minis'.ère  bienveillant 
qu'elle  aimait  à  remplir  n'eût  il  eu  qu'une  seule  branche,  la  principale,  il 
est  vrai,  son  activité  y  cilt  surabondamment  trouvé  de  quoi  se  tenir  en 
haleine.  Cette  bra:iche,  couverte  de  haut  en  bas  de  feuilles  vertes  parfois, 
n:ais  plus  souvent  jaunissantes,  était  celle  dont  avait  parlé  assez  irrévé- 
rencieusemeut  M,  d'Epenoy  dans  sa  conversation  avec  le  marquis  de 
Morsy. 

Ainsi  que  la  plupart  des  femmes  qui  ont  accompli  leur  destinée  en  con- 
naissant l'amour  et  la  maternité,  Mme  d'Epenoy  éprouvait  une  comiiassion 
sincère  pour  les  créatures  qu'un  sort  injuste  semble  condamner  ;i  ignorer 
toujours  l'un  et  l'autre.  Le  célibat,  dont  les  hommes  tirent  quelquefois 
un  assez  bon  parti,  lui  paraissait  pour  son  sexe  un  état  anormal,  afiligeant, 
presque  ridicule  ;  et  comme  un  apitoiement  stérile  ne  convenait  pas  à  la 
vivacité  de  son  tempéram 'Ht,  à  la  vue  du  mal,  elle  songeait  d'abord  au 
remède.  Les  veuves  disposées  à  convoler  eu  secondes  noces  trouvaient 
Cil  elle  encouragement  et  assistance  ;  elle  s'intéressait  chaudement  aux  lil- 
les  sans  fortune  ou  sans  attraits,  dont  l'une  ou  l'autre  de  ces  défectuosités 
rendait  l'établissement  dilBcile;  mais  c'est  surtout  ii  faire  refleurir  conju- 
gû'.'nicnt  les  demoiselles  montées  en  graine  qu'elle  employait  la  ferveur 
de  ses  bons  oUices.  la  position  de  cette  dernière  classe  la  touchait  parti- 
culièrement, et  ses  droits  ;i  un  tour  de  faveur  lui  semblaient  d'autant 
pius  incontestables  qu'ils  étaient  fondés  sur  l'ancienneté. 

—  Les  pensionnaires  ont  un  avenir,  et  les  veuves  un  passé,  disait- 
elle  quelquefois  ;  à  la  rigueur,  elles  peuvent  attendre,  car  avec  l'espoir 
ou  le  souvenir,  leur  condition  est  supportable  ;  mais  quelle  patience 
prescrire  aux  vieilles  lilles  qui  n'ont,  pour  se  résigner  au  présent, 'ni 
les  consolations  de  la  mémoire,  ni  les  illusions  de  l'espérance? 

Conformément  à  cette  distinction  équitable,  Mme  d'Epenoy  divisait  ses 
protégées  en  trois  catégories,  et,  (]uoique  également  dévouée  à  chacune  , 
elle  s'occupait  surtout  de  celle  oii  l'einuii  du  célibat ,  combiné  avec  la  ma- 
turité de  l'âge,  constituait  ce  qu'elle  nommait,  en  riant,  un  cas  d'urgence. 
Selon  elle,  cette  urgence  commençait  ;i  poindre  ii  vingt-cinc  ans;  à  trente 
ans  elle  devenait  impérieuse;  à  trente-cinq,  pour  emprunter  aux  légistes 
une  locution  de  leur  argot,  il  y  avait  péril  en  la  demeure;  il  quarante  ans, 
cnlin,  la  demoiselle  à  marier  passait  ii  létat  d'amc  du  Purgatoire.  Lorsqu'il 
force  de  démarches  et  de  négociations,  5ime  d'Epenoy  était  parvenue  à  ti- 
rer de  la  géhenne  où  il  languissait  un  des  membres  de  cette  dernière  sub- 
division, elle  éprouvait  l'orgueil  que  dut  ressentir  Louis  XI\  en  plaçant  son 
petit-fils  sur  le  trône  d'Espagne;  orgueil  plus  juste  encore,  il  faut  le  dire; 
car  d'un  prince  ii  une  couronne  il  y  a  moins  loin  que  d'une  lille  deux  fois 
majeure  ii  un  bouquet  de  llenrs  d'oranger. 

D'après  ce  qu'on  sait  maintenant  du  caractère  de  Mme  d'Epenoy,  il  est 
inutile  d'ajouter  qu'elle  conformait  sa  conduite,  il  l'égard  du  sexe  masculin, 
aux  combniaisons  d'hyménée  dont  elle  était  occupée  sans  relâche.  Elle 
accordait  peu  d'attention  aux  hommes  mariés  ;  car,  la  bigamie  étant  inter- 
dite, il  n'y  avait  rien  ;i  tirer  d'eux.  Ils  ne  reprenaient  à  ses  yeux  un  peu  de 
valeur  que  quand  ,  pèies  de  famille ,  ils  possédaient  sous  leur  autorité  plus 
ou  moins  de  jouvenceaux  habiles  à  contracter  mariage.  Mais  autre  chose 
était  des  célibataires  ;  quel  que  fût  leur  âge ,  adolescens  sortis  la  veille  des 
bancs  de  l'école ,  ou  barbons  en  puissance  de  gouvernante,  pourvu  que 
la  fortune  ne  les  eût  pas  traités  en  marâtre,  elles  les  regardait  comme  lui 
appartenant  par  droit  de  poursuite,  tout  aussi  légitimement  que  le  lièvre 
appartient  au  chasseur,  ou  le  bâtiment  d'une  nation  ennemie  au  corsaire 
inuui  de  SCS  lettres  de  marque. 


La  manière  dont  Mme  d'Epenoy  chassait  aux  maris  participait  du  magné- 
tisme; autour  d'elle  s'épaiulaient  je  ne  sais  quelles  vapeurs  conjugales  qui 
finissaient  par  atteindre  au  cerveau  les  célibataires  les  plus  récalcitrans. 
Nul  ne  traversait  impiniément  cette  atmosphère;  d'abord  le  danger  restait 
inaperçu;  mais  bientôt,  à  mesure  que  l'habile  femme  vous  attirait  dans  son 
intimité,  on  se  trouvait  pris  par  une  sorte  de  courant  électrique  non  moins 
irrésistible  que  celui  de  la  montagne  d'aimant  dans  le  conte  des  Mille  et 
une  ISuits ,  et  l'on  sentait  ses  plus  fermes  résolalions  de  vivre  et  mourir 
garçon  s'envoler  clou  à  clou,  ferrure  après  ferrure.  Que  si  l'on  échappait 
il  ce  péril,  on  n'était  pas  saavé  pour  autant. 

Animée  par  la  résistance,  Mme  d'ilpenoy  redoublait  son  attaque;  jus- 
que-là elle  avait  procédé  par  détour  et  par  insinuation  plutôt  que  par  agres- 
sion directe;  mais  alors,  selon  son  expression  énergique,  elle  ouvrait 
fra'ichemcnt  son  feu;  feu  terrible  sous  d'inolfensives  apparences  !  leu  de 
lilles  et  de  veuves,  feu  de  brunes  et  de  blondes,  feu  de  mineures  et  de 
majeures!  Elle  avait  de  tout  dans  ses  caissons,  même  des  héritières.  Le 
moyen  de  se  tirer  sain  et  sauf  de  celte  mitraille  ! 

Grâce  à  sa  connaissance  ou  cœur  humain,  a  son  esprit  ingénieux,  h  sa 
persévérance  infatigable  ;  grâce,  en  un  mot,  à  des  talens  supérieurs  qui 
eussent  honoré  un  diplomate  de  premier  ordre,  Mme  d'Epenoy  réussissait 
souvent  dans  le  charitable  minislèi  e  qu'elle  avait  adopté.  Elle  y  obtenait 
même  de  temps  en  temps  des  résultats  dont  elle  denieni  ail  étonnée  la 
première,  et  qu'elle  qualifiait  de  fabuleux.  On  voit  combien  étaient  en  réa- 
lité légitimes  ses  droits  au  titre  de  providence  des  demoiselles  h  marier, 
qu'en  riant  lui  avait  décerné  son  fils.  11  ne  s'écoulait  pas  de  jour  sans 
(|u'cllo  ne  cherchât  il  le  mériter  encore  davantage.  Récompensée  par  la 
satisfaction  un  peu  vaniteuse  que  laisse  le  succès,  queli|uelois  même  par 
la  reconnaissance  de  celles  qui  lui  devaient  leur  établissement,  elle  re- 
cueillait en  outre  un  autre  fruit  qui  seul  lui  eût  paru  un  bénéfice  suffi- 
sant :  elle  employait  sa  vie;  proi;lcme  donl  la  dilIicuUé  augmente  à  mesure 
qu'apiu'oche  la  vieillesse,  e!  surtout  difficile  à  résoudre  pour  les  femmes 
aimables  qui,  ayant  chanté  tout  l'été,  se  trouvent,  comiue  la  cigale,  dé- 
pourvues d'autant  quand  la  bise  est  venue. 

Les  amis  de  Mme  d'Epenoy  prétendaient  qu'il  leur  était  aussi  iaipossi- 
ble  de  se  la  représenter  sans  raccompagnement  obligé  d'une  cliente  à 
piiurvoir  qu'il  le  serait  à  uti  artiste  de  peindie  Jupiter  sans  barbe  ou  Cu- 
pidon  sans  ailes.  Cette  assertion  un  peu  satirique  riait  pleinement  justifiée 
au  moment  où  a  commencé  ce  récit,  par  un  colloque  confidentiel  qui 
avait  lieu  rue  de  Grenelle-Saint-Germain,  entre  Mme  d'Epenoy  en  per- 
sonne et  une  autre  feaune  couchée  sur  la  liste  indiibitableaicnt. 

Le  lieu  où  se  passait  cette  conférence  était  un  petit  salon  assez  bas  d'é- 
tage, et  tendu  d'un  papier  gris,  h  bordures  veloutées,  qui  ne  se  recom- 
mandait ni  par  sa  fraîcheur,  ni  [iir  son  élégance.  Les  meubles  dont  il 
était  garni  semblaient  y  être  ii  l'éiroit.  La  pendule  et  les  candélabres 
étaient  trop  grands  pour  la  cheminée;  les  tableaux  tiuchaient  au  plafond; 
un  canapé  masquait  une  porte,  tant  il  était  disproportionné  à  l'exiguilé  du 
local.  Ces  meubles  évidemment  avaient  appartenu  à  un  appartement  plus 
vaste,  et  sans  doute  une  même  raison  d'économie,  en  le  réduisant,  Ws 
avait  conservés.  Mais,  si  mesquin  et  si  suranné  que  parût  ce  salon,  com- 
paré aux  magnificences  des  ameublemens  modernes,  il  avait  ses  habitués 
et  surtout  ses  habituées,  dont  l'assiduité  ne  le  cédait  eu  rien  ii  celle  que 
montraient  au  lever  du  grand  roi  les  courtisans  de  l'OEil  de-l!(Ruf.  Ce  fait 
n'a  pas  besoin  de  commentaires,  puisqu'on  sait  déjà  qu'au  coin  de  cette 
cheminée  étroite,  sur  les  rosaces  de  ce  tapis  fané,  à  l'abri  de  ce  paravent 
mystérieux,  fonctionnait  nue  des  plus  intéressantes  industries  de  la  vie  so- 
ciale :  une  fabrirjue  de  mariages  ! 

Mme  d'Epenoy  était  assise  sur  une  vaste  bergère,  les  pieds  sur  les  gar- 
de-feu et  le  coude  sur  une  petite  table  où  l'on  apercevait  pêle-mêle  un 
journal,  une  tabatière,  des  luoettcs,  une  boite  de  pâte  de  jujube;  le  tont 
sous  la  garde  d'un  chat  (jui  tionnait.  La  vivacité  de  son  regard,  sl-s  traits 
réguliers  et  ragrémeni  que  conservait  son  sourire,  témoignaient  de  sou 
ancienne  beauté,  tandis  que  la  franche  exhibition  de  ses  cheveux  gris  et 
la  simplicité  de  sa  toilette  disaient  avec  qui'lle  résignation,  sans  arrière- 
pensée,  elle  avait  accepté  son  rôle  de  vieille  femme. 

En  face  de  Mme  d'Epenoy  siégeait  au  bord  d'iui  fauteuil,  dans  l'attitude 
la  plus  perpendiculaire ,  un  éli'e  en  qui  l'on  était  obligé  de  reconnaiire 
aussi  une  femme  ,  en  raison  du  châle ,  de  la  robe  et  des  autres  attributs 
peu  vil  ils  dont  se  composait  sa  parure,  mais  qui  aurait  pu  adopter  le  vête- 
ment mascuhn  sans  qu'il  fût  venu  à  l'esjjrit  de  personne  de  soupçonner  la 
fraude.  Celte  créature  ossue  et  mal  équarrie  avait  de  gros  traits  enlaidis 
par  une  ph}sionomie  chagrine  ;  son  teint  rougeaud  à  l'état  ordinaire  s'en- 
llammail  en  cas  d'émotion,  et  sa  large  figure  alors  ne  ressemblait  pas  mal 
à  un  bassin  de  cuivre  rouge.  Le  fût  de  la  colonne  ne  dédommageait  pas  du 
chapiteau;  mais,  indemnité  insuirisanlc,  au  contraire  de  la  statue  du  songe 
de  Nabuchodoiiosor,  qui  avec  sa  tête  d'or  et  sa  poitrine  d'argent  péchait 
parla  base,  cet  ensemble  disgracieux  se  terminait  par  d'assez  jolis  pieds; 
aussi  les  méchans  disaient-ils  que,  de  toute  la  personne  de  Mlle  Alphon- 
sine  du  lîoissier,  c'était  ses  pieds  qu'on  voyait  d'abord,  tant,  assise  ou  de- 
bout, elle  manœuvrait  savamment  pour  attirer  sur  eux  les  yeux  du  public. 
Nous  achèverons  ce  portrait  par  une  observation  qui  nous  semble  indis- 
pensable, en  disant  que  l'original  n'avait  plus  que  quelques  années  à  par- 
courir pour  prendre  place  au  rang  des  aines  du  l'urgatoire. 

C'est  à  prévenir  cette  catastrophe  que  travaillait  principalement  Mme  d'E- 
pciioy  depuis  quelque  temps  j  et  quoique  ses  cUbils  eussent  obtenu  peu 


I 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


de  succès,  elle  y  persévérait  avec  un  entêtement  admirable.  Plus  réta- 
blissement de  sa  protégée  rencontrait  do  diiriciiltés ,  plus  elle  prenait  à 
cœur  de  le  conclure  ;  car  l'amour  propre  avait  fini  par  joindre  son  aiguillon 
à  celui  de  la  bienveillance,  et  la  non  réussite  de  ses  premières  démarches 
ayant  eu  quelque  retentissement,  elle  se  faisait  un  point  d'honneur  de  fer- 
mer la  bouciie  aux  mauvais  plaisans  par  une  victoire.  I:n  un  mot,  le  mariage 
de  Mlle  du  Boissier  était  devenu  l'idée  fixe  de  Mme  d'Epenoy,  à  qui  souvent, 
en  causant  avec  ses  intimes  de  choses  étrangères  à  ce  sujet,  il  échappait 
de  dire  d'un  air  rêveur  : 

—  Tout  cela  est  fort  bien  ;  mais  ça  ne  nous  trouve  pas  un  mari  pour 
cette  pauvre  Alphonsine. 

Avec  les  gens  dont  la  discrétion  lui  était  connue,  elle  terminait  la  con- 
versation par  cette  phrase  non  moins  inévitable  que  le  dcicnfla  Carlhago 
de  Caton,  ou  le  vote  du  général  Bertrand  pour  la  liberté  illimitée  de  la 
presse  : 

—  Aidez-moi  donc  à  marier  cette  pauvre  Alphonsine. 

En  dépit  de  la  criée  désespérée  dont  elle  était  l'objet,  Jîlle  du  Boissier 
n'avait  pas  encore  rencontré  te  généreux  mortel  qui  devait  l'élever  au  rang 
de  femme,  l'eut-élre  fidhiitil  attribuer  aux  ennuis  de  cette  longue  at- 
tente la  mauvaise  humeur  que  tiahissait  ordinaireaient  son  visage,  et  qui 
au  moment  dont  il  s'agit  dirait  un  caractère  d'abattement  ou  plutôt  de 
consternation. 

Le  silence  durait  depuis  quelques  instans  dans  le  salon  de  Mme  d'Epe- 
noy. La  maîtresse  du  logis  jouait  du  piano  sur  sa  tabaiière,  et  regardait  à 
la  dérobée  la  demoiselle  ultra-majeure  qui,  les  yeux  baissés,  se  tenait  sur 
son  fauteuil,  raide  et  immobile,  comme  la  femme  de  Loth  après  sa  méta- 
morphose. 

—  Que  voulez-vous,  mon  enfant?  dit  enfin  la  vieille  dame  avec  un  ac- 
cent de  commisération,  c'est  désagréable ,  je  l'avoue;  et  puisque  II.  Fer- 
rand  vous  aurait  convenu,  il  est  doublement  fâcheux  que  vous  ne  lui  con- 
veniez pas;  mais  aussi  quelle  idée  de  venir  à  cette  entrevue  en  manches 
plates  ? 

—  Mais,  madame,  c'est  la  mode,  répondit  Mlle  du  Boissier  en  relevant 
la  tête. 

—  Il  est  une  chose  plus  importante  encore  que  la  mode,  c'est  le  goiit. 
Je  n'attaque  pas  les  manches  plates  ;  mais  elles  ne  conviennent  qu'aux 
femmes  dont  le  buste  et  les  bras  sont  irréprochables. 

—  11  me  semble... 

— 11  vous  semble,  ma  chère  Alphonsine,  que  vous  êtes  sans  défauts  ;  nous 
nous  faisons  tous  plus  ou  moins  d'illusions  sur  ce  chapitre  là  ;  je  vous  ap- 
prendrai, moi  qui  ai  le  droit  de  tout  vous  dire,  qu'un  peu  d'art  ne  vous  est 
pas  tout  à  fait  inutile  ;  avec  des  manches  raisonnables ,  vous  n'auriez  pas 
fourni  à  M.  Fcrrand  l'occasion  d'exercer  son  esprit  sathique ,  et  peut-être 
k  mariage  serait-il  conclu  maintenant. 

—  Ce  sont  donc  ces  malheureuses  manches  qui  lui  ont  déplu?  demanda 
JUle  du  Boissier  eu  étonllant  un  soupir. 

—  Pas  précisément  les  manches. 

—  Quoi  donc  alors? 

— 11  est  inutile  de  s'arrêter  sur  ce  sujet:  c'est  une  aOTaire  finie  ,  et  le 
mieux  est  de  n'y  pas  penser. 

—  .le  vous  en  prie,  répondez-moi  ;  je  tiens  beaucoup  à  savoir  ce  qu'a  pu 
vous  dire  ce  monsietu'. 

—  Rien  d'ollensant  pour  vous;  je  uel'amais  pas  souffert.  Il  s'agit  d'une 
pimplo  plaisanterie. 

—  Ah  !  une  plaisanterie... 

—  D'assez  mauvais  goûi  ;  mais  ce  n'est  pas  par  la  légèreté  de  l'esprit 
que  brillent  ces  messieurs  de  la  Faculté. 

—  Enfin,  il  vous  a  dit... 

—  Eh  bien!  il  m'a  dit...  Mais  n'allez  pas  vous  fâcher.  Vous  savez  que 
tous  les  médecins  sont  un  peu  matérialistes;  cehiici  paraît  tenir  beaucoup 
à  la  forme,  reut-être  lliabiiude  de  tout  observer  du  point  de  vue  médical 
inilue-t-elle  sur  son  goi'it,  et  il  est  possible  que  son  antpathie  pour  la  mai- 
greur vienne  de  ce  qu'il  la  juge  inconqiatilile  avec  une  snnté  robuste. 

—  Il  vous  adit...  répéta  Mlle  Alphonsine  d'inie  voix  saccadée. 

Maliçré  sa  lionté  naturelle,  Mnu'  d'Epenoy  n'était p;is  exempte  d'un  secret 
penchant  à  la  moquerie,  que  légitinnit  d'aillwu's  en  ce  moment  son  titre  de 
protectrice. 

—  V.'i\  bien!  ma  chère  enfant,  puisque  vous  voulez  mut  savoir,  répon- 
dit-elle en  retenant  unsouriie,  M.  Ferr.  iid  m'a  dit  qu'ayant  achevé  depuis 
fort  lonjUcmps  toutes  ses  éludes  en  médecine,  il  ne  se  souriait  pas  de  corn- 
menc<'run  cours  d'ostéologie. 

L'indignation  produisit  sur  le  visage  de  Mlle  du  Boissier  rclTet  du  souf- 
flet sur  la  braise.  Enllamméc  jusqu'aux  oreilles,  la  fille  à  marier  essaya 
d'un  rire  dédaigneux. 

—  VA  nidi.  d.t  clic,  ji'  ne  me  soucie  pas  davantage  d'éponsrr  un  gros 
homme  mal  clivé,  qui  a  le  nez  rouge  et  sent  le  lahar.  Il  m'avait  dé))lu  au 
pi  emicr  aspei  t  ;  si  je  ne  vous  l'ai  pas  dit  tout  de  suite,  c'est  qu'après  la 
peine  t\w.  vous  aviez  prise,  je  ciaignais  de  vous  désobliger. 

—  Tout  cela  est  ;i  merveille,  reprit  Mme  d'i;i'.cnoy  eu  passant  la  main 
sur  le  dos  du  chat  r]ui  venait  de  s'éveiller;  mais  je  coaiiiu'iue  à  croire  ii 
quelque  malélicedont  vous  êtes  la  victime  sans  vous  en  douter.  Ce  malin 
je  Ciilcnlais  les  partis  avec  qui  je  vous  ai  mis  en  rapport  ile|)uis  cinq  ans, 
et  je  siiis  restée  elliayée  du  chillic.  \ingt-sept  ou  vingt-huit!  Jamais 
chose  pareille  ne  m'est  arrivée. 


—  Mais,  madame,  ce  n'est  pas  ma  faute,  fit  observer  Mlle  Alphonsine 
d'un  air  mélancolique. 

—  Je  sais  du  moins  que  ce  n'est  pas  la  bonne  volonté  qui  vous  manque. 
A  qui  manque-telle?  Mais  cela  ne  sulTit  pas.  Dans  votre  position  il  faut 
un  certain  entregent  dont,  par  malheur,  vous  êtes  tout  à  fait  dépourvue, 
et  que  mes  conseils  n'ont  pas  encore  réussi  ii  vous  donner.  Si  vous  étiez 
très  jeune,  très  riche  et  très  jolie,  cela  irait  tout  seul,  et  vous  n'auriez  pas 
besoin  de  chercher  à  plaire;  mais  à  trente-six  ans... 

—  Trente-cinq,  madame. 

—  Peu  importe;  avec  80,000  fr.  de  dot  tout  au  plus  et  un  physique... 
ni  bien  ni  mal,  vous  devez  être  aimable,  fort  aimable.  Je  ne  prétends 
point  dire  que  vous  ne  l'êtes  pas;  mais  il  s'agit  de  l'être  avec  inlelhgcnce 
et  à  propos. 

Mme  d'Epenoy  avait  été  trop  aimable  elle-même  dans  sa  jeunesse  pour 
qu'on  lui  contestât  le  droit  de  professer  l'art  de  p'aire.  Sûre  d'être  reli- 
gieusement écoutée,  elle  as;)ira  lentement  une  prise  de  tabac  et  s'étendit 
dans  sa  bergère  d'une  façon  un  peu  doctorale. 

—  Ma  chère  enfant,  dit-elle  ensuite  en  montrant  du  doigt  une  console, 
vous  voyez  cette  unie?  Si  vous  vouliez  la  soulever,  par  où  la  prendriez- 
vous? 

—  Pat  Panse,  répondit  Mlle  du  Boissier  du  ton  d'une  pensionnaire  ré- 
citant sa  leçon. 

—  A  merveille  C'est  aussi  par  là  qu'il  faut  prendre  les  hommes.  Tons 
ont  une  anse,  un  faible,  un  goût  dominant,  une  passion,  une  manie,  si 
vous  l'aimez  mieux.  Nous  autres  femmes  nous  donnons  prise  également, 
mais  d'une  manière  presque  uniforme,  par  la  vanité  ou  par  le  cœur  ;  tan- 
dis que  chez  les  hommes  le  côté  faible  varie  i»  linûni,  en  raison  de  la 
multiplicité  des  positions  qu'ils  peuvent  occu(ier  et  qui  nous  sont  inter- 
dites. Je  vous  ai  déjà  expliqué  cela  fort  souvent.  Peine  perdue  !  Dans  nos 
vingt-sept  ou  vingt-huit  entrevues,  vous  est-il  arrivé  une  seule  fois  de 
la  découvrir  cette  anse  providentielle,  et  de  la  saisir  net,  de  façon  à 
enlever  le  mariage  d'un  tour  de  main?  Jamais.  Loin  de  là,  vous  semblez 
prendre  à  tâche  de  faire  tout  le  contraire  de  ce  qui  serait  convenable  ;  et 
cepeiulant  ce  ne  sont  pas  les  avertissemens  qui  vous  ont  manqué.  Pour  ne 
citer  qu'un  fait,  rappelez-vous  la  dernière  de  vos  entrevues;  pas  celle-ci, 
celle  d'il  y  a  trois  mois,  avec  monsieur...  monsieur... 

—  M.  de  Biancourt,  dit  la  fille  à  marier,  d'une  voix  dolente. 

—  C'est  cela,  M.  de  Biancourt.  Je  vous  annonce  un  homme  grave,  fa- 
tigué du  monde,  qui ,  par  suite  de  malheurs  domestiques  éprouvés  du  vi- 
vant de  sa  première  femme,  a  pris  la  coquetterie  en  horreur  et  tient  avant 
tout  aux  qualités  sérieuses  et  solides;  votre  leçon  faite  en  commençant  par 
A  et  en  finissant  par  Z ,  me  voilà  tranquille  et  persuadée  que  cette  fois 
tout  ira  iiien.  Vous  arrivez;  que  vois-je  entrer?  une  danseuse  habillée 
pour  le  bal!  des  fleurs  dans  les  cheveux,  une  garniture  de  puint  d'.Vngle- 
terre,  une  robe  écourtée  outre  mesure,  afin  de  mettre  en  évidente  vos 
pieds,  dont,  par  parenllièse,  vous  abusez;  des  camées,  des  broches,  un 
bracelet!  quesais-je?  tout  un  magasin  de  bijouterie!  Vous  n'aviez  pas 
fait  trois  pas  dans  le  salon,  qu'au  froncement  de  sourcils  de  M.  de  Bian- 
court, j'aviiis  jugé  votre  cause  perdue.  Observez  que  c'était  un  excclient 
parti,  très  débonnaire  malgré  son  air  dur,  et  qu'une  fois  mariés  vous  en 
auriez  fait  au  besoin  tout  ce  qu  en  avait  fait  la  défunte  ;  seulement,  il  fal- 
lait ne  pas  l'elTai-oucher. 

—  \  ous  avez  raison,  madame,  dit  Mlle  du  Boissier  d'un  air  pincé;  mais 
je  n'ai  point  de  regret  de  cette  maladresse  ;  car  si  ma  toilette  n'a  pas  eu  le 
bonheur  de  plaire  à  M.  de  Biancourt ,  en  revanche,  sa  personne  et  sa  con- 
versation m'avaient  cousidérableinenl  déplu,  et  je  ne  puis  que  m'appiaudir 
de  n'être  pas  aujourd'hui  sa  femme. 

—  En  vérité,  ma  chère,  il  est  impossible  de  prendre  plus  fièrement  son 
parti,  reprit  avec  un  sourire  moqueur  Mme  d'Epenoy;  je  suis  persuadée 
(|ue,  si  nous  passions  en  revue  tous  les  hommes  qui  ont  décliné  le  bon- 
heiu'  de  vous  appartenir,  pas  un  seul  ne  trouverait  grâce  à  vos  yeux  ;  ce- 
pendant plus  d'une  fois  je  \  ous  ai  eiUendue  tenir  mi  langage  moins  super- 
be. Je  me  souviens  même  qu'en  général ,  pour  ne  pas  dire  toujours ,  \  eus 
trouviez  ces  messiems  fort  bien  ;  et  je  prendrai  la  liberté  de  croire,  malgré 
vos  dédains  d'aujourd'hui,  (pi'en  cas  de  demande  de  n'importe  lequel  d'en- 
tre eux ,  cas  qui ,  à  mon  grand  regret,  ne  s'est  pas  présemé ,  im  refus  au- 
rait eu  de  la  peine  à  sortir  de  votre  bouche. 

— -  Mon  Dieu  !  madame ,  vous  croyez  donc  que  j'ai  bien  envie  de  me 
luariei'?  demanda  .Mile  Alphonsine,  dont  les  joue^  s'empourprèrent  de  i 
nouveau.  t 

—  liait  il?  dit  la  veille  dame  qui  se  redressa  dans  sa  bergère,  et  C&a 
sur  sa  protégée  un  regard  d'etoiuiement  ironique. 

—  En  tout  cas,  si  je  cherche  ;i  métablir,  c'est  uniquement  parce  que 
dans  le  monde  les  demoiselles  n'ont  pas  une  position  convenable,  ou  plu- 
tôt n'en  ont  pas  du  tout;  mais  quant  au  mariage  eu  lui-mcmc,je  puisbicii 
^ous  jurer  que  si  je  ne  consultais  que  mon  goût.... 

-  Vous  resteriez  hllc  ? 

—  Je  ne  vois  pas  ce  qu'il  y  a  de  si  alti"a)ant  dans  le  rommcrcc  d'un 
homme ,  le  plus  souvent  grossier ,  vulgaire ,  inintelligent ,  et  toujours 
égoïste. 

Mme  d'Epenoy  se  pencha  en  avant,  et  baissant  la  vois  comme  si  elle 
eùtcr;unt  d'être  entendue  de  qiuMque  tiers  invisible  : 

—  Ma  chère  amie,  dit  elle,  nous  sommes  entre  nous,  et  vous  .savez 
que  je  ne  vous  trahirai  p.as;  aiusi  donc  dégonflez  vous .  ep-mchcz  ce  qm| 


8 


LE  MAGASIN  LITTliRAIRE. 


vous  avez  sur  le  cœur,  cela  fait  du  bien;  mais  ne  répétez  jamais  (lovant 
d'autres  ce  que  vous  venez  de  nie  dire. 

—  Pourquoi  donc,  madame? 

—  Parce  qu'en  public,  s'il  est  bon  souvent  de  cacher  ses  désirs,  on  ne 
doit  jamais  les  cidoninicr. 

,      —  Je  ne  dis  que  ce  que  je  pense. 

!  —  Je  veux  vous  croire  ;  mais  d'autres  seraient  plus  incrédules.  En  vous 
entendant  maltraiter  ainsi  ces  pauvres  hommes,  ils  se  rappelleraient  peut- 
être  le  renard  de  la  fable  et  penseraient  que  vous  trouvez  le  mariage  trop 
vert. 

Mme  d'Epenoy  se  renfonça  dans  sa  bergère  et  prit  une  nouvelle  prise 
de  tabac  qu'elle  aspira  d'un  air  passablement  sardoniquc,  tandis  que  Mlle 
Alplionsinc ,  les  joues  plus  llainlioyantes  que  jamais,  se  mordait  les  lèvres 
jusqu'au  sang.  Ce  n'était  pas  la  première  fois  qu'un  orage  semblait  près 
d'éclater  entre  la  patronne  et  la  cliente.  Celle-ci  avait  souvent  besoin 
d'une  patience  que  son  tempérament  rendait  très  méritoire ,  pour  sup- 
porter sans  y  répondre  les  moqueries  par  lesquelles  la  vieille  dame  lui 
faisait  payer  ses  bons  oliiccs.  En  ces  occasions,  malgré  son  secret  cour- 
roux, elle  gardait  un  prudent  silence;  car,  se  brouiller  avec  sa  protec- 
trice ,  autant  eftt  valu  renoncer  an  mariage  ;  mais  pour  nous  servir  d'une 
locution  énergique  dans  sa  vulgarité,  il  est  permis  de  croire  que  le  diable 
n'y  perdait  rien.  Quant  à  Mme  d'Epenoy,  tout  en  remuant  le  ciel  et  la 
terre  pour  trouver  un  mari  à  celte  pauvre  Atpltonsine,  elle  ne  pouvait 
s'empêcher  de  lui  en  vouloir  au  fond.  Elle  éprouvait  à  son  égard  un  sen- 
timent analogue  h  la  mauvaise  humeur  qu'inspire  à  un  négociant  la  vue  de 
marchandises  sans  débit  et  vieillies  dans  sa  boulique. 

— Pendant  le  temps  qu'elle  m'a  fait  perdre ,  j'en  aurais  marié  douze  au- 
tres, se  disait-elle  parfois  avec  dépit. 

En  ces  niomenslà  îHIle  de  Boissier  était  mal  venue  à  protester  de  son 
antipathie  pour  les  hommes  et  de  son  indill'érence  en  matière  de  mariage. 
Un  sarcasme  plus  ou  moins  acéré  ne  tardait  pas  à  lui  fermer  la  bouche  ; 
mais  la  bonté  du  caractère  reprenant  bientôt  le  dessus,  Mme  d'Epenoy  n'é- 
pargnait rien  pour  guérir  la  blessure  que  venait  de  recevoir  l'amour-pro- 
pre  de  sa  protégée ,  et  c'est  en  redoublant  d'elToris  pour  lui  trouver  enfin 
un  mari,  qu'elle  cherchait  à  la  lui  faire  oublier. 

Après  un  court  silence,  Mme  d'Epenoy  reprit  la  parole  avec  un  accent 
d'enjouement  : 

—  Allons,  mon  cnûmt,  ne  boudez  plus.  La  moue  enlaidit  les  plus  jo- 
lies femmes.  Napoléon  et  Louis  XVIII  avaient  leurs  coups  de  boutoirs; 
j'ai  aussi  les  miens  qu'il  faut  me  pardonner  en  faveur  de  mes  bonnes  in- 
tentions. Je  vous  promets  de  redoubler  de  zèle  et  de  ne  pas  prendre  de 
repos  que  vous  ne  soyez  convenablement  établie.  Soyez  sûre  que  nous 
en  viendrons  à  bout  et  que  vous  n'aurez  pas  perdu  pour  attendre  un  peu  ; 
seulement  j'ai  un  avis  à  vous  donner,  ou  plutôt  une  opinion  à  vous  sou- 
mettre. 

—  Je  vous  écoute,  madame,  répondit  Mlle  du  Boissier,  un  peu  calmée 
par  ces  dernières  paroles. 

—  Jusqu'à  présent  vous  n'avez  pas  voulu  entendre  parler  d'un  mari 
qui  eût  plus  de  quarante-cinq  ans,  et  encore  que  de  sermons  pour  ar- 
river là!  11  y  a  deux  ans  il  vous  faillait  un  époux  de  votre  âge;  plus 
tard,  vous  avez  permis  qu'il  eût  quarante  ans;  aujourd'hui  vous  êtes 
plus  raisonnable  ;  mais  il  faudrait  l'être  tout-à-fait.  Si  vous  m'en  croyez, 
nous  reculerons  encore  un  peu  la  limite. 

—  A  moins  d'épouser  un  vieillaid ! 

—  A  cinquante  ans,  un  homme  n'est  pas  encore  un  vieillard. 

—  Cinquante  ans!  s'écria  Mlle  Alplionsine  avec  un  accent  où  éclatait 
l'antipathie  qu'éprouvent  presque  toutes  les  filles  d'un  certain  âge  pour 
les  hommes  sur  le  retour  ;  antipathie  que  ceux-ci ,  chose  pénible  à  di- 
re, leur  rendent  religieusement. 

Mme  d'Epenoy  laissa  échapper  un  signe  d'impatience. 

—  Allez-vous  retomber  dans  vos  chimères?  dit-elle  d'un  ton  un  peu 
vif;  faut-il  vous  répéter  mille  fois  la  même  chose?  Je  vous  l'ai  dit  :  la 
présomption  de  ces  messieurs  est  si  grande  qu'à  l'égalité  d'âge  ils  se 
croient  beaucoup  plus  jeunes  que  nous,  et  t(!l  homme  de  cinquante  ans, 
que  je  pourrais  citer,  aurait  peut-être  l'inipcitincnce  de  vous  trouver 
trop  vieille;  c'est  otlieu^,  c'est  révoltant,  mais  c'est  ainsi.  Prenez  donc 
le  monde  comme  il  est,  et  n'attendez  pas  de  ses  préjugés  une  excep- 
tion en  votre  faveur.  Pour  vous ,  je  dois  le  dire ,  un  jeune  mari  n'est 
qu'un  rêve,  et  je  croyais  que  M.  Gastoul  vous  avait  complètement  éveillée. 

j  Au  nom  de  M.  Gastoul  un  éclair  de  haine  étinccla  dans  les  yeux  ver- 
I  dàtrcs  de  la  demoiselle  à  marier  et  ses  lèvres  frémirent  comme  si  elle 
)i  se  fût  préparée  à  mordre. 

s     —  Je  ne  sais  pas  ce  que  vous  voulez  dire ,  répondit-elle  avec  une 
J  indifférence  affectée, 

—  Ah!  ma  chère,  permettez,  répartit  Mme  d'Epenoy,  qui,  trouvant 
son  élève  peu  docile  h  ses  leçons,  reprenait  peu  à  peu  vis-à-vis  d'elle 
le  ton  de  l'ironie;  si  vous  n'avez  pas  de  mémoire,  j'en  ai,  moi  ;  puisque 
vos  souvenirs  sont  en  défaut,  je  vais  mettre  les  miens  à  votre  service. 

Il  y  a  quatre  ans,  vous  ne  vous  occupiez  que  de  M.  Gastoul  ;  vous 
en  parliez  sans  cesse,  et  il  ne  pouvait  aller  nulle  part  sans  qu'on  vous 
y  vit  arriver  aussitôt.  Pour  les  moins  clairvoyans,  il  était  avéré  que 
vous  aviez  conçu  le  projet  formel  de  lui  plaire  et  de  l'épouser.  C'eût 
été  fort  bii-njoué  assurément,  puisqu'il  a  de  la  fortune,  du  talent  et  cinq 
OU  six  ans  de  moins  que  vous.  Par  mnlheur  vos  bonnes  dispositions  à  son 


égard  n'ont  été  récompensées  que  par  'ingratitude  h  plus  noire.  Cet 
homme  sans  savoir-vivre  n'a-t-il  pas  osé  plaisanter  publifinement  des  in- 
tentions qu'on  vous  supposait,  et,  pour  comlde  d'impertinence,  ne  s'est  il 
pas  permis,  il  y  a  trois  ans,  d'épouser  une  femme  jeuni',  charmante,  bien 
née  et  qui  lui  a  apporté  en  mariage  trois  ou  (piatre  cent  mille  francs?  En 
vérité,  voilà  un  procédé  indigne,  et  à  votre  place  j'eM|garderais  une  éter- 
nelle rancune! 

Cette  dcrnièie  recommandation  était  superflue,  à  en  juger  par  l'expres- 
sion vindicative  qui,  au  seul  nom  de  M.  Gastoul,  s'était  peinte  sur  la  pliy- 
sionnmiede  Mlle  Alplionsine;  mais  le  persillage  de  Maie  d'Epenoy  irii^a 
au  vif  la  blessure  incui'alile  dont  souffrait  depuis  quatre  ans  l'-unotir-pro- 
pre  de  la  fille  à  marier.  Ce  fut  d'une  voix  altérée  par  une  colère  conleime 
avec  peine  que  celle-ci  prit  la  parole  pour  répondre. 

—  11  est  indubitable  que  Mme  Giisioul  est  plus  jeune  que  moi,  plus  ri- 
che que  moi,  plus  belle  que  moi;  qu'elle  possède  autant  d'avanlanes  que 
je  puis  avoir  de  défauts,  et  que  je  gagnerais  beaucoup  à  lui  rcsseniMcr  ; 
pourtant,  tout  considéré,  j'aime  autant  lui  laisser  ses  moyens  de  plaire  et 
rester  comme  je  suis. 

—  Toujours  la  fable  du  renard  !  dit  Mme  d'Epenoy  en  souriant  mali- 
gnement. 

Mlle  du  Boissier  sourit  à  son  tour  d'une  manière  méprisante. 

—  Si  je  ne  suis  pas  riche,  reprit-elle,  si  je  ne  suis  pas  jolie,  si  je  ne  suis 
pas  de  la  première  jeunesse,  du  moins  je  n'ai  point  d'intrigues. 

Dans  son  irritation,  la  demoiselle  à  marier  ne  s'apercevait  pas  que  la 
pierre  dont  elle  voulait  lapider  Mme  Gastoul  frappait  droit  à  la  télé  sa 
protectrice.  Celle-ci  toutefois  n'eut  pas  l'air  de  voir  dans  cette  accusation 
une  personnalité,  et  elle  répondit  tranquillement  : 

—  Voulez  vous  dire  par  laque  Mme  Gastoul  trompe  son  mari? 

Ah  !  le  pauvre  homme,  s'écria  Mlle  Alphonsine  ,  avec  une  insultante 
pitié. 

—  Ecoutez,  ma  chère,  reprit  la  vieille  dame  d'un  ton  sérieux,  que  vous 
baissiez  M.  Gastoul ,  qui  n'a  pas  eu  l'honnêteté  de  tomber  amoureux  de 
vous,  je  comprends  cela  et  je  l'excuse;  mais  sa  femme  ne  vous  a  rien  fait 
et  cependant  vous  la  détestez  plus  encore  que  lui  peut-être;  vous  ne  man- 
quez pas  une  occasion  d'en  dire  du  mal,  ce  qui  est  à  la  fois  une  méchanceté 
et  une  maladresse  :  une  méchanceté,  en  ce  que  la  conduite  de  Mme  Gas- 
toul ne  motive  certainement  pas  vos  attaques  ;  et  une  maladresse ,  car  qui 
dit  critique  dit  prescpie  toujours  envie. 

—  Hloi,  envieuse  de  cette  femme  !  ah!  madame  ! 

—  Cette  femme,  comme  vous  avez  la  politesse  de  la  nommer,  est  jeune, 
charmante,  spirituelle,  dit  on,  fort  recherchée  dans  le  monde,  et  il  y  a  là 
de  quoi  faire  sécher  de  dépit  certaines  personnes.  Au  fait ,  qu'avezvous  à 
lui  reprocher  ? 

—  Moi,  rien  du  tout,  dit  Mlle  du  Boissier  en  traînant  la  voix  avec  affec- 
tation, pas  la  moindre  des  choses  ;  seulement  je  doute  que  son  mari  puisse 
en  dire  autant. 

—  Mais  c'est  un  acte  d'accusation  en  règle  !  Voyons,  mademoiselle  du 
ministère  public,  expliquez-vous.  On  m'a  dit  que  mon  lils  s'occupait  beau- 
coup de  cette  dame  ;  est-ce  à  cela  que  vous  voulez  faire  allusion  ?  En  ce 
cas,  pas  de  conjectures,  pas  de  suppositions,  pas  d'ouï-dire  ;  des  faits  et 
des  preuves.  Maintenant  vous  êtes  trop  avancée  pour  reculer  ;  parlez  donc, 
je  vous  écoute... 

L'accent  vif  et  un  peu  brusque  de  Mme  d'Epenoy  indiquait  l'éveil  de  sa 
curiosité.  Ses  yeux  péiillans  d'impatience  semblaient  vouloir  arracher  de 
la  bouche  de  Mlle  Alphonsine  les  paroles  qui  tardaient  à  en  sortir.  Avant 
de  dépecer,  à  tort  ou  à  raison,  la  réputation  de  la  femme  qu'elle  détestait, 
la  fille  à  maiier  sourit  bénignement ,  comme  les  chats  font  patte  de  velours 
au  moment  de  jouer  des  grilles. 

—  Vous  me  demandez  des  faits  el  des  preuves?  dit-elle  d'un  ton  dou- 
cereux. 

—  Oui,  mais  des  faits  certains  et  des  preuves  évidentes. 

—  Vous  me  promettez  de  ne  l'épéter  à  personne  ce  que  je  vais  vous 
dire?  Pour  que  je  vous  en  parle,  il  faut  que  je  sois  bien  sûre  de  votre  dis- 
crétion ;  car  je  serais  désolée  de  nuire  en  rien  à  cette  dame. 

—  C'est  bon,  dit  assez  sèchement  Mme  d'Epenoy;  n'en  parlez  pas  plus 
à  d'autres  que  je  n'en  parlerai  moi-même,  et  le  secret  sera  bien  gardé. 

—  Eh  bien  !  madame,  répondit  Mlle  du  Boissier  en  baissant  la  voix 
comme  pour  donner  plus  de  solennité  à  sa  confidence ,  voici  ce  qui  s'est 
passé.  Hier  il  y  avait  une  soirée  dramatique  à  l'hôtel  Castellane  ;  j'y  étais 
ainsi  que  Mme  Gastoul,  cl  le  hasard  nous  avait  placées  l'une  à  côté  de  l'au- 
tre. La  chaleur  était  excessive,  et  plusieurs  personnes  s'en  plaignaient,  ma 
voisine  surtout.  Bientôt  je  m'aperçois  qu'elle  pâlit  et  vase  trouver  mal.  Je 
la  soutiens  ;  une  ou  deux  femmts  se  joignent  h  moi,  nous  l'aidons  à  sortir, 
et  nous  la  conduisons  dans  un  salon  à  côté.  Là  elle  perd  tout  à-lait  con- 
naissance, et  tandis  qu'on  lui  fait  respirer  des  sels  et  qu'on  parle  même  de 
la  déshabiller,  je  lui  ôte  ses  gants  pour  lui  frapper  dans  les  mains.  Figurez- 
vous  aiors... 

Au  moment  où  semblait  commencer  l'intérêt  de  sa  narration,  Mlle  Al- 
phonsine fut  interrompue  par  le  domestique  de  Mme  d'Epenoy,  qui  venait 
annoncer  à  sa  maîtresse  la  visite  du  marquis  de  Morsy. 

—  Vous  me  conterez  le  reste  plus  tard ,  dit  la  vieille  dame  :  je  ne  puis 
pas  renvoyer  M.  de  Alorsy  que  j'ai  lait  prier  de  venir  me  voir  pour  une 
affaire  qui  m'intéresse. 

--  Je  reviendrai  demain,  répondit  Mlle  d^  Boissier  en  se  levant  discrets- 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


uicnt;  adieu,  madame;  si  j'ai  dit  quelque  chose  qui  vous  déplaise,  j'espère 
que  vous  ne  m'en  voudrez  pas. 

—  Kli  bien  !  où  allez-vous  donc?  reprit  Mme  d'Epenoy,  qui  la  vit  se  di- 
riger vers  la  clianilire  à  coucher. 

—  Je  suis  faf;ot('c  indignement,  et  je  ne  veux  pas  rencontrer  ce  mon- 
sieur dans  l'aniicliambre  ;  je  vais  passer  par  le  petit  escalier. 

—  i\!ais  il  a  cinquante  ans  !  dit  en  riant  Mme  d'Epenoy. 

—  Ce  n'est  pus  une  raison  pour  (|nc  je  lui  fasse  peur. 

Kn  prononçant  ces  paroles,  qui  promenaient  une  prochaine  conversion 
aux  sages  maximes  de  sa  protectrice,  mademoiselle  du  lîoissier  ouvrit  la 
porte  de  la  chambre  à  coucher  et  disparut  au  moment  où  le  domestique 
rentrait  dans  le  salon  pour  annoncer  le  marquis  de  Morsy. 

Mme  d'Epenoy  accueillit  le  marquis  de  Morsy  avec  un  empressement  fa- 
milier, annonçant  à  la  fois  les  liens  d'amitié  qui  les  unissaient  depuis  long- 
temps et  le  plaisir  particulier  qu'elle  avait  a  le  voir  en  ce  moment. 

—  Je  vous  aiteudais,  lui  dit-elle  ;  j'étais  bien  sûre  que  vous  viendriez  à 
mon  premier  appel.  Vous  avez  vu  mon  fils  ? 

—  Je  l'ai  rencontré  tout  a  l'heure  aux  Tuilleries ,  répondit  le  marquis. 

—  Pauvre  Louis  !  il  ne  se  doute  guère  qu'en  le  cliargcant  de  vous  prier 
de  passer  ici ,  je  l'envoyais  chercher  la  férule  qui  doit  le  corrigar. 

—  Qu'a-t-il  donc  fait? 

—  C'est  tout  un  procès  à  instruire;  attendez-moi  là,  tandis  que  je  vais 
chercher  les  pièces. 

Mme  d'Epenoy  entra  dans  sa  chambre  à  coucher,  prit  plusieurs  papiers 
dans  un  tiroir  de  son  bureau,  et  revint  ensuite  au  salon  ;  mais  auparavant 
elle  eut  soin  de  s'assurer  du  départ  de  Mlle  du  Doissior,  ()iécauiion  qui 
semblait  indiquer  peu  de  confiance  dans  la  discrétion  de  la  lille  à  marier. 

—  Préparez  votre  p:iticnce,  dit-elle  en  s'asseyant  dans  sa  borsère,  tan- 
dis que  le  marquis  prenait  un  fauteuil;  il  s'agit  d'écouler  une  confidence; 
il  y  a  une  trentaine  d'années  vous  n'auriez  pas  attendu  mes  avances  pour 
solliciter  l'emploi  que  je  vous  impose  ;  aujourd'hui ,  c'est  à  moi  de  risquer 
le  preuiicr  pas,  trop  heureuse  encore  s'il  ne  vous  fait  pas  battre  en  re- 
traite. 

Le  marquis  avait  accueilli  avec  un  sourire  mélancolique  l'allusion  de  la 
vieille  dame  aux  jours  de  leur  jeunesse  ;  mais,  au  lieu  d'y  répondre  en 
appuyant  lui-même  sur  ce  sujet ,  il  s'inclina  et  dit  d'un  ton  sérieux  : 

—  Vous  savez,  madame ,  que  je  suis  le  plus  dévoué  de  vos  serviteurs. 

—  Je  le  crois,  et  sans  plus  de  compliiuciis  je  commence.  Permettez- 
moi  seulement  un  préambule  indispensable.  11  y  a  cinq  ans,  lorsque  M. 
d'I'.penoy  mournt,  Louis  venait  d'atteindre  sa  majorité  ;  il  entra  donc  aus- 
sitôt en  jouissance  de  la  fortune  de  son  iièrc  ,  fortune  composée  du  do- 
maine des  Tillots,  estimé  1^0,000  fr.,  et  de  mille  écus  de  rentes  en  cinq 
pour  cent.  C'était  un  revenu  de  près  de  8,000  fr.  dont  je  ne  lui  deman- 
dais aucun  compte  ;  de  plus ,  il  était  logé  et  nourri  chez  moi ,  lui ,  son  do- 
mestique et  ses  deux  chevaux.  L'appartement  que  j'avais  alors  dans  la 
rue  de  Varcnncs  était  vaste ,  et  ma  fortune  personnelle  me  permettait  de 
faire  les  choses  grandement.  Voilà  donc  HL  Louis  disposant,  ;i  peine  ma- 
jeur, d'une  liste  civile  de  8,000  fr.  sur  laquelle  il  n'avait  à  payer  que  ses 
dépenses  de  toilette,  les  gages  de  son  domestique,  ses  stalles  aux  théâtres 
et  les  dîners  do  garçon  qu'il  lui  plaisait  de  donner  à  ses  amis.  Ne  pensez- 
vous  pas  que  plus  d'iui  fils  de  bonne  maison  se  fût  accommodé  d'un  pareil 
budget? 

—  Moi  le  premier,  h  son  âge ,  répondit  le  marquis  ;  à  vingt-deux  ans 
j'étais  lieutenant  de  dragons,  et  mon  père  m'allouait  pour  tout  supplément 
de  solde  1,200  Ir.  par  an. 

—  Mon  bon  sujet  de  (ils  parut  trouver  d'abord  sa  condition  supporta- 
ble; mais  bientôt  la  société  déjeunes  étourdis  dans  laquelle  il  s'était  lancé 
lui  inspira  des  idées  d'indépendance  et  de  dissipation  incompatibles  avec 
une  conduite  régulière.  Sous  le  prétexte  de  ménager  mon  repos  qu'il 
troublait  quelipiefois  en  rentrant  au  milieu  de  la  nuit ,  il  ne  tarda  pas  à 
m'exprimer  le  désir  de  louer  un  appartement  parli(  ulier  dans  le  (piailicr 
où  il  avait  ses  relations  habituelles.  De  la  sorte  ,  je  ne  penserais  plus  à 
veiller  en  l'attendant,  ou  mon  sommeil  ne  serait  plus  interrompu  à  son 
retour  par  le  bruit  de  son  cabriolet  ;  ses  chevaux  oux-mèmcs  y  gagne- 
raient en  étant  moins  fatigués,  et  une  foule  d'autres  raisons  do  pareille 
force.  Cela  signifiait  ([uc  U.  Louis  trouvait  ma  domination  trop  hun-de , 
si  tolérante  qu'elle  fût  en  réalité ,  et  \oulait  devenir  maître  absolu  de  ses 
actions.  Que  faire?  Uésister  c'eût  été  compromcltre  mon  autorité.  De  quel 
droit  d'ailleurs  enchaîner  l'existeuce  de  mon  fils  à  la  mienne  ?  K'était-il 
pas  majeur? 

Je  cédai  donc  malgré  moi,  et  quoique  je  prévisse  ce  qui  allait  arriver; 
mais  le  jour  où  Louis  alla  s'établir  dans  son  nouvelle  appartement,  je  ne 
pus  résister  au  triste  plaisir  de  prophétiser  à  la  manière  de  Cassaudre.  — 
«  Mon  cher  ami,  lui  dis-je,  à  présent  que  te  voilà  hors  de  ma  tPitelle,  ton 
premier  soin  va  être  de  manger  la  fortune  de  t(Ui  père;  cela  ne  sera  pas 
long,  si  j'en  crois  les  dispositions  (|uo  tu  manifestes  depuis  (pielque  temps. 
Si  tu  es  un  fou ,  et  je  le  crains ,  tu  ne  l'arri'ieias  pas  que  toiil  n'y  ait  passé  ; 
si  lu  deviens  raisonnable,  et  Dieu  le  veuille  !  tu  coinitrendras  bientôt  que 
le  bonheur  n'est  pas  dans  le  déréglenuMil.  Dans  tous  les  cas,  le  veau  gras 
sera  toujours  prit  à  être  mis  à  la  broche ,  et  plus  tôt  reviendra  l'enfant 
prodigue,  plus  il  rendra  sa  mère  heureuse.  Maintenant  retiens  ceci  :  le 
bien  de  ton  père  t'appartient,  et  je  ne  puis  pas  t'empècher  de  le  dissiper  ; 
mais  ma  fortune  est  à  moi,  et  pour  aucune  considération  je  n'eu  distrai- 
rai la  moindre  parcelle  en  ta  faveur  avant  ton  mariage.  C'est  un  dépOt  que 


je  te  garderai  fidèlement  et  que  je  saurai  défendre  contre  toi-mèaie. 
Ainsi,  lorsque  tu  feras  des  dettes,  car  tu  en  feras  ,  ne  compte  par  sur  moi 
pour  les  payer,  et  rappelle-toi  qu'il  sera  inutile  de  donner  mon  adresse  à 
tes  créanciers. 

Louis  essaya  do  tourner  en  plaisanterie  mes  prédictions  et  jura  de  m'é- 
difier  par  sa  conduite.  Fort  peu  tranquillisée  par  ces  protestations,  je  mis 
en  pratique  sans  délai  un  plan  de  vie  propre  à  atténuer  les  désastres  que 
je  prévoyais.  Ce  fut  alors  qu'à  la  grande  surprise  de  mes  amis  ,  qui  ne 
comprenaient  rien  à  ma  soudaine  avarice,  je  quittai  mon  bel  appartement 
de  la  rue  de  Varennes ,  pour  m'établir  dans  cette  modeste  demeure.  Je 
vendis  mes  chevaux,  et  je  ne  conservai  qu'un  do  nestique  et  une  cuisinière  ; 
à  mon  âge,  on  se  passe  fort  bien  de  femme  de  chambre,  et  n'ayant  plus 
de  voiture,  je  n'avais  pas  besoin  de  cocher;  en  un  mot  ,  je  réduisis  ma 
dépense  au  nécessaire  de  ma  condition.  Sur  mes  trente  mille  livres  de 
rente,  je  m'étais  imposé  la  loi  d'en  économiser  ving  mille,  et  il  n'est  pas 
d'année  où  je  n'aie  mis  de  côté  davantage.  Ainsi  tandis  que  mon  vaurien 
bn'daît  ses  chandelles  par  les  deux  bouts,  je  souillais  les  miennes  comme 
Harpagon;  ce  qui  fait  qu'eu  riant  de  ses  extravagances,  on  n'épargnait 
pas  ma  ladrerie  ,  et  que  plus  d'une  fois  dans  le  monde  j'ai  eu  le  plaisir 
d'entendre  circuler  autour  de  moi  le  proverbe  :  «  A  père  avare  ,  enfant 
prodigue  !  i> 

—  Excellente  mère  !  dit  HL  de  Morsy  en  pressant  affectiftusement  la 
main  de  sa  vieille  amie. 

—  Mon  fils  est  un  beau  jeune  homme  qui  deviendra,  je  l'espère,  un 
homme  distingué,  reprit  Mme  d'Epenoy  avec  un  mouvement  d'oigueil; 
ses  défauts  sont  ceux  de  son  âge ,  et  si  sa  tète  est  légère,  il  a  le  cœur  ex- 
cellent. Moi  je  suis  une  vieille  feaime  qui  ne  sers  plus  à  grand'chose  dans 
le  monde;  n'est-il  pas  juste  que  je  vive  pour  lui?  C'e>t  mon  bonheur 
d'être  avare  ,  pinsqu'en  lin  de  compte  ,  sa  fortune  dissipée  ,  il  se  retrou- 
vera aussi  riche  qu'auparavant!  Mais  que  serait  devenu  ce  pauvre  enfant 
si,  au  grand  chagrin  de  ma  cuisinière,  je  n'avais  pas  appris  ce  que  coule 
une  livre  de  beurre  ou  une  salade  ?...  Savez-vous  où  il  est  maintenant , 
le  Sardanapale  ? 

—  Il  a  tout  mangé. 

—  Je  l'ai  craint  un  instant  ;  de  récentes  informations  m'ont  un  peu  ras- 
surée. Non,  il  n'a  pas  encore  tout  mangé;  mais  il  est  au  moins  au  second 
service.  Le  domaine  des  Tillots,  que  je  croyais  vendu,  est  seulement  gre- 
vé d'hypothèques  pour  soixante  mille  francs ,  presque  la  moitié  de  sa